Les vélos électriques, des déchets comme les autres ? Le problème émergent posé par les batteries

Source: The Conversation – France (in French) – By Yvonne Ryan, Associate Professor in Environmental Science, University of Limerick

Les vélos électriques ont le vent en poupe : ils rendent les déplacements cyclistes accessibles à tous indépendamment de la condition physique et n’émettent pas de gaz à effet de serre pendant leur utilisation. Oui, mais encore faut-il qu’en fin de vie, ils soient correctement recyclés – et, en particulier, leurs batteries électriques. Ce n’est pas toujours le cas et cela provoque déjà des incidents, sans parler des pollutions qui peuvent en découler.


Les vélos électriques rendent la pratique du vélo plus facile, plus rapide et plus accessible. Ils jouent déjà un rôle important pour réduire l’impact environnemental des transports, en particulier lorsqu’ils remplacent un trajet en voiture individuelle.

Mais lorsqu’on met un vélo électrique au rebut, il faut aussi se débarrasser de sa batterie. Or, ces batteries peuvent être particulièrement dangereuses pour l’environnement et difficiles à éliminer (les filières de recyclage appropriées n’étant pas toujours mobilisées, ndlt). L’essor des vélos électriques s’accompagne donc d’un nouveau problème environnemental : l’augmentation des déchets d’équipements électriques et électroniques (DEE).

Le secteur a besoin d’une réglementation plus stricte pour l’encourager à réduire ses déchets. Il s’agirait notamment d’encourager la conception de vélos plus faciles à réparer ou à recycler et d’établir des normes universelles permettant aux pièces de fonctionner pour différentes marques et différents modèles, de sorte que les composants puissent être réutilisés au lieu d’être jetés.

Malgré tout, les vélos électriques passent souvent entre les mailles du filet législatif. Leur exclusion des produits prioritaires, dans le cadre du règlement de l’UE sur l’écoconception des produits durables, introduit en 2024, est regrettable.




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À l’Université de Limerick, en Irlande, des collègues et moi avons mené des recherches sur l’impact environnemental des vélos électriques. Nous nous sommes intéressés à l’ensemble de leur cycle de vie, depuis l’extraction minière des métaux jusqu’à la fabrication, l’utilisation et l’élimination finale des vélos, afin de voir s’il existait des moyens de réduire la quantité de matériaux utilisés.

Nous avons interrogé des détaillants et des personnes travaillant dans le domaine de la gestion des déchets. Ils nous ont fait part de leurs préoccupations concernant la vente en ligne de vélos électriques de moindre qualité, dont les composants deviennent plus facilement défectueux, ce qui conduit à un renouvellement plus fréquent.

location de vélos
Les services de location de vélos électriques, comme celui-ci à Dublin (Irlande), se développent rapidement.
Brendain Donnelly/Shutterstock

En utilisant les données relatives à la flotte de vélos électriques en usage sur notre université, nous avons constaté des problèmes de conception et de compatibilité des composants. Les pneus de vélo, par exemple, sont devenus de plus en plus atypiques et spécialisés.

La fabrication additive, par exemple l’impression 3D, pourrait devenir plus importante pour les détaillants et les réparateurs de vélos, qui pourraient l’utiliser pour imprimer eux-mêmes des écrous, des vis ou même des selles de rechange. Cela pourrait être particulièrement nécessaire dans les États insulaires comme l’Irlande, où il y a souvent des retards dans l’approvisionnement en pièces détachées.

Mais il faut d’abord que les vélos électriques soient d’une qualité suffisante pour pouvoir être réparés. Et pour créer les pièces de rechange, encore faut-il avoir accès aux données nécessaires, c’est-à-dire à des fichiers numériques contenant des dessins précis d’objets tels qu’un pneu ou un guidon de vélo.

Allonger la durée de vie des vélos électriques

De nouveaux modèles d’affaires voient le jour. Certaines entreprises prêtent des vélos électriques à leurs employés, une société de gestion se chargeant de l’entretien et de la réparation.

Il existe également un nombre croissant de services mobiles de réparation de vélos électriques, ainsi que des formations spécialisées à la réparation et la vente au détail de vélos électriques, par l’intermédiaire de plateformes de fabricants tels que Bosch ou Shimano.

