Non, toutes les abeilles ne meurent pas après avoir piqué (loin de là !)

Source: The Conversation – France in French (2) – By Sébastien Moreau, Maître de conférences en biologie, Université de Tours

Selon une croyance populaire, les abeilles mourraient après avoir piqué, contrairement aux guêpes. Cette affirmation mérite d’être questionnée scientifiquement et la réponse est surprenante !


L’autotomie de l’aiguillon désigne la séparation physique d’un aiguillon et des glandes venimeuses qui lui sont associées, du reste de l’abdomen d’un insecte piqueur. Elle entraîne généralement la mort de l’insecte piqueur. L’autotomie intervient suite à la piqûre d’un organisme cible duquel l’insecte piqueur ne parvient pas à dégager son aiguillon.

Première constatation, l’autotomie de l’aiguillon est un phénomène rarissime chez les abeilles : sur près de 20 000 espèces d’abeilles répertoriées à travers le monde, elle ne s’observe que chez les abeilles du genre Apis, qui compte moins de dix espèces, dont l’abeille à miel domestique (Apis mellifera).

Plus surprenant, d’autres Hyménoptères sociaux, dont des guêpes (tribus des Epiponini, Polistini et Ropalidiini) et des fourmis (genre Pogonomyrmex), pratiquent également l’autotomie de l’aiguillon. En 1992, Lorraine Mulfinger et ses collaborateurs observèrent que si près de 80 % des ouvrières de l’abeille domestique Apis mellifera subissaient une autotomie après piqûre, ce phénomène touchait également 7 à 8 % des ouvrières de deux espèces de guêpes nord-américaines, la guêpe jaune Dolichovespula arenaria et Vespula maculifrons, ainsi que 6 % des ouvrières d’autres guêpes du genre Polistes.

Des abeilles peuvent piquer sans arracher leur aiguillon

Il ne s’agit donc ni d’un phénomène qui affecterait toutes les abeilles ni d’une spécificité propre aux abeilles, dont les guêpes seraient exclues. Même chez les espèces pratiquant parfois l’autotomie, telle qu’A. mellifera, celle-ci n’est pas systématique puisque 20 % des ouvrières parviennent à dégager leur aiguillon après piqûre. Lorsque la cible est un invertébré, le retrait de l’aiguillon se fait sans difficulté particulière, ce qui permet à ces abeilles de se défendre quotidiennement contre de nombreux insectes et arachnides. C’est heureux car les reines A. mellifera doivent par exemple utiliser leur aiguillon dès l’émergence, qui marque leur passage au stade adulte, pour éliminer leurs sœurs rivales. Si elles devaient toutes mourir après ces duels sororicides, l’espèce ne pourrait sans doute pas maintenir son organisation sociale !

L’autotomie ne s’observe en fait qu’en cas de piqûre d’un vertébré cible, dont les tissus mous tégumentaires (peau, muqueuses) peuvent entraver le retrait de l’aiguillon. Chez les ouvrières de l’abeille domestique, le stylet et les deux lancettes qui composent l’aiguillon sont pourvus de minuscules barbillons (petites pointes dirigées vers l’abdomen, donc à l’opposé du sens de pénétration telles des pointes de harpon). Ces adaptations anatomiques facilitent la pénétration de l’aiguillon mais rendent encore plus difficile son extraction, surtout si la peau de l’animal ciblé est molle.

Une défense pour le collectif

Alors que l’autotomie de l’aiguillon condamne l’insecte piqueur, elle permettrait paradoxalement une meilleure défense contre des prédateurs volumineux (lézards, guêpiers d’Europe, ours, humains…) attirés par les ressources alléchantes que représentent des nids d’insectes sociaux. Même séparés du reste du corps de l’insecte piqueur, l’aiguillon et ses glandes assurent la diffusion du venin pendant près d’une minute. Tenter de retirer sans précaution cette douloureuse perfusion peut conduire à vider le réservoir de l’appareil venimeux et à s’injecter soi-même une dose de venin équivalente à plusieurs piqûres simultanées ! Pire, l’odeur du venin ainsi injecté peut agir comme une phéromone d’alarme et recruter de nouveaux insectes piqueurs… C’est le cas pour l’abeille domestique qui est mise en alerte par l’un de ses composés venimeux volatile, l’isopentyl acetate. Le recrutement rapide et en cascade de dizaines de congénères par le biais des aiguillons abandonnés sur la cible permet des attaques massives qui peuvent être fortement incapacitantes, voire mortelles, y compris pour un humain.

Contrairement à une autre idée reçue, la mort de l’abeille ou de la guêpe autotomisée n’est pas toujours immédiate : en 1951, Hydak a montré qu’environ 50 % des ouvrières d’A. mellifera autotomisées mouraient dans les 18 h après la piqûre et que certaines pouvaient survivre plus de 4 jours. Même privées de leur aiguillon et d’une partie de leur abdomen, des ouvrières A. mellifera restent parfois capables de mordre, de poursuivre ou de harceler un ennemi ! Chez les espèces qui la pratiquent, l’autotomie de l’aiguillon résulte d’une convergence évolutive, apparue plusieurs fois et de manière indépendante au cours de l’évolution. Elle semble donc leur avoir conféré un avantage sélectif vis-à-vis des vertébrés et s’être maintenue grâce à un coût minime (la mort de quelques individus issus d’une colonie populeuse) au regard des avantages procurés (l’éloignement d’un prédateur). L’autotomie de l’aiguillon serait un exemple, parmi d’autres, des comportements de défense autodestructeurs rencontrés chez les insectes sociaux et décrits par Shorter et Rueppell en 2012.

Une lutte microbiologique

Mais ce phénomène les aide aussi à lutter contre des organismes beaucoup plus dangereux : les microbes ! Si l’on considère que les venins de ces espèces contiennent des composés antimicrobiens et qu’ils induisent soit la mort soit une réaction inflammatoire chez les organismes cibles, alors on réalise que la piqûre d’une abeille, d’une guêpe ou d’une fourmi serait moins un acte défensif qu’une opération de désinfection radicale, visant à prémunir la pénétration d’un intrus dans la colonie et donc d’une contamination accidentelle. Les piqûres d’abeilles ou de guêpes sont en effet connues pour être remarquablement saines d’un point de vue microbiologique : des aiguillons isolés persistent parfois des décennies dans le corps des personnes piquées (jusqu’à 28 ans pour un aiguillon de guêpe retrouvé par hasard dans l’œil d’un patient !). Dans cette perspective plus originale, la mort des ouvrières piqueuses constituerait l’une des composantes d’un processus indispensable à la survie des colonies : le maintien de l’immunité sociale. Ces éléments expliqueraient en partie pourquoi l’autotomie de l’aiguillon n’est pas apparue ou n’a pas été conservée chez plus de 99,9 % des espèces d’abeilles. Elles sont majoritairement solitaires et donc moins soumises à la pression des vertébrés prédateurs et/ou moins exposées aux risques de transmission de maladies. De plus le coût de l’autotomie serait pour elles trop élevé par rapport aux avantages procurés car la disparition d’une femelle solitaire entraînerait directement une perte de chances reproductives.

The Conversation

Sébastien Moreau ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Non, toutes les abeilles ne meurent pas après avoir piqué (loin de là !) – https://theconversation.com/non-toutes-les-abeilles-ne-meurent-pas-apres-avoir-pique-loin-de-la-268036

La réalité virtuelle s’impose comme un outil aux proches aidants, mais il faut les impliquer dans la conception

Source: The Conversation – in French – By Sivime El Tayeb El Rafei, Étudiante candidate au doctorat en technologie éducative, Université Laval

Souvent associée aux jeux vidéo, la réalité virtuelle (RV) s’impose désormais comme un outil de soutien aux proches aidants, en leur offrant des formations immersives adaptées.

Imaginez : votre père atteint d’Alzheimer vous pose sans cesse la même question. L’impatience monte, la culpabilité aussi. Comment garder votre calme ? La réalité virtuelle offre une solution : en enfilant un casque, on s’entraîne dans une simulation immersive à répondre avec bienveillance, à trouver les mots justes et à gérer son stress, sans risque pour son proche.

On associe souvent la réalité virtuelle aux jeux vidéo ou aux simulateurs de vol. Pourtant, son histoire remonte bien avant l’ère numérique avec l’invention du stéréoscope par le physicien Charles Wheatstone en 1838. Des romans de science-fiction aux expériences cinématographiques comme le Sensorama du cinéaste Morton Heilig en 1957, en passant par le premier casque conçu en 1968, la RV s’est d’abord nourrie du monde artistique et littéraire avant de trouver sa place dans les laboratoires de recherche et les salles de formation.

Aujourd’hui, cette technologie immersive s’invite dans un domaine où on ne l’attendait pas forcément : la proche aidance.




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Alzheimer : la réalité virtuelle, dernière bouée pour les proches aidants ?


Une formation pas comme les autres

Concevoir une formation immersive en RV, ce n’est pas transposer un cours classique dans un monde en 3D. C’est un travail exigeant, qui demande de penser chaque détail : le scénario, les interactions, le rythme, la charge cognitive. La conception pédagogique est aujourd’hui un pilier incontournable pour rendre une simulation crédible et utile.

Imaginez qu’on vous donne les clés d’un avion : vous ne voulez pas seulement qu’il ait fière allure, mais qu’il soit sécuritaire, ergonomique et capable de vous amener à destination.

De la même façon, une formation en RV doit être bâtie comme un simulateur d’expériences, où l’aidant apprend en faisant, en se trompant sans conséquence et en s’ajustant. C’est ce qu’on appelle apprendre « par essais et erreurs », mais dans un cadre où l’erreur ne coûte rien… sauf un peu de sueurs froides virtuelles.

Co-concevoir avec les aidants : un travail d’équipe

La conception pédagogique en RV ne peut pas reposer sur une seule expertise. Elle exige un travail de co-conception où chaque acteur joue un rôle : les pédagogues structurent l’expérience, les experts de santé valident les contenus cliniques, les techniciens développent les environnements 3D.

Mais il ne faut pas oublier les proches aidants eux-mêmes. Plus que de simples apprenants, ce sont des partenaires de soins dont l’expérience quotidienne permet de cibler les situations les plus pertinentes à simuler. En les impliquant, on s’assure que la RV réponde à leurs besoins réels et reflète leurs émotions. Comme on dit ici, « rien sur nous sans nous ».

Les modèles de conception pédagogique : encore en rodage

La recherche scientifique propose peu à peu des façons d’encadrer l’utilisation de la réalité virtuelle en formation. Par exemple, certains modèles suggèrent de découper les tâches en petites étapes et d’accompagner l’utilisateur pour éviter la surcharge d’informations.

L’idée est simple : trop de détails d’un coup, et on perd l’essentiel.

Ces repères rappellent surtout une chose importante pour les proches aidants : l’immersion doit rester au service de l’apprentissage. Autrement dit, la technologie ne doit pas éblouir au point de faire oublier l’objectif principal : mieux préparer les aidants à leurs défis quotidiens.

Des compétences à cultiver pour concevoir en RV

Concevoir une formation en RV, c’est :

  • Raconter une histoire (engageante qui capte l’attention et donne sens à l’expérience ;

  • Imaginer des interactions réalistes, mais sans surcharger l’aidant ;

  • Assurer l’inclusion et l’accessibilité, pour que chacun puisse participer, peu importe ses limites ;

  • Travailler en équipe, car ces projets réunissent souvent des experts de domaines variés (santé, éducation, technologie).

Et surtout, avoir des compétences humaines, car on ne forme pas des professionnels en blouse blanche, mais des personnes souvent épuisées, qui ont besoin de répit, d’écoute et de soutien.

À cela s’ajoutent deux défis d’actualité : le premier, protéger les données sensibles, car la RV peut capter des mouvements, des voix ou même des émotions. Le second : composer avec l’essor de l’IA générative qui peut aider à créer des scénarios ou des visuels, mais dont le rôle doit rester de soutenir le travail humain. Le concepteur garde un rôle essentiel : s’assurer que l’expérience reste adaptée aux besoins réels des proches aidants.

Une formation immersive réussie repose sur un mariage délicat entre trois ingrédients : des environnements 3D crédibles, des animations pertinentes et des interactions adaptées. Trop de stimuli peuvent créer une surcharge cognitive, rendant l’expérience inefficace, voire stressante. Ici encore, le rôle du concepteur pédagogique est d’orchestrer ces éléments de sorte qu’aucun instrument ne couvre les autres.

Ce que dit la recherche : des effets prometteurs

De nombreuses études montrent que la RV aide les aidants à mieux comprendre la maladie d’Alzheimer, à améliorer leur communication, et à se sentir plus confiants dans leur rôle.

