La troublante actualité du nouvel album de Woody Guthrie, sorti 58 ans après sa mort

Source: The Conversation – in French – By Daniele Curci, PhD Candidate in International and American History, University of Florence

Sorti cet été, l’album posthume de Woody Guthrie, figure emblématique de la musique folk des années 1940-1960, résonne puissamment avec la situation actuelle des États-Unis : plusieurs des titres qu’il contient, consacrés à l’expulsion de migrants mexicains, à une justice raciste ou encore aux injustices économiques, auraient pu être écrits ces derniers mois…


Le 14 août est sorti Woody at Home, Vol.1 & 2, le nouvel album de Woody Guthrie (1912-1967), probablement l’artiste folk américain le plus influent, auteur de la célèbre « This Land Is Your Land » (1940), qui dans cet album est proposée avec de nouveaux vers.

L’album contient des chansons – certaines déjà connues, d’autres inédites – que Guthrie enregistra avec un magnétophone offert par Howie Richmond, son éditeur, entre 1951 et 1952 et qui sont désormais publiées grâce à une nouvelle technologie qui a permis d’en améliorer la qualité sonore.

« Deportee »

La parution de l’album a été précédée par celle du single « Deportee (Plane Wreck at Los Gatos) », une chanson dont on ne connaissait jusqu’ici que le texte, que Guthrie écrivit en référence à un épisode survenu le 28 janvier 1948, lorsqu’un avion transportant des travailleurs saisonniers mexicains, de retour au Mexique, s’écrasa dans le canyon de Los Gatos (Californie), provoquant la mort de tous les passagers.

Un choix qui n’est pas anodin, comme l’a expliqué Nora Guthrie – l’une des filles du folk singer, cofondatrice des Woody Guthrie Archives et longtemps conservatrice de l’héritage politico-artistique de son père – lors d’un entretien au Smithsonian Magazine, dans lequel elle a souligné combien le message de son père reste actuel, au vu des expulsions opérées par l’administration de Donald Trump et, plus généralement, de ses tendances autoritaires, un thème déjà présent dans « Biggest Thing That Man Has Ever Done », écrite pendant la guerre contre l’Allemagne nazie.

Tout cela montre la vitalité de Woody Guthrie aux États-Unis. On assiste à un processus constant d’actualisation et de redéfinition de la figure de Guthrie et de son héritage artistique, qui ne prend pas toujours en compte le radicalisme du chanteur, mais qui en accentue parfois le patriotisme.

Un exemple en est l’histoire de « This Land Is Your Land » : de la chanson existent des versions comportant des vers critiques de la propriété privée, et d’autres sans ces vers. Dans sa première version, « This Land » est devenue presque un hymne non officiel des États-Unis et, au fil des années, a été utilisée dans des contextes politiques différents, donnant parfois lieu à des appropriations et des réinterprétations politiques, comme en 1960, lorsqu’elle fut jouée à la convention républicaine qui investit Richard Nixon comme candidat à la présidence ou, en 1988, lorsque George H. W. Bush utilisa la même chanson pour sa campagne électorale.

Guthrie lut le compte rendu de la tragédie du 28 janvier 1948 dans un journal, horrifié de constater que les travailleurs n’étaient pas appelés par leur nom, mais par le terme péjoratif de « deportees ».

Ce célèbre cliché pris par la photographe Dorothea Lange en Californie, en 1936, intitulé « Migrant Mother », montre Florence Thompson, 32 ans, alors mère de sept enfants, native de l’Oklahoma et venue dans le Golden State chercher du travail.
Dorothea Lange/Library of Congress

Dans leur histoire, Guthrie vit des parallèles avec les expériences vécues dans les années 1930 par les « Oakies », originaires de l’Oklahoma, appauvris par les tempêtes de sable (dust bowls) et par des années de crise socio-économique, qui se déplaçaient vers la Californie en quête d’un avenir meilleur. C’était un « Goin’ Down The Road », selon le titre d’une chanson de Guthrie, où ce « down » signifiait aussi la tristesse de devoir prendre la route, avec toutes les incertitudes et les difficultés qui s’annonçaient, parce qu’il n’y avait pas d’alternative – et, en effet, le titre complet se terminait par « Feeling Bad ».

Parmi les difficultés rencontrées par les Oakies et les Mexicains, il y avait aussi le racisme et la pauvreté face à l’abondance des champs de fruits, comme lorsque les Mexicains se retrouvaient à cueillir des fruits qui pourrissaient sur les arbres (« The crops are all in and the peaches are rotting ») pour des salaires qui leur permettaient à peine de survivre (« To pay all their money to wade back again »).

Et, en effet, dans « Deportee », d’où sont extraites ces deux citations, Guthrie demandait avec provocation :

« Is this the best way we can grow our big orchards ?
Is this the best way we can grow our good fruit ?
To fall like dry leaves to rot on my topsoil
And be called by no name except “deportees” ? »

Est-ce la meilleure façon de cultiver nos grands vergers ?
Est-ce la meilleure façon de cultiver nos bons fruits ?
Tomber comme des feuilles mortes pour pourrir sur ma terre arable
Et n’être appelés que par le nom de « déportés » ?

Visions de l’Amérique et radicalisme

« We come with the dust and we go with the wind », chantait Guthrie dans « Pastures of Plenty » (1941, également présente dans Woody at Home), l’hymne qu’il écrivit pour les migrants du Sud-Ouest, dénonçant l’indifférence et l’invisibilité qui permettaient l’exploitation des travailleurs.

Guthrie, de cette manière, mesurait l’écart qui séparait la réalité du pays de la réalisation de ses promesses et de ses aspirations. Dans le langage politique des États-Unis, le terme « America » désigne la projection mythique, de rêve, de projet de vie qui entrelace l’histoire de l’individu avec celle de la Nation. En ce sens, pour Guthrie, les tragédies étaient aussi une question collective permettant de dénoncer la façon dont une minorité (les riches capitalistes) privait la majorité (les travailleurs) de ses droits et de son bien-être.

La vision politique de Guthrie devait beaucoup au fait qu’il avait grandi dans l’Oklahoma des années 1920 et 1930, où l’influence du populisme agraire de type jeffersonien – la vision d’une république agraire inspirée par Thomas Jefferson, fondée sur la possession équitable de la terre entre ses citoyens – restait très ancrée, et proche du Populist Party, un parti de la dernière décennie du XIXe siècle qui critiquait ceux qui gouvernaient les institutions et défendait les intérêts du monde agricole.

C’est également dans ce cadre qu’il faut situer le radicalisme guthrien qui prit forme dans les années 1930 et 1940, périodes où les discussions sur l’état de santé de la démocratie américaine étaient nombreuses et où le New Deal de Franklin Delano Roosevelt cherchait à revitaliser le concept de peuple, érodé par des années de crise économique et de profonds changements sociaux.

Guthrie apporta sa contribution en soutenant le Parti communiste et, à différentes étapes, le New Deal, dans la lignée du syndicat anarcho-communiste des Industrial Workers of the World (IWW) dont il avait repris l’idée selon laquelle la musique pouvait être un outil important de la militance. Dans le Parti, Guthrie voyait le ciment idéologique ; dans le syndicat, l’outil d’organisation des masses, car ce n’est qu’à travers l’union – un terme disposant d’un double sens dont Guthrie a joué à plusieurs reprises : syndicat et union des opprimés – qu’on parviendrait à un monde socialisant et syndicalisé.

« White America ? »

L’engagement de Guthrie visait également à surmonter les discriminations raciales. Ce n’était pas chose acquise pour le fils d’un homme que l’on dit avoir été membre du Ku Klux Klan et fervent anticommuniste, qui avait probablement participé à un lynchage en 1911.

D’ailleurs, le même Woody, à son arrivée en Californie dans la seconde moitié des années 1930, portait avec lui un héritage raciste que l’on retrouve dans certaines chansons comme dans la version raciste de « Run, Nigger Run », une chanson populaire dans le Sud que Guthrie chanta à la radio, dans le cadre de sa propre émission, en 1937. Après cela, Guthrie reçut une lettre d’une auditrice noire exprimant tout son ressentiment quant à l’utilisation du terme « nigger » par le chanteur. Guthrie fut tellement touché qu’il lut la lettre à la radio en s’excusant.

Il entreprit alors un processus de remise en question de lui-même et de ce qu’il croyait être les États-Unis, allant jusqu’à dénoncer la ségrégation et les distorsions du système judiciaire qui protégeaient les Blancs et emprisonnaient volontiers les Noirs. Ces thèmes se retrouvent dans « Buoy Bells from Trenton », également présente dans « Woody at Home », qui se réfère à l’affaire des Trenton Six : en 1948, six Noirs de Trenton (New Jersey) furent condamnés pour le meurtre d’un Blanc, par un jury composé uniquement de Blancs, malgré le témoignage de certaines personnes ayant vu d’autres individus sur les lieux du crime.

« Buoy Bells from Trenton » a probablement été incluse dans l’album pour la lecture qu’on peut en faire sur les abus de pouvoir et sur les « New Jim Crow », expression qui fait écho aux lois Jim Crow (fin XIXe–1965). Celles-ci imposaient dans les États du Sud la ségrégation raciale, légitimée par l’arrêt Plessy v. Ferguson (1896) de la Cour suprême, qui consacrait le principe « séparés mais égaux », avant d’être abolies par l’arrêt Brown v. Board of Education (1954), le Civil Rights Act (1964) et le Voting Rights Act (1965).

Popularisée par Michelle Alexander dans le livre The New Jim Crow (2010), la formule désigne le système contemporain de contrôle racial à travers les politiques pénales et l’incarcération de masse : en 2022, les Afro-Américains représentaient 32 % des détenus d’État et fédéraux condamnés, alors qu’ils ne constituent que 12 % de la population états-unienne, chiffre sur lequel plusieurs études récentes insistent. Cette chanson peut ainsi être relue, comme le suggère Nora Guthrie, comme une critique du racisme persistant, sous des formes institutionnelles mais aussi plus diffuses. Un exemple, là encore, de la vitalité de Guthrie et de la manière dont l’art ne s’arrête pas au moment de sa publication, mais devient un phénomène historique de long terme.

The Conversation

Daniele Curci ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. La troublante actualité du nouvel album de Woody Guthrie, sorti 58 ans après sa mort – https://theconversation.com/la-troublante-actualite-du-nouvel-album-de-woody-guthrie-sorti-58-ans-apres-sa-mort-265032

Pionnières de la parité politique : qui étaient les députées de 1945 ?

Source: The Conversation – in French – By Anne-Sarah Bouglé-Moalic, Chercheuse associée au laboratoire HISTEME (Histoire, Territoires, Mémoires), Université de Caen Normandie

En octobre 1945, en France, 33 femmes font leur entrée sur les bancs de l’Assemblée nationale. Qui sont-elles ? Dans quelle mesure leur entrée au Parlement bouscule-t-elle un imaginaire républicain très masculin ? Retour sur le parcours de ces pionnières alors qu’on célèbre également les 25 ans de la loi pour la parité politique.


Le 21 octobre 1945, des élections législatives sont organisées en France. Elles doivent permettre de nommer une assemblée constituante pour la IVe République. La France n’a plus connu d’élections législatives depuis neuf ans – les dernières avaient amené le Front populaire au pouvoir, en 1936.

Mais ce n’est pas la seule particularité de cette échéance de l’immédiat après-guerre. Pour la première fois dans son histoire, l’Assemblée nationale peut accueillir des femmes, non plus dans les balcons, mais bien au cœur de l’hémicycle. La réforme du 21 avril 1944, accordant aux femmes les mêmes droits politiques qu’aux hommes, leur permet en effet non seulement de devenir électrices, mais aussi de se porter candidates aux suffrages de leurs concitoyens.