Les marques de vélos électriques changent elles aussi progressivement, passant de la vente de vélos à une offre de services évolutifs. Par exemple, le détaillant de vélos électriques Cowboy propose un abonnement à des mécaniciens mobiles, et VanMoof s’associe à des services de réparation agréés. Mais, si ces modèles fonctionnent bien dans les grandes villes, ils ne sont pas forcément adaptés aux zones rurales et aux petites agglomérations.

Il convient toutefois de veiller à ce que les consommateurs ne soient pas désavantagés ou exclus des possibilités de réparation. Aux États-Unis, les fabricants de vélos électriques ont demandé des dérogations aux lois visant à faciliter la réparation des produits, tout en insistant sur le fait que le public ne devrait pas être autorisé à accéder aux données nécessaires pour effectuer les réparations.

Des vélos électriques parfois difficiles à distinguer des simples vélos

En ce qui concerne le traitement des déchets, certaines des innovations qui ont rendu les vélos électriques plus accessibles créent de nouveaux problèmes. Par exemple, les vélos électriques ont évolué pour devenir plus fins et élégants – et, de ce fait, ils sont parfois impossibles à distinguer des vélos ordinaires. Il est donc plus facile pour eux de se retrouver dans des unités de traitement des ordures ménagères (tri, incinération, mise en décharge, etc.) qui ne sont pas équipées pour les déchets électroniques. Si une batterie lithium-ion à l’intérieur d’un vélo électrique est encore chargée et qu’elle est écrasée ou déchiquetée (au cours du tri, par exemple), elle peut déclencher un incendie.

Ce problème est pourtant loin d’être insoluble. La vision par ordinateur et d’autres technologies d’intelligence artificielle pourraient aider à identifier les vélos électriques et les batteries dans les installations de gestion des déchets. Les codes QR apposés sur les cadres des vélos pourraient aussi être utilisés pour fournir des informations sur l’ensemble du cycle de vie du produit, y compris les manuels de réparation et l’historique des services, à l’instar des passeports de produits proposés par l’Union européenne.

La sensibilisation, le choix et l’éducation des consommateurs restent essentiels. S’il appartient aux consommateurs de prendre l’initiative de l’entretien et de la réparation des vélos électriques, les décideurs politiques doivent veiller à ce que ces options soient disponibles et abordables et à ce que les consommateurs les connaissent.

Les détaillants, de leur côté, ont besoin d’aide pour intégrer la réparation et la réutilisation dans leurs modèles commerciaux. Il s’agit notamment de mettre en place des forfaits domicile/lieu de travail pour faciliter l’entretien des vélos électriques. Cela passe aussi par un meilleur accès aux assurances et aux protections juridiques, en particulier pour la vente de vélos électriques remis à neuf. Enfin, il leur faut disposer d’une main-d’œuvre ayant les compétences nécessaires pour réparer ces vélos.

Partout dans le monde, les « vélothèques » (services de prêt ou location de vélos, ndlt) et les programmes « Essayez avant d’acheter » aident les consommateurs à prendre de meilleures décisions, car ils leur permettent de tester un vélo électrique avant de s’engager. L’abandon du modèle de la propriété traditionnelle – en particulier pour les vélos électriques coûteux – pourrait également rendre la mobilité active plus accessible.

Les politiques qui favorisent les ventes, telles que les subventions et les incitations à l’achat de nouveaux vélos, peuvent aller à l’encontre des efforts déployés pour réduire les déchets. Nous avons besoin de davantage de politiques qui favorisent la réparation et la remise à neuf des vélos électriques.

Ce secteur présente un fort potentiel pour limiter notre impact environnemental et améliorer la santé publique. Mais pour que ces avantages se concrétisent, nous devons nous efforcer de les faire durer plus longtemps et de consommer moins de ressources naturelles pour ces derniers.