Elle apporte aussi des atouts technologiques uniques : présence et immersion, incarnation qui consiste à se mettre dans la peau d’autrui, apprentissage par l’imagination et l’interaction, et performances supérieures à d’autres environnements d’apprentissage. Sans oublier sa capacité à être diffusée largement : une fois conçue, une formation immersive peut être réplicable et diffusée partout dans le monde, à condition d’avoir une connexion Internet décente.


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Former sans professionnaliser

Il est important de le rappeler : l’objectif n’est pas de transformer les proches aidants en « mini-infirmières » ou en spécialistes de gériatrie. La RV doit rester un outil de soutien, pas une école de médecine déguisée. On veut leur donner des clés simples, concrètes, qui allègent leur quotidien et renforcent leur confiance.

Au-delà de la technologie, l’ambition est humaine. Créer des formations immersives, c’est imaginer des expériences qui parlent aux aidants, qui les soutiennent dans leurs moments de doute et qui améliorent leur bien-être. C’est aussi valoriser leur rôle central dans la société, en leur donnant accès à des outils innovants et de qualité.

La réalité virtuelle n’est pas une mode passagère : c’est une boîte à outils pédagogique qui, bien utilisée, peut transformer la formation en santé. Mais son efficacité repose sur un maillon trop souvent négligé : la conception pédagogique.

La Conversation Canada

Je suis étudiante au doctorat en technologie éducative et je m’intéresse a la conception pédagogique, au potentiel de la réalité virtuelle et à la proche aidance.
Je fais du bénévole a la société Alzheimer du Québec, juste pour apporter du soutien aux proches aidants qui vivent une situation pareille a la mienne.
Donc, ce que je cite dans l’article s’appuie sur la recherche que je mène uniquement, sur la recension des écrits scientifiques et sur la littérature grise.

ref. La réalité virtuelle s’impose comme un outil aux proches aidants, mais il faut les impliquer dans la conception – https://theconversation.com/la-realite-virtuelle-simpose-comme-un-outil-aux-proches-aidants-mais-il-faut-les-impliquer-dans-la-conception-264005

Qu’est-ce que le 13-Novembre a changé à la politique de mémoire parisienne ?

Source: The Conversation – France in French (3) – By Sarah Gensburger, Directrice de recherche au CNRS, Centre de Sociologie des Organisations Sciences Po Paris, Sciences Po

Dix ans après les attaques du 13-Novembre, Paris s’apprête à inaugurer un jardin en hommage aux victimes, place Saint-Gervais, derrière l’Hôtel de Ville (Paris Centre). Longtemps absente des politiques municipales, la commémoration du terrorisme s’est construite pas à pas, au fil des décennies, sous l’impulsion d’associations et, plus récemment, de la Ville elle-même. De la rue Copernic (1980) au Bataclan (2015), l’histoire de ces plaques et monuments raconte aussi celle d’une lente reconnaissance publique des victimes et du rôle de la capitale dans la mémoire nationale.


Le 13 novembre prochain aura lieu l’inauguration officielle du jardin en hommage aux victimes des attentats du 13 novembre 2015, place Saint-Gervais derrière l’Hôtel de Ville de Paris (Paris Centre). Celui-ci a vocation à être un « lieu de recueillement à la mémoire des victimes » et un « oasis de calme et d’apaisement en hommage à la vie et à la résilience ». Il marque l’aboutissement d’une politique publique de mémoire municipale investie dans la commémoration du 13-Novembre dans l’espace public. Dès le premier anniversaire des attaques, des plaques avaient en effet été apposées sur chacun des lieux touchés.

Cet investissement municipal dans la commémoration du terrorisme est pourtant récent. Il est possible d’en retracer l’évolution. En effet, jusqu’en 2015, aucune des plaques commémoratives rappelant des attentats survenus dans l’espace parisien n’avait été posée à l’initiative de la Ville.

Les premières plaques commémoratives et l’action des associations

Les deux premières plaques relatives à des actes de terrorisme contemporain à avoir été apposées à Paris sont dues à la mobilisation d’organisations de la communauté juive en référence aux deux attentats antisémites survenus le 3 octobre 1980 contre la synagogue de la rue Copernic (dans le XVIᵉ arrondissement) et le 9 août 1982 contre le restaurant casher Jo Goldenberg, rue des Rosiers (IVe). Rue Copernic comme rue des Rosiers, les textes reprennent à l’époque la forme mémorielle traditionnelle de la lecture des noms. Elle commence par l’expression canonique : « À la mémoire de… »

La Ville de Paris n’est pas davantage à la manœuvre pour la pose de la plaque sur la façade du magasin Tati, rue de Rennes, frappé en 1986. Posée en 1989, celle-ci est due à l’initiative de la principale association de victimes du terrorisme existant à l’époque, SOS Attentats. La pose de la plaque s’inscrit ainsi dans la stratégie de mobilisation de l’association pour l’obtention de droits pour les victimes du terrorisme par les pouvoirs publics. Seul le nom du président François Mitterrand y est ainsi mentionné, comme un symbole de l’investissement attendu de l’État dans la prise en charge des victimes. Les sept personnes décédées dans l’attaque restent, elles, anonymes pour les passants. Du point de vue de SOS Attentats, c’est la cause des victimes qu’il s’agit de promouvoir et non le destin, tragique, de telle ou tel.

Les attentats commis dans le RER B en juillet 1995 et en décembre 1996 occupent à cet égard une position intermédiaire. Là non plus, la Ville de Paris n’est pas à la manœuvre. Les quais et couloirs du métro sont en effet de la responsabilité de la RATP. D’ailleurs, au cours des longs débats consacrés à ces deux attentats et à ses conséquences pour la ville qui ont lieu lors du Conseil municipal qui se tient en septembre 1995, aucun orateur, quel que soit son bord politique, n’évoque une éventuelle commémoration de ces événements, sous une forme ou une autre.

Vingt ans après, pourtant, immédiatement après l’attaque contre le journal satirique Charlie Hebdo, le Conseil municipal s’accorde d’emblée sur le principe de sa commémoration. En janvier 2016, pour le premier anniversaire des attentats de janvier, des plaques commémoratives sont apposées sur la façade de l’immeuble de la rue Nicolas-Appert (XIᵉ) et sur celle de l’Hyper Casher porte de Vincennes (XXᵉ). Ce jour-là, au coin de la place de la République, dans sa partie nord-ouest, côté Xe arrondissement, un « chêne du souvenir » est également inauguré accompagné d’une plaque qui rend hommage aux victimes de janvier et à celle de novembre. En novembre 2016 enfin, chacun des lieux touchés par les attentats du 13 novembre 2015 se voit doté d’une plaque commémorative qui porte le nom de victimes décédées.

Plaque commémorative inaugurée au pied du chêne du souvenir, place de la République (Paris), janvier 2016.
S. Gensburger, Fourni par l’auteur

Le restaurant Goldenberg : vers une prise en charge municipale de la mémoire

Comment expliquer ce changement dans la politique municipale en matière de mémoire du terrorisme ? Le premier changement opère en réalité avant la séquence de 2015.

Depuis le début des années 1990, la Ville de Paris développe un programme de préservation du souvenir des noms des victimes juives de la Shoah, notamment des enfants, dans l’espace public. Cette politique publique va inspirer l’investissement municipal dans la commémoration des attentats. Parce qu’elle commémore un attentat antisémite dans un quartier, celui du Marais, emblématique de la persécution des Juifs sous l’Occupation, la plaque en hommage aux victimes de l’attentat du restaurant Goldenberg, rue des Rosiers en constitue le premier terrain d’action.

En effet, cette plaque, à l’origine donc associative, disparaît en 2007. Comme, trois plus tard, l’expliquera Christophe Girard, élu parisien et alors adjoint à la culture, lors d’un débat sur la question au sein du Conseil de Paris :

« La plaque était une plaque privée. Ce n’était pas une plaque apposée par la Ville. Elle a été enlevée à la suite de travaux du restaurant, qui n’existe plus, comme vous le savez, et qui a été remplacé par une boutique de vêtements. En 2008, le maire de Paris (Bertrand Delanoë, ndlr) a exprimé son souhait qu’une plaque rappelant cette tragédie soit apposée sur la façade de l’immeuble. Depuis, les contacts entre la direction des affaires culturelles et le syndic de l’immeuble ont été multiples, mais avec, je dois le dire, des réticences du côté de l’immeuble et des propriétaires privés. Nous sommes en attente de l’accord écrit du propriétaire du nouveau magasin, qui ne devrait plus tarder, pour que nous puissions délibérer et apposer enfin cette plaque que la Ville de Paris prendra en charge, bien entendu. »

En 2011, une nouvelle discussion a lieu pour voter la délibération proposée. Le propriétaire des lieux ayant accepté entre temps le principe de la pose d’une nouvelle plaque. Karen Taïeb, adjointe à l’histoire de Paris, prend alors la parole :

« “Ne pas oublier, c’est aussi rester vigilant”, avait déclaré le président François Mitterrand venu en personne témoigner “de sa solidarité et de sa fidélité au souvenir”, lors du premier anniversaire de cette triste commémoration. Aussi, pour être fidèle au souvenir, la mention “Attentat antisémite au restaurant Goldenberg” va figurer en titre sur cette plaque commémorative, c’est ainsi qu’il est inscrit dans la mémoire collective et je me félicite donc de voir cette délibération ainsi amendée avec cette précision historique. »

Catherine Vieu-Charier, adjointe elle à la mémoire qui a joué un rôle important dans la mise en œuvre des plaques en souvenir des enfants juifs déportés dans les écoles parisiennes depuis le milieu des années 1990, prend à son tour la parole. Elle fait alors le lien direct entre les deux formes de commémoration :

« Je voudrais rappeler aussi que cette rue des Rosiers a été particulièrement frappée le 16 juillet 1942 et que des enfants qui ont échappé à la dramatique rafle nous ont raconté combien il était poignant de voir jeter par terre toutes les photos et tous les documents qui jonchaient le sol. On est donc bien dans un lieu où l’âme juive dont a parlé Karen était très forte, et qui disparaît effectivement. Il nous semblait important de recontextualiser et de rappeler que c’était bien au restaurant Goldenberg, et non pas sur une boutique qui s’appelle “Le Temps des cerises” et qui n’a pas grand-chose à voir avec le Pletzl et toute sa culture. »

La nouvelle plaque est inaugurée le 29 juin 2011.

Une accélération de la mémorialisation des attentats

Lorsque surviennent les attentats de janvier et de novembre 2015, cette nouvelle plaque de la rue des Rosiers est encore la seule à avoir été posée par la Ville. Son format fournit alors un cadre à la manière desquelles les plaques liées aux attaques de 2015 vont être rédigées. Le développement du principe de l’inclusion des listes de noms de victimes de la Shoah au cours des années 1990-2000 d’une part, l’ampleur inédite des attentats de 2015 de l’autre, entraînent en effet la mise en place d’une nouvelle politique publique municipale qui se caractérise par l’accélération de la mise en mémoire dans l’espace public.

Les attentats du 13 novembre 2015 marquent ainsi un net raccourcissement du délai moyen entre la survenue de l’attentat et son rappel dans l’espace public. La plaque qui rappelle l’attentat de 1986 de la rue de Rennes comme celle qui rend hommage aux victimes de l’attentat de 1982 de la rue des Rosiers avaient, toutes deux, été apposées à l’occasion du troisième anniversaire des attaques. Le délai est désormais d’une année seulement.

Cette accélération, depuis 2015, de la mémorialisation des attentats dans l’espace public parisien va de pair avec une plus grande solennité. Depuis leur installation en 2016, les plaques commémoratives du 13-Novembre ont ainsi connu des aménagements successifs pour les rendre davantage solennelles, à la hauteur du drame dont elles doivent rappeler le souvenir.

Ce nouveau registre d’action publique n’est toutefois pas rétroactif. Il participe de la construction tant d’une mémoire publique que d’un trou de mémoire pour ce qui concerne les attentats antérieurs à 2015 et qui sont très nombreux. En 2017, le capitaine de police Xavier Jugelé est poignardé sur les Champs-Élysées lors d’une attaque terroriste. Un an plus tard, la Ville de Paris y inaugure une plaque à sa mémoire. Les débats au Conseil municipal insistent alors sur l’importance du lieu :

« Français et étrangers, touristes et Parisiens, petits et grands passeront devant cette plaque commémorative. Elle rappellera pour ne jamais oublier qu’en ces lieux un odieux attentat terroriste est survenu. »

Il n’est pourtant pas rappelé, ni dans les débats ni dans l’espace public, qu’un attentat est survenu à la Galerie Point Show sur la même avenue, le 20 mars 1980, faisant deux morts et vingt-neuf blessés.

