Chikungunya, dengue, Nil occidental : en 2025, la France confrontée à une circulation virale sans précédent

Source: The Conversation – France in French (3) – By Yannick Simonin, Virologiste spécialiste en surveillance et étude des maladies virales émergentes. Professeur des Universités, Université de Montpellier

Autrefois dénombrés chaque année sur les doigts d’une main, puis par dizaines, c’est aujourd’hui par centaines que l’on compte, en France hexagonale, les cas autochtones – c’est-à-dire contractés sur le territoire – d’infections par des virus transmis par les moustiques. Plus de 800 cas ont ainsi été recensés cette année, un chiffre sans précédent !


L’explosion du nombre de cas d’infections par des virus transmis par les moustiques dans l’Hexagone fait de 2025 une année totalement exceptionnelle. Ce triste record est principalement dû à la circulation très active du virus chikungunya, mais notre pays est également confronté à une circulation, certes plus limitée, mais néanmoins importante, des virus de la dengue et du Nil occidental.

Nous sommes donc confrontés, pour la première fois, à une triple circulation de ces virus appelés arbovirus (de l’anglais arthropod-borne virus, « virus transmis par les arthropodes », en l’occurrence les moustiques). Cette double problématique – une augmentation importante du nombre de cas d’infections et une diversité des virus circulant – engendre une situation particulièrement complexe.

Comment qualifier la saison 2025 ? Exceptionnelle ? Inédite ? Inattendue ? Si les deux premiers qualificatifs s’imposent sans hésitation, le dernier s’avère inexact, tant les spécialistes du domaine alertent depuis plusieurs années sur le risque prévisible, voire inéluctable, de l’implantation durable de ces virus, autrefois confinés aux régions tropicales, sous nos latitudes.

La France n’est pas la seule concernée : l’Italie, l’Espagne et d’autres pays européens enregistrent également une recrudescence de cas témoignant d’une dynamique globale, même si notre pays reste l’un des plus touchés en Europe.

Le virus chikungunya se taille la part du lion

Dans l’Hexagone, le virus chikungunya est impliqué à lui seul dans près de 800 cas répartis dans 80 foyers différents, c’est-à-dire des groupes de cas liés à un même lieu ou événement.

Le virus chikungunya est transmis par le désormais célèbre moustique tigre (Aedes albopictus). Introduit en France en 2004, cet insecte est aujourd’hui le principal vecteur de maladies virales en Europe. Si le sud de la France, notamment la région PACA, reste la zone la plus touchée, des cas d’infection ont également été identifiés plus au nord, notamment en Alsace et en Île-de-France, où le moustique tigre est désormais bien implanté.

L’explication majeure de la hausse des cas de chikungunya observés dans l’Hexagone réside dans la forte circulation du virus cette année à La Réunion ainsi qu’à Mayotte, confrontées à la plus importante épidémie de chikungunya depuis plus de vingt ans. Les échanges aériens réguliers entre ces territoires ultramarins et la France hexagonale, mais aussi, plus largement, avec d’autres zones de forte circulation virale, ont favorisé l’introduction du virus sur le continent.

Preuve en est : cette année, près de 80 % des cas importés (où la maladie a été rapportée de voyage) observés en France hexagonale proviennent de La Réunion.

Ce sont ces cas importés qui sont à l’origine des cas autochtones, le moustique tigre pouvant piquer ces individus infectés et transmettre la maladie à d’autres personnes n’ayant pas voyagé. De nombreux cas importés, une répartition du moustique tigre de plus en plus vaste dans l’Hexagone : les explications de la hausse de cette année sont toutes trouvées…

Avec quelles conséquences ? Les symptômes du chikungunya sont souvent proches de ceux d’une grippe, avec de la fièvre, des maux de tête et des douleurs musculaires. Si la plupart des malades se rétablissent complètement en quelques jours. Cependant, chez certaines personnes, une forme chronique de la maladie peut s’installer avec des douleurs articulaires très invalidantes, pouvant perdurer jusqu’à plusieurs années après l’infection !

Bien que très largement majoritaire, le chikungunya n’est cependant pas le seul virus à circuler en France continentale cette année.

De nombreux cas d’infections par les virus de la dengue et du Nil occidental

Deux autres virus ont fait parler d’eux cette année. Le premier est celui de la dengue (habituellement l’arbovirus circulant le plus dans le monde), transmis lui aussi par le moustique tigre. Une trentaine de cas autochtones de dengue ont été identifiés dans l’Hexagone. Il y a encore quelques années, ce chiffre aurait été considéré comme exceptionnel !

À ceci s’ajoutent près de 1 000 cas importés, provenant majoritairement de Guadeloupe, de Polynésie française et de Martinique, mais aussi de nombreuses autres régions du globe. Le nombre réel de cas est probablement largement sous-estimé, car la dengue est principalement asymptomatique et, chez les personnes qui développent des symptômes, ceux-ci peuvent être facilement confondus avec ceux d’autres maladies, puisqu’ils se traduisent par de la fièvre, des maux de tête, et des douleurs musculaires.

Heureusement, dans la grande majorité des cas, la dengue provoque une infection sans gravité. Cependant, chez environ 1 % des personnes infectées, la maladie peut prendre une forme beaucoup plus grave, hémorragique, pouvant s’avérer mortelle.

Le dernier membre de ce trio inédit qui a fait s’emballer les compteurs cette année est le virus du Nil occidental avec près de 60 cas répertoriés, principalement dans le sud de la France. À la différence des deux virus précédents, celui-ci est propagé par le moustique commun (Culex pipiens), une espèce de moustique indigène, présente en Europe depuis des millénaires et largement répartie sur l’ensemble de notre territoire.

Par ailleurs, on ne parle pas de cas importés ou autochtones ici, tous les cas identifiés étant des infections locales. Pourquoi ? Parce que l’être humain ne peut pas transmettre le virus à un autre humain par l’intermédiaire du moustique.

Ce sont les oiseaux infectés, venus bien souvent de pays lointains au cours de leur migration, qui vont transmettre le virus du Nil occidental à d’autres oiseaux « locaux », par l’intermédiaire des moustiques communs. Ce sont également ces derniers qui peuvent transmettre ensuite nous le transmettre. Il s’agit donc ici d’un cas typique de zoonose : la transmission d’une maladie de l’animal à l’être humain.

Cette situation, plus difficile à anticiper, est encore rendue plus complexe par le fait que le virus du Nil occidental peut également se transmettre par don de sang ou transplantation d’organes. Cette année, en France, deux personnes ont ainsi été contaminées après une transplantation de rein, en raison de l’infection par le virus du greffon du donneur. Ces transmissions alternatives nécessitent de revoir nos stratégies de don de sang et d’organes en période de circulation de ce virus…

Fait marquant : le virus du Nil occidental, principalement cantonné au sud de l’Europe, s’étend désormais plus au nord. L’Île-de-France a ainsi été touchée pour la toute première fois avec une vingtaine de cas identifiés, illustrant l’extension de la menace.

Ce virus, anodin pour la majorité des personnes infectées, peut néanmoins, chez certaines personnes, notamment les plus âgées, cibler notre cerveau et à provoquer des encéphalites ou des méningites (inflammation du cerveau ou des méninges) pouvant s’avérer fatales. C’est de ce fait l’arbovirus qui provoque le plus de décès en Europe, avec plus de 60 morts identifiés en Europe en 2025, dont malheureusement les deux premiers en France cette année…

Le changement climatique en toile de fond

L’augmentation actuelle des cas est probablement le prélude à ce qui nous attend dans les prochaines années… Cette hausse, amorcée timidement au début des années 2020, est pour de nombreux spécialistes inéluctable.

Les explications sont multiples, comme l’augmentation du transport aérien favorisant l’importation de cas, dans un monde de plus en plus interconnecté. Mais un des facteurs les plus importants est sans doute le réchauffement climatique. En effet, les insectes comme les moustiques, ne pouvant pas réguler leur température, sont extrêmement sensibles aux variations climatiques.

Dans certaines régions, le changement climatique en cours accroît leur période d’activité. On observe ainsi des moustiques de plus en plus tôt dans l’année et leur disparition survient de plus en plus tardivement. Par ailleurs, jusqu’à une certaine température, la durée de vie des moustiques augmente avec la chaleur et leur métabolisme, accéléré, favorise la multiplication des virus dans leur organisme. Un cocktail détonnant…

Pour faire face à cette nouvelle situation, il est impératif de renforcer les réseaux de surveillance de ces virus émergents. En outre, l’élimination de l’eau stagnante (qui favorise la reproduction des moustiques) reste, avec les moyens de protection individuels contre les piqûres (moustiquaires, produits répulsifs), la meilleure stratégie actuelle pour lutter contre ces nouvelles menaces. Des menaces difficiles à anticiper, mais dont nous savons qu’elles deviendront quotidiennes dans les années à venir…

The Conversation

Yannick Simonin a reçu des financements de l’Université de Montpellier, la région Occitanie, l’ANRS-MIE, l’ANR et la Communauté Européenne (Horizon)

ref. Chikungunya, dengue, Nil occidental : en 2025, la France confrontée à une circulation virale sans précédent – https://theconversation.com/chikungunya-dengue-nil-occidental-en-2025-la-france-confrontee-a-une-circulation-virale-sans-precedent-265901

De Mai 68 à la génération Z : ce que les révoltes apportent à la démocratie

Source: The Conversation – France in French (3) – By Michel Wieviorka, Sociologue, membre Centre d’analyse et d’intervention sociologiques (CADIS, EHSS-CNRS), Auteurs historiques The Conversation France

Dans un contexte de droitisation qui étouffe l’horizon collectif, la mémoire de Mai 68 est parfois évoquée comme « origine du déclin ». Pourtant, son héritage rappelle qu’un changement social profond peut naître « d’en bas ». À l’échelle mondiale, la génération Z, ou Gen Z, relance aujourd’hui des formes de mobilisation qui contestent les élites, réinventent les symboles et réclament plus de démocratie. Une nouvelle promesse de transformation politique ?


Les tendances à la droitisation de la vie politique et intellectuelle française s’inscrivent dans un contexte de perte de repères. Qui ose parler de « jours heureux » à venir, comme le faisait le Conseil national de la résistance ? De « lendemains qui chantent » comme le Parti communiste français au temps de sa splendeur ?

À gauche, le discours ne prête guère à l’optimisme, il est surtout question de crises, sans horizon plus lointain que l’élection présidentielle de 2027. L’absence de perspectives est accablante, et la guerre en Ukraine, les horreurs du Proche-Orient ou la géopolitique erratique de Donald Trump alimentent des raisonnements dans lesquels les acteurs et les enjeux de la vie internationale occupent presque toute la place et semblent déconnectés des dynamiques sociales ou politiques internes aux sociétés concernées, en dehors du nationalisme.

La droitisation mine le débat démocratique en rejetant les demandes sociales au nom de leur supposé impact sur l’économie, et en disqualifiant les revendications culturelles en celui de l’intégrité de la nation et de l’universalisme abstrait que porte l’idée républicaine. La droite et l’extrême droite désignent notamment, parmi les coupables, Mai 68 et ses acteurs, qui en ayant sapé l’autorité auraient ouvert la voie au « wokisme » et autres « gangrènes ».