C’est la deuxième fois, en 1945, que les Françaises peuvent prendre part au jeu politique, après les élections municipales des 29 avril et 13 mai. Mais l’enjeu est différent. Le mandat municipal est celui de la proximité, de la bonne gestion familiale que l’on associe sans trop de difficulté à l’image des femmes. Le mandat parlementaire incarne lui le peuple, la République ; il est aussi réputé plus violent.

Le Parlement est un monde d’hommes. Comment les femmes y ont-elles fait leur entrée ? Qui étaient-elles, ces grandes inconnues qui ont été les premières à représenter une démocratie enfin posée sur ses deux pieds ?

Avant 1945, des préjugés et des expériences locales

En 1945, la question de l’éligibilité des femmes n’est pas nouvelle dans la société française. Nombreuses sont les féministes à avoir utilisé leur candidature à diverses élections pour populariser la cause suffragiste. La première d’entre elles est Jeanne Deroin, en 1849 ! Le processus a été repris ensuite à de multiples reprises, comme par Louise Barberousse ou Eliska Vincent, dans les années 1880 et 1890, et très régulièrement au XXe siècle. On se souvient particulièrement de la candidature de la journaliste Jeanne Laloë, aux élections municipales de 1908 à Paris, ou de la campagne de Louise Weiss et de l’association la Femme nouvelle en 1935.

Des femmes ont d’ailleurs été élues à plusieurs reprises. Aux élections municipales de 1925, les communistes positionnent des femmes en haut de liste, rendant presque automatique leur élection en cas de succès. Elles sont une dizaine à être élues, et plusieurs à siéger plusieurs mois, jusqu’à l’invalidation de leurs élections. On peut citer Joséphine Pencalet, sardinière de Douarnenez (Finistère), Émilie Joly et Adèle Métivier à Saint-Pierre-des-Corps (Indre-et-Loire), Mme Tesson à Bobigny (alors dans le département de la Seine)…

D’autres expériences sont menées par des maires sensibles au suffragisme et souhaitant contourner la loi, tout en restant dans la légalité : ils nomment de conseillères municipales officieuses, siégeant au Conseil mais avec des droits restreints. Trois villes – Villeurbanne (Rhône), Dax (Landes) et Louviers (Eure) – organisent même des élections pour donner davantage de légitimité à ces conseillères.

Histoire du vote des femmes (INA Politique, 2012).

Les préjugés sur l’immixtion des femmes en politique étaient encore tenaces, à la fin de la IIIe République. Certains, notamment des sénateurs, avancent que les hommes perdront leur énergie virile au contact des femmes dans l’hémicycle, tandis que d’autres estiment que la nature faible, nerveuse, impressionnable des femmes est trop risquée. Soit les femmes en pâtiraient gravement, soit elles se transformeraient en hommes, soit elles provoqueraient un coup d’État en se laissant emporter par le plus fort.

Malgré tout, à l’automne 1945, les femmes sont bien appelées à devenir députées : un changement majeur pour permettre à la démocratie française de se déployer pleinement, mais dont les conséquences restent minimes.

Des élues aux profils variés

Les élections municipales de 1945 sont difficiles à décrypter. Les mauvaises conditions administratives font qu’on ignore le nombre de candidates tout comme le nombre d’élues réelles. Tout au plus pouvons-nous proposer des estimations : moins de 1 % de femmes maires et sans doute environ 3 % de conseillères municipales.

Il est plus facile d’observer l’élection du 21 octobre 1945. Elle est organisée au scrutin de liste, car il s’agit d’une élection à la proportionnelle. 310 femmes sont officiellement candidates. Au soir de l’élection, 33 d’entre elles sont élues. Elles représentent alors 5,6 % de l’Assemblée nationale : un chiffre bas, mais qui reste indépassé jusqu’en 1986.

La plupart de ces femmes ont été oubliées. Seuls quelques noms sont encore familiers, comme ceux de Germaine Poinso-Chapuis et de Marie-Madeleine Dienesch, toutes deux ministres, ou de Jeannette Vermeersch-Thorez, compagne du secrétaire général des communistes.

Les profils des élues sont très variés. Beaucoup ont une profession à une époque où être femme au foyer n’est pas rare. Elles sont ouvrières, avocates, institutrices, agrégées, employées, journalistes, infirmières… Elles ont entre 29 ans (Denise Bastide) et 56 ans (Marie Texier-Lahoulle). Elles sont élues dans toute la France, de la Guadeloupe à la Nièvre, même si elles sont relativement plus nombreuses à être élues dans la Seine.

Leurs appartenances politiques sont bien représentatives du spectre politique qui se dessine au début de cette nouvelle république : elles sont 17 communistes, 6 socialistes, 9 MRP et une de droite. Il est intéressant de constater que, alors que les opposants du vote agitaient le cléricalisme féminin et leur conservatisme, la majorité des femmes élues sont de gauche. C’est le fruit d’une politique de ces partis longtemps en faveur de l’émancipation des femmes. L’Union des femmes françaises (UFF), association émanant du Parti communiste français, créée en 1943, rassemble environ 600 000 adhérentes en 1945 : un vivier d’électrices autant que de candidates.

Des femmes engagées dans la Résistance

Le point commun qui unit la majorité de ces élues est leur rôle dans la Résistance. Femmes engagées pendant la guerre, elles se sont créées une aura politique qui a pu encourager certaines à se présenter… ou à être repérées par les partis en place lors de la constitution des listes de candidats. Ainsi, 27 d’entre elles ont mené des actions diverses de renseignement, de sabotage, d’accueil… Quelques-unes ont d’ailleurs été déportées. Plusieurs sont décorées de la Croix de guerre ou de la médaille française de la Résistance.




À lire aussi :
Adolescentes et résistantes pendant la Seconde Guerre mondiale : naissance d’un engagement


On trouve parmi ces 33 députées quelques épouses d’hommes politiques ou de résistants. Il faut noter que cela n’est pas l’unique raison pour laquelle elles se sont présentées. Leur mérite personnel ne doit pas être diminué du fait de leurs connexions.

D’ailleurs, la plupart des élues de 1945 sont actives au Parlement. Ni potiches ni marionnettes, elles agissent avec les moyens qui sont les leurs sur des sujets qui leur tiennent à cœur. Par exemple, Émilienne Galicier, communiste résistante, est l’autrice de propositions de loi pour l’amélioration de la condition ouvrière, pour l’égalité des salaires femmes/hommes, la semaine de travail à quarante heures ou encore deux jours consécutifs de repos pour les femmes.

Francine Lefebvre, résistante catholique et membre du Mouvement républicain populaire (MRP), travaille au statut des délégués du personnel au sein des entreprises, elle réussit à obtenir les congés payés pour les femmes de vieux travailleurs, deux jours de congés payés supplémentaires pour les vendeuses des grands magasins condamnées à la station debout, ainsi que le relogement de familles nombreuses entassées dans des taudis.

Des pionnières à réinscrire dans l’imaginaire républicain

Si les premières élections de 1945 sont plutôt favorables aux femmes (elles font une entrée timide, mais remarquée), leur nombre décroît dans toutes les instances représentatives dès les années 1950, amorçant une rapide décrue et une stagnation au plus bas pendant les quinze premières années de la Ve République. Ainsi, 25 des 33 élues de 1945 siègent ainsi pendant les deux assemblées constituantes, de 1945 à 1946. Et 11 d’entre elles siègent pendant toute la IVe République, de 1946 à 1958 – un nombre important quand on sait que la deuxième législature, de juin 1951 à janvier 1956, ne comprend que 22 députées.

Seules trois siègent pendant au moins un mandat de la Ve République, démontrant une vraie longévité politique. Germaine Poinso-Chapuis marque l’histoire en étant la première femme ministre de plein exercice. Elle est nommée par Robert Schuman, ministre de la santé publique et de la population en 1947. Marie-Madeleine Dienesch est la deuxième femme occupant un poste gouvernemental sous la Ve République, entre 1968 et 1974, en tant que secrétaire d’État à l’éducation nationale, puis aux affaires sociales, puis à l’action sociale et à la réadaptation.

Elles étaient 33 en 1945, elles sont 208 en 2025. En quatre-vingts ans, l’accession des femmes aux fonctions électives a beaucoup progressé, en particulier depuis la loi sur la parité qui célèbre, en 2025, son quart de siècle. Alors que l’histoire des femmes a elle aussi vivement avancé ces dernières années, il semble important de redonner à ces 33 pionnières toute leur place dans l’imaginaire républicain, alors que celui-ci peut encore être considéré comme teinté de masculinité.

Peu connues, ces femmes devraient faire l’objet de davantage de recherches pour mieux connaître leur parcours et approfondir, peut-être, les difficultés auxquelles elles ont pu être confrontées. Leur rendre cette justice serait aussi une manière de compléter notre connaissance de l’histoire de la République, tout en célébrant leur audace.

The Conversation

Anne-Sarah Moalic Bouglé est membre de Démocrates et Progressistes.

ref. Pionnières de la parité politique : qui étaient les députées de 1945 ? – https://theconversation.com/pionnieres-de-la-parite-politique-qui-etaient-les-deputees-de-1945-265270

La fièvre de la vallée du Rift sévit au Sénégal : ce qu’il faut savoir sur cette maladie

Source: The Conversation – in French – By Marc Souris, chercheur, Institut de recherche pour le développement (IRD)

La fièvre de la vallée du Rift sévit actuellement dans le nord du Sénégal. Depuis l’apparition de l’épidémie, le 21 septembre dernier, le bilan ne cesse s’alourdir. Le dernier communiqué du gouvernement fait état de 78 cas confirmés et 11 décès. Maladie virale transmise par les moustiques et touchant principalement le bétail, elle peut également infecter l’humain. Si la plupart des cas humains restent bénins, la maladie entraîne de lourdes pertes économiques et sanitaires dans les élevages et constitue un risque pour les populations exposées.

En tant que chercheur, j’ai contribué à plusieurs études sur cette zoonose virale transmise par les moustiques et affectant principalement les ruminants et les humains. J’explique ici ce qu’est la fièvre de la vallée du Rift, comment elle est traitée et comment elle peut être contrôlée.

Comprendre la fièvre de la vallée du Rift

La fièvre de la vallée du Rift (FVR) est une zoonose (maladie affectant des animaux et pouvant se transmettre à l’humain) causée par le virus RVF, un phlebovirus de la famille des Phenuiviridae (ordre des Bunyavirales). La maladie touche en particulier certains animaux domestiques, principalement les bovins, les ovins, les caprins, mais aussi camélidés et autres petits ruminants. Mais elle peut occasionnellement infecter les humains.

Chez les animaux, la maladie provoque une importante morbidité: baisse de la production de lait, forte mortalité néonatale, avortements massifs chez les femelles gestantes, et mortalité dans 10 à 20 % des cas. Elle entraîne ainsi des pertes économiques considérables pour les éleveurs.

Chez les humains, la plupart des infections sont asymptomatiques ou bénignes (simple syndrome grippal), mais l’infection peut provoquer des symptômes graves dans un petit pourcentage de cas : affections oculaires, encéphalite, fièvre hémorragique. Le taux de mortalité chez les personnes infectées est de 1% environ.

Comment se transmet-elle ?