Des lieux de mémoire à distance : entre recueillement et vie quotidienne

Pourtant, la Ville de Paris a exprimé à plusieurs reprises son intention de rendre visible des attaques antérieures à 2015 qui sont aujourd’hui invisibles. Elle s’est alors heurtée à la réticence des propriétaires ou exploitants, comme évoquée par Christophe Girard dès 2008. Dans le cas des attaques terroristes, l’apposition de plaques commémoratives a en effet ceci de particulier qu’elle est toujours le produit d’une tension entre l’importance de se souvenir du drame et des victimes et la nécessité de continuer à vivre et de reprendre une activité sociale normale, notamment économique, dans les lieux touchés, et ce alors que précisément la menace du terrorisme n’est jamais totalement révolue.

Cette tension n’échappe pas à l’apposition de plaques concernant les attentats du 13 novembre 2015, et c’est d’ailleurs une différence majeure avec celles qui rappellent les attaques de janvier 2015. L’attentat antisémite du 9 janvier 2015 contre l’Hyper Casher est rappelé par une plaque sur la façade même du bâtiment qui a certes également une vocation économique. Mais sa nature le fait s’inscrire dans une histoire propre, qui est celle de la mémoire de l’antisémitisme, et justifie que la plaque s’y trouve. De même, c’est bien sur les murs de l’immeuble de la rue Nicolas-Appert qui abritait les bureaux du journal Charlie Hebdo que figure la plaque commémorative de l’attaque contre la rédaction du journal. C’est, en effet, non une entreprise privée ou un particulier mais la Régie immobilière de la Ville de Paris (RIVP), bailleur social en lien avec la municipalité, qui en est propriétaire.

Il en va différemment des plaques commémoratives consacrées au 13-Novembre. Chaque lieu touché compte sa propre plaque avec les noms des victimes mortes en ce lieu. Toutefois, et contrairement cette fois-ci à la pratique habituelle en matière de plaque commémorative dont les textes débutent d’ordinaire par « Ici… », « En ce lieu… », « Dans [ou devant] cet immeuble… », aucune de ces plaques inaugurées à Paris, en novembre 2016, à l’occasion du premier anniversaire des attentats n’a été accrochée sur les murs des lieux mêmes où les tueries se sont déroulées. Elles sont toutes installées à distance.

Les cafés La Bonne Bière et Casa Nostra comme la salle de concert du Bataclan ne disposent pas, face à eux, d’un bâtiment public sur lequel poser une plaque. Des parcs ont donc été choisis. Dans le premier cas, la grille extérieure du square a servi de support. Dans l’autre, l’intérieur du square sert d’écrin à la stèle commémorative. Pour les autres lieux, le mur de l’hôpital Saint-Louis, celui du Palais de la femme ou encore un poteau de lampadaire accueillent la plaque. Volontariste, la politique publique municipale systématisée depuis le 13 novembre 2015 doit ainsi composer avec deux logiques différentes, celle du deuil et celle du retour à la normale.

À cet égard, la forme de jardin mémoriel qui a été choisie pour servir de monument du 13-Novembre articule de belle manière ces deux pratiques sociales d’hommage aux victimes, d’une part, et d’usage ordinaire de l’espace public, de l’autre. Elle marque l’aboutissement d’une politique publique certes récente mais volontariste.

À lire aussi, de la même autrice, l’article Du Drugstore Publicis au 13-Novembre : Paris face à ses attentats, une mémoire partielle

The Conversation

Sarah Gensburger ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Qu’est-ce que le 13-Novembre a changé à la politique de mémoire parisienne ? – https://theconversation.com/quest-ce-que-le-13-novembre-a-change-a-la-politique-de-memoire-parisienne-269049

Du Drugstore Publicis au 13-Novembre : Paris face à ses attentats, une mémoire partielle

Source: The Conversation – France in French (3) – By Sarah Gensburger, Directrice de recherche au CNRS, Centre de Sociologie des Organisations Sciences Po Paris, Sciences Po

Attaques contre la synagogue de la rue Copernic (1980), contre le restaurant Jo Goldenberg de la rue des Rosiers (1982), le magasin Tati rue de Rennes (1986), le RER B aux stations Saint-Michel (1995) et Port-Royal (1996)… sur près de 150 attentats survenus depuis 1974 à Paris ou au départ de la capitale, seuls quelques-uns ont trouvé place dans la mémoire urbaine. Comment expliquer que tant d’attaques passées restent invisibles ?

Le 13 novembre prochain, dix ans jour pour jour après les attaques de Paris et de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), aura lieu l’inauguration officielle du jardin en hommage aux victimes des attentats du 13 novembre 2015, place Saint-Gervais derrière l’Hôtel de Ville de Paris (Paris Centre). Ce nouveau site de mémoire, particulièrement soigné et original, s’ajoute aux plaques commémoratives qui, dès novembre 2016, ont été inaugurées devant les lieux visés. Certaines victimes voient aussi, depuis plusieurs années déjà, leur nom honoré dans d’autres espaces. Il en est, par exemple, ainsi de Lola Salines et Ariane Theiller, qui travaillaient dans le milieu de l’édition et dont une plaque disposée dans le hall intérieur du Centre national du livre, dans le VIIe arrondissement de Paris, porte le nom.

L’espace public parisien a été profondément transformé par les attaques du 13-Novembre. Si les plaques commémoratives d’attentat y sont désormais plus nombreuses et quasi systématiques, elles mettent simultanément en lumière le trou de mémoire qui entoure la majeure partie des attaques terroristes qui ont frappé la ville depuis 1974.

Mémoire collective et trou de mémoire

À Paris, près de 20 plaques qui rappellent le souvenir d’attentats survenus dans la ville, et rendent hommage à celles et ceux qui en furent victimes, sont aujourd’hui visibles dans l’espace public. Elles se répartissent dans sept arrondissements différents. Elles concernent les attaques du 3 octobre 1980 contre la synagogue de la rue Copernic (XVIe arrondissement) ; du 9 août 1982 contre le restaurant casher Jo Goldenberg, rue des Rosiers (IVe) ; du 17 septembre 1986, contre le magasin Tati, rue de Rennes (VIe) et les deux explosions qui ont visé le RER B, le 25 juillet 1995 à la station Saint-Michel (Ve) et le 3 décembre 1996 à Port-Royal (Ve).

Le reste de ces plaques renvoient aux attentats de janvier (XIe et XIIe arrondissements) et surtout du 13 novembre 2015 (Xe et XIe arrondissements) à l’exception de celles commémorant les attaques, postérieures, contre Xavier Jugelé, survenues le 20 avril 2017 sur l’avenue des Champs-Élysées (VIIIe), et contre Romain Gosnet, le 12 mai 2018 rue Marsollier (IIe).

Plaques commémoratives des attentats du 13-Novembre.
Fourni par l’auteur

Si elle donne à voir une volonté de commémoration, cette mémoire urbaine met aussi en lumière le véritable trou de mémoire qui entoure la majeure partie des attaques terroristes à être survenues à Paris dans la période contemporaine.

1974 : l’attaque du Drugstore Publicis, point de départ du terrorisme contemporain

En France, l’État a institué l’année 1974 comme le point de départ du terrorisme contemporain. C’est, en effet, cette date qui marque le début de la période que l’exposition permanente du futur Musée mémorial du terrorisme a pour vocation de couvrir. Et les « victimes du terrorisme », qui sont notamment définies par leur droit à l’attribution d’une médaille particulière, sont celles touchées par des attentats survenus depuis cette même année 1974. Celle-ci renvoie à l’attaque contre le Drugstore Publicis Saint-Germain-des-Prés qui a eu lieu à Paris (149, boulevard Saint-Germain, VIᵉ arrondissement), le 15 septembre de cette année-là. Cette borne chronologique peut bien sûr être discutée, comme tout découpage temporel. Elle est toutefois prise ici comme une donnée.

Depuis 1974 donc, dans le cadre du travail de préfiguration du Musée mémorial du terrorisme, l’historienne Jenny Raflik-Grenouilleau a recensé près de 150 attentats à Paris ou au départ de Paris. Sur ce total, 130 attaques ont fait au moins un ou une blessée et un peu plus de 80 ont entraîné le décès d’au moins une victime. Selon le lieu où chacun souhaite placer le curseur de ce qui est digne d’être commémoré – des morts jusqu’aux seules atteintes aux biens, c’est plus de 80 attentats et jusqu’à près de 150 qui, à Paris, pourraient potentiellement avoir donné lieu à un rappel permanent dans l’espace public.

Les 17 plaques existantes ne concernent donc qu’une toute petite minorité des actes terroristes qui ont eu lieu dans la ville. À cet égard, à Paris, le constat rejoint celui dressé par Kenneth Foote dans son étude pionnière : elles sont à la fois sources de mémoire et productrices d’oubli. Ainsi, l’attentat qui a frappé le Drugstore Publicis Saint-Germain en 1974 a fait deux morts et trente-quatre blessés. Alors qu’il fait donc figure de point de départ de la séquence contemporaine du terrorisme, aucune plaque ne mentionne l’événement aux passants, Parisiens comme touristes, nombreux à emprunter chaque jour ce carrefour très fréquenté de Saint-Germain-des-Prés.

Récits sélectifs et invisibilisation des responsables

Qu’ont donc en commun les quelques plaques commémoratives parisiennes qui rappellent, rarement donc, des attentats survenus dans la capitale ?

Il apparaît tout d’abord que ce sont les attentats les plus meurtriers qui sont rappelés au souvenir et au premier rang desquels, évidemment, ceux du 13 novembre 2015. Tous les attentats qui ont fait au moins quatre victimes décédées sont signalés dans l’espace public. Ce fait ne compte qu’une exception. En juin 1976, une explosion fait quatre morts boulevard Sébastopol (IIIe). L’attentat à la bombe est le fait d’une « brigade révolutionnaire » qui a visé une agence d’intérim pour dénoncer la précarisation de l’emploi. La concierge de l’immeuble et sa fille ainsi que deux habitants trouvent la mort.

Par contre, seuls deux attentats qui ont fait un mort unique sont commémorés : il s’agit des plus récents, survenus en 2017 et en 2018, dont les victimes ont été nommées plus haut. Les attaques qui ont conduit à moins de quatre décès sont invisibles.

Ensuite, les plaques existantes ne font référence qu’à des attentats qui sont le fait d’organisations islamistes (Groupe islamique armé, Al-Qaida, Daesh…), d’une part, ou qui ont été revendiqués au nom de la défense de la cause palestinienne, de l’autre. À cet égard, les plaques existantes sont d’abord le reflet de la nature infiniment plus criminelle des attaques portées par ces groupes comme de leur présence majoritaire. Il n’en reste pas moins qu’elles ne portent, en conséquence, que deux visages du terrorisme.

Des terrorismes divers mais une mémoire partielle

Ceux-ci ont pourtant été divers depuis 1974. Sont par exemple absentes de l’espace public la mémoire des terrorismes d’extrême gauche et, dans une moindre mesure, celle d’extrême droite, qui ont pourtant été des faits importants des années 1970 et 1980 à Paris et qui ont fait plusieurs morts et de nombreux blessés.

C’est ainsi que, dans un attentat fomenté par Action directe, en 1983, Françoise Rudetzki, créatrice de l’association SOS Attentats qui a permis de faire advenir la prise en charge des victimes du terrorisme par les pouvoirs publics telle qu’on la connaît aujourd’hui, est grièvement blessée alors qu’elle dîne au restaurant Le Grand Véfour. Encore aujourd’hui, aucune mention de cet attentat n’existe pourtant sur les murs de l’immeuble en question du Ier arrondissement.

Ce trou de mémoire interroge d’autant plus que les justifications mises en avant par ces attentats invisibles n’ont pas disparu. Entre les 5 et 21 juillet 1986, le groupe Action directe, toujours, réalise successivement trois attentats à la bombe. L’attaque du 9 juillet vise la brigade de répression du banditisme, tue un policier et fait 22 blessés. La revendication fait mention de Loïc Lefèvre, jeune tué par un membre des forces de l’ordre à Paris quatre jours auparavant, qu’il s’agissait de « venger ». En octobre 1988, ce sont cette fois-ci des intégristes catholiques qui attaquent le cinéma Saint-Michel, qui projette le film qu’ils jugent blasphématoire la Dernière Tentation du Christ, de Martin Scorsese, et font 14 blessés. Ces deux exemples montrent à quel point certaines des attaques demeurées invisibles dans l’espace public n’en résonnent pas moins avec des thèmes encore très présents dans le débat public contemporain : des « violences policières » à la « liberté d’expression ».

Enfin, cette différenciation quant à l’identité de leurs responsables entre les attentats mentionnés dans la ville et ceux qui ne le sont pas se dissout dans le fait qu’aucune plaque ne mentionne les motivations des auteurs de l’attentat.