Le changement par le bas

Mai 68 a exercé un impact durable sur la vie collective, accélérant et même déclenchant l’entrée de la société dans l’ère postindustrielle, d’en bas, à partir de contestations, et non pas via des jeux politiciens et politiques publiques plus ou moins technocratiques. Il faut tirer une leçon de ce constat : Mai 68, dans ce qu’il a pu comporter de meilleur, nous invite à considérer avec confiance et bienveillance au moins certaines des mobilisations récentes ou contemporaines, et à y voir la marque non pas de crises (ou pas seulement) mais de nouveaux conflits propres à l’ère nouvelle, ou lui permettant d’advenir.

Hier, des actions collectives spectaculaires se sont opposées à des pouvoirs autoritaires : mouvement pro-démocratie « des parapluies » à HongKong, en 2014 ; « printemps arabe », inauguré en Tunisie en décembre 2010 ; soulèvement postélectoral de 2009 en Iran, avec le « mouvement vert », puis en 2022-2023 le mouvement « Femme-Vie-Liberté », sous la bannière de Mahsa Amini, jeune Kurde d’Iran tuée par la police des mœurs, etc.

Aujourd’hui se mobilise la génération Z, ou Gen Z, née grosso modo entre 1995 et 2010. Au Maroc, à Madagascar, en Indonésie, au Népal, au Pérou, au Kenya, etc., le mouvement Gen Z met en cause les classes dirigeantes, leurs dépenses fastueuses ou tout au moins superflues – des stades par exemple, moins urgents que l’accès à l’eau, à l’électricité, à un logement décent pour les plus démunis.




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Avec des différences d’un pays à l’autre, certes, Gen Z dénonce la corruption, le népotisme, les carences des services publics, l’injustice sociale, la précarité. Elle a soif d’écoute. Elle demande des droits. Elle se heurte à une répression violente, à des emprisonnements abusifs. Elle lutte à la fois pour diverses revendications, et pour les conditions de leur traitement politique, c’est-à-dire pour la démocratie ou pour son élargissement.

Gen Z est de son temps. À l’aise dans la culture du numérique, le mouvement use de l’IA non sans humour et s’organise grâce aux réseaux sociaux, tel Discord. Sa modernité culturelle globale s’observe aussi dans sa référence au manga One Piece et dans l’adoption comme emblème du drapeau de l’équipage du personnage principal, le pirate Luffy, qui libère les peuples et se bat contre un gouvernement corrompu.

Le mouvement est générationnel, mais ce n’est pas la guerre d’une génération contre d’autres.

Rien ne dit que Gen Z durera ou exercera un impact durable. La répression est toujours susceptible de l’emporter. Gen Z peut s’abolir, s’institutionnaliser pour donner naissance à un parti politique. Ou dégénérer, laisser la place à la spirale de la violence, au terrorisme, à la guerre civile. On observe déjà qu’il est lourd souvent de colère, de rage, et que, faute pour lui, de débouché politique, les débordements ne manquent pas : émeutes, pillages notamment. Mais comme Mai 68, il mérite d’être perçu dans ce qu’il présente de meilleur, son haut niveau de projet, sa capacité à innover culturellement et à se mobiliser pour des droits fondamentaux.

Et en France ?

On peut aisément repérer pour la France des points communs avec le mouvement Gen Z en considérant par exemple, pour les seules années récentes, les luttes écologistes, féministes, antiracistes, les gilets jaunes, Nuit debout, ou bien encore les manifestations contre la réforme des retraites.

Sociales, en effet, les demandes, ici, mettent aussi en jeu le revenu, la justice, l’égalité, l’accès à l’éducation, à la santé, au logement ou à l’emploi, le refus de la corruption – des thèmes chers à Gen Z.

Culturelles, elles peuvent porter sur l’environnement, ou concerner les identités minoritaires. En matière éthique, elles plaident pour d’autres relations entre les femmes et les hommes, contre le racisme, l’antisémitisme, pour des réponses appropriées aux questions liées à la vie et à la mort – des thèmes qui ne sont pas nécessairement ceux du mouvement Gen Z à l’étranger, mais qui ne s’opposent pas à eux.

Les mouvements contemporains, tout comme Gen Z, recourent aux réseaux sociaux, et tendent à privilégier une logique d’autogestion horizontale associée au refus de tout leader. Ils sont susceptibles d’adopter un objet emblématique, une couleur : un bonnet rouge (en Bretagne, en 2013), un gilet jaune (en 2018-2019).

Avec ici une différence considérable : s’il est possible de constater des caractéristiques générationnelles dans un pays comme la France, on n’a pas vu à ce jour s’affirmer une action collective puissante de jeunes de type Gen Z.

En démocratie, quand les demandes émanant de la société ne trouvent pas leur traitement politique faute de partis, d’instances, d’institutions où elles peuvent être entendues et débattues, elles débouchent chez les uns sur la violence, les rêveries révolutionnaires ou insurrectionnelles, chez d’autres sur l’apathie ou le découragement, chez d’autres encore sur un tropisme accru pour les réponses autoritaristes.

Dès lors, les forces extrêmes du spectre politique peuvent récupérer certaines de ces demandes en les intégrant et en les pervertissant. Les gilets jaunes ont ainsi été critiqués par exemple pour la place qu’a pu occuper le national-populisme dans le discours des acteurs, ou pour leur côté « mâle blanc hétéro ». Mais il n’y a aucune raison pour jeter le bébé avec l’eau du bain, les dérives avec l’essentiel, qui se lit dans les significations les plus élevées de l’action, et non dans ses dérapages.

Changer de société

Des points communs existent donc entre bien des mobilisations en France, et Gen Z. Mais une distinction les sépare, selon qu’elles jouent ou non un rôle dans le changement de type de société, et selon alors les acteurs qui les portent.

Ce n’est pas faire preuve de mépris, pour reprendre une notion récemment mise à l’honneur par le sociologue François Dubet, que de dire des luttes comme celle des gilets jaunes ou sur les retraites, qu’elles ne font guère partie des mobilisations caractéristiques d’une société post-industrielle (c’est-à-dire qui en appellent à une autre relation à la nature et à l’environnement, à d’autres conceptions de la production et de la consommation). Leurs enjeux, sociaux, sont hautement respectables ; mais bien peu dessinent un contre-projet de société. Leur niveau de projet ne vise pas à faire basculer la société dans une nouvelle ère – même si ces luttes sont plus ou moins pénétrées de thèmes post-industriels, par exemple lorsqu’elles cherchent à articuler le social et l’environnement (comme dans le Pacte du pouvoir de vivre porté par la CFDT et une soixantaine d’associations).

On l’a évoqué, l’appel à un contre-projet n’est pas aussi fortement associé à l’émergence d’une jeunesse. Et le désir d’entrer dans un nouveau monde se mêle confusément à la défense de ce qui faisait les charmes de l’ancien, ou se télescope avec lui. Les gilets jaunes, par exemple, reprochaient aux élites de parler de fin du monde quand eux parlaient de fin du mois.

Nous ne manquons pas d’analyses, de mises en garde et de propositions pour sortir d’une crise – de la démocratie, de la représentation politique, des partis, des institutions, du modèle républicain… Mais à trop parler de crise, on ne s’écarte pas de jeux politiciens tournés vers l’accès au pouvoir et obsédés par la perspective de la prochaine élection présidentielle.




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On en délaisse vite une toute autre perspective : celle d’une société animée par ses mouvements, par ses acteurs contestataires, et où des dynamiques conflictuelles dessinent des contre-projets, comme dans la sociologie d’Alain Touraine ou dans la philosophie politique de Claude Lefort ou de Paul Ricœur – de belles figures intellectuelles de la deuxième moitié du siècle dernier et du début de celui-ci. La leçon nous vient de pas si loin dans le temps – de ces penseurs, de Mai 68 – ou dans l’espace – de Gen Z.

Ne pas la méditer, sous-estimer aussi faibles soient-elles les mobilisations susceptibles de nous faire entrer plus vite et mieux dans l’ère post-industrielle, ou, pire encore, les disqualifier, c’est contribuer à la droitisation contemporaine de la vie collective, et faire le lit de l’extrémisme et de l’autoritarisme qui menacent.

The Conversation

Michel Wieviorka ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. De Mai 68 à la génération Z : ce que les révoltes apportent à la démocratie – https://theconversation.com/de-mai-68-a-la-generation-z-ce-que-les-revoltes-apportent-a-la-democratie-267886

La dynastie familiale des Lur Saluces aux origines du château d’Yquem

Source: The Conversation – France (in French) – By Gérard Hirigoyen, Professeur émérite Sciences de Gestion, Université de Bordeaux

Romain-Bertrand de Lur Saluces fait entrer le vin de Château d’Yquem à Sauternes (Gironde) dans le classement de 1855, en tant que seul Premier cru supérieur. FreeProd33/Shutterstock

Famille d’ancienne noblesse originaire de Guyenne, dans le sud-ouest de la France, les Lur Saluces sont indissociables d’un grand vin bordelais : le sauternes. Une famille autant attachée au maintien de ses traditions qu’à son intégration dans l’économie capitaliste avec les forges d’Uza, dans les Landes.


La famille de Lur s’établit au Xe siècle en Limousin. Au XVe siècle, Bertrand de Lur a deux fils. L’aîné Bertrand II, seigneur de Longa, conserve ses terres en Périgord et sa branche s’éteint au siècle suivant. Le cadet Pierre s’établit en Guyenne par son mariage à Riperas, avec Isabeau de Montferrand, vicomtesse d’Uza et baronne de Fargues. Le château de Fargues, édifié en 1306 par le cardinal Raymond Guilhem de Fargues, neveu du pape Clément V et la vicomté d’Uza entrent ainsi dans la famille.

En 1785, Louis-Amédée de Lur Saluces épouse Françoise-Joséphine de Sauvage, descendante de parlementaires bordelais, âgée de seize ans et demi, orpheline et dame d’Yquem. Elle devient comtesse de Lur Saluces et apporte en dot le fameux domaine qui allait devenir un des plus sûrs fondements de leur fortune au XIXe siècle.

Françoise-Joséphine, femme entrepreneure du XIXᵉ siècle

Joséphine d’Yquem, ou Françoise-Joséphine de Lur Saluces, née le 11 février 1768 à Bordeaux, est décédée le 6 novembre 1851 au château d’Yquem à Sauternes (Gironde).
Wikimedia

Si les qualités du vin d’Yquem sont reconnues depuis le milieu du XVIIe siècle, les Lur Saluces contribuent, grâce à leurs relations, à sa commercialisation après 1785. Très vite, le couple Louis-Amédée et Françoise-Joséphine s’emploie à donner à Yquem une reconnaissance à la hauteur de son potentiel.

Veuve à vingt ans, Françoise-Joséphine reprend seule la direction du domaine à la veille de la Révolution. Avec détermination, elle impose une gestion rigoureuse et visionnaire : sélection draconienne des raisins, avènement de la vendange par tries successives, perfectionnement des méthodes de vinification, innovation dans l’élevage.

En 1826, elle fait construire un chai à Yquem, ainsi qu’une tonnellerie, et réussit le lancement des premières bouteilles étiquetées avec liseré vieil or et, désormais iconique, couronne à sept pics. Cette gestion avisée permit de quadrupler les vignobles, non en superficie mais en valeur. Françoise-Joséphine se révèle, comme l’écrit Christel de Lassus, « une véritable femme entrepreneure du XIXe siècle ».




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Vers 1850, les Lur Saluces dominent un véritable empire viticole en Gironde
– plus de 700 hectares en Sauternais avec les châteaux d’Yquem, Fihlot, Coutet et Malle et environ 200 hectares en Saint-Emilionnais.