Chez les animaux, la maladie est principalement transmise par les piqûres de moustiques infectés (au moins 50 espèces de moustiques sont vecteurs du virus FVR, notamment les Aedes, mais aussi Culex, Anopheles, Mansonia, ainsi que d’autres insectes. Les moustiques s’infectent en piquant des animaux infectés et en phase de virémie (présence de particules virales dans le sang), et vont ensuite transmettre le virus en se nourrissant sur d’autres animaux. Chez les Aedes, la transmission verticale (œufs infectés par le virus) est également possible, ce qui pourrait contribuer à la survie du virus dans l’environnement.

Chez l’humain, dans la plupart des cas l’infection résulte d’un contact avec du sang ou des organes d’animaux contaminés, notamment au cours d’interventions vétérinaires ou de découpage de carcasses d’animaux infectés. Des contaminations directes par piqûre de moustiques ou de mouches infectés par le virus FVR ont également été rapportées, mais aucune transmission interhumaine n’a jusqu’à présent été constatée.

L’origine de la maladie

La maladie a été identifiée pour la première fois en 1931 dans la vallée du Rift, au Kenya, lors d’une épidémie humaine de 200 cas. Le virus responsable a été isolé en 1944 en Ouganda.

Depuis, de nombreuses flambées de la maladie ont été signalées en Afrique subsaharienne : en Egypte (1977), à Madagascar (1990, 2021), au Kenya (1997,1998), en Somalie (1998), en Tanzanie (1998), avec une extension en 2000 au Yemen et à l’Arabie saoudite, aux Comores (2007-2008) et à Mayotte (2018-2019). En Afrique de l’Ouest, les principales épidémies ont touché la Mauritanie (1987, 1993, 1998, 2003, 2010, 2012), le Sénégal (1987, 2013-2014) et le Niger (2016).

La maladie est donc historiquement présente en Afrique de l’Est, mais son extension au Sahel et en Afrique de l’Ouest s’est faite progressivement via le mouvement d’animaux et lors de conditions environnementales favorables, notamment lors de précipitations exceptionnelles. A ce jour, une trentaine de pays ont déclaré des cas animaliers et/ou humains sous la forme de foyers ou de flambées épidémiques.

Pourquoi et comment la maladie réapparaît

La maladie réémerge régulièrement en Afrique tous les cinq à quinze ans. En Afrique de l’Est, des foyers apparaissent et la maladie se propage lorsque les conditions climatiques sont propices, notamment lors de fortes précipitations ou d’inondations dans des zones naturellement arides. Par exemple, en 1998-1999 l’apparition de nombreux foyers en Afrique de l’Est a coïncidé avec les fortes précipitations liées au phénomène El Niño.

Dans le Sahel, la corrélation pluie-épidémie est moins systématique. L’émergence de foyers dans des zones peu surveillées montre que la FVR peut émerger dans des lieux inattendus. Des analyses sur les souches virales en Mauritanie ont également suggéré des introductions génétiques ou des mouvements viraux interrégionaux.

Le virus se maintient dans l’environnement sans que l’on en connaisse exactement le processus. Le virus est maintenu dans l’environnement par un réservoir animal sauvage hétérogène (antilopes, cerfs, reptiles, etc.) qui, à ce jour, n’est pas encore complètement identifié.

Comme pour de nombreuses maladies virales, les épidémies se propagent à partir d’un foyer principal vers des foyers secondaires. La diffusion est favorisée par le déplacement des troupeaux (notamment dans les zones pastorales du Sahel), par la dispersion accidentelle de moustiques infectés, et par les conditions environnementales propices au développement des vecteurs.

Symptômes cliniques et traitements

Chez les animaux, l’apparition de nombreux avortements et d’une mortalité très importante parmi les jeunes animaux est caractéristique de l’infection. Les animaux adultes sont aussi touchés : les bovins et ovins peuvent souffrir d’écoulement nasal, d’hypersalivation, d’anorexie, d’asthénie ou de diarrhée. La mortalité est de 20 % chez les ovins, 10 % chez les bovins. Les femelles gestantes avorteront systématiquement (80-100 %).

Chez l’humain, après une période d’incubation de deux à six jours, la plupart des infections sont asymptomatiques ou bénignes (simple syndrome grippal), et les symptômes durent alors en général de quatre à sept jours. Les individus ayant contracté la FVR acquièrent une immunité naturelle.

Dans un faible pourcentage de cas, la maladie est beaucoup plus sévère :

• Lésions oculaires (jusqu’à 10% des cas symptomatiques), apparaissant généralement une à trois semaines après les premiers symptômes. La maladie peut guérir spontanément, mais peut également entraîner une cécité définitive.

• Ménigo-encéphalite (inflammation cérébro-méningée, 2 à 4% des cas symptomatiques), apparaissant une à quatre semaines après les premiers symptômes. Le taux de mortalité est faible, mais les séquelles neurologiques sont courantes.

• Fièvre hémorragique (moins d’1% des cas symptomatiques), survenant deux à quatre jours après l’apparition de symptômes. Le taux de mortalité est de 50 % environ. Le décès intervient généralement trois à six jours après l’apparition des symptômes.

Il n’y a pas de traitement spécifique pour les cas graves de Fièvre la vallée du Rift chez les humains.

Surveillance, prévention et contrôle

Une surveillance vétérinaire permettant une notification immédiate en cas de détection de la maladie et le suivi de l’infection dans les populations animales sont des éléments essentiels au contrôle de la maladie. En cas d’épizootie, l’abattage sanitaire et le contrôle des déplacements des animaux d’élevage est le moyen le plus efficace pour ralentir la propagation du virus.

Comme pour toutes les arboviroses (maladies virales transmises par des arthropodes), la lutte contre la population vectorielle (moustiques pour FVR) est une mesure de prévention efficace mais difficile à mettre en œuvre, notamment en zone rurale.

Pour prévenir l’émergence de foyers épizootiques, il est possible de vacciner préventivement les animaux dans les zones d’endémicité. Il existe un vaccin à virus vivant modifié qui ne requiert qu’une seule dose et qui confère une immunité à long terme, mais il n’est pas recommandé pour des femelles gestantes en raison des risques d’avortement qu’il comporte. Il existe également un vaccin à virus inactivé ne présentent pas ces effets indésirables, mais qui nécessite plusieurs doses pour obtenir une protection immunitaire.

Menace, vulnérabilités et risques sanitaires

Chez les humains, les éleveurs, les agriculteurs, les employés des abattoirs, les vétérinaires sont les groupes professionnels les plus exposés au risque d’infection. Un vaccin inactivé à usage humain a été mis au point, mais ce vaccin n’est pas homologué et n’a été utilisé qu’à titre expérimental.

La sensibilisation aux facteurs de risque lorsque le virus réémerge est le seul moyen de diminuer le risque d’infection chez les humains. Les facteurs de risques de transmission de l’animal à l’humain sont principalement :

• Les pratiques d’élevage et d’abattage, notamment lors de la manipulation d’animaux malades ou de leurs tissus, ainsi que durant l’abattage;

• La consommation de sang frais, de lait cru ou de viandes;

• Les piqûres de moustique.

Un respect de quelques règles sanitaires est donc nécessaire lors d’une émergence de la fièvre de la vallée du Rift : hygiène des mains, protections adaptées lors de la manipulation d’animaux et de l’abattage, cuisson de tous les produits d’origine animale (sang, viande et lait), utilisation systématique de moustiquaires ou de produits répulsifs.

The Conversation

Marc Souris receives funding from government research agencies.

ref. La fièvre de la vallée du Rift sévit au Sénégal : ce qu’il faut savoir sur cette maladie – https://theconversation.com/la-fievre-de-la-vallee-du-rift-sevit-au-senegal-ce-quil-faut-savoir-sur-cette-maladie-266724

Quand l’UNESCO efface sans le vouloir la voix des « gens de la montagne » camerounais

Source: The Conversation – in French – By Melchisedek Chétima, Professor of African History, Université du Québec à Montréal (UQAM)

La récente inscription du paysage culturel de Diy-Giɗ-Biy (DGB) au patrimoine mondial de l’UNESCO marque une victoire historique pour le Cameroun, mais elle perpétue aussi un héritage colonial : ces ruines exceptionnelles continuent d’être désignées par un nom que les communautés locales rejettent.

Situé dans l’Extrême-Nord du pays, le site archéologique des Diy-Giɗ-Biy (se prononce « Dii-Guiɗ-Bii ») s’étend sur une vingtaine de kilomètres carrés et abrite seize monuments en pierre sèche répartis dans sept villages, au cœur d’une chaîne montagneuse que l’institution, et avant elle, la communauté des chercheurs dont je fais partie, désigne comme « monts Mandara ».

Son inscription sur la liste du patrimoine mondial a été saluée à juste titre comme une rare victoire pour les patrimoines matériels africains, trop longtemps marginalisés dans les grandes instances patrimoniales internationales. Pourtant, au-delà de l’apparente consécration, un débat de fond émerge : à qui appartient ce patrimoine ? Et pourquoi persiste-t-on à nommer les montagnes qui les abritent « monts Mandara », une appellation dans laquelle les locaux ne se reconnaissent pas ?

Professeur d’histoire africaine à l’Université du Québec à Montréal, mes travaux de recherche portent sur des thèmes variés tels que la culture matérielle, l’esclavage, ainsi que les dynamiques identitaires et politiques dans l’espace communément désigné sous le nom de « monts Mandara ». Mon approche allie l’étude des sources orales, écrites et archéologiques, ce qui me permet de proposer une compréhension fine et nuancée de cette région et de ses populations.

Des montagnes-refuges

Selon l’UNESCO, les DGB se distinguent par leur ancienneté (XIIe–XVIIe siècles) et leurs terrasses agricoles. Les populations locales les appellent Giy-Deδ-Bay (« ruine de la demeure du chef ») ou Diy-Giɗ-Biy (« l’œil du chef au-dessus »), termes qui reflètent leur dimension spirituelle et politique.

Mais en parlant de « monts Mandara », l’institution reconduit une méprise héritée de l’époque coloniale.

Le terme prend racine dans les récits européens du XVIIIe siècle, qui l’utilisaient pour désigner le royaume islamisé du Wandala ou Mandara, établi dans les plaines et prospérant grâce aux échanges commerciaux avec le Kanem-Bornu. Ce dernier, grand État sahélien et acteur majeur du commerce esclavagiste, a profondément marqué les dynamiques sociales et politiques de toute la région du bassin tchadien.

Longtemps vassal du Bornu, le Wandala s’est progressivement émancipé au XVIIIe siècle, en partie grâce à son islamisation, ce qui lui a permis de mener ses propres campagnes esclavagistes contre les groupes montagnards. Pour se protéger de ces raids, ces communautés se sont réfugiées dans les massifs, où elles ont développé des architectures défensives dont les Diy-Giɗ-Biy sont particulièrement révélateurs.

Cette dynamique de pouvoir entre le Wandala, le Bornu et les Montagnards s’inscrit dans une histoire plus ancienne. Sur sa mappemonde de 1459, Fra Mauro, moine italien réputé pour son expertise géographique, identifiait déjà les Wandala comme un groupe ethnique distinct.

Les Montagnards ne font donc pas partie du groupe Mandara. Ce dernier, sous l’influence du Bornu, les a en fait soumis à ses campagnes esclavagistes, établissant une relation de domination plutôt qu’une intégration politique ou culturelle. De plus, les Montagnards ne dénomment pas leurs massifs « monts-Mandara ». Ils s’auto-identifient littéralement comme « gens du rocher » – duw kunde en langue plata ou encore nda məndə dzaŋa en langue podokwo. Une telle auto-identification traduit un rapport intime à leurs montagnes et affirme une identité politique et culturelle distincte des populations musulmanes des plaines environnantes.