Qu’elles aient été posées en 1989 ou en 2018, ces plaques rendent hommage « aux victimes du terrorisme » ou rappellent un « acte de terrorisme », sans précision. Là aussi, une exception à cette règle existe et, à son tour, permet de réfléchir en creux à travers un cas limite. Les plaques commémorant l’attentat de 1982 contre le restaurant casher Jo Goldenberg, rue des Rosiers, ou celui de 2015 contre l’Hyper Casher, avenue de la porte de Vincennes, sont les seules à ajouter un adjectif épithète, en l’espèce « antisémite », à la mention de l’attentat tandis que la plaque apposée rue Copernic, visée par une bombe en 1980, renvoie à « l’odieux attentat perpétré contre cette synagogue », précisant ainsi la raison de l’attaque. À ce jour, seuls les attentats antisémites sont nommés comme tels.

Plaque commémorative de l’attentat contre le restaurant Jo Goldenberg, rue des Rosiers.
Fourni par l’auteur

Les pratiques mémorielles dans l’espace public parisien

Produisant à la fois mémoire et oubli, ce sont donc une infime partie des actes terroristes commis à Paris depuis 1974 qui sont aujourd’hui signalés au passant. La question de savoir quels usages sont faits de ces rappels du passé dans l’espace public parisien reste ouverte.

Si la question n’est pas propre à la commémoration des attentats, elle se pose avec une acuité particulière pour les plaques qui y font référence, puisque celles-ci renvoient à un événement – « le terrorisme » – qui, contrairement à une guerre – qui a un début et un fin –, est un processus continu dont il est délicat de considérer qu’il est terminé. En 1996, lorsque la RATP avait été sollicitée par les familles de victimes de l’attentat du RER B pour faire figurer leurs noms sur une plaque, celle-ci avait dans un premier temps fait part de ses hésitations. Elle disait redouter des attroupements, dangereux, sur un quai de métro trop étroit. Ces craintes se sont révélées sans fondement. Très peu de voyageurs lèvent effectivement les yeux pour regarder la plaque.

À cet égard, le nouveau jardin mémoriel du 13-Novembre crée une forme inédite de commémoration qui laisse ouverte la possibilité de nouvelles pratiques mémorielles, au croisement des usages d’un parc urbain et de la participation à l’entretien du souvenir.

À lire aussi, de la même autrice, l’article Qu’est-ce que le 13-Novembre a changé à la politique de mémoire parisienne ?

The Conversation

Sarah Gensburger ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Du Drugstore Publicis au 13-Novembre : Paris face à ses attentats, une mémoire partielle – https://theconversation.com/du-drugstore-publicis-au-13-novembre-paris-face-a-ses-attentats-une-memoire-partielle-269046

Comment les boomers vivront-ils leur fin de vie au Québec ?

Source: The Conversation – in French – By Jean-Ignace Olazabal, Responsable de programmes, Université de Montréal

Les personnes âgées de 65 ans et plus (environ 2 250 000 personnes en 2033) représenteront 25 % de la population du Québec au début des années 2030, les enfants du baby-boom composant dès lors la presque totalité de la population aînée.

Le taux de mortalité augmentera cela dit progressivement à partir de 2036, avec plus de 100 000 décès par année, et dépassera de loin le nombre de naissances, maintenant le Québec dans un contexte de post-transition démographique qui pourrait provoquer un déclin de la population globale.

Quoi qu’il en soit, l’augmentation de la longévité prévue fera que ces nouveaux vieux, les enfants du baby-boom, seront plus nombreux à devenir octogénaires et nonagénaires que ceux des générations précédentes. En effet, les 80+ pourraient représenter près de 8 % de la population en 2033, alors que l’espérance de vie prévue par Statistique Canada sera de 82 ans pour les hommes et de 86 ans pour les femmes.

Il est clair que la balise 65+ n’est plus la même qu’il y a 50 ans, et que la vieillesse est désormais un cycle de vie long, avec les enjeux et défis que cela comporte. Or, paradoxe remarquable, alors que le Québec figure au palmarès des sociétés où l’espérance de vie est la plus haute, elle est également celle où la demande d’aide médicale à mourir est la plus importante.

Anthropologue de la vieillesse et du vieillissement, je suis responsable de la formation en vieillissement à la Faculté de l’apprentissage continu (FAC) de l’Université de Montréal et je m’intéresse aux aspects sociaux du vieillissement des enfants du baby-boom au Québec.


Cet article fait partie de notre série La Révolution grise. La Conversation vous propose d’analyser sous toutes ses facettes l’impact du vieillissement de l’imposante cohorte des boomers sur notre société, qu’ils transforment depuis leur venue au monde. Manières de se loger, de travailler, de consommer la culture, de s’alimenter, de voyager, de se soigner, de vivre… découvrez avec nous les bouleversements en cours, et à venir.


Des vieux nouveaux genres ?

Si le baby-boom est un phénomène démographique englobant les personnes nées entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et le milieu des années 1960, il est convenu, ici comme en France ou aux États-Unis, de réserver le nom baby-boomers aux personnes nées entre 1946 (1943 au Québec) et 1958.

Dans son livre intitulé Le fossé des générations, publié en 1971, l’anthropologue Margaret Mead disait des baby-boomers états-uniens qu’ils constituaient une génération préfigurative, en ce sens qu’ils ont inversé les termes de la transmission intergénérationnelle, les jeunes instruisant leurs aînés et, du coup, leurs pairs, plutôt que l’inverse, défiant ainsi la tradition.




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Cette inscription en faux contre les valeurs parentales et ancestrales aura permis l’essor de la contreculture dans les années 1960-1970, comme l’expliquent les sociologues Jean-François Sirinelli dans le cas de la France et Doug Owram dans celui du Canada, à travers des valeurs jeunes (la musique pop, la consommation de drogues récréatives ou l’amour libre par exemple). Elle aura également permis de rompre avec la traditionnelle transmission des rôles et des statuts au sein de la famille, comme le souligne le sociologue québécois Daniel Fournier.

Un effet de génération

On parle ici d’un effet de génération au sens sociologique du terme. Au Québec, les baby-boomers seraient, selon le sociologue québécois Jacques Hamel, ceux qui constituent cette fraction des enfants du baby-boom ayant souscrit au slogan « qui s’instruit, s’enrichit » et qui détiennent ces « diplômes universitaires, expression par excellence de cette modernisation » que connut le Québec dans les années 1960.

Ces derniers auront fomenté, sous l’égide des aînés ayant réfléchi la Révolution tranquille (soit les René Lévesque, Paul Gérin-Lajoie et autres révolutionnaires tranquilles), des transformations majeures au sein d’institutions sociales et d’idéaux aussi fondamentaux que la famille (en la réinventant), la nation (en la rêvant) ou la religion catholique (en la reniant de façon massive).

Le sociologue américain Leonard Steinhorn reconnaît dans cette génération des personnes aux valeurs progressistes ayant tendance à une plus grande reconnaissance de la diversité culturelle, des nouvelles mœurs (comme la légalisation du mariage homosexuel, de l’aide médicale à mourir, ou du cannabis récréatif), ou de l’égalité entre les hommes et les femmes, par rapport aux générations précédentes.


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Mais ce qui distingue surtout ces baby-boomers vieillissants des générations de personnes âgées d’antan, c’est la persévérance dans la conviction de la primauté du sujet, par delà les conventions sociales, même dans la dépendance et la fin de vie.

L’effet de génération, bien qu’il diffère chez chacun des membres d’un même ensemble générationnel, est un produit de l’histoire et des conditionnements sociohistoriques auxquels le sujet aura été exposé au cours des premières décennies de sa vie. Les premières générations du baby-boom ont dès leur jeune âge adulte participé activement à la laïcité de l’État et de l’espace public et privé, et souscrit à l’État technobureaucratique promu par la Révolution tranquille, libérant le sujet des attaches communautaristes pour le rendre autonome.

Les enfants du baby-boom et la fin de vie

L’affranchissement des contraintes religieuses chez les Québécois d’origine canadienne-française, le difficile accès aux soins palliatifs pour les personnes âgées et, surtout, la volonté de contrôler sa propre destinée, sont autant de facteurs qui risquent d’influer sur la fin de vie et la mort des enfants du baby-boom au Québec.

En 2023, 7 % des personnes décédées au Québec – majoritairement des personnes âgées – ont choisi la mort médicalement assistée, dans un contexte d’acceptation sociale presque unanime. En effet, 90 % de la population québécoise appuie la loi sur l’aide médicale à mourir, selon un sondage Ipsos, soit le plus haut taux au Canada.

La détresse existentielle face à la fin de vie et le refus de la souffrance et de l’agonie pourraient expliquer l’engouement des enfants du baby-boom pour ce qu’ils considèrent une mort digne.

Or le grand volume de personnes qui constituent l’ensemble des cohortes du baby-boom, soit les personnes nées entre 1943 et 1965, invite à réfléchir au sort qui sera réservé à beaucoup d’entre eux et elles quant à la qualité et à la quantité des soins et des services publics qui leur seront alloués. Étant donné le contexte plutôt critique du Réseau québécois de la santé et des services sociaux, se pose la question des conditions dans lesquelles se dérouleront ces nombreux décès, estimés à plus de 100 000 par année dès 2036.

Pas tous égaux devant la vieillesse

Certes, une bonne proportion de personnes parmi ce grand ensemble populationnel seront effectivement à l’aise financièrement et jouiront d’un bon état de santé grâce à leur niveau d’éducation, à de généreuses pensions et autres fonds de retraite, à de saines habitudes de vie, et à la biomédecine. Cela étant dit, une proportion non négligeable vieillira appauvrie et malade. Les inégalités sociales de santé demeureront importantes au sein de ces nouvelles générations de personnes âgées.

Les hommes bénéficieront globalement d’un avantage sur les femmes en termes de conditions de retraite et de qualité de vie, tout comme les natifs par rapport aux immigrants, soulignent les démographes Patrik Marier, Yves Carrière et Jonathan Purenne dans un chapitre de l’ouvrage Les vieillissements sous la loupe. Entre mythes et réalités. Cela aura une incidence sur les conditions d’habitation et de résidence, sur les coûts privés en santé et sur la qualité du vieillissement en général.

Ces inégalités sociales de santé feront que les dernières années de vie de plusieurs, des femmes surtout, risquent de l’être en mauvaise santé, appauvries et sans forcément un entourage de qualité. Mais vivre plus longtemps à n’importe quel prix n’est pas le souhait de beaucoup parmi les enfants du baby-boom, et ce indépendamment de leur statut socioéconomique.

L’aide médicale à mourir deviendra-t-elle, dès lors, un acte médical ordinaire, alors que le système public de santé et de services sociaux connaîtra une pression accrue ? Quoi qu’il en soit, ce geste médical ultime devrait toujours jouir d’une popularité incontestable parmi les nouveaux vieux Québécois, du moins ceux d’origine canadienne-française qui ont rompu avec le catholicisme, ce qui pourrait contribuer à freiner l’augmentation de l’espérance de vie au Québec.

Mais encore faut-il que la fin de vie se déroule également dans la dignité.

La Conversation Canada

Jean-Ignace Olazabal a reçu des financements du CRSHC, IRSC.

ref. Comment les boomers vivront-ils leur fin de vie au Québec ? – https://theconversation.com/comment-les-boomers-vivront-ils-leur-fin-de-vie-au-quebec-252148

L’espace-temps n’existe pas, mais c’est un cadre qui permet de comprendre notre réalité

Source: The Conversation – in French – By Daryl Janzen, Observatory Manager and Instructor, Astronomy, University of Saskatchewan

L’espace-temps fournit une description puissante de la manière dont les événements se produisent. (MARIOLA GROBELSKA/Unsplash), CC BY

La question de l’existence de l’espace-temps ne devrait pas prêter à controverse, ni même poser de problème conceptuel, si l’on tient compte des définitions des termes « espace-temps », « événement » et « instant ». L’idée que l’espace-temps existe n’est pas plus valable que la vieille croyance concernant l’existence d’une sphère céleste : dans les deux cas, il s’agit de modèles centrés sur l’observateur, efficaces et pratiques pour décrire le monde, mais qui ne représentent pas véritablement la réalité.

Pourtant, du point de vue de la physique moderne, de la philosophie, de la vulgarisation scientifique et des thèmes familiers de la science-fiction, il peut être controversé d’affirmer que l’espace-temps n’existe pas.

Mais qu’est-ce que cela signifierait pour un monde où tout ce qui s’est déjà produit ou se produira d’une manière ou d’une autre « existe » actuellement en tant que partie intégrante d’un réseau entrelacé ?