Forges d’acier d’Uza

L’activité économique des Lur Saluces ne se limite pas au seul domaine viticole. Dans leur domaine d’Uza, ils installent les premières forges dès 1759, et contribuent au désenclavement économique du Marensin et du pays de Born. En 1760, le jeune comte Claude Henri Hercule Joseph de Lur Saluces et sa sœur Marie Anne Henriette, épouse du comte de Rostaing, établissent au pied du château d’Uza une entreprise de forges industrielles, succédant à une ancienne activité de forge artisanale.

La forge d’Uza (Landes) est ondée en 1759 et cesse définitivement de fonctionner en 1981.
Wikimediacommons

Les forges sont longtemps prospères, grâce notamment aux contrats passés avec les fournisseurs de l’Armée royale pour la fourniture de boulets, et avec la Compagnie du Midi pour la réalisation de pièces pour le chemin de fer. Elles périclitent progressivement suite à l’ouverture en 1881 des Forges de l’Adour sises à Tarnos qui exercent une concurrence préjudiciable. Leur fermeture définitive a lieu en 1981.

Nouvelle identité nobiliaire

Au début du XVIIIe siècle, les Lur Saluces sont une très grande famille, liée aux Penthièvre, un des lignages les plus prestigieux de France et une des trois plus grandes fortunes du royaume. Ils symbolisent une noblesse typiquement bordelaise, du fait de leur enracinement séculaire, en terre bordelaise certes, mais aussi dans le sud de la Grande Lande. À la fin de l’Ancien Régime, leur appartenance à l’épée et leur ancienneté, en font toutefois un cas un peu à part, dans la noblesse bordelaise, majoritairement de robe et récente.

Après cette date, ils se replient dans leurs domaines, où ils consacrent l’essentiel de leur activité. Les repères de l’Ancien Régime ayant été perdus, il leur faut en trouver de nouveaux. La famille est attirée à la fois par la nouveauté de la ville et par la tranquillité de l’enracinement rural. Elle remet ses châteaux au goût du jour, au XVIIIe puis au XIXe siècle, pour exprimer son attachement à la monarchie légitimiste. À partir de la Restauration, les signes de distinction passent d’un luxe d’ostentation, dont la symbolique a perdu de sa consistance, vers un certain confort qui est désormais une marque de reconnaissance d’une élite.

Premier cru supérieur de Bordeaux

Les Lur Saluces d’Yquem de la fin du XVIIIᵉ siècle au milieu du XIXᵉ siècle, de Marguerite Figeac-Monthus.

Au XIXe siècle, les rendements viticoles passent progressivement de 40 à 10 quintaux à l’hectare, d’où un accroissement exceptionnel de la qualité. Cette évolution aboutit à la naissance des vins de Sauternes. Romain-Bertrand de Lur Saluces fait entrer Yquem dans l’histoire du classement de 1855, en tant que seul Premier cru supérieur. Au XXe siècle, le comte Alexandre de Lur Saluces en est l’ultime héritier, dirigeant du domaine de 1968 à 2004 avec la même rigueur. Il met en œuvre sa vision stratégique originale depuis 1970 dans des conditions difficiles de mauvaises récoltes successives.

Il privilégie la qualité de la vendange et du vin en s’affranchissant des contraintes climatiques (entraînant de faibles récoltes, voire le refus de toute vendange comme en 1972,1974 et 1992) et des conséquences financières de trésorerie. En ne conservant que des vins de qualité exceptionnelle, vendus en bouteille près de quatre ans après la récolte des grains de raisin, il construit une image fiable du Château d’Yquem et gagne durablement la confiance d’une élite de connaisseurs et d’amateurs.

Vente des parts à LVMH

Alexandre de Lur Saluces (1934-2023), gestionnaire du château d’Yquem et du château de Fargues tout au long de sa vie.
Wikimedia

Une dissension familiale apparaît au grand jour en novembre 1996 lorsque certains membres de la famille annoncent avoir vendu leurs parts du château d’Yquem à Bernard Arnault, le président-directeur général du groupe LVMH. Après deux ans de bataille juridique, Alexandre de Lur Saluces cède. Il accepte non seulement la cession de parts faites par 45 membres de sa famille, dont son frère aîné Eugène, mais il vend au groupe LVMH, les 10 % qu’il détient avec son fils Bertrand. Au fond, la multiplication des actionnaires familiaux bouscule l’unité séculaire et provoque l’arrivée de LVMH.

Pour Bertrand Hainguerlot, un des actionnaires vendeurs des parts sociales, la cession s’explique essentiellement pour des raisons fiscales liées aux droits de succession. Depuis 1957, une société civile immobilière possède le vignoble et le stock de vins en barriques. En 1992, afin de préparer la succession familiale, est créée une société en commandite par actions, qui gère l’exploitation, c’est-à-dire, le vignoble et la vinification. Les commanditaires sont les actionnaires familiaux et l’unique commandité Alexandre de Lur Saluces. Ce dernier reste dirigeant du château d’Yquem.

« Le nom de Lur Saluces figure sur l’étiquette, laisser un Lur Saluces à la tête du domaine, c’est assurer la pérennité », rappelle Alain Raynaud, président de l’Union des grands crus de Bordeaux.

Valeurs émotionnelles

Pour Alexandre de Lur Saluces, la valeur financière de cession très élevée, n’a pas compensé pour autant la perte de sa valeur émotionnelle : conservation des valeurs familiales, perpétuation de la dynastie, etc. Pour les autres actionnaires familiaux ayant obtenu 600 millions de francs (soit plus de 71 millions d’euros) sur le prix d’acquisition, il n’y a ni regret financier ni regret émotionnel.

À défaut de la terre, Alexandre de Lur Saluces transmettra la « morale d’Yquem », racontée pour la postérité dans un ouvrage. Le seigneur d’Yquem, devenu prince de Fargues, se consacre alors à recréer au château de Fargues, fief de la famille, un très grand sauternes. Il s’éteint le 24 juillet 2023.

Ce n’est pas la fin de l’histoire… mais l’histoire en marche. Après avoir passé plusieurs années à l’étranger, Philippe de Lur Saluces, représentant de la 16e génération, est revenu en 2014, aux côtés de son père. Il prend sa suite avec la volonté d’ouvrir de nouvelles perspectives pour Fargues.

The Conversation

Gérard Hirigoyen ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. La dynastie familiale des Lur Saluces aux origines du château d’Yquem – https://theconversation.com/la-dynastie-familiale-des-lur-saluces-aux-origines-du-chateau-dyquem-267121

Les Mondes du Nord, au cœur de l’histoire européenne

Source: The Conversation – in French – By Vivien Barrière, Maître de conférences en histoire ancienne et archéologie, CY Cergy Paris Université

Le char solaire de Trundholm (Danemark) mis au jour en Zélande du Nord en 1902. La face dorée (d’un diamètre de 25cm) symbolise le soleil tandis que le revers évoque la nuit. Il est daté d’environ 1400 avant notre ère. Bronze et or, 60cm de long.
Musée National du Danemark, Copenhague, CC BY-SA

Alors que l’Europe s’est longtemps pensée depuis la lumière méditerranéenne, foyer auto-proclamé de la démocratie et de la civilisation, le Nord est resté dans l’ombre, relégué aux marges du récit historique. Dans leur imposante somme Les Mondes du Nord : De la Préhistoire à l’âge viking, qui vient de paraître aux éditions Tallandier, les historiens Vivien Barrière, Stéphane Coviaux, Alban Gautier et Anne Lehoërff prennent cette vision à contre-pied et nous proposent une enquête sans précédent au-delà du 50e parallèle. En plaçant les peuples et les terres nordiques au centre de leur analyse, ils braquent toute la lumière sur la riche histoire du Nord jusqu’à la fin du premier millénaire.


Aux environs de l’an mille, l’abbé anglo-saxon Ælfric d’Eynsham écrit ces mots à propos de son pays, l’île de Grande-Bretagne :

« Cette terre n’est pas aussi forte en vigueur ici, sur le bord extérieur de l’étendue de la terre, qu’elle ne l’est au milieu, dans des terres fortes en vigueur. »

La formule, frappante, interroge. Pourquoi donc un Anglais du début du XIe siècle aurait-il l’impression de vivre « au bord du monde » ? Pourquoi regarde-t-il son île comme reléguée à l’extrémité d’un univers habité dont le centre est bien plus au sud, sur les rives de la Méditerranée ? Et pourquoi le fait d’habiter une terre aussi excentrée et septentrionale serait-il un signe de faiblesse, voire d’infériorité ? Serait-ce l’expression d’une vision du monde propre à Ælfric ?

Assurément non.

Un siècle et demi plus tard, l’auteur de la Passion de saint Olaf, sans doute l’archevêque de Nidaros, Eystein Erlendsson, évoque, en un prélude inspiré, l’histoire de la Norvège, « cette très vaste contrée située au nord, bordée au sud par la Dacie », dont les habitants, longtemps asservis par l’aquilon – autrement dit le paganisme –, venaient d’en être libérés par « le doux vent du sud » que Dieu avait fait souffler en ces contrées lointaines.

Cette façon de se représenter le monde a en réalité une longue histoire. Portée par des géographes grecs, romains, arabes ou européens, reprise avec le développement des études historiques au XIXe siècle, elle fait de la Méditerranée la matrice de toute civilisation, le cœur, l’omphalos, une sorte de repère à partir duquel s’est construit un récit reléguant toutes les régions avoisinantes au rang de marges. À regarder l’Europe à travers une carte où le Nord magnétique est conventionnellement en haut et la Méditerranée « au milieu », l’esprit finit par intégrer que c’est sous cet angle que l’histoire doit être pensée.

Les Nords aux marges d’une histoire européenne centrée sur la Méditerranée

Dès lors, les Nords européens, plus pauvres et moins peuplés, apparaissent seconds, voire arriérés face au cœur méditerranéen des civilisations. La puissance de cette représentation est telle qu’un Anglais comme Ælfric ou qu’un Norvégien comme Eystein l’ont intériorisée ; et ce n’est que tardivement, avec la Réforme, la révolution industrielle et surtout l’éclatante prospérité des pays nordiques contemporains, que cette relégation s’est peu à peu renversée, faisant du Nord une direction dotée de connotations positives et des terres septentrionales des régions porteuses de progrès, motrices dans l’histoire humaine.

Par conséquent, écrire l’histoire de l’Europe, singulièrement dans ses périodes anciennes, a très souvent consisté à reproduire la marginalisation du Nord en mettant les sociétés méridionales au cœur du récit et des analyses. Tout au plus faisait-il irruption, de temps en temps, sous forme de bandes de pillards et de barbares dont on cherchait au mieux à élucider l’origine : des Cimbres et Teutons aux vikings en passant par les « grandes invasions », tout se passe comme si les peuples du Nord n’avaient accès à la « grande histoire » que lorsque certains de leurs représentants franchissaient le 50e parallèle de latitude nord. Les Européens du Nord ont pourtant une histoire qui ne se résume pas à cette vision réductrice. Retournons donc la carte.

En déplaçant le regard et en choisissant sciemment une géographie qui place les mers septentrionales au centre, quelle histoire écrit-on ?

Déplacer le regard

Tel est le point de départ de cet ouvrage rédigé par quatre auteurs : relever le défi d’une approche différente, qui se concentre sur des sociétés qui ont, elles aussi, une histoire pleine, riche, entière et non de « seconde zone ». Cette position, autant au sens géographique qu’intellectuel du terme, pourrait sembler artificielle. Elle ne l’est pas plus que celle qui consiste à reléguer les Nords au point de les exclure, sciemment ou non.