Dans un entretien récent que j’ai réalisé à Mokolo avec un chef mafa, celui-ci m’expliquait : « Nous ne sommes pas Mandara, nous sommes les enfants de la montagne, et les rochers font partie de notre existence en tant que peuple ».

La cartographie coloniale et ses héritages persistants

L’analyse proposée ici s’organise autour de deux dimensions. D’une part, elle examine comment l’imaginaire colonial continue de structurer notre perception du territoire. Les appellations coloniales comme « monts Mandara », employées par les administrateurs allemands puis britanniques et français, relevaient surtout de commodités classificatoires, ignorant la complexité sociale et culturelle des communautés montagnardes.

D’autre part, cette appellation produit une dépossession symbolique. De fait, inscrire le patrimoine des « gens de la montagne » sous un nom qui n’est pas le leur revient à effacer leurs voix. En reprenant cette terminologie, l’UNESCO, même involontairement, perpétue un cadre de lecture hérité de la colonisation et réduit la diversité des sociétés montagnardes à l’ombre d’un pouvoir étatique qui les avait jadis dominées.


Déjà des milliers d’abonnés à l’infolettre de La Conversation. Et vous ? Abonnez-vous gratuitement à notre infolettre pour mieux comprendre les grands enjeux contemporains.


Il convient de rappeler que les terrasses agricoles évoquées par l’UNESCO ne sont pas seulement des dispositifs fonctionnels d’aménagement du sol. Elles sont également porteuses de significations sociales et culturelles, en lien avec des systèmes de croyances où l’organisation de l’espace traduit une cosmologie de l’ordre et du dialogue constant entre les vivants et leurs ancêtres. Comme le fait remarquer l’archéologue canadien Scott MacEachern, les Diy-Giɗ-Biy s’insèrent dans un paysage déjà habité, cultivé, peut-être même ritualisé.

Leurs constructeurs maîtrisaient avec une grande expertise la technique de la pierre sèche. Tout porte ainsi à croire que ces sites sont le fruit d’un processus d’occupation, d’adaptation et d’élaboration proprement montagnard. Rien n’indique une origine issue des plaines.

La kirditude comme résistance

La reconnaissance internationale des Diy-Gid-Biy par l’UNESCO est certes importante, mais elle demeure partielle tant qu’elle ne respecte pas les termes choisis par les communautés pour s’autodésigner.

Dans ce contexte, de plus en plus de chercheurs et d’activistes locaux plaident pour l’adoption de l’appellation « monts Kirdi ». Historiquement, le terme kirdi, utilisé dans les récits des royaumes musulmans des plaines, portait une connotation péjorative d’infidèle, de non-musulman et d’esclave potentiel.

Toutefois, dans un processus de réappropriation décoloniale, les Montagnards ont transformé ce stigmate en instrument de résistance culturelle et de revendication politique. Ils ont notamment intégré le concept de « kirditude » du sociologue camerounais Jean-Marc Ela pour affirmer leur fierté d’un fond kirdi et défendre leur position face à l’exclusion et à la discrimination dont ils font l’objet dans l’espace politique régional et national.

Renommer les « monts Mandara » en « monts Kirdi » représenterait ainsi une véritable justice symbolique, en reconnaissant que le patrimoine est aussi un champ de luttes et de mémoire. Cela permettrait aux Montagnards de nommer leur propre monde, ce qui enrichirait notre compréhension collective de ce patrimoine vivant et pluriel que sont les DGB.

Rompre avec la neutralité coloniale du patrimoine

Au-delà d’une simple question d’étiquette, le débat sur la toponymie soulève des enjeux cruciaux de reconnaissance des droits épistémiques des peuples autochtones. Quelle valeur peut en effet avoir une politique de valorisation du patrimoine si elle continue de marginaliser la voix de ceux qui en sont les principaux acteurs ?

En maintenant l’usage du terme « monts Mandara », les institutions patrimoniales internationales risquent de perpétuer une mémoire dominante, issue de récits de pouvoirs externes, au détriment des histoires et réalités plurielles des peuples montagnards.

Par ailleurs, renommer les massifs ne signifie en aucun cas effacer l’histoire. Il s’agit au contraire de réhabiliter des récits jusqu’ici occultés. Le patrimoine mondial ne peut véritablement refléter son rôle que s’il devient le théâtre de luttes pour les récits marginalisés et pour les peuples dont la parole a été confisquée au profit de narrations dominantes.

La Conversation Canada

Melchisedek Chétima ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Quand l’UNESCO efface sans le vouloir la voix des « gens de la montagne » camerounais – https://theconversation.com/quand-lunesco-efface-sans-le-vouloir-la-voix-des-gens-de-la-montagne-camerounais-262085

Pourquoi apprendre à cuisiner dès l’enfance est un outil de santé publique

Source: The Conversation – in French – By Nina Klioueva, Université de Montréal

Dans un monde dominé par les aliments ultra-transformés et le manque de temps, grandir sans savoir cuisiner n’est plus rare. Mais cette perte de savoir-faire n’est pas neutre : elle fragilise la santé, l’autonomie et même notre rapport collectif à l’alimentation.

Et si réapprendre à cuisiner devenait un choix de société ?

Depuis quelques décennies, les repas faits maison ont été peu à peu remplacés par des plats prêts-à-manger et des produits très transformés. Au Canada, plus de la moitié de ce que mangent les enfants et les adolescents vient de ces aliments ultra-transformés. Cette tendance a des effets directs sur la santé : plus de maladies chroniques comme le diabète de type 2, et une perte d’autonomie alimentaire, puisque cuisiner est parfois vu comme une option, et non comme une compétence de base.

Dans ce contexte, apprendre à cuisiner dès l’enfance n’est pas seulement un plaisir ou une tradition familiale. C’est un véritable outil de santé publique. Cuisiner aide à mieux comprendre comment faire des choix alimentaires pour soi et pour la planète, à prévenir certaines maladies et à développer une relation positive et durable avec la nourriture. En tant que nutritionnistes et chercheuses en nutrition, nous nous intéressons à la littératie alimentaire chez les adolescents et considérons ce sujet d’autant plus d’actualité face aux défis alimentaires contemporains.

La littératie alimentaire : plus que savoir cuisiner

Apprendre à cuisiner tôt ne se limite pas à acquérir une habileté pratique. C’est une porte d’entrée vers la littératie alimentaire, un ensemble de connaissances, de compétences et d’attitudes qui permettent de bien se repérer dans un monde alimentaire de plus en plus complexe. Elle développe aussi l’autonomie, la confiance et la motivation pour faire des choix qui favorisent la santé et le bien-être.

La littératie alimentaire, ce n’est pas seulement être capable de préparer un repas nutritif. C’est aussi célébrer et transmettre nos traditions culinaires, soutenir des systèmes alimentaires plus justes et durables, et développer une relation positive avec la nourriture.

Il est important de rappeler que savoir cuisiner ne suffit pas tout seul. La cuisine est un élément central, mais la littératie alimentaire est beaucoup plus large. Comme le soulignent les chercheuses Helen Anna Vidgen et Danielle Gallegos, de la Queensland University of Technology, en Australie, elle regroupe un ensemble de compétences liées entre elles : planifier ses repas, gérer un budget et réduire le gaspillage, choisir des aliments nutritifs et sécuritaires malgré le marketing, préparer des repas de base et adopter une alimentation équilibrée et culturellement signifiante.

Ainsi, cuisiner devient une porte d’entrée concrète vers plusieurs de ces dimensions. Quand un enfant met la main à la pâte, il n’apprend pas seulement des gestes techniques. Il apprend aussi à planifier, à s’organiser, à résoudre des problèmes réels et à réfléchir de façon critique à ce qu’il mange. Ces compétences, acquises petit à petit et adaptées à son âge, deviennent la base d’une autonomie alimentaire durable.

Des bénéfices observés dès le plus jeune âge

Les recherches montrent que les enfants qui participent à la préparation des repas mangent une portion supplémentaire de fruits et légumes, et consomment généralement une alimentation de meilleure qualité que ceux qui ne cuisinent pas.

Les habitudes alimentaires acquises tôt ont tendance à rester à l’âge adulte. Initier les enfants à la cuisine, c’est donc poser les bases de comportements qui protègent leur santé à long terme. Par exemple, le simple fait de cuisiner à la maison est lié à une alimentation moins riche en sucres ajoutés et en gras saturés, deux éléments directement associés aux maladies cardiovasculaires et au diabète de type 2.

Des enjeux d’équité en santé

Il faut aussi reconnaître que tout le monde n’a pas le même accès à la cuisine ou aux compétences culinaires. Certaines familles manquent de temps, d’espace ou de moyens financiers pour cuisiner. Dans ce contexte, l’éducation culinaire à l’école ou dans la communauté devient essentielle.

Des programmes comme Apprenti en Action ou Chefs en Action, des initiatives canadiennes via les milieux scolaires, ont montré qu’apprendre à cuisiner dans un cadre éducatif peut augmenter la confiance des jeunes, améliorer leurs connaissances en nutrition et les amener à adopter de meilleures habitudes alimentaires. Ces initiatives représentent une façon d’outiller les jeunes, surtout ceux qui viennent de milieux plus vulnérables, et de réduire les inégalités de santé.

Malheureusement, les programmes de cuisine et d’éducation alimentaire en milieu scolaire restent marginaux et tributaires de financements limités et instables, ce qui contribue à creuser encore les écarts sociaux et de santé. Parallèlement, le système alimentaire est dominé par des régimes industrialisés et des produits ultra-transformés, promus par de puissantes entreprises transnationales, alors que peu de politiques publiques canadiennes visent à améliorer les systèmes alimentaires et, par ricochet, les habitudes alimentaires.

Cette double dynamique accentue les inégalités : les jeunes issus de milieux moins favorisés disposent de moins d’occasions d’apprendre à cuisiner et de développer leur autonomie alimentaire, tout en étant plus exposés aux produits ultra-transformés.


Déjà des milliers d’abonnés à l’infolettre de La Conversation. Et vous ? Abonnez-vous aujourd’hui à notre infolettre pour mieux comprendre les grands enjeux contemporains.


Une compétence citoyenne

Enfin, il ne faut pas oublier la dimension sociale et culturelle de la cuisine. Apprendre à cuisiner, c’est aussi apprendre à partager, à transmettre des traditions, à découvrir d’autres cultures et à créer une relation positive avec l’alimentation. Pour un enfant, préparer un repas avec ses proches peut être une expérience valorisante, qui renforce les liens familiaux et la confiance en soi.

Au-delà des chiffres, cette transformation de nos habitudes alimentaires touche aussi notre culture et nos liens sociaux. Les recettes transmises de génération en génération disparaissent parfois, et avec elles, une partie de notre patrimoine culinaire. Par exemple, en Ontario, des écoles primaires qui ont introduit des ateliers de cuisine ont vu leurs élèves essayer de nouveaux légumes et en parler fièrement à leurs familles, montrant qu’un simple geste peut déclencher un réel changement.

La cuisine devient ainsi une compétence citoyenne, à la croisée de la santé, de l’éducation, de la culture et de l’environnement. Initier les enfants à ce savoir-faire, à la fois pratique et symbolique, c’est leur donner les outils pour se débrouiller dans un monde alimentaire complexe et, en même temps, contribuer à une société plus en santé et plus durable.

La Conversation Canada

Nina Klioueva a reçu des financements sous forme de bourse de maîtrise en recherche pour titulaires d’un diplôme professionnel – volet régulier du FRQ, ainsi qu’une Bourse d’études supérieures du Canada – maîtrise (BESC M) des IRSC.

