Soixante-dix ans après son ouverture, le 17 juillet 1955 à Anaheim en Californie, Disneyland constitue aujourd’hui plus que jamais le prototype d’une industrie d’un genre nouveau, dont les ramifications – mondialisation culturelle, pratiques managériales « performatives », divertissement et urbanisme « post-modernes » – ne cessent de s’étendre. Retour sur un phénomène qui devait révolutionner les pratiques de loisirs.
Septembre 1959. Nikita Khrouchtchev, en visite d’État aux États-Unis, se voit refuser la visite de Disneyland pour des motifs de sécurité. Outre provoquer la colère du dignitaire soviétique, cet incident diplomatique mineur renforce la fonction symbolique du parc dans l’Amérique d’après-guerre qui, d’échappée temporaire aux réalités angoissantes de la guerre froide, s’établit de fait en sanctuaire infranchissable au communisme et à ses émissaires. C’est dire l’influence politique et économique d’une entreprise – et avec elle, d’une industrie entière – pourtant préoccupée de cultiver une certaine insouciance parmi son public.
Avec ses « lands » ou contrées, disposées en éventail autour de son château de conte de fées et soigneusement thématisées autour des genres cinématographiques dominant alors le box-office, Disneyland, inauguré le 17 juillet 1955 à Anaheim (Californie), fournit au secteur son prototype autant que son emblème.
Si, bien sûr, Disneyland fut le premier à convoquer des décors et des imaginaires populaires empruntés au film, d’autres parcs auront avant lui témoigné d’un même goût pour un paysagisme « illusioniste », tels les jardins à l’anglaise, dont l’apparence « naturelle » tient d’un art consommé de l’artifice. Et dans leurs ambitions de pourvoir aux amusements et à l’émerveillement des visiteurs, Disneyland et ses avatars sont les légataires des Tivoli qui, ouverts en France dans des parcs autrefois privés et rendus publics avec la Révolution, offrent aux foules les divertissements jusqu’alors réservés à l’aristocratie : parades et spectacles, feux d’artifice, jeux, mais aussi merveilles de la technique, tels que vols en ballon, « katchelis » (ou, « roues diaboliques ») et autres « promenades aériennes » (premières itérations des grandes roues ou des montagnes russes).
La généalogie des parcs à thèmes les relie également aux panoramas (et à leurs cousins, les dioramas), aux jardins zoologiques (en particulier ceux édifiés par l’Allemand Carl Hagenbeck), voire aux expositions coloniales – tous dispositifs immersifs propices aux voyages immobiles et destinés à étancher la soif de dépaysement d’un XIXe siècle européen épris d’exploration et de conquête.
Ouvrant une nouvelle ère des loisirs, l’âge industriel a tôt fait de mettre ses moyens au service de l’amusement des masses : la Révolution industrielle fournit aussi bien leurs publics que leurs technologies aux premiers parcs d’attractions (dont les Luna Park [1903] et Dreamland [1904] de Coney Island à New York) – quand les prodiges de la technologie ne constituent pas l’objet même du spectacle, à l’instar des expositions universelles.
La thématisation
Comme sa désignation de parcs à thèmes le laisse entendre, c’est la thématisation qui, en assurant la cohérence et l’exotisme de chacune de ses contrées, fournit à Disneyland le principe organisateur d’une industrie encore à naître – à la différence des simples « parcs d’attractions » d’alors. Mieux encore, la thématisation y convoque un imaginaire cinématographique identifiant chacun des « lands » à des univers de fiction canoniques : aventure, western, science-fiction et, bien sûr, les films d’animation des studios.
Le temps de la visite, les thèmes substituent à l’« ici » et au « maintenant » du réel un ailleurs imaginaire, fournissant la pierre angulaire d’un art du récit dans l’espace : les paysages exotiques du parc suffisent en quelque sorte à mettre en scène le visiteur dans son propre rôle de touriste, l’invitant à rejouer le scénario du voyage en pays inconnu.
De toutes ses dimensions collectives et sociales, c’est le caractère supposément disciplinant du parc qui aura le plus retenu l’attention des critiques – lesquels y voient volontiers l’expression même de l’hégémonie capitaliste. Lieux privilégiés de la fausse conscience et marqueurs par excellence de la condition « post-moderne », les parcs à thèmes substitueraient la copie à l’original pour mieux mystifier le visiteur et l’inciter à une consommation effrénée.
Les parcs sont de fait le véhicule de grands récits qui leur fournissent une indéniable coloration idéologique. Le colonialisme constitue en quelque sorte le corollaire naturel de la quête d’exotisme que les parcs entendent satisfaire au travers de paysages prétendument sauvages et inexplorés : forêts tropicales, Ouest américain, ou cosmos. C’est à un éloge du libre marché comme moteur de progrès social et technique que s’adonnent les parcs Disney, lesquels effacent toute trace de conflits (y compris à Frontierland, inspiré du genre pourtant réputé violent du Western) et livrent de l’histoire une vision linéaire et consensuelle.
Enfin, à l’image des banlieues résidentielles d’après-guerre qui les voit naître, l’ordre « familial » des parcs prioritairement dévolus aux classes moyennes en fait aux États-Unis aussi bien le relais d’un certain conformisme social que l’un des instruments de la ségrégation urbaine, aidé en cela par des entrées payantes et une localisation excentrée.
Écarts de conduite
Disneyland comme ses prédécesseurs se prête pourtant à bien des écarts de conduite, assouvissant même pour certains les penchants anarchistes du public autant que ses plaisirs licencieux : déjà la foule populaire de Coney Island se voyait priée de saccager la porcelaine d’un intérieur bourgeois dans un grand jeu de chamboule-tout, quand les « tunnels de l’amour » permettaient aux corps de se rapprocher loin du regard des chaperons. Tout comme au carnaval, ce renversement temporaire des hiérarchies et des valeurs ne vaut peut-être toutefois que comme « soupape de sécurité » au service de l’ordre établi, désamorçant par le jeu toute velléité contestataire.
Il reste que loin d’être passif, le public déjoue parfois le script attendu : dans des mises en scène plus ou moins élaborées, certains prennent un malin plaisir à afficher des mines blasées ou à dénuder scandaleusement leurs poitrines lors de « photos finish » censées les surprendre au beau milieu de chutes vertigineuses.
De même, l’ambiance familiale et l’apparente hétéro-normativité des parcs Disney les désignent comme lieux d’activisme pour la visibilité LGBTQIA+, au travers de gays days originellement « sauvages » et désormais programmés avec l’assentiment de l’entreprise.
Un « Tchernobyl culturel »
Symbole de la mondialisation, Disneyland aura vu son arrivée en France décriée comme un « Tchernobyl culturel », quand le Puy du Fou exporte son savoir-faire – y compris auprès de régimes autoritaires – sans, lui, causer d’émotions particulières. Certains exemples défient également les récits conventionnels d’une mondialisation pilotée depuis les États-Unis : né en 1983 de la volonté de l’entreprise japonaise qui le détient et première déclinaison internationale d’un parc à thèmes, Tokyo Disneyland relève en vérité de l’import, non de l’export, culturel.
Si Disney est directement partie prenante de l’édification de villes entières (telles Celebration (Floride, États-Unis) ou Val d’Europe (Seine-et-Marne), où l’entreprise se fait parmi les plus puissants relais du New Urbanism), certaines municipalités de République populaire de Chine se font décor et, à l’image de parcs à thèmes, revêtent l’apparence de villes lointaines comme Paris ou Hallstatt.
Ce sont jusqu’aux pratiques managériales des parcs à thèmes qui se répandent dans les entreprises de services (restauration, hôtellerie, santé, etc.) selon des logiques de Disneyisation.
La composante la plus marquante en est certainement le « travail performatif », qui encourage les employés à considérer leur activité comme performance théâtrale et à convoquer certaines émotions pour mieux se conformer aux exigences de leur rôle. Entre jeu et travail cette fois, les parcs à thèmes brouillent, une fois de plus, les frontières.
Thibaut Clément ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
*Face à la menace russe et au désengagement états-unien, certains pays de l’Union européenne souhaitent s’engager vers une défense européenne plus autonome. Ils semblent aussi prendre au sérieux la proposition française de dissuasion nucléaire étendue au continent. Or les pays européens ont déjà été confrontés à ces perspectives, dans les années d’après-guerre. Que s’est-il alors passé ? Quelles leçons tirer de cette histoire ? Gilles Richard, professeur émérite en histoire contemporaine à l’Université Rennes 2, répond à nos questions. *
Malgré la proposition de de Gaulle, l’Allemagne (la RFA, alors), comme le reste de l’Europe, choisit la protection nucléaire états-unienne. L’Allemagne ne souhaitait pas dépendre de la France gaullienne et voulait conserver son indépendance pour mener à bien son objectif prioritaire, la réunification. Cette réunification dépendait de l’accord des États-Unis et de l’Union soviétique, qu’il s’agissait de ne pas froisser. Après la réunification en 1990, l’Allemagne décida de reconstruire économiquement l’ex-RDA – y investissant des sommes colossales – sans avoir à supporter en plus le coût de trop lourdes dépenses militaires. Elle a donc maintenu des relations diplomatiques très étroites avec les États-Unis.
Aujourd’hui le chancelier allemand Friedrich Merz se dit favorable à une discussion avec Paris sur la création européenne d’une force indépendante de dissuasion nucléaire. La France et l’Allemagne redécouvrent, en quelque sorte, la pertinence de la proposition gaullienne. Ce dernier avait compris que l’Organisation du traité de l’Atlantique-Nord (Otan) n’était pas parfaitement fiable. En effet, dans l’article 3 du traité de l’Atlantique Nord, signé en avril 1949, les États de l’Alliance se doivent mutuelle assistance. Mais, lors de la mise en place de l’Otan et d’un commandement intégré l’année suivante, au moment où la guerre de Corée battait son plein, il fut acté que les États-Unis n’interviendraient qu’après un vote du Congrès. Cela signifiait que l’assistance n’était pas vraiment automatique. Si les Européens profitèrent des bonnes relations avec leurs alliés d’outre-Atlantique pendant la guerre froide, rien ne fut jamais gravé dans le marbre. De Gaulle en avait conscience et il proposa en 1959 une direction collégiale de l’Otan, associant États-Unis, Royaume-Uni et France. Elle aurait permis d’éviter que l’Organisation ne dépendît que de Washington alors que la présidence d’Eisenhower, favorable aux Européens, allait prendre fin en 1960.
Aujourd’hui Emmanuel Macron offre la protection nucléaire française aux Européens mais il a bien précisé qu’il ne déléguerait pas son pouvoir. La dissuasion nucléaire européenne assurée par la France dépendra donc du choix ultime de notre président. Dès lors, que se passerait-il si, par exemple, Marine Le Pen était élue ? Les alliés européens pourraient-ils compter sur elle pour les protéger face à Poutine ? Si le président français garde la main sur le nucléaire, l’Europe reste dans le flou. Ce qui démontre, s’il le fallait, que l’Union européenne n’est pas un État organisé en tant que tel, mais seulement une « fédération d’États », selon la formule de Paul Magnette, qui n’est même pas régie par une constitution. Face au problème de sa défense, l’Union est ainsi clairement renvoyée à sa nature politique ambiguë. La défense, « pouvoir régalien » par excellence, pose en effet avec force la grande question politique qui commande tout l’avenir de l’Union européenne : quand se dotera-t-elle d’une constitution à part entière, définissant les pouvoirs respectifs de l’Union et des États la composant sur les plans législatif, exécutif et judiciaire ? Une constitution qui devra évidemment être élaborée collectivement et être ratifiée par l’ensemble des peuples composant l’Union.
On le voit, la création d’une défense commune pose le problème de fond que les Européens n’ont jamais pu ou voulu résoudre, celui d’un pouvoir politique commun, capable, entre autres choses, de piloter une défense commune. Depuis le départ, la « construction européenne » s’est faite sur la base de traités diplomatiques ajoutés les uns aux autres, excluant la possibilité de construire un État européen démocratique. C’est ce qui est à nouveau en jeu à travers la question de la défense.
« La France doit-elle partager son “parapluie nucléaire” avec l’Europe ? », 28 minutes, Arte-YouTube/28 minutes – Arte (mars 2025).
Au-delà de la dissuasion nucléaire, certains pays européens souhaitent avancer vers l’idée d’une défense commune. Il y a également un précédent historique, avec la Communauté européenne de défense, qui n’a pas abouti. Quel enseignement tirer de cet épisode ?