Cet extrait est issu de l’ouvrage Les Mondes du Nord : De la Préhistoire à l’âge viking, de Vivien Barrière, Stéphane Coviaux, Alban Gautier et Anne Lehoërff, qui vient de paraître aux éditions Tallandier.
CC BY

Centrer l’attention sur « les Nords européens », c’est donc repousser la Méditerranée au bord de la carte, faire apparaître le Sud uniquement lorsque c’est nécessaire, comme une périphérie. Ainsi, au long des pages qui suivent, l’ombre de Rome – la Rome impériale des Césars puis celle, chrétienne, des papes – planera à plusieurs reprises sur « nos » Nords, mais elle restera le plus souvent en marge : Rome sera le nom d’un acteur certes influent, mais lointain, intervenant activement ou plus discrètement, sans que ces interventions soient vues comme les seules et uniques causes de développements dont les dynamiques sont d’abord à chercher dans les Nords eux-mêmes.

Où commencent, où s’arrêtent les Nords ? Imposer à l’étude un cadre géographique rigide et immuable sans aucune fluctuation sur plus de dix mille siècles n’aurait guère de sens. Si leur limite méridionale s’établit autour du 50e parallèle, traversant de part en part la grande plaine nord-européenne qui va des confins de l’Ukraine et de la Biélorussie jusqu’à la Picardie et, plus à l’ouest, à la Grande-Bretagne, il importe toutefois, selon les moments de l’histoire, d’élargir la focale.

En dépit de ces nécessaires fluctuations, le cœur du propos reste centré sur les régions qui bordent deux grandes mers, deux autres Méditerranées autour desquelles les échanges et les circulations n’ont cessé de façonner l’histoire depuis la formation de cet ensemble maritime au VIIe millénaire avant notre ère : la mer du Nord (avec la Manche) et la Baltique.

La mer du Nord et la mer Baltique

La première est une aire ouverte, propice au commerce, aux communications et à toutes les circulations, et ce, jusqu’à aujourd’hui. Rotterdam, qui n’est plus que le huitième port du monde en tonnage, reste le premier port européen : avec les trois suivants que sont Anvers, Hambourg et Amsterdam, il ouvre sur la mer du Nord. Celle-ci communique en effet avec l’Atlantique Nord par trois voies et passages larges et aisément praticables. On trouve d’abord la mer de Norvège : ouvrant sur un Nord plus extrême, elle donne accès aux régions polaires. Puis, le couloir formé par un chapelet d’archipels – Orcades, Shetland, Féroé – mène vers l’Islande et, au-delà, vers le Groenland et l’Amérique : on dira comment les vikings, à partir du IXe siècle, ont été les premiers à l’emprunter régulièrement. Enfin, au sud-ouest, le pas de Calais est un détroit relativement large (33 km au plus étroit). Cela explique sans doute pourquoi, à l’exception de Rome, nulle puissance n’a jamais contrôlé durablement ses deux rives ni été en mesure de limiter les circulations : la Manche, par conséquent, est à maints égards un prolongement de la mer du Nord, et leurs histoires sont étroitement liées.

La Baltique est au contraire une mer fermée. De nos jours, alors même que les classements incluent plusieurs ports de mers fermées comme la Méditerranée et la mer Noire, aucun des cinquante premiers ports mondiaux n’est situé sur ses rives. Des seuils de hauts-fonds divisent cette mer peu profonde en bassins, comme la baie de Lübeck, le golfe de Riga, le golfe de Finlande ou le golfe de Botnie. Sa seule ouverture est à l’ouest, où elle communique avec l’ensemble Kattegat/Skagerrak et avec la mer du Nord. À cette charnière entre deux mers, plus de 400 îles danoises dessinent un labyrinthe de passages maritimes – les principaux étant le Sund (ou Øresund), le Grand Belt et le Petit Belt –, tous assez étroits pour qu’on ait pu récemment y construire des ponts. L’accès est donc bien plus facile à contrôler qu’aux autres extrémités de la mer du Nord. Même si la Suède a pris possession au XVIIe siècle de la rive orientale du Sund, on est ici au cœur de ce qui a constitué, dès l’âge viking, la puissance des rois de Danemark.

Une cartographie de plus de dix mille siècles d’histoire

Quitte à faire le choix de l’immensité, autant relever également le défi de la très longue durée.

Les dernières recherches le permettent, en dessinant la possibilité d’une cartographie des temps les plus anciens, dans ces Nords dont l’histoire s’ouvre, comme celle de toute l’humanité, en Afrique. Les lignées humaines fossiles atteignent ces régions au climat hostile il y a 800 000 ans, et Homo sapiens ne s’y installe définitivement qu’au gré de la fonte progressive des glaciers, à partir de – 21 000/– 20 000.

Son histoire s’inscrit alors dans un paysage très différent de celui d’aujourd’hui.

Les mers que l’on connaît n’existent qu’en partie, tandis que d’immenses terres, depuis englouties, sont habitées : le « Doggerland ». À partir de 6500 avant notre ère environ, les Nords sont, globalement, ceux du monde contemporain. La naissance du monde agricole (le Néolithique) y est plurielle. Au cours des périodes suivantes (Âge du bronze, Âge du fer), les hommes y sont très mobiles.

C’est à partir de la fin de l’Âge du fer que l’on commence à identifier de manière plus précise les langues et les cultures des populations, qu’elles soient celtiques, germaniques, baltes, slaves ou finno-ougriennes. Ces groupes humains circulent, s’établissent, se rencontrent, échangent, sans que jamais les frontières entre eux soient durablement fixées. Viennent ensuite les Romains puis, dès le début du Moyen Âge, les Francs, qui se veulent leurs successeurs : les uns et les autres se font notamment les propagateurs du christianisme, dont l’empreinte marque durablement les mondes du Nord.

Dès lors, ceux-ci en viennent, surtout à partir du XIIe siècle, à ressembler à maints égards aux autres régions d’Europe : mêmes systèmes de gouvernement, même paysage religieux, même culture latine, mêmes façons d’écrire l’histoire des peuples et de leurs dirigeants. C’est là que se terminera notre histoire, car nous regardons d’abord les premiers temps qui ont fait l’originalité de ces espaces.

C’est donc l’histoire de Nords préhistoriques, anciens et médiévaux, toujours profondément singuliers bien que jamais séparés du reste du continent, que nous retraçons dans ce livre.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

ref. Les Mondes du Nord, au cœur de l’histoire européenne – https://theconversation.com/les-mondes-du-nord-au-coeur-de-lhistoire-europeenne-268725

Active Clubs : le corps comme champ de bataille de l’extrême droite

Source: The Conversation – in French – By Frédérick Nadeau, Anthropologue, professionnel de recherche, Université de Sherbrooke ; Université du Québec à Montréal (UQAM)

Écoutez cet article en version audio générée par l’IA.

Sur les réseaux sociaux, des photos de jeunes hommes torse nu, bras croisés devant des drapeaux aux symboles runiques ou celtiques, se multiplient. Ces images ne viennent pas de clubs de sport ordinaires : elles montrent un réseau d’extrême droite transnational, les Active Clubs.

Derrière l’apparence anodine du fitness et des appels à devenir « la meilleure version de soi-même », ces groupes mêlent camaraderie virile, nationalisme blanc et discours accélérationnistes. Leur credo : se forger un corps fort et discipliné pour préparer une guerre raciale et participer à la « reconquête » de la civilisation occidentale.

Quand le sport devient un terrain d’endoctrinement

Les Active Clubs sont nés aux États-Unis, inspirés par le Rise Above Movement, fondé en 2017 par Robert Rundo, militant néonazi californien. Exilé en Roumanie, Rundo a imaginé une constellation de clubs locaux et décentralisés dont le principe est simple : remplacer les grandes organisations hiérarchiques par des cellules autonomes, plus difficiles à réprimer, où la pratique sportive devient un outil de radicalisation.

Aujourd’hui, on retrouve des chapitres au Canada, en Europe et jusqu’en Australie. Selon l’organisation américaine Global Project Against Hate and Extremism, leur nombre aurait augmenté de 25 % depuis 2023 (187 clubs, dans 27 pays).

En s’entraînant ensemble, les membres développent une solidarité fondée sur l’effort, la discipline et la loyauté, des valeurs phares de l’idéologie fasciste. Le corps musclé, endurant, prêt au combat devient le symbole d’un ordre moral et racial à restaurer.

Le penseur d’extrême droite italien Julius Evola mis de l’avant par les Active Clubs.
(Message de Gym XIV sur le canal Telegram SoCal Active Club, juin 2025, consulté le 11 juin 2025), CC BY

Inspirée par la pensée « accélérationniste – une idéologie qui appelle à provoquer, voire à précipiter l’effondrement de la société libérale pour permettre la « renaissance » d’une civilisation blanche –, cette vision se traduit dans des milliers de publications diffusées sur des applications de messagerie sécurisée comme Telegram. Les vidéos, images et symboles partagés créent une culture visuelle unifiée : celle d’un nationalisme blanc 3.0, globalisé et esthétiquement séduisant.

Au Canada, certains membres des Active Clubs ont été liés à des organisations désignées terroristes comme AtomWaffen Division (AWD). Après la condamnation de son propagandiste Patrick Gordon MacDonald en 2025, plusieurs sympathisants d’AWD se sont réorientés vers les Active Clubs.

Le corps comme instrument de radicalisation

Les publications des Active Clubs montrent souvent des entraînements collectifs, des randonnées en forêt ou des séances de boxe en plein air. Les messages sur Telegram insistent sur la rigueur, la virilité et la fraternité. On peut lire sur un canal du réseau :

Nous rejetons la faiblesse, la passivité et la décadence de notre époque. À leur place, nous cultivons la préparation physique, la force mentale et un engagement indéfectible envers notre peuple et notre mission. Par l’entraînement, la discipline et l’épreuve partagée, nous devenons plus forts – individuellement et collectivement.

Ce discours illustre ce que nous appelons « l’engagement corporel » : une manière d’incarner politiquement ses convictions à travers le corps, le style de vie et les gestes du quotidien. Dans cette logique, le politique se vit d’abord comme un rapport à soi. Les militants sont encouragés à transformer leur alimentation, leur apparence, leurs loisirs, et même leurs relations intimes pour correspondre à l’idéal promu par le mouvement.

Cette stratégie donne une dimension sensible et émotionnelle à l’idéologie. Elle rend la radicalité expérientielle : on n’adhère pas seulement à des idées, on les vit, on les ressent, on les performe. C’est l’une des raisons rendant les Active Clubs séduisants pour certains jeunes hommes en quête de sens, de communauté et de modèles masculins.

Des hommes se battent
Les Active Clubs veulent donner un visage respectable à l’extrême droite.
(Canal Telegram AC x OFFICIAL), CC BY

Une sociabilité viriliste qui radicalise sans en avoir l’air

À la différence des organisations explicitement politiques, les Active Clubs investissent des espaces ordinaires. Sur les réseaux, ils se mettent en scène à l’entraînement, faisant du bénévolat ou nettoyant des lieux publics, des activités qui deviennent des rituels de socialisation et donnent l’image d’une jeunesse disciplinée et, surtout, fréquentable, loin des clichés du militant néonazi qui circulent dans la culture populaire. On peut lire sur le canal Telegram du SoCal Active Club :

Les Active Clubs ne devraient pas être menaçants ni effrayants ; cette image est dépassée et de mauvais goût. Les jeunes veulent avant tout s’épanouir à travers la fraternité et l’influence positive du modèle des Active Clubs

Des hommes se battent
Les Active Clubs font la promotion de l’action communautaire.
(Publiée sur le canal AC x OFFICIAL, consulté le 22 juillet 2025), CC BY

Sous couvert de sport et de camaraderie, les Active clubs opèrent un travail de politisation en douceur, inculquant progressivement des récits d’identité, de hiérarchie et de pureté morale et raciale. Leurs publications opposent systématiquement une distinction fréquente dans les idéologies fascistes entre les « forts » – sains, disciplinés – et les « faibles », décrits comme parasites à la morale décadente. Ces images produisent un sentiment d’appartenance fondé sur la fierté d’être du « bon côté » : celui des forts, des purs, des éveillés.