Maude Perreault ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Pourquoi apprendre à cuisiner dès l’enfance est un outil de santé publique – https://theconversation.com/pourquoi-apprendre-a-cuisiner-des-lenfance-est-un-outil-de-sante-publique-265942

Les algorithmes nous poussent à faire des achats impulsifs

Source: The Conversation – in French – By Steffie Gallin, Professeur Assistant, Montpellier Business School

Les recommandations personnalisées génèrent 35 % des ventes d’Amazon. Antonio Guillem/Shutterstock

Une étude montre que le nombre de suggestions affichées sur les sites de e-commerce compte bien plus que les fameuses étoiles laissées par les autres consommateurs.


Qui n’a jamais acheté un produit en ligne sur un coup de tête ? Un coussin moelleux, une cafetière design ou un gadget apparu comme par magie dans la section « recommandé pour vous ». Si vous vous reconnaissez, vous n’êtes pas seul : la prédominance du e-commerce rend les achats impulsifs (c’est-à-dire soudains) plus fréquents. Un assortiment plus large de produits, des stratégies marketing sophistiquées (incluant par exemple la réalité virtuelle) ou encore les évaluations d’autres consommateurs rendent les espaces en ligne particulièrement propices à ce type d’achat, davantage que les magasins physiques.

Les achats impulsifs sont activement encouragés par la manière dont les sites de e-commerce conçoivent leurs systèmes de recommandation. Dans une recherche, nous montrons que plus nous pensons qu’un algorithme est performant (par rapport à un humain), plus nous lui faisons confiance… et plus nous cliquons sur « ajouter au panier » sans réfléchir. Avec un résultat surprenant : le nombre de suggestions affichées compte bien plus que les fameuses étoiles laissées par les autres clients.

Des algorithmes qui nous connaissent (trop) bien

Les sites e-commerce, comme Amazon, Cdiscount ou Temu, n’affichent pas leurs suggestions par hasard. Leurs algorithmes analysent notre historique de navigation, nos achats passés, et même le moment de la journée où nous naviguons sur leurs sites pour nous proposer des produits sur mesure.

Résultat : des recommandations personnalisées, parfois trop bien ciblées. À titre d’exemple, elles permettent de générer 35 % des ventes d’Amazon. L’âge rentre aussi en ligne de compte : les jeunes adultes semblent effectuer peu de recherche d’informations et ont davantage tendance à céder à des achats impulsifs.

Cocktail gagnant de l’achat impulsif

Le processus qui mène à l’achat impulsif se déroule en deux temps. D’abord, en tant que consommateurs, nous développons une attente de performance : nous sommes convaincus que l’algorithme, capable d’analyser de très nombreuses données, est plus efficace qu’un vendeur humain pour nous proposer le bon produit.

Cette perception de compétence génère de la confiance et c’est cette confiance qui ouvre la porte à l’achat impulsif. Elle nous rend plus réceptifs aux suggestions. Ce besoin de personnalisation est d’ailleurs important : 71 % des acheteurs en ligne se sentent frustrés lorsque le contenu d’un site n’est pas personnalisé. Nous faisons confiance aux algorithmes parque nous croyons en leur supériorité, et cette confiance nous pousse à l’achat spontané.

Trop de choix ? Tant mieux !

Notre recherche s’est également intéressée à la façon dont les recommandations sont présentées : plus il y a de recommandations affichées, plus l’achat impulsif est probable. Comment l’expliquer ? Face à une suggestion unique, notre « radar à manipulation » peut s’activer. L’intention du site semble trop évidente : nous pousser à acheter ce produit en particulier.




À lire aussi :
Shopping en ligne : comment Shein, Temu et les autres utilisent l’IA pour vous rendre accro


En revanche, une large sélection de recommandations donne une illusion de contrôle et de diversité. L’algorithme ne semble plus essayer de nous vendre un produit, mais plutôt de nous ouvrir un catalogue de possibilités pertinentes, nous laissant a priori l’entière liberté du choix final. Cette abondance de suggestions, loin de nous paralyser, nous rassure et nous incite à explorer… et donc, à potentiellement craquer.

Les notes (des consommateurs) pas si décisives

Contre toute attente, les notes attribuées par les autres consommateurs n’ont pas d’effet sur l’achat impulsif. Cette découverte peut s’expliquer par une forme de lassitude et de méfiance généralisée envers ces systèmes de notation. Les consommateurs sont de plus en plus conscients que ces avis peuvent être biaisés ou manipulés.

Cette méfiance est justifiée : une enquête de la Commission européenne a révélé qu’au moins 55 % des sites de e-commerce examinés enfreignaient les règles sur la transparence des avis. Le consommateur veut bien être conseillé, mais il ne veut pas être manipulé, notamment par les systèmes de recommandation utilisant l’intelligence artificielle.

Un équilibre à trouver

Pour les marques, l’enjeu est de proposer des recommandations nombreuses et crédibles, sans donner l’impression de manipuler. Et pour les consommateurs ? La conclusion n’est pas de se méfier de toute technologie, mais de garder une forme de scepticisme éclairé.

Ces recommandations sont des outils permettant de découvrir des produits, à condition de se souvenir que derrière chaque « recommandé pour vous » se cache une architecture de persuasion pensée pour nous faire cliquer. Et parfois, le clic le plus puissant est celui qui ferme l’onglet.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

ref. Les algorithmes nous poussent à faire des achats impulsifs – https://theconversation.com/les-algorithmes-nous-poussent-a-faire-des-achats-impulsifs-264405

Entre l’État et le monde associatif, une alliance brisée

Source: The Conversation – in French – By Timothée Duverger, Responsable de la Chaire TerrESS de Sciences Po Bordeaux, Sciences Po Bordeaux

Samedi 11 octobre 2025, les associations seront dans la rue pour dénoncer les violentes coupes budgétaires qui les menacent. C’est le résultat d’une lente dégradation des rapports entre le monde associatif et l’État. Par ailleurs, depuis la loi de 2021 instaurant un contrat d’engagement républicain (CER), certaines associations citoyennes sont sanctionnées par l’État, au détriment des libertés publiques.


Les associations battront le pavé lors d’une manifestation inédite, le 11 octobre 2025, pour défendre le fait associatif lui-même, et non une cause particulière. Cette mobilisation témoigne d’une crise profonde touchant à leur modèle économique mais aussi à la liberté associative, face à un État plus répressif. Elle en dit long sur la crise de l’État social comme sur l’état des libertés publiques en France. Comme si le tournant néolibéral des politiques publiques des années 1980 avait fini de saper l’alliance nouée après-guerre entre l’État et le monde associatif. Avec quelles conséquences ?

Une transformation de la relation État-associations

Le débat sur la réduction des déficits publics, mis à l’agenda en 2024, a révélé les mutations des aides publiques. Les associations ont longtemps été considérées comme une économie subventionnée. Or, non seulement la part des subventions publiques dans les ressources budgétaires des associations a baissé de 34 % à 20 % entre 2005 et 2020 au profit des recettes d’activité (vente de produits ou de services), mais en plus l’État préfère soutenir les entreprises que les associations au nom de la compétitivité.

L’économie sociale et solidaire (ESS), au sein de laquelle les associations concentrent la grande majorité des emplois et des ressources publiques, ne reçoit que 7 % des aides publiques aux entreprises alors qu’elle représente 13,7 % des emplois privés.

Ces orientations sont, de plus, porteuses d’iniquités de traitement. Le crédit d’impôt recherche (CIR), qui a financé à hauteur de 7,6 milliards d’euros la recherche et développement en 2024, exclut l’innovation sociale et, avec elle, les associations. Pour y remédier, on pourrait, par exemple, imaginer que les entreprises bénéficiaires en reversent 20 % à un fonds d’innovation sociale.

Dans le même sens, alors que la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) est en voie de disparition, la taxe sur les salaires pour les associations continue de s’appliquer, ce qui introduit une distorsion de concurrence avec des effets contreproductifs sur les conditions de rémunération et sur l’attractivité des emplois associatifs.

Cette régulation marchande aboutit à modifier en profondeur le modèle socioéconomique des associations, ce qui a deux conséquences majeures. D’une part, elle transforme les associations en prestataires de services publics. Entre 2005 et 2020, la part des commandes publiques dans leurs ressources budgétaires est ainsi passée de 17 % à 29 %, soit une inversion par rapport à l’évolution du poids des subventions.

Cela change également le rapport des associations avec les pouvoirs publics. Elles sont mises en concurrence avec des entreprises privées lucratives – ce qui a, par exemple, été à l’origine du scandale d’Orpea – et doivent, en plus, exécuter un marché plutôt que proposer des projets. D’autre part, la marchandisation de leurs ressources leur fait courir le risque de perdre leur caractère d’intérêt général, en étant soumises aux impôts commerciaux et en n’accédant plus aux dons défiscalisables, au détriment de leurs missions sociales.

Plan social imposé aux associations

Aujourd’hui, l’État impose donc un véritable plan social au monde associatif. Dans le contexte de réduction des déficits publics, pour lesquels les gouvernements successifs portent une lourde responsabilité, les coupes budgétaires s’appliquent d’abord aux associations. L’Union des employeurs de l’économie sociale et solidaire (Udes) a chiffré à 8,26 milliards d’euros les économies budgétaires impactant l’ESS lors du projet de loi de finances 2025.

Les effets de ces décisions sont immédiats. Selon une enquête réalisée auprès de 5 557  dirigeants associatifs, près d’un tiers des associations ont une trésorerie inférieure à trois mois et 45 % des subventions sont en baisse. Près d’un tiers des associations envisagent de réduire leurs effectifs et de diminuer leurs activités.

Alors que les associations représentent 1,8 million de salariés et que l’emploi associatif se caractérise par une prévalence du temps partiel et des contrats précaires ainsi que par des salaires plus bas, ces informations qui remontent du terrain inquiètent. Elles le sont d’autant plus que la baisse tendancielle des participations bénévoles est plus marquée dans les associations employeuses de l’humanitaire, du social et de la santé, qui concentrent la majorité des emplois.

Atteintes aux libertés publiques

À ces politiques d’austérité, il faut ajouter des atteintes aux libertés publiques. Elles s’inscrivent dans un contexte de défiance, illustré par la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, qui a instauré le contrat d’engagement républicain (CER) auquel doivent souscrire les associations qui veulent obtenir un agrément de l’État ou une subvention publique, ou encore accueillir un jeune en service civique.

Certes, les cas sont rares, mais ils témoignent d’une atmosphère répressive qui touche particulièrement les associations citoyennes. Le préfet de la Vienne a, par exemple, contesté l’attribution d’une subvention de la mairie de Poitiers à Alternatiba, en raison de l’organisation par cette association d’un atelier de formation à la désobéissance civile, tandis que le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin a remis en cause le soutien public à la Ligue des droits de l’homme à la suite de ses critiques de l’action des forces de l’ordre lors des manifestations contre les bassines agricoles à Sainte-Soline (Deux-Sèvres).

Une enquête de l’Observatoire des libertés associatives fait état de sanctions institutionnelles, souvent liées à l’exercice de la liberté d’expression (prise de position, pétition, rencontre, manifestation, etc.). Ainsi, 9,6 % des répondants – et même 17,1 % des associations citoyennes – déclarent des sanctions matérielles (subventions, locaux, etc.) ou symboliques (participation à des événements, conventions, etc.). Des collectivités locales arrêtent brutalement certains programmes pour des raisons autant budgétaires qu’idéologiques, comme l’a illustré le cas médiatisé de la Région Pays de la Loire qui a supprimé 4,7 millions d’euros pour la culture, le sport et la vie associative.