G. R. : En juin 1950, alors que les négociations venaient à peine de débuter pour créer une Communauté européenne du charbon et de l’acier (Ceca), éclata la guerre de Corée. Les États-Unis en profitèrent pour imposer le réarmement de la RFA, née au printemps 1949. Depuis 1947, les gouvernements français résistaient par tous les moyens au réarmement allemand qu’ils redoutaient par-dessus tout, sans doute autant que la menace soviétique. Robert Schuman et Jean Monnet avaient d’ailleurs conçu le projet de Ceca dans l’esprit d’un compromis avec les États-Unis : la RFA reconstituait ses capacités économiques, à commencer par son industrie lourde (la base de toute industrie d’armement), mais dans un cadre européen qui permettrait de l’encadrer strictement et d’empêcher qu’il servît à une renaissance du « militarisme allemand », comme on disait à Paris.
La guerre de Corée bouleversa tous les calculs français car les États-Unis exigèrent le réarmement de l’Allemagne, en première ligne face au bloc soviétique et dotée du principal potentiel industriel en Europe. C’était la condition qu’ils mettaient à la création d’un état-major occidental et à l’envoi de forces militaires importantes sur le continent – les soldats états-uniens avaient quitté le sol européen en 1947, ne laissant que des unités relativement peu nombreuses en RFA.
Lors de la conférence des douze ministres de la défense des pays membres de l’Otan, en septembre 1950, Jules Moch, ministre de la défense du gouvernement français d’alors, se retrouva totalement isolé et la France menacée de devoir quitter l’Organisation alors que la guerre de Corée faisait planer la menace d’une troisième guerre mondiale. Elle dut alors céder, tout en essayant de trouver une formule qui limitait au maximum le risque du réarmement du voisin tant redouté.
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C’est alors que Jean Monnet, proche de René Pleven, président du Conseil en exercice, bricola en six jours un plan destiné à satisfaire les États-Unis sans recréer une armée allemande à part entière. Pour cela, il imagina, dans le cadre de l’Europe des six en train de naître (la Ceca, instituée en 1951), la création d’une force de 40 divisions qui mélangeraient des bataillons nationaux – allemands, italiens, français, etc. – et un ministre commun de la défense, uniquement chargé des aspects logistiques (équipements, mobilisation).
Ce plan Monnet, qui devint le « plan Pleven », fut adopté par l’Assemblée nationale le 24 octobre 1950. Les Britanniques étaient absents, car ils n’avaient pas voulu renoncer à une part de leur souveraineté lors des négociations de la Ceca.
Pourtant, les États-Unis jugèrent ce plan irréaliste et ils obtinrent qu’une armée européenne fût mise en place avec des divisions allemandes, moyen indispensable à leurs yeux pour qu’elle fût efficace sur le terrain en cas de conflit. De plus, cette armée européenne fut placée sous commandement états-unien dans le cadre de l’Otan. On aboutit ainsi à une redéfinition du plan Pleven initial qui devint la Communauté européenne de défense (CED). Le traité remanié prévoyait néanmoins – Jean Monnet et les partisans d’une Europe fédérale y tenaient – dans son article 33 la mise en place à terme d’un pouvoir politique commun pour piloter l’armée européenne.
Commença alors un long parcours du combattant, si l’on peut dire, pour faire signer par les gouvernements puis ratifier par les Parlements ce traité né dans l’urgence de la guerre de Corée. Or une majorité de Français ne voulaient pas d’armée européenne avec des divisions allemandes aux côtés des divisions françaises. Rappelons que, dans les gouvernements Adenauer, on comptait divers anciens nazis, à commencer par Hans Maria Globke, chef de la chancellerie fédérale et principal conseiller d’Adenauer. Plus largement, le traumatisme de l’Occupation restait vivant dans tous les esprits, cinq ans seulement après la Libération. Enfin, le contexte dans lequel la CED était née évolua lui-même assez vite. Dès 1951, après les victoires de la Corée du Nord soutenue par 800 000 « volontaires » chinois, les Occidentaux rétablirent le front sur le 38ᵉ parallèle et les combats devinrent résiduels. Puis, en mars 1953, Staline mourut et une nouvelle phase de la guerre froide débuta, bientôt nommée « coexistence pacifique » par Khrouchtchev.
Le gouvernement Pinay signa en mai 1952 le traité instituant la CED, mais sa ratification par le Parlement fut sans cesse repoussée dans le contexte international qui vient d’être décrit et sous la pression croissante et convergente des communistes et des gaullistes qui rejetaient toute idée d’intégration militaire et politique dans une instance supranationale. Ils trouvèrent de nombreux soutiens dans d’autres partis, notamment chez les socialistes et les radicaux. Seuls les démocrates-chrétiens du MRP et la grande majorité des modérés (CNIP) défendirent le projet jusqu’au bout.
Quand Pierre Mendès France décida de crever cet abcès qui ne cessait de gonfler, les jeux étaient faits. En août 1954, l’Assemblée nationale, en votant une question préalable, rejeta l’examen du traité instituant la CED, qui fut alors définitivement enterré. Il n’y eut donc ni armée européenne ni ébauche de gouvernement européen.
La construction européenne reprit en 1955 avec la conférence de Messine mais cantonnée au seul plan économique et sans pouvoir politique démocratique (traité de Rome, mars 1957). Nous en sommes toujours là. Une Europe de la défense est sans doute nécessaire, mais elle n’est pas crédible sans Europe politique.
Comment avancer vers une Europe de la défense ?
G. R. : L’historien que je suis n’a pas les solutions ! En tant que citoyen, il est néanmoins possible d’affirmer qu’il ne peut y avoir d’armée européenne sans un État européen, avec un Parlement qui vote les crédits militaires communs, un ministère qui donne des ordres, impulse des plans de construction d’armes avec des normes communes, un gouvernement qui décide éventuellement d’entrer en guerre. Or, Commission européenne et Parlement de Strasbourg ne forment pas un État constitutionnellement organisé et légitime pour assumer ces fonctions. Pour l’heure, l’Union européenne n’est pas capable d’assurer la sécurité de ses habitants.
La vraie question est finalement politique. Sommes-nous prêts à entrer dans un processus de construction d’un État fédéral européen démocratique ? Sommes-nous prêts à construire des « États-Unis d’Europe » comme le souhaitaient les militants fédéralistes des années 1950 ? Et, si oui, comment faut-il procéder ? Avec quels États ? Seulement la France et l’Allemagne pour commencer ? Avec quelques autres (Benelux, Espagne, Italie…) ? Mais alors, comment rester solidaires des États frontaliers de la Russie (les États baltes en premier lieu), terriblement inquiets pour leur avenir et ne jugeant fiable que « le parapluie nucléaire » états-unien, même s’il l’est de moins en moins ?
Les Européens payent soixante-quinze années de « construction européenne » faite sur une base essentiellement économique et technocratique – le marché, la concurrence, les flux. Ils se retrouvent aujourd’hui au pied du mur. Rien de solide ne pourra se faire sans mettre la démocratie au cœur du projet d’union des nations européennes.
Gilles Richard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
Après huit années de rénovation, le Waldorf Astoria de New York devrait rouvrir ses portes prochainement et accueillir de nouveaux clients.
Le Waldorf – comme on l’appelle communément – va bientôt rouvrir ses portes. Cet établissement hôtelier new-yorkais de prestige a introduit le service en chambre, les cordons de velours, le red velvet cake et la sauce Thousand Island. Il a donné son nom à une salade, à une chaîne de cantines, ainsi qu’à une forme aujourd’hui oubliée de démocratie.
En 1907, le romancier Henry James affirmait que le Waldorf incarnait ce qu’il appelait « l’esprit hôtelier » : un lieu où tout le monde était égal – à condition de pouvoir payer l’entrée. Pour James, les hôtels définissaient la culture et les idéaux émergents des États-Unis. Selon lui, ce nouvel esprit était celui de l’opportunité ; une élite nouvelle, accessible non par le sang, mais par l’argent.
Comme l’a écrit l’historien et journaliste David Freeland, le Waldorf ouvrait généralement ses portes à tous ceux qui étaient « capables et disposés à payer », à condition qu’ils se comportent de manière convenable. Cette éthique a été façonnée par le premier maître d’hôtel du Waldorf, Oscar Tschirky – connu simplement comme « Oscar du Waldorf » parce que son nom était difficile à prononcer.
« Nos innovations étaient saisissantes et sensationnelles mais toujours empreintes de distinction », disait Tschirky dans son autobiographie, rédigée par un prête-plume en 1943.
Parmi ces innovations : la création de la « suite présidentielle », où se tinrent notamment des négociations entre les suffragistes et le président Woodrow Wilson (1913-1921), faisant de l’hôtel un improbable foyer du féminisme états-unien.
Le Waldorf est donc bien une institution états-unienne – ou du moins l’a-t-il été.
Il est désormais la propriété d’investisseurs chinois, et n’a plus accueilli de président depuis Barack Obama, en raison de soupçons de risques pour la sécurité nationale. La marque elle-même a été diluée, avec 32 établissements « Waldorf Astoria » répartis dans le monde.
L’histoire du Waldorf résume la crise moderne de l’establishment états-unien. Peu de lieux incarnent mieux la genèse de l’élite américaine – beaucoup plus fondée sur l’argent que sur les origines sociales. Et depuis une dizaine d’années, la position de l’hôtel – comme celle des classes dirigeantes – a été attaquée par un autre propriétaire d’hôtel : Donald Trump.
Trump a sa propre vision de l’usage de ces palais modernes pour incarner sa puissance – et ses innovations sont tout sauf raffinées. Que peuvent alors nous apprendre les origines de cette ancienne institution sur l’Amérique d’aujourd’hui ? En tant que chercheur spécialisé dans les institutions politiques et démocratiques, j’étudie le rôle des hôtels dans l’histoire de la démocratie américaine. Et cette histoire particulière commence avec un serveur né en Suisse.
Oscar du Waldorf, l’hôte du monde
Tschirky est né en 1866 dans le village alpin suisse du Locle. En 1883, lui et sa mère embarquent à bord du paquebot France, à destination de New York. Dans son livre, il se souvient de l’annonce faite par sa mère :
« Oui, Oscar, nous allons partir en Amérique et vivre avec ton frère dans ce grand pays d’abondance où nous pourrons avoir tout ce que nous avons toujours désiré. »
Cette nuit-là, selon ses Mémoires, marqua « le début de la carrière d’Oscar en tant que serviteur et conseiller adoré des grands et des puissants de ce monde ». Il faudra attendre dix ans après son arrivée à New York pour que Tschirky intègre le Waldorf – alors sur le point d’ouvrir – comme maître d’hôtel. Son contrat débute le 1er janvier 1893, en amont de l’inauguration officielle de l’hôtel de la Cinquième Avenue, qui interviendra en mars. Il occupera ce poste pendant un demi-siècle, en tant qu’« hôte du monde ».
Tschirky restera en poste lorsque l’hôtel s’agrandit en 1897, avec la construction par John Jacob Astor, quatrième du nom, de l’hôtel Astoria, plus grand et plus haut, relié au Waldorf voisin. En 1931, l’hôtel est contraint de déménager après la démolition de son emplacement initial, destiné à accueillir l’Empire State Building. Le « nouveau » Waldorf Astoria New York rouvre alors sur Park Avenue, flanqué de ses célèbres tours, devenant ainsi le plus haut hôtel du monde à l’époque.
Tschirky est né un an après la fin de la guerre de Sécession. Il grandit dans une Amérique marquée par les lois Jim Crow et la ségrégation. Il vivra assez longtemps pour voir le droit de vote accordé aux femmes, mais pas les réformes des droits civiques des années 1960.
Dans ce contexte agité, Tschirky semble avoir fait de son mieux pour maintenir le Waldorf à l’écart de la politique. Il s’en tient aux conseils du directeur de l’hôtel, George Boldt (lui-même immigré allemand), qui lui avait dit que « ce n’était pas à l’hôtel de régler les affaires internationales ».
Tschirky comprend, incarne et donne forme à « l’esprit hôtelier » d’une Amérique nouvelle, tout en présidant à l’établissement d’hôtels considérés comme des palais états-uniens non seulement pour les visiteurs, mais pour la nouvelle aristocratie nationale.
Un palais présidentiel
Le Waldorf a accueilli tous les présidents des États-Unis, de Grover Cleveland (1885-1889 et 1893-1897) à Franklin D. Roosevelt (1933-1945).