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Le fascisme sous le masque du bien-être

Ce qui rend les Active Clubs particulièrement dangereux, c’est leur capacité à déplacer la radicalisation politique vers le champ du quotidien, à la transformer en culture du bien-être. En reprenant le langage du dépassement de soi, de la fraternité et de la discipline, ils esthétisent la violence plutôt que de la rejeter. Là où les groupuscules néofascistes ou skinheads exhibaient une brutalité frontale et une esthétique marginale, les Active Clubs transforment cette violence en valeur morale, la présentant comme une expression de santé, d’honneur et de loyauté.


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Cette esthétisation du politique brouille les repères : elle rend la radicalité attirante, presque inspirante, en s’appuyant sur des émotions positives (le courage, la loyauté, l’accomplissement de soi) pour légitimer des idéaux autoritaires.

À travers une rhétorique et une esthétique empruntées au bien-être et à la performance, les Active Clubs transforment le fascisme en un mode de vie désirable.

Des hommes alignés tiennent une banderole
À travers les Active Clubs, on assiste à la transnationalisation du nationalisme blanc, écrivent les auteurs.
(Message repéré sur le canal Telegram Nationlist-13, 21 avril 2025, consulté le 3 juin 2025), CC BY

Déjouer la séduction viriliste de l’extrême droite

Pour comprendre ces nouvelles formes de radicalisation, il ne suffit plus d’étudier les discours ou programmes politiques ; il faut observer les corps, les gestes et les affects.

Les Active Clubs montrent que la bataille culturelle se joue désormais aussi dans les gyms, les stories Instagram et les podcasts de développement personnel. Pour changer le monde, il faut d’abord se changer soi.




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En donnant à la radicalité les apparences du dépassement personnel et de la camaraderie, les Active Clubs participent à une banalisation de l’extrême droite. Ils traduisent certains codes du fascisme – hiérarchie, pureté, virilisme – dans le langage néolibéral de la performance, du bien-être et de la santé. En fusionnant culte du corps et idéologie radicale, ils rendent le fascisme désirable, car compréhensible à travers des valeurs hégémoniques liées à l’individualisme. Ce faisant, ils contribuent à l’émergence d’un nouveau nationalisme blanc : moins frontalement politique, mais plus diffus, plus culturel, et donc plus difficile à repérer et à combattre pour les autorités policières, mais aussi pour les parents, les éducateurs et la société civile en général.

Reconnaître cette dimension corporelle et esthétique de l’extrême droite est essentiel, car c’est souvent dans les espaces les plus ordinaires du quotidien que s’opère la radicalisation.

La Conversation Canada

Frédérick Nadeau a reçu des financements du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH) et des Fonds de recherche du Québec (FRQ).

Tristan Boursier a reçu des financements du Fonds de recherche du Québec (FRQ).

ref. Active Clubs : le corps comme champ de bataille de l’extrême droite – https://theconversation.com/active-clubs-le-corps-comme-champ-de-bataille-de-lextreme-droite-268338

Il y a cent ans, naissait le « New Yorker » sur une table de poker

Source: The Conversation – France (in French) – By Christopher B. Daly, Professor Emeritus of Journalism, Boston University

Le « New Yorker » a repoussé les frontières du journalisme s’intéressant à tout ce que les autres magazines avaient tendance à dédaigner. Design Uncensored

Lancé en 1925 par un dandy, Harold Ross, le « New Yorker » a imposé un ton, un style et une exigence littéraire qui ont redéfini la presse américaine.

Littéraire dans son ton, grand public dans sa portée et traversé d’un humour mordant, le New Yorker a apporté au journalisme américain une sophistication nouvelle – et nécessaire – lorsqu’il a été lancé il y a cent ans ce mois-ci.

En menant mes recherches sur l’histoire du journalisme américain pour mon livre Covering America, je me suis passionné pour l’histoire de la naissance du magazine et pour celle de son fondateur, Harold Ross.

Ross s’intégrait sans peine dans un milieu des médias foisonnant de fortes personnalités. Il n’avait jamais achevé ses études secondaires. Divorcé à plusieurs reprises et rongé par les ulcères, il affichait en permanence un sourire aux dents clairsemées et une chevelure en brosse caractéristique. Il consacra toute sa vie d’adulte à une seule et même entreprise : le magazine The New Yorker.

Pour les lettrés, par les lettrés

Né en 1892 à Aspen, dans le Colorado, Ross travailla comme reporter dans l’Ouest alors qu’il était encore adolescent. Lorsque les États-Unis entrèrent dans la Première Guerre mondiale, il s’engagea. Envoyé dans le sud de la France, il déserta rapidement et gagna Paris, emportant avec lui sa machine à écrire portable Corona. Il rejoignit alors le tout nouveau journal destiné aux soldats, le Stars and Stripes, qui manquait tellement de personnel qualifié que Ross y fut engagé sans la moindre question, bien que le journal fût une publication officielle de l’armée.

Harold Ross et Jane Grant en 1926
Harold Ross et Jane Grant en 1926.
Université d’Oregon

À Paris, Ross fit la connaissance de plusieurs écrivains, dont Jane Grant, première femme à avoir travaillé comme reporter au New York Times. Elle devint plus tard la première de ses trois épouses.

Après l’armistice, Ross partit pour New York et n’en repartit plus vraiment. Là, il fit la rencontre d’autres écrivains et rejoignit rapidement un cercle de critiques, dramaturges et esprits brillants qui se retrouvaient autour de la Table ronde de l’hôtel Algonquin, sur la 44e Rue Ouest à Manhattan

Au cours de déjeuners interminables et copieusement arrosés, Ross fréquentait et échangeait des traits d’esprit avec quelques-unes des plus brillantes figures du milieu littéraire new-yorkais. De ces réunions naquit aussi une partie de poker au long cours à laquelle participaient Ross et celui qui deviendrait son futur bailleur de fonds, Raoul Fleischmann, issu de la célèbre famille productrice de levure.

Au milieu des années 1920, Ross décida de lancer un magazine hebdomadaire consacré à la vie métropolitaine. Il voyait bien que la presse magazine connaissait un essor considérable, mais n’avait aucune envie d’imiter ce qui existait déjà. Il voulait publier un journal qui s’adresserait directement à lui et à ses amis – de jeunes citadins ayant séjourné en Europe et lassés des platitudes et des rubriques convenues qui remplissaient la plupart des périodiques américains.

Mais avant tout, Ross devait établir un business plan.

Le type de lecteurs cultivés qu’il visait intéressait également les grands magasins new-yorkais, qui y virent une clientèle idéale et manifestèrent leur volonté d’acheter des encarts publicitaires. Sur cette base, le partenaire de poker de Ross, Fleischmann, accepta de lui avancer 25 000 dollars pour démarrer – soit l’équivalent d’environ 450 000 dollars actuels.

Ross fait tapis

À l’automne 1924, installé dans un bureau appartenant à la famille Fleischmann, au 25 West 45th Street, Ross se mit au travail sur la plaquette de présentation de son magazine :

« The New Yorker sera le reflet, en mots et en images, de la vie métropolitaine. Il sera humain. Son ton général sera celui de la gaieté, de l’esprit et de la satire, mais il sera plus qu’un simple bouffon. Il ne sera pas ce que l’on appelle communément radical ou intellectuel. Il sera ce que l’on appelle habituellement sophistiqué, en ce qu’il supposera chez ses lecteurs un degré raisonnable d’ouverture d’esprit. Il détestera les balivernes. »

Ross ajouta cette phrase devenue célèbre : « Le magazine n’est pas conçu pour la vieille dame de Dubuque. » Autrement dit, le New Yorker ne chercherait ni à suivre le rythme de l’actualité, ni à flatter l’Amérique moyenne. Le seul critère de Ross serait l’intérêt d’un sujet – et c’est lui seul qui déciderait de ce qui méritait d’être jugé intéressant. Il misait tout sur l’idée, audacieuse et improbable, qu’il existait assez de lecteurs partageant ses goûts – ou susceptibles de les découvrir – pour faire vivre un hebdomadaire à la fois élégant, impertinent et plein d’esprit.

Ross faillit échouer. La couverture du premier numéro du New Yorker, daté du 21 février 1925, ne montrait ni portraits de puissants ni magnats de l’industrie, aucun titre accrocheur, aucune promesse tapageuse. Elle présentait à la place une aquarelle de Rea Irvin, ami artiste de Ross, représentant un personnage dandy observant attentivement – quelle idée ! – un papillon à travers son monocle. Cette image, surnommée Eustace Tilly, devint l’emblème officieux du magazine.

Le magazine trouve son équilibre

À l’intérieur de ce premier numéro, le lecteur découvrait un assortiment de blagues et de courts poèmes. On y trouvait aussi un portrait, des critiques de pièces et de livres, beaucoup de potins et quelques publicités.

L’ensemble n’était pas particulièrement impressionnant, donnant plutôt une sensation de patchwork, et le magazine eut du mal à démarrer. Quelques mois à peine après sa création, Ross faillit même tout perdre lors d’une partie de poker arrosée chez Herbert Bayard Swope, lauréat du prix Pulitzer et habitué de la Table ronde. Il ne rentra chez lui que le lendemain midi, et lorsque sa femme fouilla ses poches, elle y trouva des reconnaissances de dettes atteignant près de 30 000 dollars.

Fleischmann, qui avait lui aussi participé à la partie mais s’en était retiré à une heure raisonnable, entra dans une colère noire. Nul ne sait comment mais Ross réussit à le convaincre de régler une partie de sa dette et de le laisser rembourser le reste par son travail. Juste à temps, le New Yorker commença à gagner des lecteurs, bientôt suivis par de nouveaux annonceurs. Ross finit par solder ses dettes auprès de son ange gardien.

Une grande part du succès du magazine tenait au génie de Ross pour repérer les talents et les encourager à développer leur propre voix. L’une de ses premières découvertes majeures fut Katharine S. Angell, qui devint la première responsable de la fiction du magazine et une source constante de bons conseils. En 1926, Ross recruta James Thurber

et E.B. White, qui accomplissaient toutes sortes de tâches : rédaction de « casuals » – de courts essais satiriques –, dessin de caricatures, rédaction de légendes pour les dessins des autres, reportage pour la rubrique Talk of the Town et commentaires divers.

À mesure que le New Yorker trouvait sa stabilité, les rédacteurs et les auteurs commencèrent à perfectionner certaines de ses marques de fabrique : le portrait fouillé, idéalement consacré à une personne qui ne faisait pas l’actualité mais méritait d’être mieux connue ; les longs récits de non-fiction nourris d’enquêtes approfondies ; les nouvelles et la poésie ; et bien sûr les dessins humoristiques en une case ainsi que les comic strips.