Les événements ne sont pas des lieux

Il est facile d’imaginer que les événements passés, comme la perte d’une dent ou l’annonce d’une bonne nouvelle, existent quelque part. Les représentations fictives de voyages dans le temps illustrent bien cette idée : les voyageurs temporels modifient les événements et perturbent la ligne du temps, comme si le passé et le futur étaient des lieux que l’on pouvait visiter grâce à une technologie appropriée.

C’est souvent ainsi que les philosophes présentent les choses. L’éternalisme affirme que tous les événements de toutes les époques coexistent. La théorie de l’univers-bloc en croissance propose que le passé et le présent existent, tandis que l’avenir n’existe pas encore. Pour les adeptes du présentisme, seul le présent existe, tandis que le passé a existé et que le futur existera. Et la relativité générale présente un continuum à quatre dimensions qui se courbe et se déforme – on peut facilement imaginer ce continuum d’événements comme existant réellement.

La confusion provient du sens que l’on donne au mot « exister ». Dans le cadre de l’espace-temps, on a tendance à appliquer ce terme sans discernement à une description mathématique des événements, transformant ainsi un modèle en une théorie ontologique sur la nature de l’être.

Le physicien Sean Carroll explique les concepts de présentisme et d’éternalisme.

Un ensemble d’événements

En physique, l’espace-temps désigne l’ensemble continu des événements qui se produisent dans l’espace et dans le temps, d’ici à la galaxie la plus éloignée, du big bang à un avenir lointain. Cela constitue une carte en quatre dimensions qui indique et mesure le lieu et le moment de chaque événement. En physique, un événement est un phénomène qui a lieu à un endroit et à un moment précis.

Un instant est l’ensemble tridimensionnel d’événements séparés dans l’espace qui se déroulent « en même temps » (avec la précaution habituelle de la relativité, selon laquelle la simultanéité dépend de l’état de repos relatif de chacun).

L’espace-temps est l’ensemble continu de tous les événements qui se produisent.

C’est également le moyen le plus efficace de cataloguer les événements. Ce catalogage est indispensable. D’autre part, les mots et les concepts que nous utilisons pour l’effectuer ont leur importance.

Il existe une infinité de points dans les trois dimensions de l’espace et, à chaque instant, un événement unique se produit à chaque endroit.

Positionnement au fil du temps

Les physiciens décrivent une voiture roulant en ligne droite à vitesse constante à l’aide d’un simple diagramme de l’espace-temps, avec l’emplacement sur un axe et le temps sur l’autre. Les instants s’accumulent pour former un espace-temps bidimensionnel. La position de la voiture correspond à un point pour chaque instant, et ces points se rejoignent pour constituer une ligne d’univers, c’est-à-dire un relevé complet de la position de la voiture tout au long de l’intervalle de temps. La pente de cette ligne représente la vitesse de la voiture.

Le mouvement réel est bien plus complexe. La voiture roule sur une Terre en rotation qui tourne autour du Soleil, lequel tourne autour du centre de la Voie lactée, qui dérive dans l’univers local. Pour déterminer la position de la voiture à chaque instant, il faut donc recourir à un espace-temps à quatre dimensions.

L’espace-temps est la carte qui indique où et quand les événements se produisent. Une ligne d’univers est l’enregistrement de tous les événements tout au long de la vie d’une personne. Il reste à savoir si la carte – ou l’ensemble des événements qu’elle recense – doit être considérée comme existant de la même manière que les voitures, les personnes et les lieux qu’elles atteignent.

Les objets existent

Réfléchissons à la signification du mot « exister ». Les objets, les bâtiments, les personnes, les villes, les planètes, les galaxies existent : ce sont des lieux ou ils occupent des lieux, et ils perdurent pendant un certain temps. Ils survivent aux changements et peuvent être observés à plusieurs reprises.

Considérer les occurrences comme des choses qui existent entraîne une confusion dans notre langage et nos concepts. Si l’on analyse l’espace-temps, est-ce que les événements, les instants, les lignes d’univers ou même l’espace-temps dans son ensemble existent au même titre que les lieux et les personnes ? Ou est-il plus juste de dire que les événements se produisent dans un monde qui existe ?

De ce point de vue, l’espace-temps est la carte qui enregistre ces événements, nous permettant de décrire les relations spatiales et temporelles entre eux.


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L’espace-temps n’existe pas

Les événements n’existent pas, ils se produisent. Par conséquent, l’espace-temps n’existe pas. Les événements surviennent à différents endroits au cours de l’existence, et l’occurrence d’un événement est fondamentalement différente de l’existence de quoi que ce soit, qu’il s’agisse d’un objet, d’un lieu ou d’un concept.

D’abord, il n’existe aucune preuve empirique qu’un événement passé, présent ou futur « existe » de la même manière que les choses qui nous entourent. Pour vérifier l’existence d’un événement en tant qu’objet continu, il faudrait disposer d’une machine à remonter le temps afin de l’observer en ce moment. Même les événements présents ne peuvent être examinés en tant que choses qui existent.

En revanche, les objets matériels existent. Les paradoxes liés au voyage dans le temps reposent sur l’idée erronée que les événements sont des lieux que l’on peut revisiter. Reconnaître la différence fondamentale entre occurrence et existence permet de résoudre ces paradoxes.

Ensuite, cette constatation redéfinit la philosophie du temps. Au cours du siècle dernier, de nombreux débats ont considéré les événements comme des choses qui existent. Les philosophes se sont concentrés sur leurs propriétés temporelles : un événement est-il passé, présent ou futur ? S’est-il produit avant ou après tel autre événement ?

une pipe peinte au pochoir sur un mur en béton avec les mots « ceci n’est pas une pipe » en dessous
Reproduction au pochoir de La Trahison des images, tableau de René Magritte réalisé en 1929, dans lequel l’artiste met en évidence le fait que la représentation d’un objet n’est pas l’objet lui-même.
(bixentro/Wikimedia)

Ces discussions reposent sur l’hypothèse que les événements sont des choses existantes qui possèdent ces propriétés. De là, il n’y a qu’un pas à franchir pour conclure que le temps est irréel ou que le passage du temps est une illusion, en partant du principe que le même événement peut être qualifié différemment selon les points de vue. Mais on a perdu de vue la distinction ontologique dès le départ : les événements n’existent pas, ils se produisent. Le temps et l’ordre sont des caractéristiques de la manière dont les événements s’articulent dans un monde existant, et non des propriétés d’objets existants.

Pour finir, parlons de la relativité. Cette théorie mathématique décrit un continuum espace-temps à quatre dimensions. Il ne s’agit pas d’une théorie sur une chose à quatre dimensions qui, dans le cours de son existence, se courberait et se déformerait sous l’effet de la gravité.

Clarté conceptuelle

La physique ne peut pas réellement décrire l’espace-temps lui-même comme une entité qui existe réellement ni expliquer les changements qu’il pourrait subir.

En revanche, l’espace-temps fournit une description éloquente de la manière dont les événements se produisent : comment ils s’ordonnent les uns par rapport aux autres, comment les séquences d’événements sont mesurées dans leur déroulement et comment les longueurs sont mesurées dans différents cadres référentiels. Si nous cessons d’affirmer que les événements – et l’espace-temps – existent, nous retrouvons une clarté conceptuelle sans sacrifier la moindre prédiction.

La Conversation Canada

Daryl Janzen ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. L’espace-temps n’existe pas, mais c’est un cadre qui permet de comprendre notre réalité – https://theconversation.com/lespace-temps-nexiste-pas-mais-cest-un-cadre-qui-permet-de-comprendre-notre-realite-268044

Pourquoi il ne faut pas rapporter de végétaux de retour de voyage

Source: The Conversation – in French – By Christine Tayeh, Coordinatrice scientifique au Laboratoire de la santé des végétaux – Unité Expertise en Risques Biologiques pour la Santé des Végétaux (UERB), Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses)

Rapporter une bouture dans ses valises ou planter un gingembre acheté au supermarché, ces gestes qui semblent anodins peuvent favoriser l’arrivée d’organismes nuisibles – bactéries, virus, insectes, champignons… – capables de décimer les cultures, les plantes ornementales et les plantes sauvages. Sous les effets combinés de la mondialisation du commerce et des voyages et du dérèglement climatique, les risques se multiplient. L’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail développe des outils d’évaluation de risque et de détection, mais chacun peut agir à son niveau. De bonnes pratiques peuvent contribuer à protéger la santé des végétaux, dont dépendent notre alimentation ainsi que la biodiversité.


Saviez-vous qu’un voyageur imprudent pouvait ramener dans ses bagages des agents pathogènes aux conséquences dramatiques pour la santé des végétaux ? Espèces cultivées ou même flore sauvage, toutes sont potentiellement vulnérables. Il suffit d’un organisme nuisible (ON) – bactérie, virus, champignon, insecte ravageur, nématode ou même plante invasive – venu d’une autre région du monde pour les mettre en péril.

Exemple de bonsaï Ficus microcarpa.
Krzysztof Ziarnek, Kenraiz, CC BY-SA

De fait, les échanges commerciaux internationaux constituent le plus souvent les voies « classiques » d’introduction de ces ON.

Citons, pour illustrer ces enjeux, l’exemple de Ficus microcarpa (ou laurier d’inde) une plante d’ornement couramment cultivée comme bonsaï en intérieur et régulièrement vendue en jardinerie et grandes surfaces. En 2023, Meloidogyne enterolobii, un nématode à galles polyphage (capable d’attaquer de nombreuses espèces), responsable d’importantes altérations de la morphologie et du fonctionnement du système racinaire, aurait été introduit en Toscane (Italie) sur des lauriers d’inde importés de Chine via les Pays-Bas.




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Des voies d’entrée multiples

Les voies d’introduction les plus classiques impliquent par exemple le transport de végétaux, de semis, de fleurs coupées, ainsi que le résume l’illustration ci-dessous. Cependant, d’autres filières d’entrée moins conventionnelles existent également.

Filières d’entrée possible d’un organisme nuisible à la santé des végétaux.
LSV/Anses, Fourni par l’auteur

Dans les années 1940, le chancre coloré du platane (causé par le champignon Ceratocystis platani) a ravagé les plantations urbaines de platanes dans les grandes villes américaines de la côte atlantique. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le bois des arbres infectés a été utilisé pour emballer du matériel de guerre. C’est probablement ainsi que l’ON a été introduit en Europe.

Cette hypothèse est confirmée par le fait que les premiers cas d’infection en Europe se trouvaient dans ou près des principales villes portuaires : Naples, Livourne, Syracuse, Marseille et Barcelone. À partir de celles-ci, la maladie s’est propagée dans d’autres villes.

Des rhizomes de gingembre importés du Pérou, destinés à la consommation humaine, ont véhiculé une bactérie nuisible en Allemagne, car ils ont été détournés pour être plantés sous serre. (Sur cette photographie, un gingembre sain.)
Pixnio, CC BY-NC-SA

Un autre mode d’entrée possible pour un ON, est lorsque l’utilisation première d’un végétal est détournée.

Un cas avéré récent est celui de l’introduction en Allemagne de la bactérie Ralstonia pseudosolanacearum à l’origine du flétrissement bactérien sur de nombreuses cultures de la famille des Solanacées, dont la pomme de terre ou la tomate, mais également sur d’autres familles. Il est question ici de rhizomes de gingembre destinés à la consommation importés du Pérou, qui ont été détournés de leur usage principal car utilisés pour de la plantation.

Spécimen mâle de Bactrocera dorsalis.
LSV/Anses, Fourni par l’auteur

Enfin, les voyageurs eux-mêmes sont aussi acteurs de l’entrée des ON sur un territoire. Entre 2016 et 2021, d’importantes quantités de produits végétaux ont été découvertes dans les bagages de voyageurs en provenance de pays tiers et saisies aux postes de contrôle frontaliers de Campanie en Italie. Des inspections et des analyses de laboratoire réalisées sur le matériel végétal ont permis d’identifier plusieurs espèces exotiques, dont certaines très alarmantes comme Bactrocera dorsalis (mouche orientale des fruits), également très polyphage.

Vers une probable accélération des introductions

Ces introductions sont favorisées par plusieurs facteurs de risque. Une augmentation de leur nombre est à craindre dans les années à venir, du fait de :

  • l’intensification des échanges commerciaux internationaux de végétaux,

  • l’accroissement des flux de voyageurs à travers le monde,

  • la rapidité des transports (par avion, par exemple) qui améliore le taux de survie des ON,

  • enfin, le dérèglement climatique, qui peut favoriser l’établissement des ON ou de leurs vecteurs dans nos régions tempérées devenues plus chaudes.

Autant de menaces accrues qui pèsent sur la santé des végétaux. Pour la défendre, il faut disposer d’outils innovants (évaluation du risque et méthodes de détection) et collaboratifs, et les mettre à disposition des acteurs en charge de l’évaluation et de la gestion des risques pour mieux les anticiper.