Au printemps 1897, Cleveland se trouve au Waldorf avec des membres de son ancien cabinet, qui souhaitent le voir désigné candidat démocrate pour l’élection de 1900. Il s’agit là de la première mention de la « démocratie Waldorf » – une expression désignant alors ce nouveau groupe interne (et dans une certaine mesure distinct) du Parti démocrate, appelé « la démocratie ».
Cette approche politique ne fait pas l’unanimité. Comme le rapporte The Ohio Democrat, le député Edward W. Carmack du Tennessee la qualifie de
« démocratie murée, car ils sont entre eux, ne représentant personne et incapables d’influencer un seul vote ».
Néanmoins, les élites politiques appréciaient le luxe qu’offrait le Waldorf. Les suites présidentielles y furent instaurées durant la présidence de Woodrow Wilson (1913–1921). Au Waldorf, cette célèbre suite reproduit le mobilier de la Maison Blanche et conserve encore aujourd’hui plusieurs souvenirs présidentiels (dont le fauteuil à bascule de John F. Kennedy).
L’hôtel était également très fréquenté par les célèbres « Four Hundred » de l’Âge doré – l’élite de la haute société new-yorkaise. Ce groupe, à l’origine dirigé par Caroline Astor née Schermerhorn, tirait son nom du nombre de personnes pouvant tenir dans la salle de bal de Mme Astor. La ville ancestrale de la famille, Walldorf, en Allemagne de l’Ouest, a même donné son nom à l’hôtel. Selon le livre de Tschirky, la grande salle de bal du Waldorf était :
« Le lieu où Teddy Roosevelt avait dîné, où les présidents McKinley, Taft, Wilson, Harding, Coolidge et Hoover avaient prononcé des paroles historiques à la nation, où des princes de sang royal avaient été reçus, où des figures illustres de tous horizons avaient été honorées. »
Le Waldorf s’avéra être un palais digne des présidents des États-Unis et de leurs délégations, et Tschirky, un « serviteur » à leur hauteur. Interrogé par l’Evening Star de Washington, Tschirky disait ne pas vouloir « parler des présidents, sauf pour dire que Franklin D. Roosevelt l’appelait “mon voisin de l’autre côté de l’Hudson” ».
Mais Tschirky, « malgré toutes ses relations avec les célébrités, n’oublia jamais qu’il était, en fin de compte, un serviteur », comme l’écrit David Freeland. Le Waldorf lui-même utilisait ce terme pour désigner son personnel.
Exclusivité, exclusion et « démocratie »
Le célèbre hôtelier Conrad Hilton, qui rachète le Waldorf en 1949, écrit dans son autobiographie Be My Guest :
« À l’origine, on disait que le Waldorf offrait l’exclusivité à ceux qui étaient déjà exclusifs. Plus tard, [l’écrivain et artiste] Oliver Herford déclara qu’il avait “apporté l’exclusivité aux masses”. Mais cette exclusivité demeura, qu’il s’agisse d’un congrès de trois mille personnes ou d’un tête-à-tête entre têtes couronnées. »
L’éthique du Waldorf projetait une idée du « bon goût » et cherchait à l’inculquer aux autres. Tschirky « éduquait discrètement les Américains aux subtilités de la gastronomie européenne ». En 1956, six ans après sa mort, le New York Times rappelait qu’avec Boldt, son directeur, il s’était donné pour mission d’apprendre aux gens à dépenser leur argent. Le Waldorf incarnait le bon goût en l’imposant à ses hôtes, en exigeant par exemple une « conduite appropriée ».
Mais avec l’exclusivité vient l’exclusion. D’où l’introduction par l’hôtel du cordon de velours. Selon les spécialistes des suites de luxe du Waldorf, cela avait pour but « d’instaurer de l’ordre… Le fait que cela créait un sentiment de prestige et de séparation était secondaire ».
La déclaration de Tschirky – « Tous ceux qui paient leurs factures sont sur un pied d’égalité » – reflète l’une de ses « règles de succès » :
« Soyez aussi courtois avec l’homme dans une chambre à cinq dollars qu’avec l’occupant de la suite royale. C’est une vieille règle, mais elle ne change pas. »
Cette philosophie montre comment l’hôtel pouvait être perçu, explique la spécialiste en études américaines Annabella Fick :
« [Cet établissement a] une qualité démocratique… même s’il est également élitiste. En cela, il renvoie à la conception démocratique de l’Amérique des débuts, qui faisait elle aussi la distinction entre les propriétaires fonciers et la foule. »
Ce n’était pas la seule distinction. Deux ans seulement après l’ouverture du Waldorf, la loi de 1895 sur l’égalité des droits dans l’État de New York (connue sous le nom de loi Malby), visant à abolir la discrimination raciale dans les lieux publics, suscite l’indignation de Boldt. Selon Freeland, Boldt déclare aux journalistes :
« Cette loi est un scandale, car elle nous empêche de choisir notre clientèle. Un homme qui dirige un hôtel de première classe doit respecter les souhaits de ses clients quant au type de personnes qu’il reçoit, et la loi ne devrait pas lui imposer ses vues. »
Dans son désir paradoxal de discriminer à sa guise – au nom de ses clients, réels ou supposés – Boldt offrait une parfaite illustration de l’exclusion inhérente à l’exclusivité. Sa déclaration annonçait également un système de ségrégation informelle, où les Noirs américains pouvaient entrer au Waldorf (et ailleurs), mais n’y étaient clairement pas les bienvenus.
Malgré cela, le Waldorf fut au cœur d’un basculement culturel états-unien majeur, qui « invitait » les Américains ordinaires à passer de l’autre côté du cordon de velours – à condition qu’ils puissent se le permettre. Comme l’écrivent James McCarthy et John Rutherford dans leur livre Peacock Alley (1931) :
« L’homme et la femme ordinaires… réprouvaient les démonstrations grandioses – surtout parce qu’ils savaient qu’elles dépassaient leur propre horizon de plaisir. L’arrivée du Waldorf fut toutefois une invitation adressée au public à goûter à cette grandeur. »
Et cela ne concernait pas que les clients payants. Lors de son 30e anniversaire, en 1923, le Waldorf éleva son personnel au rang d’invités.
« Pratiquement tout le personnel de l’hôtel était invité… L’événement atteignit le sommet de la démocratie version Waldorf, car serveurs et financiers, standardistes et capitaines d’industrie, préposés au vestiaire et princes du commerce étaient assis côte à côte, échangeant leurs souvenirs »,
témoignèrent les journalistes du Birmingham Age-Herald. L’article poursuit :
« Oscar était assis à la tête de sa propre table en tant qu’invité d’honneur. Pendant un court moment, Oscar ne fut plus l’hôte attentif… Durant une heure ou deux, Oscar fut lui-même l’invité, et toute la brigade de cuisine du Waldorf Astoria s’affaira à combler ses désirs et ceux de ses compagnons de table. »
Oscar accompagné de son épouse Louise, dans les pages du Birmingham Age-Herald pour le 30ᵉ anniversaire du Waldorf. Le personnage du « Père Knickerbocker » (« culotte bouffante »), qui figure sur le dessin, est un symbole populaire de New York introduit au XVIIIᵉ siècle par l’auteur Washington Irving. Library of Congress
Mais ce n’était qu’une expérience temporaire. La « démocratie du Waldorf » décrite lors de cet évènement – où des personnes de tous horizons et statuts se mêlaient et socialisaient – était très différente de celle de l’entourage de Cleveland. Elle n’était pas partisane, mais institutionnelle.
La démocratie a signifié des choses différentes, à des moments différents, au sein du Waldorf – tout comme dans l’ensemble des États-Unis.
À son tour, le Waldorf a commencé à changer, voire à perdre de sa signification dans le paysage états-unien au moment de la présidence d’Obama.
Propriété chinoise
Le Waldorf a perdu son statut de « palais présidentiel » en 2014. Il a été acheté pour 1,95 milliard de dollars par une entreprise chinoise qui a ensuite été saisie par le gouvernement chinois. Un an plus tard, des préoccupations liées à la sécurité ont conduit le président Obama à préférer séjourner au Lotte New York Palace Hotel.
Le choix de son lieu de séjour par Obama – comme son choix d’éviter le Waldorf Astoria – a été largement commenté dans les médias. Cette décision a été perçue comme une « rupture avec des décennies de tradition ». ABC News y a vu la fin d’une époque, saluant :
« Adieu au Waldorf Astoria, bienvenue au Lotte New York Palace Hotel. »
Ce changement a aussi été présenté sous un angle géopolitique, notamment par le New York Times :
« Alors que des espions chinois fouillaient les courriels de la Maison Blanche, le président Obama a décidé de ne pas leur faciliter la tâche : il rompra avec la tradition et délaissera le Waldorf Astoria… M. Obama et d’autres responsables s’installeront quelques pâtés de maisons plus loin, au Lotte New York Palace. »
Le même article soulignait également que « les hôtels ont depuis longtemps représenté un maillon faible de la sécurité pour les responsables en déplacement et autres pesonnalités ». En fait, Nikita Khrouchtchev s’était un jour retrouvé coincé dans un ascenseur au Waldorf, et « pensait probablement qu’il s’agissait d’une tentative d’assassinat ».
Faire passer une tentative d’assassinat pour un « accident d’ascenseur » n’était probablement pas ce que Conrad Hilton avait en tête lorsqu’il imaginait ses hôtels comme « un moyen de combattre le communisme ». Bien au contraire – comme l’a exprimé la professeure Mairi Maclean, spécialiste des élites économiques – Hilton voyait dans les hôtels un moyen de « favoriser la paix dans le monde à travers le commerce et les voyages internationaux ».
Le droit de vote des femmes
Le Waldorf n’a peut-être pas instauré la paix mondiale, mais il a joué un rôle dans certains moments de l’histoire états-unienne, car il a toujours été vu comme un lieu stratégique pour influencer les décideurs, notamment en 1916. Le droit de vote des femmes aux États-Unis était encore à quatre ans d’être adopté. D’un côté du débat (et de l’hôtel lui-même), 200 suffragistes occupaient l’East Room. De l’autre, Woodrow Wilson séjournait dans la suite présidentielle.
Tschirky se souvenait avoir été « nommé coursier diplomatique… chargé de porter le premier communiqué du matin… Au milieu de tout cela, je suis resté ferme, me jurant de garder un ton neutre glacial ».
S’il était neutre sur la question du suffrage, Tschirky était disposé à faire tomber certaines barrières dans l’hôtel, surtout si cela servait les affaires. Il se rappelait qu’au moment de la construction de l’hôtel :
« Il n’existait pas, dans toute l’Amérique, de voiture automobile, de radio… Les cocktails ne se servaient pas dans les foyers privés ; les divorces n’étaient pas tolérés dans la bonne société ; les femmes ne fumaient pas, et ne portaient pas de robes au-dessus de la cheville. »
Mais, en 1907, une affichette fut placardée au Waldorf :
« Les femmes seront servies dans les restaurants de l’hôtel à tout moment, avec ou sans accompagnement masculin. »
Freeland relevait la simple confirmation de Tschirky : « Nous servirons les femmes. Que faire d’autre dans un hôtel ? » Quelques années plus tard, à propos du droit des femmes à fumer dans les salles à manger, Tschirky déclara : « Nous ne régulons pas le goût du public. C’est le goût du public qui doit nous réguler. »
Pour le trentième anniversaire du Waldorf, en 1923, un journal comme El Imparcial notait ainsi que l’hôtel était
« [un] atout civique d’une importance unique. Et à ses autres mérites, il faut ajouter celui d’avoir contribué efficacement au progrès du féminisme. Ce fut un jour mémorable pour les droits des femmes quand le Waldorf Astoria leur ouvrit l’accès au Peacock Alley ».
Cependant, même le nom de Peacock Alley – un couloir de l’hôtel devenu un important lieu de rassemblement, notamment pour les femmes – rappelait une forme d’exclusivité. C’était l’endroit où l’on se montrait. Comme le raconte Tschirky dans ses Mémoires :
« Le Waldorf Hotel était une image triomphale des meilleures personnes au meilleur d’elles-mêmes. »
Trump : « Prendre possession, raser et reconstruire »
Avec leur décor ostentatoire et leurs dorures, les hôtels Trump pourraient être considérés comme l’incarnation moderne du Peacock Alley. Mais les principes de politesse, de respect et de décorum posés par Tschirky semblent appartenir à une autre époque, si l’on compare avec une récente vidéo générée par intelligence artificielle montrant Trump et le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou, torse nu au bord d’une piscine, avec des verres à la main dans un imaginaire « Trump Gaza Hotel ». La vidéo semble parodique, mais cela n’a pas empêché le président de la partager sur Truth Social, son propre réseau social, ainsi que sur Instagram.