D’une curiosité insatiable et d’un perfectionnisme maniaque en matière de grammaire, Ross était prêt à tout pour garantir l’exactitude. Les auteurs récupéraient leurs manuscrits couverts de remarques au crayon exigeant des dates, des sources et d’interminables vérifications factuelles. L’une de ses annotations les plus typiques était : « Who he ? » (NDT : « C’est qui, lui ? »).

Durant les années 1930, alors que le pays traversait une implacable crise économique, le New Yorker fut parfois critiqué pour son indifférence apparente à la gravité des problèmes nationaux. Dans ses pages, la vie semblait presque toujours légère, séduisante et plaisante.

C’est pendant la Seconde Guerre mondiale que le New Yorker trouva véritablement sa place, tant sur le plan financier qu’éditorial. Il finit par découvrir sa voix propre : curieuse, ouverte sur le monde, exigeante et, en fin de compte, profondément sérieuse.

Ross découvrit également de nouveaux auteurs, parmi lesquels A.J. Liebling, Mollie Panter-Downes et John Hersey, qu’il débaucha du magazine Time d’Henry Luce. Ensemble, ils produisirent certains des plus grands textes de la période, notamment le reportage majeur de Hersey sur l’usage de la première bombe atomique dans un conflit.

Un joyau du journalisme

Au cours du siècle écoulé, le New Yorker a profondément marqué le journalisme américain. D’une part, Ross a su créer les conditions permettant à des voix singulières de se faire entendre. D’autre part, le magazine a offert un espace et un encouragement à une forme d’autorité non académique : un lieu où des amateurs éclairés pouvaient écrire des articles sur les manuscrits de la mer Morte, la géologie, la médecine ou la guerre nucléaire, sans autre légitimité que leur capacité à observer avec attention, raisonner avec clarté et construire une phrase juste.

Enfin, il faut reconnaître à Ross le mérite d’avoir élargi le champ du journalisme bien au-delà des catégories traditionnelles que sont le crime, la justice, la politique ou le sport. Dans les pages de ce magazine, les lecteurs ne trouvaient presque jamais ce qu’ils pouvaient lire ailleurs. À la place, les lecteurs du New Yorker pouvaient y découvrir à peu près tout le reste.

The Conversation

Christopher B. Daly ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Il y a cent ans, naissait le « New Yorker » sur une table de poker – https://theconversation.com/il-y-a-cent-ans-naissait-le-new-yorker-sur-une-table-de-poker-268957

Comment expliquer l’éternel retour du roller

Source: The Conversation – France (in French) – By Alexandre Chartier, Doctorant en Sciences et techniques des activités physiques et sportives, enseignant vacataire, Université de Bordeaux

La randonnée Rollers et Coquillages (2013) Alexandre Chartier/FFRS

Accessoires de spectacle dès le XVIIᵉ siècle, les patins à roulettes ont vu le jour en Europe, dans l’ombre du patinage sur glace. Aux grandes modes aristocratiques et mondaines à l’aube du XXᵉ siècle, ont succédé de multiples périodes d’engouements, aux formes et aux modalités renouvelées. Pourtant, le roller n’est jamais parvenu véritablement à s’installer en France comme « fait culturel ».


La pandémie de Covid-19 et les confinements ont déclenché un regain d’intérêt pour le roller. Entre 2020 et 2022, les ventes de patins ont bondi de 300 % aux États-Unis et ont suivi les mêmes tendances en France. À travers des influenceuses, telles qu’Ana Coto ou Oumi Janta, la génération TikTok a réinvesti les rues et les places. Les marques n’ont pas tardé à relancer des modèles au look à la fois vintage et modernisé.

Cet engouement récent ne surgit cependant pas du néant. Il s’inscrit dans une longue histoire de modes successives du patinage à roulettes en France et dans le monde. C’est en les reconvoquant, en questionnant le rôles des acteurs et leurs représentations que l’on peut mieux saisir pourquoi le roller peine encore à s’imposer comme un fait culturel durable et fonctionne donc par effraction, par mode.

Une première vague : la « rinkomanie » de 1876

La première grande mode du patinage à roulettes remonte aux alentours de 1876. La vogue du skating, incarnée par les patins à essieux de James Leonard Plimpton, traverse l’Atlantique et atteint l’Europe. Henry Mouhot dépeint cet engouement sans précédent dans son ouvrage la Rinkomanie (1875).

En France, près de 70 patinoires à roulettes, les skating-rinks, ouvrent leurs portes en l’espace de trois ans. Majoritairement fréquentés par l’aristocratie, la haute bourgeoisie et « l’élite voyageuse », ils deviennent des lieux incontournables de sociabilité urbaine et cosmopolite.

Le patinage à roulettes est alors considéré comme une alternative au patinage sur glace dont il reproduit les attitudes et les techniques corporelles. A contrario de son aïeul sur lames, il permet de pratiquer toute l’année.

Pourtant, malgré les aspirations hygiénistes, l’anglomanie et le caractère de nouveauté, la mode décroît rapidement sous l’influence de plusieurs facteurs : un matériel innovant mais largement perfectible demandant une maîtrise technique importante, la fragilité des entreprises commerciales, la mauvaise fréquentation des rinks, l’absence d’institutionnalisation ou encore la concurrence d’autres pratiques, telles que la vélocipédie.

1910 : de la pratique loisir mondaine à la « sportivisation »

Une série d’innovations technologiques notables, tels que les roulements à billes, combinée à des conditions d’accès plus strictes aux patinoires, contribuent à relancer l’intérêt pour le patinage à roulettes à la veille de la Première Guerre mondiale. Sam Nieswizski (1991) avance que l’imminence du conflit a incité la bourgeoisie au divertissement. Près de 130 skating-rinks sortent de terre entre 1903 et 1914, à Paris et en province. Ils sont édifiés particulièrement sur la Côte Atlantique et dans les lieux de villégiature du tourisme britannique.

À l’instar du ping-pong, loisir mondain et élégant, le patinage à roulettes fonde ses premiers clubs de hockey sur patin à roulettes, de course et de figures. La « sportivisation » du patinage à roulettes en tant que « processus global de transformation des exercices physiques et des pratiques ludiques anciennes en sport moderne » a débuté à la fin du XIXe siècle. La Fédération des patineurs à roulettes de France voit le jour en 1910.

Dans le même temps, la pratique populaire et enfantine en extérieur se développe, non sans susciter la répression policière. À Paris, la préfecture tente de contenir le déferlement des patineurs sur la voie publique en prenant un arrêté qui interdit la pratique aux alentours du jardin du Luxembourg. Elle déclenche de vives réactions de journaux, comme le Matin ou l’Humanité, qui se mobilisent pour défendre la pratique populaire face à la conception bourgeoise du patinage en skating-rink.

La mode de 1910 s’avère pourtant structurante : elle amorce la popularisation et la sportivisation de la pratique qui se prolongent dans l’entre-deux-guerres avec la création de la fédération internationale et avec les premiers championnats d’Europe et du monde. Le déclenchement du conflit et les résistances institutionnelles pourraient pour partie expliquer qu’il n’ait pas existé en France une période d’ancrage culturel aussi profonde que celle observée durant la Roller Skate Craze américaine des années 1920-1950.

Le skating-rink de l’Alhambra à Bordeaux (Gironde), en 1903.
Archives de Bordeaux Métropole

Des résurgences cycliques au cours du XXᵉ siècle

L’entre-deux-guerres voit l’émergence du roller-catch : l’ancêtre professionnel de l’actuel roller derby investit le Vélodrome d’hiver en 1939. Plus spectacle que sport, la pratique est rejetée par la fédération internationale, mue par les valeurs de l’amateurisme. Elle renaîtra sous une forme modernisée et féministe au début des années 2000.

Durant les années 1950 et jusqu’aux années 1980, clubs et compétitions se développent dans la confidentialité. En parallèle, la production à faible coût de patins à roulettes réglables en longueur favorise la pratique enfantine.

À la fin des années 1970, l’avènement des roues en uréthane rend la glisse plus confortable, fluide et ouvre de nouvelles perspectives techniques. Les roller-skates au look de chaussure sport d’un seul tenant accompagnent la vague roller-disco. Des films comme La Boum ou Subway montrent alors deux représentations antinomiques mais coexistantes du patinage à roulettes. À partir de 1981, les milliers de patineurs de Paris sur roulettes investissent dans les rues de la capitale, à tel point que les piétons demandent leur interdiction. Taxés de marginaux, ils préfigurent la conquête de la ville des années 1990-2000.

La série Stranger Things (1983-1987) convoque l’imaginaire collectif avec une scène mémorable dans un skating-rink qui montre l’importance du patinage à roulettes dans la culture américaine.

À l’aube du XXIe siècle, des marques emblématiques, comme Rollerblade, sont à l’initiative du boom du roller « inline » et rajeunissent l’image surannée du patin à essieux. Le roller devient cool, branché, écologique. Il s’inscrit dans la lignée des sports californiens et s’envisage même en tant que mode de transport : des grèves londoniennes de 1924 aux grèves de 1995, il n’y a qu’une poussée.

Il acquiert une dimension plus respectable, malgré les représentations négatives de sa dimension agressive (roller acrobatique et freestyle de rue) qui demeure incomprise, au même titre que le skateboard. Les autorités oscillent entre acceptation et répression dans un discours ambivalent. En Belgique, le roller trouve sa place dans le Code de la route, alors qu’en France, les préconisations du Livre blanc du Centre d’études sur les réseaux, les transports, l’urbanisme et les constructions publiques (Certu) restent lettre morte.

En 2010, le film Bliss/Whip it ! marque le renouveau du roller derby. Durant quelques années, les journaux scrutent avec intérêt la réappropriation de cette pratique par les femmes. Le patin à essieux y connaît une nouvelle jeunesse tout comme entre 2016 et 2018 poussé par le marketing mondial de Disney qui promeut la série adolescente Soy Luna.

Quatre ans plus tard, la même génération de pratiquantes se libère du confinement en réanimant la roller-dance, prolongement modernisé d’une roller-disco restée dans l’imaginaire collectif.

Pourquoi ces cycles se répètent-ils ?

Ainsi, lors de chaque mode, le patinage à roulettes repart avec force. À l’instar des vogues vestimentaires et dans une logique d’imitation/distinction, les pratiquants et pratiquantes se réapproprient les signes du passé pour mieux les détourner et affirmer leur singularité.

L’analyse historique et sociologique permet de dégager plusieurs ressorts d’émergence et d’alimentation des modes liés aux différents acteurs en lice dans le champ activités physiques et sportives : les innovations technologiques poussées par les fabricants (roulements, roues uréthane) et les distributeurs, le marketing et la communication (Soy Luna), les médias et les influenceurs (confinement), les aspirations des pratiquants, les techniques corporelles, des lieux de pratique adaptés ou encore l’influence des institutions étatiques et fédérales. Des facteurs inhibiteurs viennent toutefois perturber ces vogues et limiter leur ancrage sociétal durable, en particulier lorsque les objectifs des acteurs divergent.

Ainsi, l’histoire des modes du patinage à roulettes en France nous enseigne que l’enthousiasme ne suffit pas à en produire. Il faut un écosystème actif aux intérêts convergents : fabricants, médias, infrastructures, institutions. En d’autres termes : ce n’est pas seulement parce qu’on roule que l’on devient un fait culturel.

The Conversation

Je suis webmaster du site associatif rollerenligne.com.

ref. Comment expliquer l’éternel retour du roller – https://theconversation.com/comment-expliquer-leternel-retour-du-roller-263580

Les lycées français à l’étranger, acteurs historiques de la diplomatie ?