Or, avant qu’un ON puisse attaquer des végétaux sur un territoire donné, il faut qu’il soit en mesure d’entrer sur le territoire, de s’y établir puis se disséminer.




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La détection des menaces et l’anticipation des risques à l’Anses

À l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), c’est l’unité Expertise sur les risques biologiques (ERB) qui mène des évaluations du risque selon les normes internationales pour les mesures phytosanitaires, ou NIMP02. Cet outil, utilisé en routine, est d’autant plus efficace qu’il peut être déployé avant l’arrivée d’un ON sur le territoire français.

Dans ce cadre, à partir des publications scientifiques et des données disponibles sur l’ON, on étudie en premier lieu la probabilité qu’il arrive dans une zone géographique donnée. L’organisme peut ensuite s’établir, c’est-à-dire se multiplier et créer de nouvelles générations.

Deux facteurs peuvent limiter cet établissement : la disponibilité de plantes hôtes et l’adéquation du climat localement. Mais une fois l’ON bien établi sur place, il peut se disséminer de façon plus large.

De jeunes oliviers attaqués par Xylella fastidiosa en Italie, en 2019.
G.steph.rocket/Wikicommons, CC BY-NC-SA

Les impacts directs d’un ON peuvent être des pertes de rendement et de qualité des récoltes ou des pertes de peuplements. D’autres impacts environnementaux, économiques et même sociétaux sont à envisager. On se souvient par exemple des ravages causés par l’arrivée de Xylella fastidiosa en Italie (sur les oliviers) et en Espagne (sur les amandiers), dont l’impact socio-économique est élevé.

En absence de mesures de lutte efficaces disponibles (lutte chimique, lutte génétique, pratiques culturales ou biocontrôle) et avec une probabilité d’introduction et de dissémination hautes, le risque lié à cet ON est considéré comme suffisamment élevé pour que des mesures de gestion soient recommandées. Elles visent à prévenir son entrée sur le territoire français, réduire son établissement (éradication), voire à enrayer sa dissémination, si celle-ci a déjà commencé.

À titre d’exemple, l’Anses a publié le 3 février 2020 une évaluation de risque sur le Tobamovirus fructirugosum, ou Tomato brown rugose fruit virus (ToBRFV), un virus émergent qui, à l’époque, menaçait la culture des tomates, piments et poivrons en France. Le rapport a conclu à une probabilité haute d’introduction et de dissémination en France, avec un impact conséquent sur les cultures. Différentes recommandations ont été émises et ont permis au gestionnaire du risque, qui est le ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire, de réagir rapidement à l’apparition du premier foyer en février 2020, et d’émettre des instructions techniques destinées aux professionnels, fondées sur des éléments d’analyse produits dans le rapport d’expertise.

Colonies de Ralstonia pseudosolanacearum.
LSV/Anses, Fourni par l’auteur

Plus récemment, en juin 2025, l’Anses a produit une évaluation de risque sur la probabilité d’entrée et d’établissement de R. pseudosolanacearum (bactérie qui menace de nombreuses solanacées, comme la pomme de terre, la tomate ou le poivron) en France.

Celle-ci a notamment permis, grâce à une analyse multicritères, de lister une quarantaine de plantes (bien plus large que la seule famille des solanacées) à inclure dans le plan de contrôle aux frontières. On y retrouve des espèces de la famille des zingibéracées (curcuma, gingembre y compris ceux destinés à la consommation) ainsi que des espèces ornementales (boutures et plants de rosiers et de pélargonium).

Le laboratoire de la santé des végétaux (LSV) de l’Anses exerce également des missions de laboratoire national de référence (LNR) sur des ON des végétaux (bactéries, virus, nématodes, insectes et acariens, oomycètes et champignons), sur des plantes invasives ou encore la détection d’OGM (par exemple, maïs, pommes de terre ou betteraves OGM) soumis à des réglementations européennes. À ce titre, le LSV développe et améliore des méthodes de détection/identification d’ON et participe à la formation et au suivi de compétence d’un réseau de laboratoires agréés pour réaliser des analyses officielles.




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Afin d’anticiper au mieux de futures émergences d’ON réglementés qui ne seraient pas encore arrivés sur le territoire, le LSV recense les méthodes de détection/identification publiées au sein de la communauté scientifique, de l’Organisation européenne pour la protection des plantes (OEPP) ou de la Communauté internationale de protection des végétaux (CIPV). Le LSV va ensuite évaluer et valider ces méthodes selon des critères de performance bien définis (spécificité, sensibilité, limite de détection, répétabilité et reproductibilité) pour pouvoir les mettre en application le jour où l’ON ciblé serait détecté sur le territoire.

Le LSV a pu anticiper l’arrivée de Xylella fastidiosa dès le début des années 2000, par l’évaluation et la validation d’une méthode d’analyse. Ceci a permis au LNR d’être réactif dès les premiers échantillons reçus en 2015. Cette méthode évolue continuellement en fonction des avancées technologiques, nous en sommes à la version 6 ! À ce jour plus de 7 500 échantillons végétaux ont été analysés pour la recherche de Xylella fastidiosa dont la gamme d’hôtes inclut plus de 700 espèces végétales (olivier, amandier…).

En plus de ces missions, le LSV produit aussi des outils et des connaissances au service de l’évaluation et de la gestion du risque. Il s’agit de disposer d’une meilleure compréhension de la biologie de l’ON ainsi que de son épidémiologie en retraçant les routes d’invasions, et en identifiant l’origine géographique de l’introduction et les filières d’introduction. Les données acquises permettent de mieux comprendre leur dissémination, les facteurs favorisant leur développement (facteurs agronomiques, climatiques, géographiques…).

Les travaux menés par ces différentes entités au sein du LSV s’alimentent et se complémentent dans le but d’anticiper et limiter l’entrée et la dissémination d’ON sur le territoire. Mais la santé des végétaux est l’affaire de tous, celle des citoyens et des consommateurs : en vous inspirant des exemples décrits plus hauts, ayez le réflexe de ne pas rapporter de végétaux de retour de voyage et de ne pas planter des végétaux importés et destinés à la consommation alimentaire.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

ref. Pourquoi il ne faut pas rapporter de végétaux de retour de voyage – https://theconversation.com/pourquoi-il-ne-faut-pas-rapporter-de-vegetaux-de-retour-de-voyage-266412

Ce que l’on sait de « Tapinoma magnum », la fourmi noire et brillante qui envahit l’Europe

Source: The Conversation – in French – By Bernard Kaufmann, Maître de conférences en écologie, Université Claude Bernard Lyon 1

Une fourmi _T. magnum_ surveillant des pucerons en Corse. Rumsais Blatrix/CEFE, CNRS, Fourni par l’auteur

De très nombreux foyers invasifs de la fourmi noire « Tapinoma magnum » ont été détectés en Europe. Elles ne posent pas de danger sanitaire immédiat, mais les populations colossales de chaque colonie peuvent causer des dégâts considérables en milieux urbains, agricoles et même naturels. Espérant endiguer cette invasion, la recherche s’active aujourd’hui pour mieux la caractériser, évaluer ses impacts et explorer des pistes pour limiter les dégâts.


Le terme d’invasion biologique désigne l’introduction et la prolifération d’espèces animales, végétales ou microbiennes hors de leur aire d’origine. La plupart des espèces envahissantes bouleversent les écosystèmes en concurrençant les espèces locales, puis en modifiant les habitats. Elles représentent un fardeau économique croissant pour les sociétés humaines et une menace pour la biodiversité.

Parmi ces espèces, les fourmis occupent une place prépondérante. Jusqu’à présent, l’Europe et la France avaient été relativement épargnées, malgré la présence de la fourmi d’Argentine Linepithema humile le long du pourtour méditerranéen ou de Lasius neglectus dans tout le continent. Des alertes récentes font craindre l’installation de la fourmi de feu rouge (Solenopsis invicta), détectée en Sicile, et de la fourmi électrique (Wasmannia auropunctata), détectée par deux fois dans le Var, deux espèces ayant causé des dommages majeurs à l’agriculture, aux personnes et à la biodiversité partout où elles ont été importées.

Mais c’est une autre espèce qui retient aujourd’hui l’attention en Europe occidentale : Tapinoma magnum. De très nombreux foyers invasifs ont été détectés, avec d’énormes populations qui infligent des dégâts considérables. Il est urgent aujourd’hui de comprendre ses caractéristiques, ses impacts, l’état de la recherche en France, et d’explorer des pistes pour limiter ses dégâts.




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La découverte de supercolonies

En 2011, des chercheurs et naturalistes découvrent en France, Allemagne et Italie, des fourmis du genre Tapinoma (abrégé en T.) qui se révèlent fortement envahissantes. Un groupe de travail européen se forme rapidement, avec des équipes à Görlitz (Allemagne, B. Seifert), Rome (Italie, D. d’Eustacchio), Jaen (Espagne, P. Lorite) et Lyon (France, B. Kaufmann).

À cette date, une seule espèce du genre, T. nigerrimum, assez grande relativement aux autres espèces du genre (2-5 millimètres), est connue en Europe méditerranéenne et en Afrique du Nord occidentale, mais la littérature scientifique ne lui prête aucun caractère envahissant. Pourtant, sur le terrain, les colonies observées sont constituées de nombreux nids interconnectés par des pistes constamment fréquentées par des ouvrières, un réseau dense pouvant couvrir plusieurs hectares, constituant ce qu’on appelle des supercolonies, qui sont très envahissantes.

En 2017, une analyse couplant morphologie détaillée et génétique révèle que T. nigerrimum regroupe en réalité au moins quatre espèces différentes : T. nigerrimum, T darioi, T. ibericum et T. magnum.

Ces trois dernières sont des espèces supercoloniales et envahissantes en Europe, la plus courante étant, de loin, T. magnum. En 2024 est ajoutée une une cinquième espèce, T. hispanicum, regroupant des populations espagnoles, de T. nigerrimum (non envahissante).




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Des origines diverses

De ce que l’on sait de ces fourmis envahissantes, T. darioi est indigène en Catalogne et probablement dans le Languedoc, tandis que T. ibericum est probablement indigène dans le reste de l’Espagne.

Pour T. magnum, la situation est plus compliquée, ses zones d’origine possibles recouvrant les États du Maghreb (Maroc, Algérie et Tunisie) et l’ensemble de la péninsule italienne, peut-être jusqu’à la Côte d’Azur en France.

Les analyses génétiques démontrent cependant que la vaste majorité des populations importées dans les régions non méditerranéennes d’Europe proviennent du sud de l’Italie, en particulier de la Sicile, de la Calabre et des Pouilles. Seules de très rares populations ont pu être associées au Maghreb. Pour la Corse, les populations semblent provenir du sud de l’Italie, avec peut-être de faibles apports algériens.

Des colonies couvrant jusqu’à 20 hectares

T. magnum et ses espèces sœurs envahissantes sont supercoloniales : leurs nids, nombreux et reliés par des pistes actives, peuvent abriter de nombreuses reines. Construits en accumulant du sol pour créer des « solariums » exposés à la chaleur, ou installés dans des cavités chaudes, ces nids optimisent la croissance des larves. Les mâles et futures reines sont produits au printemps (entre mars et mai), les ouvrières plus tard au printemps et à l’automne.

La supercolonie est un ensemble fluide dont les contours s’étendent ou se contractent selon la température, l’humidité et les ressources, couvrant parfois plus de 20 hectares, sauf si le paysage (routes, cours d’eau, forêts) limite son expansion. Le régime alimentaire des Tapinoma envahissantes est généraliste, mais repose fortement sur l’exploitation du miellat de pucerons, en particulier sur les racines.

Lors des premiers signalements hors zone méditerranéenne, le commerce des oliviers centenaires italiens et espagnols a vite été suspecté d’être la source principale des populations envahissantes. Cette hypothèse a été confirmée par un travail avec les vendeurs de plantes à Montpellier et à Lyon, qui a montré qu’une bonne partie d’entre eux hébergeaient une ou plusieurs espèces de Tapinoma envahissantes, souvent issues d’origines géographiques différentes.

Cependant, des observations récentes indiquent d’autres vecteurs de transport potentiels : voitures dans lesquelles les fourmis monteraient pendant la journée pour y trouver des températures élevées, transport de déchets verts, déplacement de plantes ornementales pour des événements ou encore transports de préfabriqués.

Noires, brillantes et très rapides

Les Tapinoma envahissantes sont aisées à reconnaître sur le terrain : ce sont des fourmis noires, brillantes, extrêmement rapides, dont les ouvrières sont, au sein de la même colonie, de tailles variées entre 2mm et 5mm.