Tout comme Hilton (immortalisé dans Mad Men réclamant un Hilton sur la Lune), les hôtels ont toujours fait partie intégrante de la marque Trump. Il se souvenait, dans How to Get Rich, que sa « première grande opération, en 1974, portait sur le site de l’ancien Commodore Hotel, près de Grand Central Station », sur la 42e Rue.
L’ancien Trump International Hotel à Washington DC, ouvert en 2016, a été décrit comme « l’épicentre des intérêts commerciaux du président dans la capitale ». Il était aussi « un lieu prisé des lobbyistes et des membres républicains du Congrès pendant la présidence Trump ». « La Trump Organization a vendu le bail de l’hôtel à CGI en 2022, date à laquelle il a été rebaptisé Waldorf Astoria », même si l’on dit que l’entreprise Trump serait en pourparlers pour le racheter.
Autre point commun entre Hilton et Trump : l’usage des hôtels comme symboles de la nation. Chacun des hôtels de Hilton était conçu comme une « petite Amérique », « pour montrer aux pays les plus exposés au communisme l’autre face de la médaille ».
« Il avait tous les ingrédients de la grandeur, mais avait été négligé et laissé à l’abandon pendant de nombreuses décennies… Il avait les fondations du succès. Tous les éléments étaient là. Notre mission est de restaurer sa gloire passée, d’honorer son héritage, mais aussi d’imaginer une vision nouvelle et enthousiasmante pour l’avenir. »
Forbes avança que cet évènement « aurait très bien pu être confondu avec un meeting de Trump », par exemple lorsqu’il affirma :
« Mon message aujourd’hui tient en [quelques] mots : “dans le budget et en avance sur le calendrier”… On n’entend pas souvent ces mots dans la bouche du gouvernement – mais vous les entendrez ! »
De la même façon, dans une interview au New York Post, Eric Trump, le fils de Donald, reprenait une rhétorique MAGA familière : « Notre famille a déjà sauvé cet hôtel une fois. Si on nous le demandait, nous le referions. »
Que penserait Tschirky de tout cela ? Du haut de sa neutralité politique, il aurait sans doute dénoncé les nombreuses promotions d’établissements faites par Trump pendant ses campagnes. Son comportement lui aurait sûrement paru grossier.
Cela reflète peut-être deux époques différentes dans la fonction des hôtels.
Les grands hôtels comme le Waldorf ont été façonnés par le colonialisme européen, par des immigrés comme Tschirky et Boldt. Mais, comme l’explique l’historienne Annabel Wharton, les hôtels Hilton
« n’ont pas été construits, comme au XIXe siècle, pour répondre à un besoin existant, mais pour en créer un. Cette pression ne venait pas simplement du désir de profit, mais d’un engagement politique remarquable envers le système qui promeut le profit ».
On peut, je pense, lire les hôtels de Trump – et désormais sa politique – de la même manière.
L’esprit hôtelier entre dans une nouvelle phase avec les propositions de Trump de « prendre possession, raser et reconstruire » la bande de Gaza pour en faire une « Riviera du Moyen-Orient » – au mépris de la volonté démocratique des Palestiniens de Gaza qui ont rejeté sa vision.
Moins de vingt ans après l’ouverture du Waldorf, Tschirky constatait déjà que « nombre de grands événements – financiers, diplomatiques, politiques – avaient vu le jour entre ses murs de pierre ». Pour lui, c’était « un carrefour international où les hommes du monde entier venaient échanger biens et idées », et planifier les transformations du monde qu’il allait ensuite voir se réaliser.
Tschirky considérait les hôtels comme les lieux les plus démocratiques au monde. Mais l’« esprit hôtelier » qu’il incarnait – cette narration typiquement états-unienne au sein de laquelle il « devint citoyen presque du jour au lendemain » (un exploit aujourd’hui pratiquement impossible) – semble désormais reléguée au passé.
« Je sais que des jours meilleurs viendront », écrit l’ancien hôte du monde dans la préface de son livre.
« Mais en ce qui concerne le passé, je pense avoir vu le meilleur. New York a changé. L’Amérique a changé. »
Alex Prior ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
Hors du cadre scolaire, immergés dans un milieu naturel, loin de leurs tables et crayons, comment les enfants apprennent-ils et qu’apprennent-ils ? L’expérience des classes de mer nous montre en quoi la confrontation à l’extérieur aide aussi à grandir.
La scène se passe en Bretagne, à la pointe sud du Finistère. « Le phare s’appelle la perdrix », explique l’éducatrice à un groupe d’écoliers en visite dans la région. « Le phare de la perdrix », répète alors un enfant. « Non, “la perdrix”, ce sont les touristes qui disent “le phare de la perdrix” », corrige l’éducatrice. « On est des touristes », insiste l’enfant. « Vous n’êtes pas des touristes, vous êtes en classe de mer », lui explique son interlocutrice. « On est des touristes », réitère l’élève.
Malgré l’insistance de l’éducatrice en milieu marin pour définir la situation, les enfants persistent à se revendiquer en touristes, ce qui dans leur bouche n’est pas négatif. Des entretiens ont permis de comprendre que, pour eux, le tourisme renvoie à la confrontation à quelque chose de différent, d’autre, à la découverte.
Ces propos d’enfants sont issus d’observations et d’entretiens menés dans le cadre d’une recherche sur les classes de mer en Finistère, département où sont nées ces classes de découverte à la suite d’autres plus anciennes, en particulier les classes de neige. Elle a permis de mettre en lumière une expérience de plusieurs décennies souvent oubliée alors qu’aujourd’hui, à la suite de la crise sanitaire due au Covid, est mis en avant l’intérêt de la « classe dehors ».
Que nous apprennent les classes de mer, ces immersions dans un milieu naturel, sur les apprentissages qui s’appuient sur des corps en mouvement, bien loin des corps immobiles de la classe ordinaire ?
Tourisme scolaire et vacances d’école
Ces classes de mer proposent des activités proches pour ne pas dire identiques au tourisme : un déplacement qui implique de vivre le quotidien (en particulier dormir, manger) dans un autre cadre, des activités corporelles (dans notre cas, le nautisme), une découverte de milieux naturels, culturels et sociaux différents mais aussi l’achat de souvenirs, quand c’est autorisé par les enseignants, ou du repos et des jeux, surtout quand le séjour est assez long.
Un enfant a proposé « vacances d’école », belle expression qui évoque à la fois la suspension de l’école et le départ d’une classe pour des « vacances » communes. Bien entendu ce ne sont pas des vacances, les enfants ne s’y trompent pas, mais cela ressemble à des vacances : « Et même quand on travaillait, c’était comme des vacances, c’était comme des jeux. »
Et cela d’autant plus qu’avec des séjours de plus en plus courts, les enseignants mettent en avant les activités propres au lieu, au littoral, limitant les temps de classe. Les investissements que cela implique en organisation, en temps comme un argent, invitent à profiter au maximum du lieu.
Une tension pour une réalité hybride entre classe et loisir
Les enseignants comme les éducateurs attachés au centre nautique où se déroule la classe de mer sont alors pris dans une tension que chacun résout dans un sens ou un autre : rappeler qu’il s’agit de scolaire (« dans classe de mer, il y a classe »), abolir le scolaire au profit d’une expérience autre, spécifique, qui constituera des souvenirs uniques.
Si, parfois, il y a une tentative – souvent vouée à l’échec face à la fatigue des enfants en fin de journée, à l’appel de l’extérieur… – de maintenir la classe, de faire régner la discipline, on trouve plus souvent un abandon à la situation d’autant plus que, dans les centres nautiques visités, elle est riche d’une histoire qui commence en 1964 et qui a produit un ensemble d’activités appréciées des enseignants comme des enfants. Ainsi arrive-t-il à un enseignant de parler de vacances pour, très vite, nous dit-il, expliquer ce qu’est un lapsus aux enfants. Doutons qu’il ait parlé de lapsus révélateur.
Bien entendu si cela ressemble à des vacances, certes très particulières, pour les enfants, ce ne sont pas des vacances pour des enseignants ou des éducateurs chargés de l’organisation. Pas plus que les professionnels du tourisme qui rendent possibles les vacances ne sont eux-mêmes en vacances…
Les caractéristiques de l’expérience des enfants
La classe de mer marque l’expérience d’une autonomie, d’une vie quotidienne sans les parents et, pour beaucoup, c’est le premier séjour en dehors de la famille, cela dans le cadre d’une vie partagée avec ses camarades de classe :
« Moi surtout, ce que j’ai aimé en classe de mer, c’est qu’on pouvait faire des groupes et dormir dans la même chambre. Et que… on pouvait discuter, on pouvait se parler entre nous, et ne pas être seul dans une seule chambre », note un participant.
Se retrouver dans la même chambre que ses copains, copines est sans doute ce qui frappe le plus dans cette expérience, ce qui conduit à de nombreux discours positifs, malgré l’absence des parents.
« Les 50 ans des classes de mer » (France 3 Bretagne, 2015).
Avant tout il s’agit de l’expérience d’une nouvelle forme de sociabilité extérieure à la famille, qui conduit nombre d’enfants à relever des apprentissages autour de l’idée de grandir, d’être capable de s’occuper de soi-même, de se préparer à être adulte, de devenir plus autonome.
Les expériences nautiques, la découverte de la voile ou du kayak constituent des moments importants, racontés par les enfants avec nombre de détails. Ils n’oublient pas pour autant la découverte de la flore et de la faune locale, celle, variable selon les séjours, du monde social et culturel (activités de pêche, musées thématiques).
Ainsi des enfants ont pu être particulièrement marqués par la visite d’une criée, ou celle d’un cimetière à bateaux militaires. Et la découverte est également présente pour les enfants bretons ; comme le dit un enfant, en se promenant sur l’estran avec ses parents, il ne pouvait imaginer qu’il s’agissait d’un espace de vie marqué par la présence d’une telle variété d’espèces animales.
Apprendre autrement
Il en résulte un sentiment d’apprendre très fort chez ces enfants. Nous l’avons évoqué ci-dessus concernant une vie quotidienne plus autonome, il renvoie tout autant aux apprentissages corporels et sportifs (le nautisme), la découverte de la faune et de la flore.
Dans le même temps, les enfants soulignent que les objets et les modalités d’apprentissage sont différents. On apprend en s’amusant, parfois sans s’en rendre compte, certains parlent d’apprentissage ludique ce qui conduit à un débat sur la possibilité d’en faire une modalité dominante ou, au contraire, marginale car cela ne permettrait pas d’atteindre les objectifs scolaires légitimes. Il s’agit d’apprentissages qui s’appuient sur l’immersion (« Notre salle de classe, c’est le chemin », dit un éducateur), le corps devenant le moyen d’accéder aux connaissances.
Ce n’est sans doute qu’une parenthèse, relativement courte, les séjours se limitant à cinq voire quatre jours le plus souvent, les plus longs dépassant rarement dix jours. Mais cette parenthèse semble confronter les enfants à un mode d’apprentissage non scolaire ou faiblement scolarisés. Nous avons montré par ailleurs comment le tourisme est un espace d’apprentissage informel (sans intention éducative). Ici, il y a bien intention éducative, mais avec les mêmes modalités, celles de la découverte, du faire, de l’activité et c’est sans doute ce qui fait la richesse de cette expérience pour les enfants, avec, en conséquence, le regret que ce ne soit pas l’occasion d’une réflexion avec eux sur l’apprentissage et ses modalités diverses.
Gilles Brougère a reçu des financements de le Fondation de France pour une recherche sur les classes de mer.
La prochaine fois que vous visiterez Disneyland Paris, regardez bien les roches autour de vous. Elles vous racontent une histoire, pas celle des contes de fées, mais celle de la Terre. Une aventure tout aussi fantastique… et bien réelle.
Derrière les artifices d’un parc à thème se cache une fascinante reconstitution de la planète Terre, version Disney. À quel point est-elle fidèle à la réalité ?
Nous vous proposons de nous pencher sur un aspect inattendu de Disneyland : sa dimension géologique. Non pas celle du sous-sol sur lequel le parc est construit, mais celle des paysages qu’il met en scène. Car les Imagineers (les concepteurs des attractions et décors du parc) se sont souvent inspirés de formations naturelles bien réelles pour créer les décors enchanteurs et parfois inquiétants que le public admire chaque jour.