Source: The Conversation – France (in French) – By Antoine Vermauwt, Doctorant en Histoire de l’Éducation, enseignant au Lycée français de Stockholm (Suède), Université Lumière Lyon 2

C’est un réseau qui fait la fierté du Quai d’Orsay. On le dit immense, on le dit d’excellence. Le réseau scolaire dont a hérité l’Agence pour l’enseignement français à l’étranger (AEFE) est en pleine expansion depuis le début des années 2000. Quels en sont les enjeux historiques ? Dans quelle mesure concourt-il au rayonnement de la France ?


Dans 138 pays et 612 établissements, plus de 400 000 élèves suivent un enseignement français, par la langue principale d’enseignement utilisée comme par les programmes scolaires appliqués. En mars 2018, le président de la République Emmanuel Macron a annoncé un « cap 2030 » avec l’ambition affichée de doubler les effectifs scolaires du réseau de l’Agence pour l’enseignement français à l’étranger (AEFE) pour 2030, soit un objectif de 700 000 élèves.

Rien n’est sans doute moins désintéressé que la présence d’un État hors de ses frontières, quand bien même cette présence n’est que scolaire.

Mais de quoi cette diplomatie scolaire est-elle le nom ? À quoi sert-elle aujourd’hui et comment concourt-elle à la puissance française ?

Un réseau qui s’étend au XIXᵉ siècle

La présence scolaire française à l’étranger est très ancienne. Le réseau actuel est en partie l’héritier d’une histoire longue et féconde de mieux en mieux connue. Il s’étend surtout au XIXe siècle sous la triple impulsion des acteurs diplomatiques, des missions religieuses et des élites économiques françaises expatriées.

Le XIXe siècle, c’est encore le temps du primat des acteurs privés, même si, comme le rappelle Ludovic Tournès dans son Histoire de la diplomatie culturelle dans le monde parue cet automne, les frontières entre le privé et le public ont toujours été très poreuses. Ce n’est qu’au siècle suivant que se dessinent les contours d’une action vraiment publique : en matière d’action scolaire extérieure, l’État ne seconde plus, il se fait État-pilote.

Il faut dire qu’après 1945, l’inquiétude morale gagne les esprits dans un pays qui paraît à tous égards diminué. Comment peser encore, sinon par ce que la France pense faire de mieux : par sa langue d’abord, à laquelle on prête toutes les vertus, par son école ensuite, enfin et surtout, par sa culture ? Les autorités françaises en sont convaincues : la diplomatie scolaire et culturelle est la condition même de la puissance française dans le monde, d’autant plus que le pays doit tourner la page coloniale de son histoire.

Jean Basdevant, chef de la diplomatie culturelle au sein du Quai d’Orsay, l’assure en 1962 :

« Chaque Français doit désormais être bien conscient de ce que l’expansion de notre langue et de notre culture n’est plus un plaisant passe-temps mondain, mais constitue un des éléments essentiels de la puissance française dans le monde. »

Diversité du réseau et sentiment d’appartenance

L’État, qui subventionne l’AEFE à hauteur de 559 millions d’euros en 2024, le fait au titre de l’action extérieure, convaincu qu’il est qu’il en va de l’intérêt même de la nation. Instituée par une loi du 6 juillet 1990, l’AEFE a surtout permis une mise en réseau de l’ensemble des établissements scolaires français de l’étranger.

Bien que sa gouvernance soit quelquefois remise en cause et qu’elle soit aujourd’hui en situation de déficit budgétaire, l’AEFE a toutefois contribué à l’émergence d’un véritable sentiment d’appartenance au sein du réseau, au travers d’un agenda culturel d’année en année toujours plus rempli (programmes de mobilité, Orchestre des lycées français du monde, Semaine des lycées français du monde…).


Fourni par l’auteur

Mais comment unir un réseau marqué par une infinie diversité ? Divers par leurs effectifs qui peuvent aller de quelques dizaines à plusieurs milliers d’élèves, des petites structures d’Asie centrale aux énormes machines administratives que sont les lycées du Maroc, divers par les niveaux scolaires enseignés (certains ne dispensent qu’un enseignement primaire, d’autres vont de la maternelle aux classes préparatoires), ces établissements diffèrent enfin par leur mode de gestion.

Certains – largement subventionnés – sont des « établissements en gestion directe » (EGD), d’autres sont « conventionnés », d’autres enfin sont dits « partenaires » et sont homologués par le ministère de l’éducation nationale et de la jeunesse sans être subventionnés.

De cette diversité même découle une évidence : la diplomatie scolaire est une pratique diplomatique complexe, qui échappe à toute réduction simpliste, tant ses motifs sont pluriels, et, disons-le, parfois ambivalents. Elle est tout à la fois l’expression d’une diplomatie de la langue, d’une diplomatie d’influence, d’un soft power français, le moyen commode de se constituer des clientèles étrangères (deux tiers des élèves du réseau ne sont pas français), enfin la réponse à un besoin de continuité scolaire de la part des Français qui émigrent temporairement ou durablement.

Pour de nombreuses familles – on compte environ 2 millions de Français de l’étranger –, l’expatriation n’est pensable ni possible que si elles sont assurées de pouvoir donner une éducation française à leurs enfants.

Un langage diplomatique en soi

Historiquement, toute diplomatie scolaire comporte en réalité des aspects culturels, linguistiques, économiques, politiques, géopolitiques, voire militaires. Elle ne peut manquer de s’inscrire plus généralement dans une diplomatie d’influence, qui, elle-même, va de pair avec une diplomatie du rayonnement et du prestige.

Cette diplomatie s’inscrit dans une stratégie culturelle globale qui, de concerts en tournées théâtrales, de campagnes médiatiques en cours de langue française, est marquée par une volonté de projection extérieure.

Elle est du reste quasiment un langage diplomatique en soi. Or ce langage est éminemment symbolique : l’école est utilisée comme un outil au service de l’affermissement d’une relation bilatérale ou, à l’inverse, comme le marqueur d’une détérioration.

Outil de rapprochement d’abord : la construction européenne suscite au lendemain du traité de Rome de 1957 une vague de créations scolaires, dont le lycée français Stendhal de Milan, qui existait officieusement depuis une dizaine d’années mais qui fait l’objet d’une inauguration symbolique en 1959 pour le centenaire de la bataille de Solférino.

Symptôme de tensions ensuite. Le recul de la France au Sahel ? Il se manifeste par la fermeture du lycée français de Niamey, au Niger, en 2024. La même année, l’aggravation des tensions diplomatiques entre l’Azerbaïdjan et une France trop arménophile selon Bakou provoque la fermeture du lycée français de la capitale azérie.

Des établissements soumis aux vents géopolitiques

Toute politique, dit-on, se mesure à ses résultats. La France est assurément l’un des pays inventeurs de la diplomatie scolaire, mais quels fruits en a-t-elle tirés depuis le XIXe siècle ? C’est la question qui obsède le ministère des affaires étrangères (MAE) depuis les origines mêmes de cette pratique diplomatique.

Peut-on en quantifier, peut-on en qualifier les résultats ? C’est une démarche possible et salutaire, mais elle est fragile, et sans cesse compliquée non seulement par la pluralité des missions qui sont assignées à la diplomatie scolaire, mais par sa nature même : on peut évaluer l’évolution d’effectifs scolaires, mais beaucoup moins mesurer le rôle d’un lycée français dans la création durable et à long terme d’affinités francophiles et de communautés francophones.

La diplomatie scolaire, le lycée français de l’étranger sont et resteront, qu’on le veuille ou non, des créations fragiles, soumises à tous les vents géopolitiques.

À l’heure où l’on demande à cette diplomatie de rehausser la « marque France » dans un monde toujours plus concurrentiel, à l’heure où l’éducation est de plus en plus une offre et où s’affirme partout le marketing scolaire, à l’heure surtout où est mise à l’épreuve la solidité de la démocratie, il est urgent de faire de ces établissements des sentinelles de valeurs à la fois démocratiques et pacifiques : au service donc non seulement de la France, mais du monde, mais de l’humanité.

The Conversation

Antoine Vermauwt est enseignant détaché auprès de l’AEFE.

ref. Les lycées français à l’étranger, acteurs historiques de la diplomatie ? – https://theconversation.com/les-lycees-francais-a-letranger-acteurs-historiques-de-la-diplomatie-265916

Crimes contre l’environnement dans la guerre en Ukraine : que dit le droit ?

Source: The Conversation – in French – By Nicolas Ligneul, Maitre de Conférences en Droit Public (HDR) à la Faculté de Droit, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)

Les atteintes à l’environnement sont multiples dans le cadre de la guerre en Ukraine. Peuvent-elles susciter des poursuites – et des indemnisations – en tant que telles ? Le droit international comporte de nombreuses dispositions qui permettent de répondre à cette question.


Dès l’été 2022, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) ont mis en évidence les dommages considérables subis par l’Ukraine du fait de l’invasion à grande échelle de son territoire par la Russie qui avait été lancée quelques mois plus tôt.

Les dommages infligés à l’environnement étaient alors déjà très nombreux et ont encore nettement augmenté depuis. Ces rapports pointaient notamment les nombreuses contaminations aux produits chimiques en raison du pilonnage par l’armée russe des installations industrielles ; les dommages causés aux infrastructures de fourniture d’eau ; la destruction des forêts en raison des opérations ; la production de déchets militaires lourds ; ou encore la pollution de l’air, de l’eau et du sol.

Comme tous les conflits de haute intensité, la guerre en Ukraine a donc produit d’importants dommages environnementaux.

Dommages intentionnels causés à l’environnement

Lors de sa 62e session plénière en mars 2025, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du Climat (Giec) a rappelé le principe selon lequel l’émetteur du carbone doit être tenu pour responsable des dommages qu’il cause.

Appliqué à la guerre en Ukraine, ce principe, qui est reconnu par de nombreux États et par le Giec, devrait conduire à une indemnisation par la Russie des dommages environnementaux observés en Ukraine du fait de la guerre.

Les dommages collatéraux provoqués à l’environnement en Ukraine à la suite de l’invasion russe sont donc des dommages de guerre et devraient être indemnisés à ce titre (pour une analyse générale des rapports entre le droit de la guerre et le développement durable, cf. Nicolas Ligneul, « Guerre et développement durable, la perspective du juriste », in le Développement durable, J.-L. Bischoff et C. Vivier Le Got (dir.), Connaissances et Savoirs, Paris, 2025).

Depuis 2022, ces dommages environnementaux ont changé de nature. Aujourd’hui, il ne s’agit plus de dégâts collatéraux accidentels. De nombreux dommages environnementaux constatés en Ukraine ont été délibérément infligés par la Russie. Mais bien qu’intentionnels, certains de ces dommages ne sont pas susceptibles d’être qualifiés de crimes de guerre, alors que d’autres peuvent donner lieu à des poursuites au nom du droit des conflits armés.

En conduisant des opérations militaires sur le territoire de zones protégées pour la défense de l’environnement, l’armée russe a intentionnellement causé des dommages environnementaux. À droit constant, si ces dommages sont justifiés par une opération militaire, ils ne sont pas constitutifs de crimes de guerre du point de vue du statut de Rome ou des conventions de Genève.

Par exemple, transformer la centrale nucléaire de Zaporijia en camp militaire comme l’a fait la Russie, et plus généralement miner ou bombarder des centrales nucléaires ne constituent pas des crimes de guerre, même si ces attitudes sont gravement irresponsables et dangereuses.