À ce tableau, s’ajoute désormais la crainte d’une extrême droite accédant au pouvoir, extrême droite dont le programme de gouvernement prévoit de réserver les aides sociales aux Français en appliquant la « priorité nationale » pour l’accès au logement et à l’emploi. Autant de domaines dans lesquels les associations, très présentes, seraient sommées de « collaborer ». Les quelques expériences du RN à la tête d’exécutifs locaux comme les discours tenus dans les hémicycles des collectivités ou au Parlement laissent par ailleurs craindre une répression des associations environnementales, féministes ou de défense des droits ainsi qu’une instrumentalisation des politiques culturelles.

Le monde associatif, rempart de la République

Il y a cinquante ans, une circulaire du premier ministre de l’époque, Jacques Chirac, stipulait que « l’État et les collectivités publiques n’ont pas le monopole du bien public ». Elle rappelait le rôle de l’initiative associative pour répondre à des tâches d’intérêt général pour soutenir les personnes vulnérables (personnes âgées, personnes en situation de handicap, lutte contre la pauvreté, lutte pour l’insertion, etc.), pour réduire les inégalités et pour préserver le lien social (éducation populaire, culture, sport, etc.).

C’est là tout l’héritage légué par la régulation tutélaire de l’État, mise en place après-guerre en s’appuyant sur les initiatives associatives pour répondre aux besoins des populations. Le développement de l’État social est allé de pair avec celui des associations gestionnaires, que la loi de 1975 sur les institutions sociales et médico-sociales est venue moderniser.

Il faudrait ajouter que la loi de 1901 sur les associations est avant tout une loi relative aux libertés publiques. Elle fut conquise après un siècle de luttes afin de permettre à des personnes de s’associer sans autorisation ni déclaration préalable. Rappelons qu’auparavant, la loi Le Chapelier de 1791 interdisait les corporations, l’État ayant développé une longue tradition de répression des associations, particulièrement marquée lors des périodes de reflux républicain (sous la Restauration et le Second Empire notamment).

Défendre les associations, c’est défendre nos droits fondamentaux, comme la République qui s’enracine dans le corps social et qui permet la vitalité démocratique. Comme l’écrivait Alexis de Tocqueville, « dans les pays démocratiques, la science de l’association est la science mère ; le progrès de toutes les autres dépend des progrès de celle-là ».

The Conversation

Timothée Duverger ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Entre l’État et le monde associatif, une alliance brisée – https://theconversation.com/entre-letat-et-le-monde-associatif-une-alliance-brisee-266687

Qui sont les précaires en transport ?

Source: The Conversation – France (in French) – By Andrea Rangel Guevara, Postdoctoral researcher, Université Savoie Mont Blanc

Pour décarboner efficacement le secteur des transports, il faut que les ménages les plus modestes soient accompagnés. Mais qui sont les précaires en transport ?


En France, le secteur du transport produit un tiers des émissions de gaz à effet de serre (GES), dont 60 % proviennent du transport routier. Afin d’atteindre la neutralité carbone d’ici 2050, revoir nos usages de la voiture est donc indispensable. Pour cela, différentes mesures ont déjà été mises en place ces dernières années. Néanmoins, elles ne sont pas facilement acceptées étant donné leurs effets potentiellement inégaux sur la population si aucun mécanisme de redistribution n’est conçu et déployé.

En voici trois exemples :

  • La mise en place de zones à faibles émissions (ZFE) dans 43 villes françaises où ne pourraient donc plus circuler les voitures les plus polluantes bien que le sujet soit actuellement débattu après un vote en faveur de sa suppression à l’Assemblée nationale en juin 2025.

  • L’établissement du système européen d’échange de quotas d’émission 2 (ETS2) à partir de 2027, axé sur les émissions de carburants provenant principalement des transports et des bâtiments. Ce qui inciterait les entreprises à respecter des limites en termes de pollution et/ou à revoir leur processus de production pour devenir plus propre.

Comment fonctionne le système d’échanges de quotas d’émissions de Co2 en Europe.
  • L’interdiction de vendre des voitures neuves polluantes à partir de 2035 dans toute l’Union européenne (UE), ce qui obligerait les ménages à repenser leurs habitudes de transport, leur localisation et/ou à se tourner vers des options de transport plus propres.

La lutte contre la pauvreté en transports dans l’UE

Pour que cette transition ne se fasse pas au détriment des plus précaires, l’ETS2 s’accompagne également de la création du Fonds social pour le climat, un fonds doté de plus de 86 milliards de financements pour lutter contre la précarité en transport et la précarité énergétique ») dans les pays de l’UE à partir de 2026.

Des recommandations détaillées pour la lutte contre la précarité en transports et le développement d’une mobilité équitable et durable ont été publiées récemment par la Commission Européenne. De plus, un nouveau Transport Poverty Hub a été créé pour améliorer l’identification des zones vulnérables.

Que sont la précarité en transport et la précarité énergétique ?

  • La précarité en transport est définie comme l’incapacité ou la difficulté pour les individus et pour les ménages à faire face aux coûts des transports privés ou publics, ou par leur manque d’accès (ou leur accès limité) aux transports nécessaires pour accéder aux activités et aux services socioéconomiques essentiels, compte tenu du contexte national et spatial.
  • La précarité énergétique désigne une situation dans laquelle les ménages ne sont pas en mesure d’accéder aux services énergétiques essentiels.

À l’échelle de l’UE, des nouvelles recherches révèlent qu’entre 20 % et 28 % des habitants des pays membres sont des précaires en transport. De même, en 2022, il y avait près de 10 % de citoyens en précarité énergetique. Selon Eurostat.), les deux plus grosses catégories de dépenses des ménages sont le logement et le transport.

En France, plus d’un quart du budget des ménages était consacré au logement et 13,6 % au transport en 2022. En Allemagne, ces postes de dépense sont quasiment similaires. Dans ce contexte, l’accompagnement des ménages les plus vulnérables devient nécessaire pour une transition environnementale plus juste et acceptable.

On sait aussi aujourd’hui que les mesures pour la transition peuvent faire d’une pierre deux coups : être à la fois progressives et plus acceptables si elles sont accompagnées, par exemple, des mécanismes de redistribution et si les citoyens sont informés de la mise en place de ces derniers.

Mais qui faudrait-il accompagner pour cette transition des transports ?

Une échelle de précarité en transport

C’est la question à laquelle j’ai tâché de répondre dans une étude sur le cas de l’Allemagne. Si la précarité en transport peut être liée au revenu et au niveau de vie elle dépend aussi d’autres critères : le lieu de vie et d’emploi, l’accès (ou le manque d’accès) aux transports publics et privés, la dépendance à la voiture privée, le coût des transports, les habitudes en termes de mobilité…

Lorsqu’on prend en compte tous ces paramètres, quatre catégories apparaissent :

  1. Les ménages indépendants qui représentent près de la moitié de la population. Ce sont les ménages vivant en centre-ville, ils ne dépendent pas de l’utilisation de la voiture individuelle pour se déplacer car ils ont accès à d’autres modes de transport. Ils ont les besoins de déplacement (en termes de distance) les plus faibles de l’échantillon. Ce seraient par exemple les personnes qui habitent dans des villes du quart d’heure.

  2. Les ménages suffisants (sufficient en anglais) qui représentent environ 34 % de la population. Ce sont les ménages qui, en règle générale, habitent le plus loin du centre-ville et qui se déplacent le plus. Cependant, leurs revenus plus élevés leur permettent de faire face et de ne pas trop subir des chocs potentiels des prix des transports.

  3. Les ménages dépendants de la voiture : qui représentent environ 16 % de la population. Leur principale contrainte provient de leur localisation (la plupart sont en périphérie ou en milieu rural), ce qui se traduit par un faible degré d’accès aux autres modes de transport et une forte distance à parcourir. La plupart d’entre eux (98 %) déclarent n’avoir pas d’autre option que la voiture pour leurs déplacements. Ces ménages sont également surexposés aux changements soudains des prix des transports privés (par exemple, via l’inflation ou des politiques publiques sans mécanisme de redistribution).

  4. Les ménages précaires en transport, soit la traduction du terme anglais transport poor : qui représentent environ 2 % de la population. Ce sont les ménages qui sont les plus contraints en termes de ressources financières. Ils sont également contraints par leur localisation, qui est similaire aux « dépendants » de la voiture. En outre, plus de la moitié de ces ménages ne possèdent pas de voiture privée et dépend donc des transports en commun. L’interaction entre ces trois caractéristiques fait que ce sont eux qui passent le plus de temps dans les transports publics.

En moyenne, ils doivent parcourir 12 kilomètres (aller simple) pour les déplacements nécessaires (faire leurs courses, emmener les enfants à l’école, aller au travail, etc.). Ils parcourent la même distance que les « dépendants », soit environ 1400 kilomètres par mois (tous type de voyage compris), mais 89 % de ces kilomètres sont faits en transport public. Ils consacrent environ 23 heures chaque mois aux déplacements nécessaires contre 14 heures pour les « dépendants » et 10 heures/mois pour les « indépendants ».

À noter que ceux qui possèdent une voiture, étant déjà limités en termes de revenus, sont surexposés aux changements des prix des transports privés.

Ces différences entre les classes peuvent nous aider à comprendre les leviers potentiels pour l’amélioration de la mobilité. Un des facteurs de précarité qui apparaît est géographique : l’endroit où habitent les citoyens au regard des besoins de chaque ménage en termes de déplacement (distances à parcourir, temps de trajet, etc.) De plus, la localisation des ménages a un impact sur l’accès à des transports en commun.

Cette dernière dimension est également un levier potentiel, par exemple, pour améliorer la mobilité des ménages dépendants de la voiture. Dans le cadre de cette étude, 77 % de l’échantillon n’était pas satisfait de l’offre de transport en commun entre leur lieu de vie et travail/étude. Selon une publication récente, les infrastructures actuelles sont particulièrement adaptées à la voiture et incitent les citoyens à prendre ce moyen de transport. Des investissements d’infrastructure et des incitations vers d’autres modes de transport seraient donc des solutions envisageables et nécessaires).

Des pistes pour le cas français : faire face aux inégalités subjacentes

Des études similaires ont été menées au sujet du territoire français et ont obtenu des résultats étroitement liés, soulignant les inégalités sous-jacentes à prendre en compte lors de la mise en place des politiques publiques pour la transition du secteur des transports. Par exemple, l’économiste Audrey Berry et ses collègues] soulignent la pertinence des interactions entre différentes dimensions (localisation, revenu, options de transport) qui peuvent avoir un impact sur la mobilité des ménages.

Les résultats de l’Enquête Nationale sur les Mobilités de personnes 2019 confirment également la corrélation entre le fait de vivre dans des zones moins denses (rurales) et l’utilisation plus régulière de la voiture individuelle : environ 80 % des déplacements en voiture individuelle sont effectués en zone rurale, contre seulement 33 % dans la région parisienne qui dispose d’une offre plus importante de modes de transport public. L’accès aux transports alternatifs pour les milieux ruraux et les périphéries serait donc un des leviers clés pour la transition.

De plus, en France, des inégalités existent concernant l’accès à des véhicules moins polluants. Les plus pauvres possèdent des voitures polluantes. Lors du déploiement de politiques publiques pour la transition, ce levier serait clé pour diminuer les effets négatifs sur les populations vulnérables.