Des montagnes à l’est de Paris
Prenez Big Thunder Mountain, sans doute la montagne la plus iconique du parc, dans la zone inspirée du Far West américain.
Ses roches de couleur rouge due à la présence d’oxydes de fer et ses falaises abruptes sont directement inspirées des sites naturels emblématiques de l’Ouest américain tels que Monument Valley Tribal Park, Arches National Park ou encore le Goblin Valley State Park, entre l’Arizona et l’Utah.
Ces sites emblématiques sont constitués de grès vieux de 160 millions à 180 millions d’années, les grès Navajo et Entrada (ou Navajo and Entrada Sandstones). Ces grès de très fortes porosités sont utilisés depuis plusieurs décennies comme des « analogues de roches-réservoirs » par les géologues, c’est-à-dire comme l’équivalent en surface des réservoirs profonds afin de comprendre les écoulements de fluides.
Par ailleurs, outre leur aspect visuellement spectaculaire, c’est dans les Navajo Sandstones que les géologues ont pu élaborer les modèles actuels de croissance des failles. La présence de ces failles et fractures tectoniques est particulièrement bien représentée sur les décors de Big Thunder Mountain. En particulier, les créateurs ont respecté la relation entre l’épaisseur des couches géologiques et l’espacement des fractures, qui correspond à un modèle mathématique précis et respecté.
Ces montagnes sont devenues des icônes et se retrouvent dans les films Disney comme Indiana Jones et la dernière croisade (1989) au début duquel le jeune Indy mène son premier combat pour soustraire des reliques aux pilleurs de tombes dans l’Arches National Park. Pour les Imagineers, il s’agissait de recréer un Far West rêvé, mais en s’appuyant sur des repères géologiques bien identifiables, une manière d’ancrer la fiction dans un monde tangible.
La Delicate Arch, dans le parc national d’Arches, dans l’Utah aux États-Unis. Élodie Pourret-Saillet., Fourni par l’auteur
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La grotte du dragon : géologie souterraine et imaginaire
Un autre exemple frappant : la tanière du dragon, nichée sous le château de la Belle au bois dormant. Cette attraction unique à Disneyland Paris met en scène un dragon animatronique de 27 mètres de long, tapi dans une grotte sombre et humide.
Le décor rappelle les endokarsts, ces réseaux de grottes calcaires que l’on trouve notamment dans le sud de la France (comme l’Aven Armand) (Lozère), en Slovénie ou en Chine.
Les stalactites, l’eau ruisselante, les murs rugueux sont autant d’éléments qui évoquent des processus bien réels : dissolution du calcaire par l’eau acide, formation de concrétions, sédimentation…
Seule entorse à cette reconstitution souterraine : le passage brutal d’un calcaire à un substrat granitique, sur lequel repose le château du parc. Or, ces roches ont des origines très différentes : les calcaires sont sédimentaires, les granites magmatiques, formés en profondeur par refroidissement du magma. Leur voisinage est rare, sauf dans certains contextes tectoniques, comme le long de grandes failles ou en zones de métamorphisme de contact, où le granite chauffe et transforme les sédiments voisins. Un exemple existe dans le Massif central, entre granites du Limousin et calcaires du Quercy. Cette configuration, bien que possible, reste peu fréquente et repose sur des structures complexes, difficilement représentables dans un parc. Elle simplifie donc à l’extrême une histoire géologique de centaines de millions d’années.
Mais, évidemment, rien ici n’est naturel. Tout est reconstitué en béton, fibre de verre ou résine. L’effet est cependant saisissant. Les visiteurs plongent dans un univers souterrain crédible, parce qu’il s’appuie sur une géologie fantasmée mais en grande partie réaliste.
La jungle cache des coulées volcaniques figées
Dans la partie du parc appelée Adventure Isle, le visiteur traverse une jungle luxuriante peuplée de galeries souterraines, de ponts suspendus et de cascades. Mais derrière cette végétation exotique se dissimulent aussi des formes géologiques typiques des régions tropicales ou volcaniques : blocs rocheux arrondis, chaos granitiques, pitons rocheux et même orgues basaltiques.
On peut notamment repérer sur le piton rocheux nommé Spyglass Hill, près de la cabane des Robinson et du pont suspendu, des formations en colonnes verticales. Celles-ci évoquent des orgues basaltiques, comme on peut en observer sur la Chaussée des géants en Irlande du Nord ou à Usson (Puy-de-Dôme) en Auvergne.
Ces structures géométriques résultent du refroidissement lent de coulées de lave basaltique, qui se contractent en formant des prismes hexagonaux. Bien que les versions Disney soient artificielles, elles s’inspirent clairement de ces phénomènes naturels et ajoutent une touche volcanique au décor tropical.
Entrée du temple khmer Ta Phrom, érigé sur le site d’Angkor au Cambodge à la fin du XIIᵉ siècle. Diego Delso, Wikipédia, CC BY-SA
Le décor du temple de l’attraction Indiana Jones et le Temple du Péril, quant à lui, rappelle celui du site d’Angkor au Cambodge, qui est bâti sur des grès et des latérites (formations d’altération se formant sous des climats chauds et humides). Les pierres couvertes de mousse, les failles et les racines qui s’y infiltrent, simulent une interaction entre la roche et le vivant. Ce type de paysage évoque des processus bien réels : altération chimique, érosion en milieu tropical humide et fracturation des roches.
En mêlant ainsi géologie volcanique et paysages tropicaux, cette partie du parc devient une synthèse d’environnements géologiques variés. Cependant, la reconstitution d’un environnement naturel si varié sur une surface limitée impose ici ses limites. En effet, chaque type de roche présenté ici correspond à un environnement géodynamique précis, et l’ensemble peut difficilement cohabiter dans la nature.
Quand Blanche-Neige creusait déjà pour des gemmes : les minéraux à Disneyland
Bien avant les montagnes du Far West ou les grottes de dragons, la première évocation de la géologie dans l’univers Disney remonte à Blanche-Neige, en 1937. Souvenez-vous : les sept nains travaillent dans une mine de gemmes où s’entassent diamants, rubis et autres pierres précieuses étincelantes. Cette scène, réinterprétée dans les boutiques et attractions du parc, a contribué à forger une vision enchantée mais persistante des minéraux dans l’imaginaire collectif.
À Disneyland Paris, on retrouve cette symbolique dans les vitrines, sous le château de la Belle au bois dormant ou dans certaines attractions comme Blanche-Neige et les sept nains, et la grotte d’Aladdin, où les cristaux colorés scintillent dans les galeries minières.
Ces minéraux, bien que fantaisistes, sont souvent inspirés de véritables spécimens comme les diamants, quartz, améthystes ou topazes. Dans la réalité, ces cristaux résultent de processus géologiques lents, liés à la pression, la température et la composition chimique du sous-sol et ces minéraux ne sont pas présents dans les mêmes zones géographiques simultanément.
À première vue, Disneyland Paris semble à des années-lumière des sciences de la Terre. Et pourtant, chaque décor rocheux, chaque paysage artificiel repose sur des connaissances géologiques précises : types de roches, formes d’érosion, couleurs, textures…
Pourquoi ne pas profiter d’une visite au parc pour sensibiliser les visiteurs à ces aspects ? Comme cela est déjà le cas pour les arbres remarquables du parc, une description pédagogique des lieux d’intérêt géologique pourrait être proposée. Une sorte de « géologie de l’imaginaire », qui permettrait de relier science et pop culture. Après tout, si un enfant peut reconnaître une stalactite dans une grotte à Disneyland, il pourra peut-être la reconnaître aussi dans la nature.
Les visites géologiques des auteurs au parc DisneyLand Paris n’ont fait l’objet d’aucun financement de la part du parc DisneyLand Paris, ni d’avantages de quelque nature.
Cet étonnant rongeur d’allure flegmatique, qui peut peser jusqu’à 100 kg en captivité, est devenu en quelques mois la coqueluche des réseaux sociaux. Au point que certains le choisissent même comme animal de compagnie. Mais, derrière cet effet de mode, il convient de s’interroger : ses mœurs ne sont pas du tout adaptées à la vie en appartement, tandis que les activités humaines contribuent bel et bien à la dégradation de son habitat naturel.
Le capybara n’est-il qu’un gros cochon d’Inde placide et affectueux ? Depuis 2020, on assiste sur les réseaux sociaux à une véritable « capybara mania ». Certains animaux vivent même comme des animaux de compagnie, en appartement ou dans des jardins, que ce soit en Chine, au Canada ou en Russie, avec leur lot d’images et de peluches kawai.
Par ailleurs, depuis 2021, les habitants de la ville résidentielle de Nordelta, en Argentine, ont vu leurs pelouses et leurs piscines envahies par un grand nombre de capybaras. Les causes de cette invasion – tout comme de l’engouement récent pour le rongeur – sont mal connues, mais certains l’attribuent au fait que ce quartier ait été construit sur une zone qui constituait jadis leur habitat naturel.
D’une manière générale, on connaît assez mal ce rongeur d’un point de vue scientifique. Qui est celui que Linné appelait « cochon d’eau » en 1766 lors de sa découverte ? Où vit-il à l’état sauvage ? Comment vit-il ? Est-il menacé par les changements planétaires en cours ? Portrait-robot.
Dans la famille des capybaras, je voudrais…
Le capybara appartient au genre Hydrochoerus qui comprend actuellement deux espèces : le grand capybara (ou Hydrochoerus hydrochaeris), qui est le plus populaire, et le capybara du Panama (ou Hydrochoerus isthmius) qui serait plus petit, mais qui reste assez mal connu.
Le genre Hydrochoerus appartient à un sous-ordre de rongeurs très anciens ne vivant qu’en Amérique du Sud et caractérisés par une mâchoire de forme particulière, où un muscle de la mâchoire traverse partiellement une structure osseuse sous-orbitaire pour se connecter à l’os du crâne au dessus. On qualifie d’« hystricognathes » les rongeurs ayant cette particularité.
Mara patagonien dans un zoo en Argentine. Snowmanradio/Wikipedia, CC BY
Au sein de ce genre, le capybara est un membre de la famille des Caviidae qui comprend aussi les cochons d’Inde et les lièvres des pampas (les maras).
Cette famille s’est diversifiée il y a environ 18 millions à 14 millions d’années en Amérique du Sud et regroupe actuellement 20 espèces, ce qui en fait une des plus diversifiées d’Amérique du Sud.
Kerodon rupestris photographié au Brésil. Carlos Reis/Flickr, CC BY-NC-ND
Une phylogénie moléculaire place le capybara (Hydrochoerus) comme groupe frère des Kerodon (cobaye des rochers, voir image ci-contre) tandis que le cochon d’Inde (genre Cavia), pour sa part, est un cousin plus éloigné du capybara.
Le grand capybara se rencontre à l’état sauvage depuis l’est des Andes et de la Colombie jusqu’au Brésil, la Bolivie, le Paraguay, l’Argentine, l’Uruguay. Le capybara du Panama, pour sa part, vit à l’est du Panama et l’ouest de la Colombie et au nord-ouest du Venezuela.
Des ancêtres pouvant peser jusqu’à 300 kg
C’est le grand capybara que l’on rencontre le plus souvent dans les parcs zoologiques et qui retient l’attention du public en ce moment. De tous les rongeurs, le grand capybara est actuellement le plus gros par sa taille (1 m à 1,3 m) et son poids (35 kg à 65 kg) à l’état sauvage (jusqu’à 100 kg en captivité). Mais à côté de ses ancêtres, c’est un poids plume !
En effet, on estime que ses ancêtres fossiles étaient des capybaras géants. Appelés Phugatherium et Protohydrochoerus, ils ont vécu il y a 4 millions à 2,5 millions d’années en Argentine et en Bolivie. Ces derniers pouvaient mesurer jusqu’à 2 mètres de long et peser de 200 kg à 300 kg, soit la taille d’un tapir selon certains scientifiques – une évaluation ramenée par d’autres à environ 110 kg.
Comparé au cochon d’Inde, le capybara se distingue par sa taille imposante, la présence d’une petite queue, un pelage long mais rêche de couleur brun doré uniforme, la présence d’une petite membrane entre les trois doigts des pattes, qui lui servent de palmes pour nager, et enfin par sa mâchoire, avec de longues dents très hautes (sans racines visibles, on dit qu’elles sont hypsodontes) avec de nombreuses crêtes obliques et une troisième molaire très grande.