Les dommages environnementaux engendrés par ces comportements ne seront probablement jamais indemnisés.

Les instruments internationaux d’indemnisation des dommages environnementaux à l’occasion des conflits armés sont très insuffisants. Ainsi, la convention du 10 décembre 1976 relative à l’interdiction d’utiliser des techniques de modification de l’environnement à des fins militaires ou toutes autres fins hostiles prévoit la possibilité de déposer une plainte devant le Conseil de Sécurité de l’ONU si un État a commis une atteinte à l’environnement à des fins militaires. Bien qu’elle ait été ratifiée par l’Union soviétique (et est donc censée être appliquée par la Russie, qui a repris les engagements juridiques de l’URSS) puis par l’Ukraine une fois celle-ci devenue indépendante, sa portée est si limitée qu’elle ne risque pas d’avoir une influence quelconque sur les atteintes environnementales constatées en Ukraine.

C’est donc le droit commun des dommages de guerre ou le droit ukrainien, lequel reconnaît la qualification d’écocide, qu’il faut mobiliser pour une telle indemnisation. Or, le droit ukrainien ne risque pas d’être imposé aux autorités russes.

Quant au régime des dommages de guerre, face à l’ampleur des dégâts, il ne permettra probablement pas de financer une reconstruction verte pourtant promue par les organisations internationales. C’est la raison pour laquelle les pouvoirs publics ukrainiens et de nombreuses organisations non gouvernementales ont tenté de faire reconnaître un « écocide » en droit international et de créer un régime juridique spécifique d’indemnisation. À ce jour, ce projet n’a pas abouti.

Pour qu’il y ait une justice environnementale lors du règlement de la guerre en Ukraine, il faudra donc avoir recours aux qualifications de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. C’est donc vers les dommages environnementaux causés intentionnellement par la Russie susceptibles d’être qualifiés de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité qu’il faut se tourner.

La Cour pénale internationale peut-elle agir ?

Certaines atteintes à l’environnement pourraient correspondre à la définition des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité.

Le plus souvent, les accords environnementaux ne contiennent pas de réserves relatives à la guerre. Or, l’environnement naturel bénéficie d’une protection générale, comme tous les biens civils. Il bénéficie aussi d’une protection spéciale (Cf. articles 54 à 56 du Protocole additionnel n°1 aux conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux). Le droit international protège ainsi les ouvrages et installations contenant des « forces dangereuses », à savoir les barrages, les digues et les centrales nucléaires de production d’énergie électrique – des installations dont la destruction causerait un préjudice important à la population civile.

Lorsque des installations ou ouvrages contenant des forces dangereuses sont présentes sur les théâtres d’opérations ou à proximité, elles bénéficient d’une protection prévue par le droit international conventionnel et coutumier. Elles ne peuvent pas être détruites. Cela causerait trop de risques pour la population et pour l’environnement. La protection de ces installations est toutefois limitée à l’hypothèse où ces ouvrages ne sont pas utilisés à des fins militaires. Dans le cas contraire, leur attaque devient conforme au droit de la guerre, à condition d’être strictement nécessaire et proportionnée.

Ainsi, lorsque l’armée russe a détruit le barrage de Kakhovka, ou bombardé la centrale nucléaire de Tchernobyl, elle a porté atteinte à la protection spéciale reconnue par le droit international.

La violation de la protection spéciale est susceptible d’être qualifiée de crime de guerre. De même, si les autorités d’un pays belligérant décident de bombarder les infrastructures énergétiques de son ennemi dans un plan d’ensemble pour faire mourir de froid une population entière, l’attaque peut être constitutive d’un crime de guerre ou d’un crime contre l’humanité.

C’est la raison pour laquelle une procédure a été introduite à l’encontre de plusieurs responsables russes sur ce fondement à la Cour pénale internationale (CPI). La CPI permettra peut-être de condamner les auteurs de ces crimes, mais la pratique de l’indemnisation des victimes des crimes de guerre et l’absence évidente de prise de conscience de ces phénomènes par les États occidentaux font craindre que l’indemnisation du dommage environnemental soit très insuffisante.

The Conversation

Nicolas Ligneul ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Crimes contre l’environnement dans la guerre en Ukraine : que dit le droit ? – https://theconversation.com/crimes-contre-lenvironnement-dans-la-guerre-en-ukraine-que-dit-le-droit-267066

Savoir nager en piscine, se noyer en mer : faut-il réinventer l’apprentissage de la natation ?

Source: The Conversation – France (in French) – By Sarah Pochon, Maîtresse de conférences en STAPS, Université d’Artois

En France, on apprend majoritairement à nager en piscine… mais on se noie le plus souvent en mer, en lac ou en rivière. Entre l’eau chlorée et les vagues, un fossé demeure : comment préparer réellement les nageurs aux imprévus du milieu naturel ?


Les derniers chiffres de l’enquête Santé publique France soulignent qu’en 2025, chez les enfants et adolescents (0-17 ans), plus de 80 % des noyades ayant entraîné un décès ont été recensées hors piscine, en milieu naturel : 56 % en cours d’eau, 15 % dans des plans d’eau, 7 % en mer et 4 % d’autres lieux tels que bases de loisirs, bassins, carrières ou puits. Le reste des noyades (18 %) ont lieu dans des piscines privées familiales. Chez les adultes, le nombre de noyades suivies de décès en mer a augmenté de 40 % en 2025 par rapport à 2024.

Une question se pose alors : et si l’on repensait notre manière d’enseigner le « savoir nager » ? Et si l’on intégrait les milieux naturels (mers, lacs, rivières) dans les enseignements de natation ? Cette démarche, ambitieuse, paraît nécessaire face aux enjeux de sécurité, de santé et d’éducation des jeunes et futures générations.

Apprendre à nager « à ciel ouvert » constitue un atout éducatif majeur pour les élèves, car cela leur permet de consolider les compétences fondamentales du savoir nager en sécurité dans des conditions proches de celles qu’ils rencontreront ensuite dans leurs pratiques personnelles de loisirs.

Ces expériences d’apprentissage en milieu naturel renforcent également leur autonomie et leurs compétences aquatiques, qui englobent non seulement les compétences en natation, mais aussi les connaissances, attitudes et capacités d’évaluation des risques nécessaires pour évoluer en sécurité dans et autour de l’eau.

Les résultats d’une expérience menée en Martinique

Diverses enquêtes menées sur les compétences aquatiques des enfants en milieu scolaire montrent que l’exposition à différents milieux aquatiques et dispositifs pédagogiques contribue à la prévention des noyades mais qu’enseigner en milieu naturel ne se résume pas à transposer les contenus habituels « à l’extérieur ».

Une enquête exploratoire ayant donné lieu à un court-métrage documentaire, conduite par l’Université d’Artois sur l’apprentissage du « savoir-nager en sécurité » auprès de classes de sixième en milieu marin, dans le sud de la Martinique, a mis en lumière plusieurs opportunités d’apprentissage offertes par le milieu naturel.

En évoluant dans un milieu instable, les élèves peuvent par exemple améliorer leur proprioception, c’est-à-dire la perception de leur corps dans l’espace. Ils peuvent aussi apprendre à ressentir des sensations qui leur permettent d’ajuster leur équilibre dans l’eau et maintenir une trajectoire efficace malgré l’absence de repères classiques comme les fanions ou les lignes d’eau des piscines. Sur le plan des capacités d’adaptation, les élèves doivent prendre en compte les vagues et les courants pour ajuster leur motricité en temps réel.

En Guadeloupe, une expérimentation a été menée sur l’apprentissage du « savoir-nager » en sécurité dans la mer.
Steward Masweneng/Unsplash, CC BY

Par ailleurs, la nage en milieu naturel constitue une véritable opportunité d’éducation à l’environnement. Les élèves sont au contact direct de la nature et du vivant. Dans ce contexte particulier de la Martinique, ces expériences prennent une dimension singulière : ils peuvent observer des étoiles de mer au fond de l’eau, apprendre à nommer les poissons qui frôlent leurs jambes et développer une sensibilité particulière pour le milieu marin. Mais plus largement, ces expériences peuvent contribuer à la construction d’un rapport sensible et attentif au vivant.

Mais ces premières observations ont aussi souligné des contraintes auxquelles sont confrontés les enseignants d’éducation physique et sportive (EPS).

Les difficultés liées à l’apprentissage en milieu naturel

Ces contraintes, principalement liées à la sécurité et à la gestion de l’espace aquatique, font que les élèves évoluent majoritairement en zone peu profonde, délimitée par un périmètre sécuritaire. Or, cette possibilité de reprendre appui au sol empêche les élèves d’explorer la grande profondeur : ils ne peuvent donc pas expérimenter la remontée longue et passive sans signe de panique. Ces expériences sont essentielles pour prévenir la noyade, car elles permettent aux élèves de prendre conscience de leurs limites, de gérer leur peur éventuelle et d’adapter leur comportement face aux situations imprévues dans l’eau.

De même, la lecture de la motricité des élèves se révèle complexe. La houle, les vagues et le sable remué au fond de l’eau rendent l’observation difficile. Les enseignants, dans l’eau pour certains, à distance pour d’autres, peinent à analyser avec précision les comportements moteurs des élèves : la réverbération du soleil empêche de distinguer si les corps sont totalement allongés, de suivre les mouvements de bras ou encore les battements de jambes. Comment, dans ces conditions, valider le franchissement des obstacles en immersion complète, comment lire la motricité des élèves et vérifier qu’ils réalisent des sur-place verticaux sans reprise d’appuis, alors qu’ils ont toujours pied ?

Ce type d’expérience, particulièrement favorable en Martinique grâce à la douceur du climat et à la proximité du littoral, se heurte de surcroit, dans d’autres contextes, à des contraintes plus fortes comme la température de l’eau ou des conditions météo particulières (qui permettent aussi d’expérimenter un certain « rapport au vivant »).

Une enfant dans la mer
S’entraîner en milieu naturel augmente l’aisance aquatique, mais n’est pas sans difficulté pour les enseignants.
Stas Ostrikov/Unsplash, CC BY

Ces situations mettent en évidence la nécessité de concevoir des contenus d’enseignement spécifiques, de les tester et les analyser, ce qui ouvre ainsi de nombreuses perspectives de recherche en didactique. Des expérimentations menées à l’étranger se multiplient et permettent de comparer les approches et d’enrichir les stratégies pédagogiques pour développer l’éducation au savoir nager en sécurité en milieu naturel. En France, à ce jour, le ministère de l’éducation nationale n’a pas communiqué d’exigences particulières sur le savoir nager en milieu naturel.

Sur le plan de l’éducation à l’environnement, offrir des occasions d’apprendre en milieu naturel pourrait favoriser un retour à une sensibilité écologique que beaucoup d’individus des sociétés modernes auraient perdu.

Le milieu naturel peut devenir une véritable ressource pour permettre aux élèves de s’approprier leur environnement, de découvrir et mieux connaître la nature, la faune, la flore, le milieu marin ou sous-marin, et d’y revenir. L’EPS peut constituer un espace privilégié où les élèves développent une nouvelle écologie corporelle : une pratique corporelle d’activité physique en relation avec des éléments naturels, avec l’environnement, avec la nature.

The Conversation

Sarah Pochon a reçu des financements de l’Université d’Artois.

Muriel Surrans ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Savoir nager en piscine, se noyer en mer : faut-il réinventer l’apprentissage de la natation ? – https://theconversation.com/savoir-nager-en-piscine-se-noyer-en-mer-faut-il-reinventer-lapprentissage-de-la-natation-265109