Ouvrière de T. magnum vue de face, montrant bien l’encoche caractéristique du clypeus (juste au-dessus des mandibules) et la pilosité abondante le long de cette encoche. Toutes les Tapinoma du groupe nigerrimum possèdent ces deux caractéristiques contrairement aux petites espèces de Tapinoma présentes dans tout le pays, et qui ne sont pas envahissantes.
Axel Bourdonné (CBGP, INRAE), Fourni par l’auteur

Lorsqu’on les écrase, elles ont une odeur caractéristique, décrite par les auteurs anciens comme rappelant le beurre rance. Ce diagnostic ne suffit pas. T. nigerrimum, indigène et sans problème, a les mêmes caractéristiques, et d’autres espèces (T. erraticum, T. subboreale, T. madeirense) plus petites, ont la même odeur.

Pour être certain d’avoir devant soi une Tapinoma envahissante, il faut pouvoir observer plusieurs nids reliés par des pistes de fourmis.

Distinguer les trois espèces envahissantes demande davantage de moyens génétiques, chimiques ou d’imagerie déployés par nos laboratoires.

Dégâts urbains et agricoles

Première chose à rappeler : les Tapinoma si elles sont agaçantes, ne présentent pas de risque sanitaire avéré, sauf pour de très jeunes enfants en contact direct avec des nids populeux.

Cependant, les Tapinoma envahissantes causent des dégâts dans les milieux naturels comme en zones urbaines ou agricoles, avec des effets négatifs directs ou indirects sur la biodiversité non quantifiés à ce jour, mais probablement importants.

Photographie montrant l’état d’un sol de serre maraîchère où les Tapinoma magnum ont construit leurs nids.
Félix Biolley (agriculteur à Taulignan, Drôme), Fourni par l’auteur

En maraîchage et dans les potagers des particuliers, les fourmis terrassent de grandes quantités de sol, dénudant les racines ou enterrant les tiges. Elles coupent feuilles et tiges, élèvent des pucerons en masse, attaquent certains légumes. Les pertes d’exploitation peuvent être importantes, surtout en serres : dans la Drôme, un maraîcher bio s’est par exemple vu amputé des deux tiers de son chiffre d’affaires.

Pour les entreprises, la présence massive de fourmis trouvées dans les objets fabriqués et exportés peut conduire à leur refus ou leur renvoi, et en restauration, elles peuvent contaminer les cuisines ou faire fuir les clients des terrasses. Les services d’espaces verts constatent un effet sur la fréquentation des zones les plus envahies des parcs, sur l’usage des jardins partagés à Lyon et sur les serres de production à Grenoble.

Nous nous attendons à ce que ces espèces se répandent rapidement dans l’ensemble du pays et que leurs impacts se multiplient. Contrairement à d’autres espèces envahissantes comme la fourmi d’Argentine et Lasius neglectus, notamment du fait que les Tapinoma ont été importées de plusieurs régions, à de multiples reprises, et présentent donc une forte diversité génétique, elles disposent d’un potentiel d’adaptation très important. Leur capacité à s’installer partout dans le pays est fortement renforcée par le changement climatique.

Plusieurs groupes de recherche dont nous faisons partie sont aujourd’hui à pied d’œuvre pour mieux comprendre ces espèces et proposer des stratégies de lutte, agissant en réseau avec les acteurs de terrain, des associations et des collectivités territoriales. Dans nos laboratoires à Lyon (B. Kaufmann), Avignon (IMBE, Montpellier(CEFE, CBGP) et Tours (IRBI), nous étudions leurs mécanismes de dispersion et de prolifération, leur génétique, leur écologie et travaillons sur des méthodes de lutte. Nos recherches devraient aboutir à l’élaboration d’une stratégie et d’outils de lutte dans les deux années qui viennent.

Comment réagir si vous suspectez une invasion chez vous ?

Aux particuliers qui seraient confrontés à une suspicion de Tapinoma, plusieurs conseils :

  • d’abord, il faut s’assurer qu’il s’agit bien d’une Tapinoma envahissante et faire identifier l’espèce par un spécialiste en contactant le projet FIVALO pour la région Centre ou Bernard Kaufmann pour le restant du territoire. Ce point est vital pour ne pas porter préjudice aux espèces de fourmis locales, qui sont la première barrière contre l’invasion. C’est en particulier le cas dans la moitié sud de la France, où l’espèce locale T. nigerrimum est présente.

  • Ensuite, contacter ses voisins pour savoir s’ils sont atteints aussi et pouvoir agir ensemble par la suite,

  • puis sa municipalité ou son intercommunalité par une lettre signée par l’ensemble des résidents concernés.

Dès lors, commencer à lutter. Inutile de contacter des désinsectiseurs, sauf si l’invasion est limitée à une ou deux maisons ou jardins, mais suivre trois principes simples.

  • Le premier, rechercher les nids (au printemps et à l’automne) soit dans le sol soit dans des objets du jardin (compost sec, pots de fleurs, jardinières, sous des tuiles, des dalles, de pierres, du métal, de la bâche de jardinage) ou le long de la maison (escaliers, chaufferie ou buanderie, combles).

  • Le deuxième, les détruire si possible en les noyant sous de l’eau chaude (60 °C) ou de grandes quantités d’eau d’arrosage (dans ce cas, renouveler fréquemment) ; si impossible, les déranger physiquement à la bêche et enlever les sites favorables.

  • Le troisième, attirer les fourmis dans des nids « pièges » improvisés : tous les objets du jardin cités peuvent servir de piège. En effet, au printemps, les fourmis élèvent leurs futures reines qui ont besoin de chaleur et donc de soleil. C’est le moment de les éliminer, afin de limiter le nombre de reproducteurs à la saison suivante.

Pour les entreprises, les professionnels et les collectivités : les procédures expliquées plus haut demandent une main d’œuvre trop importante pour être soutenables, il n’y a donc pas de solution clé en main pour l’instant. C’est pour cela qu’il faut veiller à faire de la prévention, en particulier pour les services chargés des espaces verts ou pour les paysagistes.

Les précautions essentielles consistent à vérifier si les fourmis ne sont pas présentes dans les espaces verts, les bâtiments ou les déchetteries du territoire ou de l’entreprise ; inspecter les plantes choisies pour les espaces verts ou l’aménagement intérieur ; surveiller les transports de déchets verts ou de compost ; et limiter la présence des fourmis sur les parkings où elles pourraient monter dans les véhicules. Il ne faut pas hésiter à contacter les laboratoires pour solliciter des conseils.

The Conversation

Bernard Kaufmann a reçu des financements de l’ANR. Il conseille la ville de Lyon sur les fourmis invasives.

Alan Vergnes a reçu des financements de l’ANR, du CNRS, de la région Occitanie, de la ville et de la métropole de Montpellier pour financer ses recherches sur les fourmis invasives

Il conseille la ville et la métropole de Montpellier sur les fourmis invasives et proliférantes.

Giovanny Destour et Marion Javal ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.

ref. Ce que l’on sait de « Tapinoma magnum », la fourmi noire et brillante qui envahit l’Europe – https://theconversation.com/ce-que-lon-sait-de-tapinoma-magnum-la-fourmi-noire-et-brillante-qui-envahit-leurope-267608

L’accord commercial entre l’Afrique et les États-Unis est dans l’impasse : ce que les exportateurs peuvent faire

Source: The Conversation – in French – By Bedassa Tadesse, Professor of Economics, University of Minnesota Duluth

L’accord commercial préférentiel entre les États-Unis et l’Afrique, en vigueur depuis un quart de siècle, a expiré le 30 septembre 2025. Il n’est pas certain que cet accord commercial soit renouvelé ni sous quelle forme. Grâce à la loi sur la croissance et les opportunités en Afrique (African Growth and Opportunity Act, Agoa), environ 35 pays d’Afrique subsaharienne ont pu exporter des milliers de produits vers le marché américain sans droits de douane.

Adoptée pour la première fois en 2000, cette loi visait à encourager les exportations africaines, à créer des emplois et à renforcer les liens commerciaux. Son utilisation a varié considérablement : l’Afrique du Sud exportait des voitures et des agrumes ; le Kenya et l’Éthiopie se concentraient sur les vêtements ; le Lesotho et l’Eswatini dépendaient fortement des vêtements ; Maurice exportait des textiles et des fruits de mer.

Ces exportations soutiennent des centaines de milliers d’emplois. Une part importante de ces emplois est occupée par des femmes et des jeunes travailleurs, en particulier dans les régions où les emplois formels sont rares. Pour les exportateurs africains, un monde sans Agoa et avec des droits de douane américains plus élevés représente une double pression sur leur compétitivité.

La question de savoir si l’Agoa sera réactivé et assez rapidement relève du Congrès américain et non de la Maison Blanche qui a exprimé son soutien à une prolongation d’un an. Des accords transitoires sont à l’étude, mais seule l’adoption d’une nouvelle loi permet d’être sûr que l’accord sera renouvelé. Si l’accord n’est pas conclu ou reste incertain, ce sont les petits exportateurs spécialisés dans le secteur de l’habillement qui emploient de nombreux travailleurs à faibles revenus qui en souffriront le plus.




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Je suis un chercheur en commerce international qui s’intéresse aux problèmes de développement économique des pays en développement. En 2023, j’ai publié une analyse fondée sur des publications académiques et des rapports de politique publique, portant sur l’impact de l’Agoa sur les performances économiques de l’Afrique subsaharienne.

Si le Congrès ne parvient pas à se mettre rapidement d’accord, la suspension se prolongera. Même si un renouvellement intervient plus tard, certains dégâts, tels que des commandes annulées et des quarts de travail perdus, auront déjà été causés, et toute solution rétroactive sera inégale selon les secteurs et les entreprises. L’incertitude a un coût : le flou autour du renouvellement de l’Agoa freine les commandes et les investissements, en particulier dans les secteurs à forte intensité de main-d’œuvre tels que l’habillement et les composants automobiles.

Dans le contexte actuel d’incertitude économique, les exportateurs Agoa devraient donner la priorité à trois mesures clés. Premièrement, prendre des mesures pour rediriger les commandes vulnérables vers les régimes préférentiels de l’UE et les acheteurs régionaux dans le cadre de la Zone de libre-échange continentale africaine (Zleca). Deuxièmement, investir dans la compétitivité en améliorant les ports et en rendant les douanes plus prévisibles. Enfin, mener des actions de plaidoyer efficaces à Washington pour obtenir un renouvellement de transition court et rétroactif.

Le coût élevé de l’incertitude pour l’Afrique

Le statut d’exonération des droits de douane est important pour l’Afrique. Prenons l’exemple d’un t-shirt en coton basique provenant d’un pays comme le Kenya ou le Lesotho, qui remplit les conditions requises par l’Agoa et entre aux États-Unis sans taxe. Sans l’Agoa, le droit de douane standard de la nation la plus favorisée est d’environ 16,5 % sur les t-shirts en coton. Cette variation seule peut supprimer les faibles marges bénéficiaires et détourner les commandes vers d’autres fournisseurs.

Entre 2001 et 2021, la valeur des importations américaines en provenance des pays éligibles à l’Agoa a atteint 791 milliards de dollars de marchandises. La valeur correspondante de l’aide économique américaine à ces pays s’est élevée à 145 milliards de dollars entre 2001 et 2019. L’écart entre ces deux montants souligne l’importance de l’Agoa dans les relations économiques entre les États-Unis et l’Afrique.

Les préférences commerciales ont particulièrement profité aux secteurs de l’habillement, du textile, de l’agriculture et de l’industrie légère. Cependant, l’impact a été inégal. Certains pays ont su mieux tirer parti de ces opportunités que d’autres, de sorte que les conséquences d’une expiration seront également inégales entre les exportateurs.

Les pôles de confection, les plus touchés : le Lesotho, l’Eswatini, Madagascar, le Kenya et Maurice ont construit toute leur base d’exportation autour de l’accès sans droits de douane pour les vêtements. Sans cet accord, les droits de douane américains habituels pour les nations les plus favorisées (généralement de 10 à 20 %) s’appliquent immédiatement, les marges déjà minces disparaissent et les commandes sont annulées. Les fermetures d’usines et les pertes d’emplois s’ensuivent rapidement.

Les voitures et les fruits d’Afrique du Sud : les exportations sud-africaines de véhicules, de pièces détachées, de vin, d’agrumes et de noix sont également soumises à de nouveaux droits de douane. Ces secteurs compétitifs à l’échelle mondiale sont très sensibles aux coûts ; la perte des préférences réduit les investissements dans la chaîne d’approvisionnement automobile et les revenus agricoles.

Les exportateurs de pétrole sont moins exposés : le pétrole brut est généralement déjà soumis à des droits de douane américains peu élevés, de sorte que des pays comme le Nigeria et l’Angola sont moins touchés que les fabricants et les agriculteurs non pétroliers.