Anatomie de la mâchoire du capybara. Phil Myers photographer & copyright holder, Museum of Zoology, University of Michigan-Ann Arbor, USA.
Enfin, le museau est haut et tronqué à l’avant, les oreilles petites et rondes et les yeux très en hauteur et en arrière de la tête.
Comme le lapin, il ingère ses propres fèces
Contrairement au cochon d’Inde sauvage, qui vit dans les prairies sèches et les zones boisées des Andes, le capybara préfère vivre au bord de bord de l’eau dans les zones tropicales et subtropicales de plus basse altitude. Il fréquente les zones forestières et les prairies humides des Llanos du Venezuela ou du Pantanal brésilien. C’est un rongeur subaquatique et végétarien qui aime les herbes, les graines et les végétaux aquatiques.
Comme le lapin, le capybara ingère certaines de ses crottes afin de terminer leur digestion. CC BY
Son mode de digestion s’apparente à celui des ruminants. Il possède une digestion cæcale et pratique la caecotrophie (c’est-à-dire, l’ingestion de ses crottes pour une meilleure assimilation des fibres, comme chez les lapins.
À l’état sauvage, ils vivent en groupes de 2 à 30 individus dirigés par un mâle dominant qui assure la reproduction auprès des femelles et défend le territoire où le groupe trouve ses ressources alimentaires.
La taille du territoire dépend de la qualité des ressources alimentaires et peut varier de 10 hectares à 200 hectares, avec une densité de peuplement qui peut atteindre jusqu’à 15 individus par hectare.
Les capybaras femelles peuvent avoir deux reproductions par an. Leurs portées comprennent en moyenne de 3 à 5 jeunes, qui naissent après quatre à cinq mois de gestation. La croissance est rapide et les jeunes atteignent la maturité sexuelle entre quatorze et dix-huit mois, pesant autour de 35 kg.
En groupe, ils émettent des vocalisations fortes à l’approche d’un prédateur (jaguar, puma, chacal ou anaconda). Le groupe se réfugie alors dans l’eau, où les individus sont de bons nageurs et plongeurs.
Un habitat naturel menacé
Ces rongeurs peuvent être diurnes ou nocturnes, en fonction des pressions de chasse ou de la saison. Bien que l’espèce vive dans beaucoup d’aires protégées, elle est aujourd’hui chassée pour sa viande et son cuir. Toutefois, il existe aujourd’hui de nombreux élevages qui réduisent la pression sur les populations sauvages.
Les populations sauvages de capybaras ne semblent pas être en diminution et l’espèce n’est pas considérée comme en danger de disparition. Cependant, il semblerait que les fortes diminutions de pluie observées sur son habitat depuis 2020 aient eu un impact.
En effet, la survenue de feux de forêt de plus en plus fréquents et grands – du fait du défrichement des forêts en saison sèche, notamment pour augmenter la surface de pâturage disponible pour le bétail – provoque dans le Pantanal brésilien une mortalité animale importante.
Dans les Llanos vénézuéliens, le défrichement des forêts se poursuit aussi, non seulement pour le développement de l’agriculture et de l’élevage, mais également en raison de l’exploitation des bois précieux et du développement de l’industrie pétrolière. Dans le même temps, la construction de barrages hydroélectriques assèche certaines zones. Tous ces événements contribuent à réduire l’habitat naturel du grand capybara.
La cohabitation et la domestication en question
Au-delà de ces grandes zones forestières, en Argentine, ces rongeurs sont de plus en plus visibles dans la banlieue de Buenos Aires. Des résidences ont été construites le long du fleuve où ils vivaient, et l’urbanisation de leurs territoires les empêche de s’alimenter normalement. En l’absence de prédateurs, nourris par certains habitants qui, les trouvant mignons, les laissent entrer sur leurs pelouses et dans leurs piscines, ces rongeurs se multiplient facilement.
La plupart des résidents trouvent que le capybara est calme et peu agressif, sauf les mâles vocalisant et se bagarrant pour la domination du troupeau. Les capybaras ont de moins en moins peur de s’approcher des humains, ce qui explique, là encore, pourquoi on les voit de plus en plus – et pourquoi le nombre d’accidents augmente.
Dans le monde, de plus en plus de personnes vont même jusqu’à en adopter, les considérant comme un animal de compagnie docile et apaisant. Il est recommandé de ne choisir que des femelles et il vaut mieux disposer d’un grand plan d’eau à proximité du domicile. En France, il est nécessaire d’avoir un certificat de capacité vétérinaire pour en élever un.
Sur Internet, les vidéos postées par leurs propriétaires montrent des capybaras solitaires se baignant dans les baignoires d’appartements ou promenés seuls en laisse, ce qui s’apparente, à mon avis, à de la maltraitance. Les territoires naturels des capybaras sont grands, leurs besoins d’eau importants et ils vivent en troupeaux dans la nature.
Dans la nature, le capybara a besoin d’un territoire de grande taille pour son équilibre.
Profitons donc de l’engouement suscité par ce rongeur au mode de vie étonnant pour agir au niveau international contre la dégradation des plus grandes zones humides de la planète. Elles sont aujourd’hui menacées par le changement climatique et par l’augmentation effrénée des activités humaines, qui dégradent l’environnement de façon durable et irréversible. Une mauvaise nouvelle pour le capybara et pour de nombreuses autres espèces.
Christiane Denys ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
Source: The Conversation – in French – By Arnaud Macé, Professeur en histoire de la philosophie ancienne, Université Marie et Louis Pasteur (UMLP)
Notre démocratie est en crise, comment la réinventer ? Que nous enseignent ceux qui, au cours des âges, furent les penseurs de la démocratie ? Premier volet de notre série consacrée aux philosophes et à la démocratie avec Alcméon, Héraclite et Démocrite, trois Grecs contemporains de l’invention démocratique, au Ve siècle avant notre ère.
La réflexion ancienne sur la démocratie peut-elle nous aider à comprendre et à résoudre les crises que traversent nos démocraties ? Il faut certes se méfier des ressemblances induites par la persistance des mots. Au Ve siècle avant notre ère, le mot « démocratie » devient courant en Grèce ancienne pour caractériser un type de régime qui donne le pouvoir (kratos) au peuple (dêmos). Il s’agissait d’un régime assurant la domination du peuple – pris aussi en un sens social et économique, par opposition aux élites – par le biais d’institutions où il se rassemble ou par l’intermédiaire du tirage au sort (respectivement l’Assemblée ou le Conseil, à Athènes).
La démocratie est cependant plus que cela, et c’est ce que l’on peut découvrir en explorant sa préhistoire au sein des cités grecques du VIe siècle avant notre ère, qui furent secouées par d’intenses crises sociales et donnèrent lieu à un haut degré d’innovation institutionnelle. Cet âge de l’expérimentation politique met en avant la mobilisation collective pour défendre et sauvegarder les institutions, et voit émerger la cité comme une forme du commun, une manière d’agir ensemble et de prendre soin des biens communs.
C’est sous cet aspect que les expériences politiques de l’Antiquité grecque stimulent de nouveau la réflexion sur les expérimentations démocratiques contemporaines, comme le montre le travail original de Chloé Santoro, qui a examiné le dispositif de la convention citoyenne sur la fin de vie (CCFV) à l’aune de l’Athènes antique, pour en sonder les limites et les potentialités. Les philosophes des VIe et Ve siècles, ceux que l’on dit « présocratiques » et que l’on tient souvent pour des penseurs de la nature, peu intéressés par la politique, peuvent-ils aussi contribuer à cette réflexion ?
Alcméon, Héraclite et Démocrite nous donnent en effet, chacun à leur manière, accès au sens de cette expérience d’invention du commun dont ils furent les témoins. Ils nous rappellent que la démocratie ne saurait être viable si elle n’est pas, elle aussi, une forme de mise en commun des tâches et des devoirs, des joies et des peines ; qu’elle suppose de réaliser une certaine forme d’égalité et que chacun perçoive la loi comme un bien commun ; qu’elle suppose enfin que la vie des cités s’accorde avec l’ordre du monde et ne se détourne pas de la réalité.
Avant la démocratie : penser l’isonomie avec Alcméon
Alcméon de Crotone était un savant, actif au tournant du Ve siècle, dans cette colonie grecque du sud de l’actuelle Italie, région que l’on appelait alors « Grande Grèce » tant elle était peuplée de cités grecques. Dans un fragment de son œuvre perdue (DK 24 B 4), nous le voyons expliquer qu’un corps est en bonne santé, si les « puissances » qui sont en lui, à savoir le chaud, le froid, le sec, l’humide, l’amer, le doux entrent dans un mélange bien proportionné. En revanche, la maladie se déclare sous l’effet d’un excès de ces puissances, si par exemple le chaud ou le froid prend l’ascendant sur les autres. La santé serait donc une « isonomie des puissances », tandis que la maladie serait une « monarchie » au sein de celles-ci. Apparemment, Alcméon ne nous parle que de santé et de maladie. Pourtant, son vocabulaire semble avoir une résonance politique. Que signifie en particulier ce terme d’isonomie ?
Alcméon est contemporain d’un événement qui s’est déroulé autour de 510, dans l’île de Samos, proche de la côte de l’actuelle Turquie, et qui nous été raconté par Hérodote, dans ses Histoires (III, 142). Alors que l’île est sous la menace d’une invasion perse et que son tyran vient d’être assassiné, un certain Maiandros, assurant le pouvoir par intérim, décide de convoquer une assemblée, déclare « poser au milieu le pouvoir » et proclame « l’isonomie » des citoyens. La « mise au milieu » correspond à l’une des manières dont les Grecs créent des choses communes, en partageant au sein d’une communauté un bien auquel chacun peut prétendre prendre part. Les pratiques de distribution étaient fréquentes dans ces sociétés très anciennes : la viande au banquet, le gibier entre chasseurs ou le butin entre guerriers devient ainsi une chose commune. Ce qui est posé au milieu, c’est ce dont chacun aura une part et dont personne n’aura plus qu’un autre.
C’est donc le pouvoir qu’il s’agit de partager ainsi entre tous les citoyens, et c’est précisément cela, le sens de l’« isonomie », à savoir que chacun ait une part égale du pouvoir, que chacun l’exerce, ensemble ou à son tour. Voilà ce que Maiandros pense qu’il faut faire entre égaux, car c’est le partage égal qui convient aux égaux. Nous comprenons mieux ce qu’Alcméon voulait dire d’un corps en bonne santé : comme la bonne cité, un corps sain fait contribuer toutes les puissances à son bon fonctionnement, selon un mélange bien proportionné, qui peut inclure des moments d’action commune et des moments d’action alternée. La monarchie, dans un corps comme dans une cité, ouvre la voie à l’excès de puissance et à la maladie. Nous comprenons que pour Alcméon, il n’y a pas d’un côté de la politique et de l’autre de la nature et des corps – il y a, en toutes choses, des forces qui concourent à maintenir l’ordre commun et des forces qui le menacent.
Au fondement de la cité et de l’univers : penser le commun avec Héraclite
D’une vingtaine d’années plus jeune qu’Alcméon, Héraclite d’Éphèse est né autour de 520, dans cette cité du littoral occidental de l’actuelle Turquie qu’on appelait alors l’Ionie, une région elle aussi peuplée de cités grecques. Héraclite développe une réflexion sur le « commun » : il emploie le terme grec xunos (qui sera remplacé en grec classique par koinos), qui caractérise précisément la chose qui est commune entre les membres d’une communauté, par opposition à ce qui est individuel (idios). Ainsi, la réalité de notre monde est une forme de commun, à laquelle nous accédons lorsque nous faisant vraiment usage de notre pensée, qui, elle aussi, est donnée en commun à tous (fragment 113). Lorsque nous croyons avoir une pensée individuelle, nous sommes comme les rêveurs qui s’éloignent, le temps de leur sommeil, du monde commun (fr. 89). Contrairement à ce que dira le sophiste Protagoras, aucun individu n’est la mesure des choses : la réalité, c’est ce qui nous est commun. Ce à quoi nous pensons accéder seuls n’est que du vent.