Récemment, l’économiste Lola Blandin identifiait elle les profils vulnérables suite à la mise en place d’une ZFE à Grenoble. Y apparaissaient également comme facteurs clés les contraintes financières, les infrastructures de transport disponibles et les horaires de travail. En outre, l’introduction de ZFE peut avoir des effets négatifs sur l’accessibilité à l’emploi pour les ménages les plus modestes

Pourcentage des voitures par Crit’Air selon le niveau de revenu des ménages en 2023.
Graphique adapté de « Le parc automobile des ménages en 2023 : moins de voitures pour les plus modestes, plus souvent anciennes et diesel ». Sources des données : SDES, Rsvero ; Insee, Fidéli, Fourni par l’auteur

The Conversation

Andrea Rangel Guevara a reçu des financements de l’Agence nationale de la recherche (ANR). Le projet ciblé 3 ANR-22-EXSS-0004 bénéficie d’un financement du gouvernement français.

ref. Qui sont les précaires en transport ? – https://theconversation.com/qui-sont-les-precaires-en-transport-257274

Houldou, reine de Pétra il y a 2 000 ans : une Cléopâtre du désert ?

Source: The Conversation – France (in French) – By Christian-Georges Schwentzel, Professeur d’histoire ancienne, Université de Lorraine

La Khazneh, à Pétra, apparaît au bout du Siq, étroite gorge qui mène au centre de l’antique capitale des Nabatéens, aujourd’hui en Jordanie. Photo : Schwentzel., Fourni par l’auteur

Peu connue du grand public, la reine Houldou régna aux côtés d’Arétas IV, au tournant de notre ère, dans la Pétra des Nabatéens. Coiffée de la couronne de la déesse Isis, elle incarne une figure fascinante, entre histoire et légende. Fut-elle, comme Cléopâtre en Égypte, une souveraine-déesse ? Dans les Nabatéens, IVe avant J.-C.-IIe siècle. De Pétra à Al-Ula, les bâtisseurs du désert, Christian-Georges Schwentzel, spécialiste de l’Orient ancien, nous plonge au cœur d’une civilisation originale, parfaitement identifiable par son style artistique et architectural unique, ses divinités et son écriture si caractéristiques. Extraits.


Sur les monnaies d’argent, dès les émissions de l’an 1 d’Arétas IV, la reine Houldou porte, au-dessus de son front, la couronne de la déesse égyptienne Isis, constituée de cornes de vaches enserrant le disque solaire, parfois surmontée d’une plume.

La reine Houldou, voilée et couronnée. La coiffe d’Isis se dresse au sommet de son front. Monnaie d’argent. Début du Iᵉʳ siècle.
CNGCoins.

Isis est une ancienne déesse, éminemment bénéfique, décrite dans les mythes égyptiens comme une magicienne instruite des secrets de la résurrection. Après avoir réuni les morceaux épars de son époux Osiris, lâchement massacré et dépecé par son frère Seth, elle les réajuste et les entoure de bandelettes, confectionnant la première momie. Elle parvient, de cette manière, à faire renaître le défunt dans l’au-delà, et même à lui donner un fils posthume : Horus, ou Harpocrate, c’est-à-dire « Horus l’Enfant », qui, devenu adolescent, venge son père en écrasant Seth et en rétablissant la justice en Égypte. À la Basse Époque égyptienne, Isis est assimilée à Hathor, déesse de la maternité, qui peut prendre la forme d’une vache ; d’où les cornes de la couronne divine. Comme Hathor avait, selon un mythe, aidé le Soleil à se lever dans le ciel, l’astre est représenté entre ses cornes de vache. […]

La facade de la Khazneh, Pétra.
Photo  : Schwentzel, Fourni par l’auteur

La Khazneh et ses symboles féminins

La couronne isiaque de Houldou nous conduit à la Khazneh, le plus célèbre des monuments de Pétra, véritable icône de la civilisation nabatéenne. Sa façade, haute de 40 mètres et large de 28 mètres, se divise en deux parties aujourd’hui visibles : un porche monumental, en bas, précédé de six colonnes et surmonté d’un fronton ; un étage dont la partie centrale adopte la forme d’un édifice circulaire appelé tholos en grec. Le toit conique de la tholos est surmonté d’une urne, encadrée de deux demi-frontons symétriques, où sont perchés des aigles. L’urne est un symbole funéraire, emprunté à l’art grec, manifestant ici la présence de l’âme d’un défunt, tandis que les aigles, également figurés sur les monnaies, font référence à Doushara, grand dieu protecteur du pouvoir royal.

Fouilles au pied de la Khazneh, Pétra, août 2024.
Photo : Schwentzel

Un autre niveau, inférieur, a été mis au jour, lors des fouilles de 2003 ; on y trouve des sépultures qui constituent une sorte de « crypte » de la Khazneh où les recherches ont repris durant l’été 2024.

Au sommet de l’angle supérieur du fronton, est perché le symbole isiaque, exceptionnellement mis en valeur par sa position parfaitement centrale. Deux cornes de vaches lyriformes servent de berceau au disque solaire surmonté de plumes, aujourd’hui largement effacées par l’érosion. De part et d’autre, deux épis de blé symétriques se dressent en s’écartant.

La coiffe isiaque au sommet du fronton de la Khazneh, Pétra.
Photo : Schwentzel, Fourni par l’auteur

On remarque que la distance entre le socle sur lequel se dresse la coiffe d’Isis et la base du monument est égale à celle qui sépare ce même socle du haut de l’urne au sommet de la Khazneh. On peut ainsi affirmer que la coiffe est, en quelque sorte, le nombril de la Khazneh, sa porte d’entrée et sa clé d’interprétation. Elle se trouve aux pieds d’une figure féminine sculptée en relief qui occupe une position centrale à l’étage, où elle est entourée, à sa droite et à sa gauche, de quatre personnages symétriques.

Celle-ci est directement inspirée des représentations de reines ptolémaïques, comme Bérénice II, assimilée aux déesses Isis et Tyché, sur des vases en faïence produits en Égypte. Figurée en train de faire une libation, Bérénice II tient une patère dans la main droite et une corne d’abondance dans la gauche.

À gauche : la reine Bérénice II en Isis-Tyché sur une oinochoé en faïence. Fin du IIIᵉ siècle av. J.-C., J. Paul Getty Museum, Los Angeles. À droite : contours de l’image de déesse-reine de la Khazneh.
Dessin : Schwentzel, Fourni par l’auteur

Sur la façade de la Khazneh, l’image féminine est coiffée d’un attribut dont la forme évasée se devine encore aujourd’hui. On hésite entre la couronne crénelée de Tyché et le polos, coiffe arrondie de Déméter. Quoi qu’il en soit, il s’agit de deux attributs également repris, ou susceptibles de l’être, par Al-Ouzza [(déesse arabe préislamique, ndlr)]. D’où l’hypothèse, suggérée par Jean Starcky, selon laquelle le personnage féminin dominant la façade de la Khazneh représenterait une reine nabatéenne assumant, comme les souveraines ptolémaïques avant elle, le rôle d’une déesse. Une déesse-reine, en quelque sorte.

Les figures féminines de l’étage de la Khazneh.
 Photo : Schwentzel, Fourni par l’auteur

Examinons maintenant les huit autres figures qui entourent la reine à l’étage. Deux représentent Nikè, déesse grecque de la victoire, pourvue d’ailes, et les autres des femmes qui, dans un mouvement très dynamique, paraissent danser autour de la reine. On les a parfois interprétées comme des Amazones brandissant chacune un instrument qui pourrait être une double hache, arme traditionnelle de ces combattantes dans les mythes grecs. Elles exécuteraient ici une ronde guerrière.

Si les Victoires ailées, déjà présentes sur les monnaies d’Arétas II, n’ont rien de bien étonnant, les danseuses sont plus inattendues. Elles n’adoptent pas ici la position habituelle des femmes guerrières dans l’art grec, où elles sont généralement représentées blessées ou vaincues par des héros. En fait, leur état de conservation ne permet pas de distinguer si elles brandissent des haches ou plutôt des thyrses, ces bâtons liés à la figure de Dionysos dans le monde gréco-romain. Elles pourraient donc aussi bien représenter ici des Bacchantes, ces jeunes femmes en transe, adeptes de Dionysos qui fut identifié à Doushara ; ce qui pourrait expliquer leur représentation sur le monument.

Le rez-de-chaussée est, quant à lui, décoré de deux représentations de cavaliers. On voit encore leurs torses musclés et une partie de leurs chevaux qu’ils tenaient par la bride. Cette iconographie s’inspire de celle de Castor et Pollux, les Dioscures de la mythologie grecque, qui sont fréquemment associés aux monuments funéraires en raison de leurs fonctions psychopompes, c’est-à-dire de guides du défunt après la mort. Les hypogées alexandrins ont pu servir de modèle, car les Dioscures y sont souvent représentés accompagnant le mort, lui-même parfois figuré sous l’aspect d’un troisième cavalier.

Mais ce riche décor nous permet-il d’identifier la déesse-reine de la Khazneh ? Houldou est mentionnée pour la dernière fois en l’an 24 du règne d’Arétas IV, soit 15 apr. J.-C., date de sa mort. On peut émettre l’hypothèse que c’est à ce moment-là que le roi entreprit l’édification de la Khazneh qui devait servir de somptueux mausolée pour son épouse défunte. Il a pu s’inspirer de Ptolémée II qui rendit des hommages divins à sa sœur-épouse Arsinoé II en lui faisant édifier, près d’Alexandrie, le temple du Cap Zéphyrion où elle était figurée en déesse. La forme de la tholos pourrait elle-même s’inspirer de ce modèle lagide.

« La Khazneh aurait pu servir de mémorial et de lieu de célébrations en l’honneur de Houldou assimilée à Al-Ouzza et revêtue des attributs à la fois d’Isis et de Tyché. S’il est évident que des honneurs lui furent rendus, la reine ne fut cependant pas officiellement divinisée, contrairement à Arsinoé II ou Bérénice II. Aucune inscription ne suggère qu’elle fut élevée au rang de divinité, contrairement à Obodas Ier, seul Rabbelide [(nom que l’auteur donne à la dynastie des souverains nabatéens, ndlr)] déifié à notre connaissance. La reine, morte prématurément, fit seulement, si l’on peut dire, l’objet d’une forme d’héroïsation posthume, à travers une iconographie inspirée des précédents qu’offraient, en Égypte, les reines ptolémaïques. »

Reconstitution imaginaire du buste de la reine Houldou à partir des monnaies.
Dessin : Schwentzel

Pénétrons à l’intérieur du monument. Après avoir traversé le vestibule que précèdent les colonnes du premier niveau, nous entrons dans une vaste salle, aujourd’hui totalement vide. Les murs sont percés de trois portes, la principale au centre, les deux autres sur les côtés. Elles donnent chacune accès à une petite pièce, sorte de niche, où devait reposer les dépouilles, peut-être de Houldou et de membres de sa famille. Après la mort de la reine Houldou, Arétas IV épouse en secondes noces Shaqilat Ire, qui apparaît à son tour sur les monnaies. La nouvelle souveraine reprend les éléments de l’iconographie de Houldou : voile à l’arrière de la tête et couronne de laurier. Mais elle ne porte la couronne isiaque que sur une pièce de bronze où figurent les bustes conjoints des souverains, non sur les émissions d’argent où son buste occupe à lui seul une face de la monnaie. Les autres reines qui lui succèderont ne reprendront plus ce symbole ; ce qui fait de Houldou la seule véritable reine à la coiffe égyptienne et conforte l’hypothèse du lien entre la Khazneh et la première épouse d’Arétas IV.


Les Nabatéens, IVᵉ avant J.-C.-IIᵉ siècle. De Pétra à Al-Ula, les bâtisseurs du désert, Christian-Georges Schwentzel, éditions Taillandier, collection « Humanités », septembre 2025.