The Conversation

Yvonne Ryan ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Les vélos électriques, des déchets comme les autres ? Le problème émergent posé par les batteries – https://theconversation.com/les-velos-electriques-des-dechets-comme-les-autres-le-probleme-emergent-pose-par-les-batteries-261481

En apprendre plus sur le changement climatique, un levier pour diminuer l’empreinte carbone

Source: The Conversation – France (in French) – By Florian Fizaine, Maître de conférences en sciences économiques, Université Savoie Mont Blanc

Plus on connaît le changement climatique et les actions du quotidien les plus émettrices de CO2, moins notre empreinte carbone est importante. C’est ce que confirme une nouvelle étude, qui indique que les connaissances sont un levier individuel et collectif peut faire diminuer cette empreinte d’une tonne de CO2 par personne et par an. Mais cela ne suffira pas : la transition écologique doit aussi passer par les infrastructures publiques et l’aménagement du territoire.


Les rapports successifs du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), mais aussi le traitement de plus en plus massif de l’urgence climatique par les médias témoignent d’une information sur le sujet désormais disponible pour tous. Pourtant, à l’échelle des individus, des États ou même des accords intergouvernementaux comme les COP, les effets de ces rapports semblent bien maigres face aux objectifs fixés et aux risques encourus.

Ce constat interpelle et questionne le rôle des connaissances accumulées et diffusées dans la transition environnementale. Plutôt que de les rejeter d’un bloc, il s’agit de revisiter les formes qu’elles doivent prendre pour permettre l’action.

Plus de connaissances pour faire évoluer les comportements : oui, mais lesquelles ?

Est-ce que plus de connaissances sur le réchauffement climatique poussent au changement ? C’est précisément à cette question que nous avons souhaité répondre dans une étude publiée récemment. Ce travail s’appuie sur une enquête portant sur 800 Français interrogés sur leurs croyances relatives au réchauffement climatique, leurs connaissances sur le sujet ainsi que sur leur comportement et leur empreinte carbone grâce au simulateur de l’Agence de la transition écologique
(Ademe) « Nos gestes climat ».

Avant tout, précisons ce qu’on appelle connaissances. Si notre outil évalue les connaissances liées au problème (réalité du réchauffement, origine anthropique…), une large part de notre échelle évalue par ailleurs si l’individu sait comment atténuer le problème au travers de ses choix quotidiens – quels postes d’émissions, comme l’alimentation ou les transports, et quelles actions ont le plus d’impact. En effet, une bonne action ne nécessite pas seulement d’identifier le problème, mais de savoir y parer efficacement. Et les Français ont des connaissances très hétérogènes sur ce sujet – constat qui se retrouve au niveau international.

En s’appuyant sur le pourcentage de bonnes réponses à notre questionnaire et en le comparant au niveau autoévalué par l’individu, on observe d’ailleurs que les personnes les plus incompétentes sur le sujet surestiment drastiquement leur niveau de connaissances de plus d’un facteur deux, tandis que les plus compétents sous-estiment légèrement leur niveau de 20 %.

Pour aller au-delà de la simple observation d’une corrélation entre connaissances et empreinte carbone, déjà observée dans d’autres études récentes et confirmée par la nôtre, nous avons regardé comment le niveau de connaissances moyen de l’entourage d’un individu influence ses propres connaissances et contribue par ce biais à réduire son empreinte carbone.

Quand les connaissances butent sur des contraintes

Nous avons montré que le niveau de connaissances influence significativement à la baisse l’empreinte carbone : en moyenne, les personnes ayant 1 % de connaissances en plus ont une empreinte carbone 0,2 % plus faible. Cela s’explique par les causes multifactorielles sous-jacentes à l’empreinte.

Nous observons surtout des résultats très différents selon les postes de l’empreinte carbone. Le transport réagit beaucoup (-0,7 % pour une hausse de 1 % de connaissances), l’alimentation beaucoup moins (-0,17 %) tandis qu’il n’y a pas d’effet observable sur les postes du logement, du numérique et des consommations diverses.

Ces résultats sont encourageants dans la mesure où le transport et l’alimentation représentent près de la moitié de l’empreinte carbone, selon l’Ademe.

L’absence de résultat sur les autres postes peut s’expliquer par différents facteurs. Sur le logement par exemple, les contraintes sont probablement plus pesantes et difficiles à dépasser que sur les autres postes. On change plus facilement de véhicule que de logement et isoler son logement coûte cher et reste souvent associé à un retour sur investissement très long. Le statut d’occupation du logement (monopropriétaire, copropriétaire, locataire…) peut aussi freiner considérablement le changement.