Cette pensée a aussi une dimension politique. Héraclite établit une analogie entre la manière dont la pensée qui connaît l’univers s’appuie sur « ce qui est commun à tous » et la manière dont la cité s’appuie sur la loi (fr. 114). La cité ne vivra que pour autant que les lois humaines qui la nourrissent se fondent sur les lois qui gouvernent toutes choses, lois qui sont divines. Là encore, rien n’est plus opposé à ce que dira le sophiste Protagoras, fondant l’accord démocratique sur les seules perceptions partagées, à un moment donné, par les citoyens de la cité. Une cité ne se gouverne pas comme il nous plaît de le faire, mais comme il faut qu’elle le soit pour prendre place au sein d’une réalité plus vaste. Dès lors, il n’y a pour le peuple qui veut faire prévaloir l’intérêt commun qu’une seule voie possible, indiquée par le fragment 44 : « Le peuple doit combattre pour sa loi comme pour son rempart. » La loi qui fonde le commun protège le peuple, y compris de lui-même ; elle lui permet d’être une communauté et, ainsi, de trouver sa place au sein de l’univers.
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Héraclite témoigne ainsi d’un siècle de réformes politiques par lesquelles on tentait de résoudre les crises qui divisaient le peuple, opposaient les riches et les pauvres, en réinstituant la communauté sur de nouvelles bases, par diverses méthodes de brassage et de redistribution des places et des rôles. La grande réforme à laquelle on attribue, en 507-508, l’apparition de la démocratie à Athènes, la réforme de Clisthène, est l’aboutissement de cette histoire, celle de l’art politique de brasser la population pour lui rendre la concorde et lui offrir une nouvelle capacité d’action collective.
S’engager ou ne pas s’engager dans les affaires publiques : Démocrite
Démocrite d’Abdère, né vers 470, dans cette cité de Thrace située sur le littoral face à l’île de Thasos. Elle fut durant la vie de Démocrite une démocratie, et le philosophe semble ainsi avoir eu l’occasion de réfléchir à la vie démocratique et à ses vicissitudes. Il explique que lorsque l’on a du bien, il n’est pas convenable, et certainement peu profitable, « de négliger ses affaires pour œuvrer à celles des autres » (fr. 253). Le riche peut ainsi avoir tendance à ne voir dans le commun que ce qui intéresse les autres. Mais, poursuit Démocrite, si l’on ne néglige pas les affaires publiques et que l’on accomplit son devoir civique, on peut aussi se faire une mauvaise réputation « même si on ne vole pas ni ne commet d’injustice », car la vie au service de la cité nous donne mille occasions de commettre des erreurs et d’être exposé au ressentiment de nos concitoyens. Vivre dans une démocratie qui exige de chacun qu’il fasse sa part, c’est donc toujours prendre le risque de se voir reprocher de ne pas agir assez – comme le riche qui préfère ne s’occuper que de ses affaires – ou d’agir trop – comme le citoyen qui se mêle de tout et mécontente chacun.
Arnaud Macé et Paulin Ismard présentent leur ouvrage la Cité et le Nombre. Clisthène d’Athènes, l’arithmétique et l’avènement de la démocratie, éditions Les Belles Lettres.
Démocrite semble avoir éprouvé les fatigues de la démocratie. Pourtant, il nous rappelle, dans le fragment 252, qu’« il faut faire le plus grand cas des affaires de la cité, afin qu’elle soit bien administrée ». En effet, « sa sauvegarde est la sauvegarde de tout, et sa ruine est la ruine de tout ». Or, ajoute-t-il, il semble que la seule manière de préserver la cité, ce soit que chacun s’abstienne de vaincre ses adversaires « au détriment de l’équité » et que personne ne parvienne à « s’approprier le pouvoir contre l’intérêt commun ». Voilà donc ce à quoi nous condamne la vie démocratique : il ne faut cesser d’endurer le poids de l’engagement, si nous voulons éviter que le commun ne cède sous la pression des ambitions des uns et de la désaffection des autres. Au fond, les penseurs anciens nous disent peut-être qu’une démocratie ne tient qu’aussi longtemps qu’elle est une chose commune, c’est-à-dire une république.
Arnaud Macé est l’auteur de la République, à paraître en septembre 2025 (CNRS Editions).
Arnaud Macé ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
Source: The Conversation – France in French (3) – By Khalid Tinasti, Chercheur au Center on Conflict, Development and Peacebuilding, Graduate Institute – Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID)
Face à la crise des opioïdes, Donald Trump durcit le ton contre le Mexique, promettant des sanctions, désignant des cartels comme « organisations terroristes », et menaçant d’une intervention militaire sur le sol mexicain. Mais entre posture électorale et tension bilatérale, la stratégie de Washington semble plus soulever des risques qu’apporter des solutions.
Il s’était engagé à exécuter les trafiquants et à prendre des mesures contre le Canada, le Mexique et la Chine, jugés responsables de l’arrivée sur le territoire des États-Unis des drogues et des précurseurs chimiques utilisés pour les produire.
Une fois arrivé au Bureau ovale, il a mis en place des tarifs douaniers sur les importations depuis la Chine, dans l’objectif de la contraindre à adopter un contrôle plus important des exportations des précurseurs vers le Mexique.
Il a également attaqué verbalement à plusieurs reprises le Mexique, ainsi que le Canada, pour un supposé manque de contrôle de leurs frontières.
Dans ce reportage datant de 2024, on entend notamment un fabricant mexicain de fentanyl expliquer (à 5’15) : « La pâte est constituée de composants qui nous viennent de Chine. Là-bas, c’est légal. »
Si le présent article se concentre sur la frontière sud avec le Mexique, il faut noter que le Canada, dont le flux de fentanyl illégal vers les États-Unis a représenté moins de 16 kg sur un total de presque 10 tonnes saisies toutes frontières confondues en 2024, a réagi en nommant un « Fentanyl czar » en février dernier afin d’améliorer une coopération policière bilatérale déjà assez solide, mais surtout pour tenter de répondre aux exigences croissantes de la nouvelle administration états-unienne.
Mais bon nombre des propositions avancées par l’administration Trump comportent de graves risques. Des mesures telles que les sanctions tarifaires et des opérations militaires au Mexique feraient plus de mal que de bien, en mettant encore plus l’accent sur les approches punitives au détriment de la coopération transnationale.
Par exemple, la désignation des cartels de la drogue et d’autres organisations criminelles comme des organisations terroristes étrangères (aux côtés du Hamas ou de Daech), en place depuis janvier dernier, entraîne des sanctions américaines, y compris le gel des avoirs, des restrictions sur les transactions financières et l’interdiction pour les citoyens et organisations des États-Unis d’apporter leur soutien ou leur assistance aux membres des cartels. Depuis l’application de cette désignation, les entreprises (états-uniennes ou sous-traitantes) opérant dans des zones contrôlées par des cartels qualifiés d’organisations terroristes, ou entretenant des relations commerciales – même contraintes – avec ces entités, s’exposent à un risque accru de faire l’objet d’enquêtes diligentées par les autorités américaines et de sanctions économiques, ainsi que de poursuites pénales ou civiles en lien avec des affaires de terrorisme.
Les administrations précédentes, y compris celle de Trump lors de son premier mandat, avaient déjà envisagé une telle désignation avant d’y renoncer. Car, au lieu de soutenir la riposte face aux cartels sur le terrain, elle perpétue la « guerre aux drogues » et favorise le déplacement géographique des opérations de production et de trafic d’un endroit à un autre, provoquant ce que l’on appelle un effet ballon, conséquence connue et largement étudiée des approches punitives face au trafic de drogues.
La posture du Mexique
Les autorités mexicaines sont-elles exemptes de toute responsabilité dans ce face-à-face tendu avec l’administration Trump 2 ? Depuis 2019, l’ancien président mexicain Andrés Manuel López Obrador (2018-2024), par sa politique de « Abrazos, no balazos » (« Des câlins, pas de balles ») envers les cartels, n’a fait qu’aggraver la criminalité et la violence au Mexique.
En incitant les forces de l’ordre à se contenter d’arrestations occasionnelles de criminels de haut rang et de démantèlement de laboratoires de drogue pour apaiser le voisin états-unien, au lieu de s’attaquer aux cartels de manière systématique, et en entravant la coopération policière bilatérale, la politique de l’administration López Obrador a permis aux cartels d’étendre leur pouvoir d’intimidation, leur emprise sur les entreprises légales et leur domination criminelle sur de vastes pans du pays. Pendant ce temps, les cartels de Sinaloa et Jalisco Nueva Generación (listés comme groupes terroristes par l’administration Trump) devenaient les principaux fournisseurs de fentanyl aux États-Unis.
De leur côté, les cartels, qui ne semblent pas prendre les menaces de Trump au sérieux, poursuivent leurs batailles intestines et comptent sur leurs réseaux infiltrés dans l’armée mexicaine pour les prévenir en cas d’attaques.
Dans ce contexte, une action efficace, de la part des États-Unis, consisterait à cibler les niveaux intermédiaires de ces cartels (logisticiens, blanchisseurs d’argent, chefs de gangs) et à aider le Mexique à renforcer son système judiciaire et sa lutte contre la corruption.
Une réponse commune entravée par des agendas opposés
Dans ce face-à-face tendu, une dynamique de populisme sécuritaire se déploie des deux côtés de la frontière, bien que sous des formes idéologiquement distinctes.
L’administration Trump mobilise une rhétorique de droite autoritaire, qui externalise les causes de la crise des overdoses vers l’étranger et instrumentalise la menace – très réelle – des cartels pour justifier l’adoption de mesures militaires, commerciales ou juridiques extrêmes, dans le cadre d’un agenda électoral fondé sur son approche de la paix par la force.
De son côté, Claudia Sheinbaum poursuit la militarisation du territoire entamée par ses prédécesseurs entre 2006 et 2024 et, sous la pression américaine, mène une politique brutale contre les cartels. Mais, dans le même temps, se voulant fidèle à la tradition de la gauche populiste, elle ne renie pas entièrement le concept d’« Abrazos, no balazos », estimant que les coûts humains et sociaux pour le Mexique d’une confrontation frontale avec le crime organisé ne sont pas entièrement justifiables, surtout lorsque le marché final des drogues reste, structurellement, les États-Unis.
Chacun, à sa manière, rejette les responsabilités internes et privilégie une posture politique tournée vers ses propres électeurs. Le résultat est une coordination bilatérale entravée, dominée par des logiques nationales court-termistes au détriment d’une stratégie commune, crédible et efficace face à un défi transnational.
Dès lors, une action militaire unilatérale des États-Unis dans les territoires mexicains contrôlés par les cartels ne semble pas impossible. Si Donald Trump semble souvent faire beaucoup de bruit, il finit le plus souvent par mettre ses menaces à exécution…
Khalid Tinasti ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
Le blanchiment d’argent représenterait de 2 à 5 % du PIB mondial, soit de 800 milliards à 2 000 milliards de dollars américains.Sergey Klopotov/Shutterstock
L’argent sale n’a pas d’odeur. Les blanchisseurs, pas de frontières. Ces derniers profitent de la fragmentation de la surveillance et des législations européennes pour passer entre les mailles du filet. Avec la création, cet été, de l’Autorité européenne de lutte contre le blanchiment d’argent (Anti-Money Laundering Authority ou AMLA), l’Union européenne peut-elle centraliser la lutte contre la finance illicite ?
L’ajout potentiel de la principauté sur la liste noire met en évidence le défi que représente la lutte contre la finance illicite. Dans une zone comme l’UE, l’ouverture des frontières contraste avec la mise en œuvre et la surveillance des mesures de lutte contre le blanchiment d’argent (l’AML – Anti-Money Laundering). Des politiques qui restent largement confinées à la responsabilité des différents pays membres.
Une transaction financière peut commencer dans un pays à haut risque, passer par une banque européenne et se terminer par une transaction immobilière à Londres ou un trust suisse. C’est précisément pour cette raison que la coordination internationale est si importante. Sans elle, les blanchisseurs d’argent profitent de la fragmentation de la surveillance, en particulier au sein de l’UE. Avec l’Autorité européenne de lutte contre le blanchiment d’argent , ou Anti-Money Laundering Authority (AMLA), qui entre en fonction cet été, l’Union européenne opte pour la centralisation.
Les politiques européennes et françaises de lutte contre le blanchiment d’argent ont échoué pour plusieurs raisons : une application inégale des réglementations, un manque de ressources et de coopération internationale, des sanctions peu dissuasives face à des techniques toujours plus sophistiquées et un phénomène global difficile à cerner.
Pour progresser, il faut renforcer l’harmonisation des règles, augmenter les moyens des autorités, adopter des technologies avancées et améliorer la transparence des structures. Des objectifs que l’AMLA a précisément vocation à concrétiser.