The Conversation

Christian-Georges Schwentzel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Houldou, reine de Pétra il y a 2 000 ans : une Cléopâtre du désert ? – https://theconversation.com/houldou-reine-de-petra-il-y-a-2-000-ans-une-cleopatre-du-desert-266164

Reconstruire l’État après la guerre : quels défis pour le management public en contexte post-conflit ?

Source: The Conversation – France in French (3) – By Mohamad Fadl Harake, Docteur en Sciences de Gestion, Chercheur en Management Public Post-conflit, Université de Poitiers

Après un conflit, une bataille se joue dans les instances gouvernementales. Administrations, écoles, hôpitaux, tribunaux : il est nécessaire de faire fonctionner à nouveau ces lieux où l’État redevient visible et utile. Offrir des services publics équitables et efficaces permet de rétablir la confiance auprès de la population, de prévenir les tensions futures et de consolider une paix durable. Mais comment allier inclusion politique et professionnalisation de l’administration sans exclure ou corrompre le processus ? Cet article explore, exemples à l’appui, les conditions d’un État solide après la guerre.


Au lendemain d’un conflit, la paix ne se gagne pas qu’avec des ponts et des routes. Elle se joue aux guichets : dans les ministères, les centres de santé, les écoles, les tribunaux… Une administration qui délivre, une légitimité qui se reconstruit, des services qui reviennent partout. Comment concilier inclusion politique et professionnalisation de l’État pour une paix durable ?

L’urgence de faire fonctionner l’État… sans sacrifier le long terme

Dans les États sortant de guerre, les caisses sont vides, les talents ont souvent fui, les procédures se sont délitées. Les bailleurs poussent à « livrer vite » des résultats visibles.

Or, les recherches sur les réformes administratives en sortie de conflit montrent que des arbitrages délicats doivent être faits entre rétablissement immédiat des services et consolidation institutionnelle sur la durée (stabiliser la paie, reconstruire les chaînes d’approvisionnement, reprofessionnaliser, etc.).

Les dispositifs parallèles pilotés par des projets internationaux peuvent accélérer la reprise, mais ils siphonnent parfois les compétences et fragilisent les administrations nationales si la passation vers le secteur public n’est pas anticipée.

Le dilemme technocratie–réconciliation

Qui doit tenir les rênes de l’administration rénovée ? Des technocrates indépendants, garants de l’efficacité, ou des représentants des ex-belligérants, garants de l’inclusion ? La plupart des pays naviguent entre ces pôles, avec des effets ambivalents.

En Irak, le système de partage des postes par quotas ethno-confessionnels, la muhasasa, mise en place en 2003, a garanti la représentation des grands groupes, mais il a aussi institutionnalisé le clientélisme et affaibli les incitations au mérite. Les grandes mobilisations de 2019 visaient explicitement ce mécanisme, accusé d’entretenir corruption et services défaillants.




À lire aussi :
Vingt ans après l’invasion américaine, l’Irak peut-il enfin connaître une paix durable ?


Au Liban, les accords de Taëf de 1989 ont mis fin à la guerre civile en reconduisant une répartition confessionnelle du pouvoir. Cette formule a stabilisé la coexistence, mais elle a aussi fortement politisé l’administration et fragmenté les responsabilités, au prix de blocages répétés dans les politiques publiques.




À lire aussi :
Le Liban a enfin un président. Et alors ?


En Bosnie-Herzégovine, l’architecture issue des accords de Dayton en 1995 a garanti l’équilibre entre peuples constitutifs – les Bosniaques, les Serbes et les Croates –, mais créé une gouvernance extrêmement complexe à plusieurs étages où les chevauchements de compétences freinent coordination et réformes. Le dispositif mis en place par les accords de Dayton prévoit en effet la présence d’un haut représentant pour la Bosnie-Herzégovine, chargé de superviser l’application civile de l’accord de paix. Les diagnostics récents évoquent des dysfonctionnements persistants et des tensions politiques récurrentes qui testent les limites du système.

À Chypre, la division institutionnelle perdure depuis la fin de la guerre en 1974 : deux administrations coexistent de part et d’autre de la ligne verte, une zone démilitarisée gérée par la Force des Nations unies chargée du maintien de la paix à Chypre (UNFICYP). Toute solution devra articuler bi-communauté et harmonisation administrative. Au sud – la République de Chypre, membre de l’UE depuis 2004 –, les évaluations européennes soulignent toujours un degré de corruption élevé et insistent sur la nécessité de renforcer la redevabilité (accountability) au sommet de l’État.

Légitimité : représenter, protéger, délivrer

Au vu des recherches et études de cas existantes, les recommandations suivantes peuvent être formulées à l’intention des acteurs dans la reconstruction des États sortant de guerre. La légitimité d’un État post-conflit tient à trois choses.

D’abord, représenter : garantir que chaque groupe se retrouve dans les institutions, y compris par des mécanismes transitoires (on peut penser aux quotas ou à l’intégration d’ex-combattants), bornés dans le temps et articulés à des critères professionnels.

Ensuite, protéger : sécurité publique, justice accessible, reconnaissance des victimes.

Enfin, délivrer : l’accès à l’eau, à la santé, à l’éducation et à l’électricité restaure plus vite la confiance que tout discours. C’est là que la « plomberie » administrative – budgets prévisibles, logistique, achats publics – fait la différence.

Professionnaliser sans aseptiser la politique

La professionnalisation est centrale, mais l’administration ne peut être « hors sol ». Des concours transparents, des parcours de carrière clairs, une formation continue ciblée sur les métiers critiques (par exemple les finances publiques, achats, santé, éducation, justice) permettent de remonter le niveau.

La fiabilisation de la rémunération des agents publics/fonctionnaires (identification, bancarisation, contrôle des doublons) et la structuration d’outils simples (fiches de poste, manuels de procédures, tableaux de bord publics) sécurisent les managers face aux pressions.

Ces chantiers techniques n’ont de sens que s’ils s’accompagnent d’une protection de l’intégrité (via la cartographie des risques, contrôles indépendants, sanctions effectives) et d’un dialogue régulier avec les autorités politiques pour calibrer le rythme des réformes.

Décentraliser, oui, mais avec moyens et redevabilité

Beaucoup de pays misent sur la décentralisation pour rapprocher l’État des citoyens et apaiser les tensions. Le résultat dépend de l’alignement entre compétences transférées, ressources et capacités locales.

Transférer sans financement ni personnels formés produit des coquilles vides ; à l’inverse, une dispersion extrême fige les inégalités territoriales. Les accords État–collectivités doivent préciser qui fait quoi, avec quel budget et comment on rend des comptes.

Services essentiels : des victoires visibles et équitables

La paix perçue se gagne souvent au guichet. Des « victoires rapides » comme la réouverture simultanée de toutes les écoles d’un district (à l’image de la Sierra Leone après la guerre civile – voir le projet de reconstruction scolaire post-conflit ou la réouverture après l’épidémie d’Ebola en 2015 (1,8 million d’élèves sont retournés en classe)), le rétablissement d’un paquet minimal de soins comprenant vaccinations, santé maternelle et médecine primaire (c’est-à-dire des soins de première ligne pour les problèmes courants, la prévention et l’orientation, comme les campagnes nationales de vaccination en Afghanistan ou d’autres interventions nationales) ou encore la sécurisation de l’état civil et de l’identité (mesure décisive au Rwanda après 1994) créent un effet de cliquet.

L’important est d’annoncer des critères d’allocation transparents, de publier des données de performance (par exemple délais d’attente, disponibilité des médicaments, taux de scolarisation) et d’assurer une présence de l’État sur l’ensemble du territoire, y compris dans les zones anciennement contrôlées par des groupes armés.

Le Liberia, par exemple, a tenté de réduire la corruption perçue en rendant publiques les listes de distribution de médicaments essentiels (via la coopération avec des bailleurs et ONG) ; Timor-Leste a recours à la publication des statistiques de scolarisation par district pour rendre visibles ses progrès ; la Colombie via le plan Colombia a aussi essayé d’intégrer des mesures de transparence dans ses programmes de sécurité et développement (avec des dispositifs de suivi pour limiter les abus) ; et dans les zones anciennement contrôlées par les FARC, des « points de services intégrés » (santé, état civil, justice mobile) ont été déployés pour restaurer rapidement la confiance dans les institutions (en complément des efforts de présence institutionnelle de l’État).

Composer avec les institutions « hybrides »

Dans de nombreuses sociétés, des autorités coutumières et religieuses, des comités de quartier ou des ONG enracinées continuent d’arbitrer la vie sociale. Les ignorer fragilise l’appropriation locale.

L’enjeu n’est pas de « folkloriser » la gouvernance, mais d’articuler formel et informel : par exemple, associer des médiateurs reconnus aux comités scolaires ou aux conseils de santé, tout en garantissant des procédures et des recours conformes à l’État de droit.

Plusieurs expériences offrent des points de repère : au Rwanda, les juridictions gacaca, inspirées des tribunaux coutumiers, ont permis de juger plus de deux millions de dossiers liés au génocide, tout en intégrant un encadrement légal.

En Somalie, certains programmes de santé ont fonctionné en partenariat avec les autorités religieuses et les comités de quartier pour assurer l’accès aux cliniques malgré l’absence d’État central.

En Afghanistan – avant le retour des talibans –, l’intégration des conseils locaux (shuras) dans la gestion des écoles communautaires a permis d’augmenter la scolarisation, surtout des filles.

Que peuvent faire les bailleurs ?

Les partenaires internationaux – ONU, Union européenne, agences bilatérales – sont d’un grand secours s’ils privilégient l’investissement dans la capacité de l’État, plutôt que des circuits parallèles, tels que les unités de gestion de projets ad hoc financées par les bailleurs et opérant en marge des ministères, le recours massif aux ONG internationales pour fournir directement les services publics (santé, éducation, eau), ou encore les flux financiers hors budget national (comme le paiement direct des salaires d’enseignants ou de soignants par des agences extérieures, au lieu de passer par les systèmes de paie de l’État).

La France, via l’AFD et l’INSP (ex-ENA) pour la formation des cadres, peut jouer un rôle utile à condition d’inscrire l’appui dans une co-construction avec les ministères.

Plus largement, l’expérience comparée plaide pour des programmes qui, dès le départ, planifient la maintenance, le financement récurrent et la transmission des compétences aux équipes locales.

Plus largement, l’expérience comparée plaide pour des programmes qui, dès le départ, planifient la maintenance, le financement récurrent et la transmission des compétences aux équipes locales. Un exemple souvent cité est celui du secteur de l’eau au Mozambique, où le National Rural Water Supply Program a intégré dès les années 2000 la formation de comités villageois et le financement de l’entretien des pompes à main : après transfert de compétences, plus de 80 % des points d’eau restaient fonctionnels plusieurs années après l’installation.

En guise de boussole

Rebâtir l’État après la guerre est un exercice d’équilibriste. Trop de compromis politiques paralysent l’action publique ; trop de purisme technocratique peut rallumer les griefs.

Les cas de l’Irak, du Liban, de la Bosnie-Herzégovine et de Chypre rappellent qu’on consolide la paix en même temps qu’on améliore l’efficacité : par une professionnalisation progressive, une inclusivité maîtrisée, des services qui fonctionnent partout sur le territoire et une lutte anticorruption crédible. La paix durable est moins un « événement » qu’une routine administrative qui tient, jour après jour.

The Conversation

Mohamad Fadl Harake ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Reconstruire l’État après la guerre : quels défis pour le management public en contexte post-conflit ? – https://theconversation.com/reconstruire-letat-apres-la-guerre-quels-defis-pour-le-management-public-en-contexte-post-conflit-264832