Les pays récemment réintégrés sont vulnérables : les pays qui viennent seulement de retrouver leur éligibilité – après avoir été suspendus en raison de préoccupations liées aux droits de l’homme, à la gouvernance (y compris les coups d’État) ou aux droits du travail – risquent de voir les investisseurs hésiter à nouveau dans un contexte d’incertitude persistante.

Ce que peuvent faire les exportateurs africains

Compte tenu de la combinaison de la législation américaine et de la pratique présidentielle, il existe trois voies réalistes pour sortir de l’impasse commerciale. Le Congrès pourrait adopter une prolongation pluriannuelle dans les semaines à venir. Cela permettrait de rétablir la confiance des acheteurs et des usines. Une autre solution consiste en un renouvellement « transitoire » de courte durée, dans le cadre duquel les législateurs accepteraient une prolongation d’un ou deux ans. Ce scénario évite le précipice, mais maintient les investissements en suspens : les acheteurs pourraient passer des commandes plus modestes et répétées, et reporter les nouvelles lignes jusqu’à ce que les perspectives à long terme soient clarifiées. La dernière option consiste à laisser la situation en suspens.

Tant que l’incertitude persiste, les exportateurs africains peuvent envisager d’autres mesures pour soutenir leur activité. J’en propose trois :




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Prévoir l’incertitude : rediriger les commandes vulnérables vers les marchés de l’Union européenne. Utiliser le système de préférences généralisées et les accords de partenariat économique pertinents lorsque les règles d’origine sont respectées. Se tourner également vers les acheteurs régionaux dans le cadre de la zone de libre-échange continentale africaine. Cette approche peut être renforcée par des améliorations logistiques, telles que :

  • le dédouanement préalable : permettre le traitement douanier avant l’arrivée des marchandises au port, ce qui réduit les temps d’attente

  • le guichet unique douanier : un portail numérique où tous les documents commerciaux sont soumis une seule fois, ce qui réduit les retards et les formalités administratives

  • les départs réguliers : des horaires de transport fixes et fiables qui raccourcissent les cycles de livraison et renforcent la confiance des acheteurs.

Ensemble, ces mesures peuvent améliorer les marges bénéficiaires grâce à des délais d’exécution plus courts. Les pays peuvent également combler les déficits de fonds de roulement des entreprises exposées grâce à des garanties commerciales ou à l’escompte de factures, afin que les commandes confirmées ne soient pas annulées. Ils devraient également maintenir un groupe de travail public-privé permanent, prêt à s’adapter à l’évolution des décisions américaines.

Faire des actions de lobbying intelligentes à Washington : les pays concernés devraient se coordonner avec les ambassades et les principaux exportateurs. Ils devraient présenter des preuves tangibles, notamment des lettres d’acheteurs, des chiffres sur l’emploi et la répercussion probable des prix américains, afin de plaider en faveur d’un renouvellement « transitoire » court et rétroactif. Ils peuvent également souligner que l’accès prévisible favorise la diversification de la chaîne d’approvisionnement américaine hors de Chine et stabilise les prix à la consommation.

Ces pays pourraient également harmoniser leurs messages dans tous les secteurs concernés, de l’habillement à l’automobile en passant par l’agroalimentaire. L’objectif est de montrer un impact économique global plutôt que de se limiter à des arguments particuliers. Ils devraient également synchroniser leurs actions de sensibilisation avec les fenêtres parlementaires et les calendriers des commissions.

Investir dans la compétitivité : les responsables commerciaux devraient rivaliser en matière de fiabilité. En effet, une alimentation électrique fiable, des ports plus rapides et des douanes prévisibles sont souvent plus importants pour les acheteurs que les seuls salaires. Développer les intrants régionaux (du fil au vêtement, emballage, pièces détachées) afin qu’un choc sur un marché ne mette pas un terme à la production, et adapter les tests et la certification pour répondre en une seule étape aux normes américaines, européennes et britanniques.

Ils devraient viser à remonter la chaîne de valeur : du FOB/forfait complet (par exemple, dans le secteur de l’habillement, non seulement la coupe, la confection et la finition, mais aussi l’approvisionnement en tissus et garnitures et l’organisation de la logistique) aux composants, aux marques et aux produits prêts à consommer, où les marges sont plus stables. Lier les incitations à l’investissement à des résultats vérifiables : emplois, livraisons complètes et ponctuelles, et production propre.

Pendant trois décennies, les gouvernements africains ont été exhortés à libéraliser et à renforcer leurs capacités d’exportation en échange de la promesse de règles prévisibles. Le retrait soudain des États-Unis change la donne : il entraîne une hausse des prix sur le marché intérieur, des suppressions d’emplois à l’étranger et une réduction de l’espace pour un commerce fondé sur des règles. Les exportateurs peuvent gagner du temps grâce aux marchés européens, aux acheteurs régionaux et aux solutions logistiques.

Seule une action claire du Congrès américain, via une reconduction immédiate puis une réforme pluriannuelle, peut restaurer la certitude nécessaire à des échanges mutuellement bénéfiques.

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The Conversation

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ref. L’accord commercial entre l’Afrique et les États-Unis est dans l’impasse : ce que les exportateurs peuvent faire – https://theconversation.com/laccord-commercial-entre-lafrique-et-les-etats-unis-est-dans-limpasse-ce-que-les-exportateurs-peuvent-faire-269058

Le succès des applis de scans alimentaires comme Yuka à l’ère de la défiance

Source: The Conversation – France in French (3) – By Jean-Loup Richet, Maître de conférences et co-directeur de la Chaire Risques, IAE Paris – Sorbonne Business School; Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Portées par la popularité de Yuka ou d’Open Food Facts, les applications de scan alimentaire connaissent un réel engouement. Une étude analyse les ressorts du succès de ces outils numériques qui fournissent des informations nutritionnelles perçues comme plus indépendantes que celles présentes sur les emballages et délivrées soit par les pouvoirs publics (par exemple, l’échelle Nutri-Score) soit par les marques.


La confiance du public envers les autorités et les grands industriels de l’alimentaire s’érode, et un phénomène en témoigne : le succès fulgurant des applications de scan alimentaire. Ces outils numériques, tels que Yuka ou Open Food Facts, proposent une alternative aux étiquettes nutritionnelles officielles en évaluant les produits au moyen de données collaboratives ouvertes ; elles sont ainsi perçues comme plus indépendantes que les systèmes officiels.

Preuve de leur succès, on apprend à l’automne 2025 que l’application Yuka (créée en France en 2017, ndlr) est désormais plébiscitée aussi aux États-Unis. Robert Francis Kennedy Jr, le ministre de la santé de l’administration Trump, en serait un utilisateur revendiqué.

Une enquête autour des sources d’information nutritionnelle

La source de l’information apparaît essentielle à l’ère de la méfiance. C’est ce que confirme notre enquête publiée dans Psychology & Marketing. Dans une première phase exploratoire, 86 personnes ont été interrogées autour de leurs usages d’applications de scan alimentaire, ce qui nous a permis de confirmer l’engouement pour l’appli Yuka.

Nous avons ensuite mené une analyse quantitative du contenu de plus de 16 000 avis en ligne concernant spécifiquement Yuka et, enfin, mesuré l’effet de deux types de signaux nutritionnels (soit apposés sur le devant des emballages type Nutri-Score, soit obtenus à l’aide d’une application de scan des aliments comme Yuka).

Les résultats de notre enquête révèlent que 77 % des participants associent les labels nutritionnels officiels (comme le Nutri-Score) aux grands acteurs de l’industrie agroalimentaire, tandis qu’ils ne sont que 27 % à percevoir les applis de scan comme émanant de ces dominants.




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À noter que cette perception peut être éloignée de la réalité. Le Nutri-Score, par exemple, n’est pas affilié aux marques de la grande distribution. Il a été développé par le ministère français de la santé qui s’est appuyé sur les travaux d’une équipe de recherche publique ainsi que sur l’expertise de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) et du Haut Conseil de la santé publique (HCSP).

C’est quoi, le Nutri-Score ?

  • Le Nutri-Score est un logo apposé, sur la base du volontariat, sur l’emballage de produits alimentaires pour informer le consommateur sur leur qualité nutritionnelle.
  • L’évaluation s’appuie sur une échelle de cinq couleurs allant du vert foncé au orange foncé. Chaque couleur est associée à une lettre, de A à E.
  • La note est attribuée en fonction des nutriments et aliments à favoriser dans le produit pour leurs qualités nutritionnelles (fibres, protéines, fruits, légumes, légumes secs) et de ceux à éviter (énergie, acides gras saturés, sucres, sel et édulcorants pour les boissons).

De son côté, la base de données Open Food Facts (créée en France en 2012, ndlr) apparaît comme un projet collaboratif avec, aux manettes, une association à but non lucratif. Quant à l’application Yuka, elle a été créée par une start-up.

Des applis nutritionnelles perçues comme plus indépendantes

Ces applications sont vues comme liées à de plus petites entités qui, de ce fait, apparaissent comme plus indépendantes. Cette différence de perception de la source engendre un véritable fossé de confiance entre les deux types de signaux. Les consommateurs les plus défiants se montrent plus enclins à se fier à une application indépendante qu’à une étiquette apposée par l’industrie ou par le gouvernement (Nutri-Score), accordant ainsi un avantage de confiance aux premières.

Ce phénomène, comparable à un effet « David contre Goliath », illustre la manière dont la défiance envers, à la fois, les autorités publiques et les grandes entreprises alimente le succès de solutions perçues comme plus neutres. Plus largement, dans un climat où rumeurs et désinformation prospèrent, beaucoup préfèrent la transparence perçue d’une application citoyenne aux communications officielles.

Dimension participative et « volet militant »

Outre la question de la confiance, l’attrait des applications de scan tient aussi à l’empowerment ou empouvoirement (autonomisation) qu’elles procurent aux utilisateurs. L’empowerment du consommateur se traduit par un sentiment accru de contrôle, une meilleure compréhension de son environnement et une participation plus active aux décisions. En scannant un produit pour obtenir instantanément une évaluation, le citoyen reprend la main sur son alimentation au lieu de subir passivement l’information fournie par le fabricant.

Cette dimension participative a même un volet qui apparaît militant : Yuka, par exemple, est souvent présentée comme l’arme du « petit consommateur » contre le « géant agro-industriel ». Ce faisant, les applications de scan contribuent à autonomiser les consommateurs qui peuvent ainsi défier les messages marketing et exiger des comptes sur la qualité des produits.

Des questions de gouvernance algorithmique

Néanmoins, cet empowerment s’accompagne de nouvelles questions de gouvernance algorithmique. En effet, le pouvoir d’évaluer les produits bascule des acteurs traditionnels vers ces plateformes et leurs algorithmes. Qui définit les critères du score nutritionnel ? Quelle transparence sur la méthode de calcul ? Ces applications concentrent un pouvoir informationnel grandissant : elles peuvent, d’un simple score, influer sur l’image d’une marque, notamment celles à la notoriété modeste qui ne peuvent contrer une mauvaise note nutritionnelle.

Garantir la sécurité et l’intégrité de l’information qu’elles fournissent devient dès lors un enjeu essentiel. À mesure que le public place sa confiance dans ces nouveaux outils, il importe de s’assurer que leurs algorithmes restent fiables, impartiaux et responsables. Faute de quoi, l’espoir d’une consommation mieux informée pourrait être trahi par un excès de pouvoir technologique non contrôlé.

À titre d’exemple, l’algorithme sur lequel s’appuie le Nutri-Score est réévalué en fonction de l’avancée des connaissances sur l’effet sanitaire de certains nutriments et ce, en toute transparence. En mars 2025, une nouvelle version de cet algorithme Nutri-Score est ainsi entrée en vigueur.

La montée en puissance des applications de scan alimentaire est le reflet d’une perte de confiance envers les institutions, mais aussi d’une aspiration à une information plus transparente et participative. Loin d’être de simples gadgets, ces applis peuvent servir de complément utile aux politiques de santé publique (et non s’y substituer !) pour reconstruire la confiance avec le consommateur.

En redonnant du pouvoir au citoyen tout en encadrant rigoureusement la fiabilité des algorithmes, il est possible de conjuguer innovation numérique et intérêt général. Réconcilier information indépendante et gouvernance responsable jouera un rôle clé pour que, demain, confiance et choix éclairés aillent de pair.

The Conversation

Marie-Eve Laporte a reçu des financements de l’Agence nationale de la recherche (ANR).

Béatrice Parguel, Camille Cornudet, Fabienne Berger-Remy et Jean-Loup Richet ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.

ref. Le succès des applis de scans alimentaires comme Yuka à l’ère de la défiance – https://theconversation.com/le-succes-des-applis-de-scans-alimentaires-comme-yuka-a-lere-de-la-defiance-267489