Cent milliards d’euros par an
Quelques rares et prudentes estimations confirment que les flux financiers illicites traversent trop facilement les frontières et que leurs montants sont colossaux. Selon les estimations de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC), le blanchiment d’argent représenterait de 2 % à 5 % du PIB mondial, soit de 800 milliards à 2 000 milliards de dollars américains actuels. Dans l’Union européenne, le produit des activités criminelles est estimé à plus de 100 milliards d’euros par an, dont seul un pourcentage négligeable est finalement saisi. Des recherches estiment que l’argent provenant du trafic de drogue, du trafic des personnes et du terrorisme passe souvent par des banques de 4 à 6 pays différents avant d’être blanchi et d’entrer dans l’économie légale.
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Les grandes banques de l’UE ont été impliquées dans plusieurs scandales très médiatisés. La Danske Bank est devenue l’épicentre du plus grand scandale de blanchiment d’argent en Europe. Il a été révélé que plus de 200 milliards d’euros de transactions suspectes ont transité par sa succursale estonienne. La Deutsche Bank a fait l’objet de multiples enquêtes pour avoir facilité des transferts illicites de plusieurs milliards d’euros, notamment par le biais de sa collaboration avec Danske et de ses liens avec le système Russian Laundromat. ING a payé une amende de 775 millions d’euros aux autorités néerlandaises pour des violations de la législation anti-blanchiment en 2018.
Tracfin en France
Les pays de l’Union européenne mettent en œuvre les directives européennes en matière de lutte contre le blanchiment d’argent, avec des niveaux d’ambition variables. La France a montré un engagement ferme dans la lutte contre le blanchiment d’argent grâce à l’approche de sa cellule de renseignement financier, Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins (Tracfin). Elle a récemment renforcé son analyse des transactions suspectes, élargi sa coopération avec ses partenaires nationaux et internationaux et amélioré son utilisation des analyses de données avancées pour détecter les flux illicites complexes.
Malgré ces progrès, certaines affaires récentes, comme les failles des néobanques ou l’enquête visant BNP Paribas pour blanchiment via Chypre, montrent que des flux illicites échappent encore à la détection de Tracfin.
Dissuader les défaillances des contrôles bancaires internes
Malgré son poids économique, l’Allemagne a été critiquée pour son implication insuffisante, ainsi que pour les défaillances de sa surveillance. La mise en œuvre de sa politique varie d’un Land à l’autre ; les difficultés rencontrées en matière de coopération internationale, en particulier avant l’effondrement de la société spécialisée dans le paiement électronique Wirecard, n’aident pas.
En revanche, les autorités néerlandaises ont suivi l’exemple des États-Unis. Ils ont infligé des amendes importantes à des établissements tels que ING et ABN AMRO, démontrant ainsi leur ferme volonté de lutter contre la criminalité financière en dissuadant les défaillances des contrôles internes dans les banques.
Ces approches inégales de la lutte contre le blanchiment d’argent dans les États membres de l’UE s’expliquent par plusieurs facteurs.
Les différentes interprétations des règles en matière de lutte contre le blanchiment d’argent créent des lacunes dans la couverture juridique. Une coopération judiciaire transfrontalière irrégulière, en particulier avec les pays tiers, entrave l’efficacité de l’application de la législation. En outre, les cellules de renseignement financier ont des pouvoirs et des responsabilités très variables.
L’absence de format standardisé pour les déclarations d’opérations suspectes complique l’intégration des données dans la plate-forme centrale de l’Union européenne. Elle rend la coordination des actions plus difficile qu’elle ne devrait l’être. Mais tout cela est sur le point de changer…
Autorité européenne de lutte contre le blanchiment d’argent (AMLA)
Pour remédier à ces faiblesses, l’Union européenne est en train de créer l’Autorité européenne de lutte contre le blanchiment d’argent, ou Anti-Money Laundering Authority (AMLA). Elle devrait être pleinement opérationnelle à partir de 2028. Basée à Francfort, l’AMLA supervisera directement une quarantaine d’établissements financiers transfrontaliers à haut risque, harmonisera l’application des règles dans les États membres et coordonnera les régulateurs nationaux.
Elle aura le pouvoir de mener des inspections sur place, d’imposer des sanctions et de renforcer le cadre global de l’UE en matière de lutte contre le blanchiment d’argent.
L’Autorité européenne de lutte contre le blanchiment d’argent, créée en 2024 par l’Union européenne, est chargée de la traque des flux financiers suspects. Shutterstock
Afin de soutenir le rôle de l’AMLA, l’UE introduit un règlement unique qui remplacera les différentes législations nationales par un ensemble de normes unifiées dans tous les États membres. Avec l’AMLA, Bruxelles parie que la centralisation peut réussir là où la décentralisation a échoué.
La décentralisation signifie que chaque État membre appliquait les règles anti-blanchiment à sa manière, en transposant les directives européennes dans son droit national. Cela a conduit à des normes contradictoires. Par exemple, certains pays imposaient des seuils de déclaration différents ou avaient des définitions divergentes des entités à surveiller, rendant la coopération inefficace et les contrôles inégaux.
Avertissement symbolique
L’AMLA pourrait se heurter à des difficultés. La complexité des différences juridiques et institutionnelles entre les États membres, la mobilisation de nombreuses expertises pour superviser un large éventail de secteurs, pourrait rendre ce travail fastidieux. La nécessité de trouver un équilibre entre les préoccupations en matière de souveraineté nationale et la nécessité d’une application efficace et unifiée dans toute l’UE également.
Alors que l’Union européenne se prépare à lancer l’AMLA, l’inclusion de pays comme Monaco sur sa liste noire est un avertissement symbolique. Désormais, aucune juridiction, aussi riche ou prestigieuse soit-elle, n’est à l’abri d’un examen minutieux. Le devenir de l’AMLA comme véritable autorité de contrôle puissante dépendra de trois piliers : la volonté politique, la solidité de sa conception institutionnelle et l’ampleur des moyens humains et techniques qui lui seront alloués.
Sans volonté politique, l’AMLA risque d’être affaiblie par les intérêts nationaux. Sans conception institutionnelle solide, ses compétences pourraient se heurter à des obstacles juridiques et bureaucratiques. Sans moyens humains et techniques suffisants, elle ne pourra pas exercer une supervision directe et efficace sur les entités à haut risque ni coordonner les autorités nationales.
Carmela D’Avino ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
Selon une étude, une très grande majorité d’hommes, et une majorité de femmes, en ont déjà fait usage de la pornographie durant leur vie.(Unsplash)
Depuis plusieurs années, j’enseigne un cours universitaire consacré à la pornographie. Si le sujet suscite l’intérêt, il s’accompagne d’un silence tenace en classe : celui des personnes étudiantes face à leur propre usage. Ce mutisme, loin d’être anodin, révèle les tensions entre intimité, normes sociales et enjeux pédagogiques.
Ce cours, intitulé Pornographies et société, s’inscrit dans une approche pédagogique critique et interdisciplinaire. Contrairement à ce que rapportent certains collègues dans des publications universitaires — où l’enseignement de ce sujet peut se heurter à des résistances institutionnelles —, je n’ai, pour ma part, rencontré aucun obstacle majeur lors de la création et de l’enseignement de ce cours. Les résistances que j’observe se manifestent ailleurs.
Les silences
Très populaire et bien fréquenté, ce cours s’appuie sur une approche critique et engagée en pédagogie qui met de l’avant l’importance d’entendre la voix des personnes étudiantes. On reconnaît également dans cette approche que le partage d’expériences personnelles peut servir d’outil dans l’apprentissage.
Cependant, pour les personnes étudiantes, lorsqu’il s’agit de parler de leur usage personnel de pornographie, le silence s’installe. Peu d’entre elles osent évoquer leur propre expérience, malgré la prévalence documentée de cette pratique. Les résultats de l’étude d’Ingrid Solano et ses collègues, psychologue et chercheuse américaine affiliée à l’Université Stony Brook, menée en 2018 aux États-Unis dévoilent que, au sein de leur échantillon diversifié en matière d’âge (18 à 73 ans), une très grande majorité d’hommes, et une majorité de femmes, en ont déjà fait usage durant leur vie.
Ce constat du silence n’est nullement un jugement envers les personnes étudiantes, ou la perception d’un manque de courage de leur part. Il s’agit d’un simple fait observable (et audible !), qui nous offre toutefois des pistes de réflexions sur les enjeux sociaux, culturels et personnels liés à ce sujet.
Comment expliquer ces silences dans un contexte de sexualisation de la culture ? En effet, depuis les années 2000, les représentations sexuelles sont de plus en plus visibles et discutées, le sexe et la sexualité sont omniprésents, acceptés et acceptables médiatiquement, socialement et culturellement.
Dans un accord tacite adopté sous le couvert de l’humour, sourires en coin, nous parlons donc en classe de l’usage de pornographie « des autres », de l’usage de « nos amis et amies », évitant ainsi de mettre en lumière nos propres pratiques, pouvant être perçues comme intimes ou potentiellement stigmatisantes.
Un sujet sensible
La pornographie et son usage sont des sujets sensibles. Cela signifie qu’ils mobilisent une forte charge émotionnelle et l’aborder de front peut représenter une menace personnelle et faire l’objet de jugements.
La pornographie et ses usages sont souvent associés à des inquiétudes et des paniques morales polarisées, amplifiées par le discours actuel qui campe de plus en plus l’usage comme un enjeu de santé publique, dans une rhétorique de risques entourant la dépendance, ses effets sur l’image corporelle, l’estime sexuelle, les relations interpersonnelles, et la violence sexuelle.
Est-ce la seule raison du silence ? Pas forcément.
La datafication sexuelle et ses implications
En contexte actuel où l’usage de pornographie se fait majoritairement en ligne, les sites Internet pornographiques utilisent des systèmes d’étiquettes (tags) pour catégoriser leurs contenus.
La professeure Rebecca Saunders, de l’Université Cardiff au Pays de Galles, parle de datafication sexuelle pour désigner cette catégorisation, qui permet de surveiller et d’analyser les goûts et habitudes des utilisateurs et utilisatrices de pornographie dans une logique marchande.
Ces étiquettes, cependant, ne sont pas neutres : elles véhiculent fréquemment des stéréotypes et des termes péjoratifs, notamment liés à la couleur de peau, au genre, à l’orientation sexuelle, à certaines pratiques sexuelles ou à des caractéristiques corporelles. Ainsi, parler de son usage personnel de pornographie en classe peut révéler des éléments de stéréotypes et des goûts personnels qui ne sont pas socialement acceptés ou qui risquent d’être jugés négativement. L’option du silence peut s’avérer plus sécuritaire.
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Les rapport de pouvoirs et les stéréotypes sur la base du genre et de la couleur de peau semblent nombreux et courants dans la pornographie commerciale facile d’accès (mainstream), pouvant ainsi contribuer à rendre la prise de parole personnelle encore plus délicate. Se taire n’a pas la même portée selon qui on est, en fonction de nos positionnements sociaux.
Ces silences en contexte universitaire témoignent peut-être de la nature profondément privée et intime des fantasmes, des goûts et des préférences individuelles. Même si la culture ambiante sexualisée influence ces préférences, l’usage de la pornographie demeure une pratique souvent vécue comme personnelle, voire privée. La difficulté à en parler ouvertement ne doit pas être perçue comme un refus ou un manque de légitimité, mais plutôt comme une réaction compréhensible face à la sensibilité du sujet.
Vers une évolution des normes et des pratiques
Aujourd’hui, l’usage de pornographie est parfois décrit comme une pratique banale, voire anodine. Peut-être, mais en tentant de l’aborder ouvertement et publiquement comme toute autre pratique courante, on se bute à certaines barrières (compréhensibles). La pédagogie engagée met en évidence l’importance d’un climat de respect et de confiance en salle de classe, ce qui ne peut pas être garanti dans un grand amphithéâtre.
Les silences, loin d’être définitifs, témoignent de normes sociales. Ces normes sociales évoluent lentement, parfois par reculs ou résistances, notamment sous l’influence de discours politiques ou moraux qui cherchent à censurer ou à limiter les discussions sur la sexualité humaine, sa diversité, et ses représentations.
Les futures cohortes étudiantes nous « diront » si ces silences s’atténuent ou s’intensifient avec l’évolution des normes. En attendant, je choisis de travailler avec eux, avec respect et humour, pour ouvrir la voie à une réflexion plus libre sur ces sujets sensibles.
Corneau Simon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.