Enfin, concernant les postes restants, il y a fort à parier qu’il existe à la fois une méconnaissance de leur impact, des habitudes liées au statut social ou d’absence d’alternatives. Plusieurs études ont montré que les individus évaluent très mal l’impact associé aux consommations diverses, et que les guides gouvernementaux qui leur sont destinés fournissent peu d’informations à ce sujet.

Comme notre questionnaire ne porte pas sur les connaissances relatives à la totalité des choix du quotidien, il est possible que les individus très renseignés sur l’impact des plus grands postes (logement, transport, alimentation) et qui sont bien évalués dans notre étude ne l’auraient pas nécessairement été sur les autres postes (vêtement, mobilier, électronique…). Par ailleurs, même si un individu sait que réduire son usage numérique ou sa consommation matérielle aurait un effet positif, il peut se sentir isolé ou dévalorisé socialement s’il change de comportement.

Pour finir, le numérique est souvent perçu comme non substituable, omniprésent, et peu modulable par l’individu. Contrairement à l’alimentation ou au transport, il est difficile pour l’individu de percevoir l’intensité carbone de ses usages numériques (streaming, cloud, etc.) ou de les choisir en fonction de cette information.

Au-delà des connaissances individuelles : le rôle des politiques publiques et des normes sociales

Notre étude montre que l’on peut atteindre jusqu’à environ une tonne de CO2e/an/habitant en moins grâce à une augmentation drastique des connaissances, ce qui pourrait passer par l’éducation, la formation, la sensibilisation et les médias. C’est déjà bien, mais c’est une petite partie des 6,2 t CO2e/habitant à éviter pour descendre à 2 tonnes par habitant en France, l’objectif établi par l’accord de Paris. Cela rejoint l’idée que les connaissances individuelles ne peuvent pas tout accomplir et que les individus eux-mêmes n’ont pas toutes les clés en main.

Les actions des individus dépendent pour partie des infrastructures publiques et de l’organisation des territoires. Dans ce cadre, seules des décisions prises aux différents échelons de l’État peuvent dénouer certaines contraintes sur le long terme. D’un autre côté, les décideurs politiques ou les entreprises ne s’engageront pas sur des mesures désapprouvées par une large part de la population. Il faut donc rompre le triangle de l’inaction d’une manière ou d’une autre pour entraîner les deux autres versants.

Il ne s’agit pas de dire que les individus sont seuls responsables de la situation, mais d’observer qu’au travers du vote, des choix de consommation et des comportements, les leviers et la rapidité des changements sont probablement plus grands du côté des individus que du côté des entreprises et des États.

Comment alors mobiliser les citoyens au-delà de l’amélioration des connaissances ? Nous ne répondons pas directement à cette question dans notre étude, mais une littérature foisonnante s’intéresse à deux pistes prometteuses.

La bonne nouvelle, c’est qu’il n’est pas toujours nécessaire d’interdire, de subventionner massivement ou de contraindre pour faire évoluer les comportements. Parfois, il suffit d’aider chacun à voir que les autres bougent déjà. Les politiques fondées sur les normes sociales – qu’on appelle souvent nudges – misent sur notre tendance à nous aligner avec ce que font les autres, surtout dans des domaines aussi collectifs que le climat.

Avec un minimum d’investissement public, on peut donc maximiser les effets d’entraînement, pour que le changement ne repose pas seulement sur la bonne volonté individuelle, mais devienne la nouvelle norme locale. Ainsi, en Allemagne, une étude récente montre que lorsque l’un de vos voisins commence à recycler ses bouteilles, vous êtes plus susceptible de le faire aussi. Ce simple effet d’imitation, reposant sur la norme sociale, peut créer des cercles vertueux s’il est combiné à des dispositifs d’aide publique habilement ciblée voir à de l’information.

Les émotions, un autre levier individuel et collectif

Ensuite, les émotions – telles que la peur, l’espoir, la honte, la fierté, la colère… – possèdent chacune des fonctions comportementales spécifiques qui, bien mobilisées, peuvent inciter à l’adoption de comportements plus vertueux d’un point de vue environnemental. Des chercheurs ont d’ailleurs proposé un cadre fonctionnel liant chaque émotion à des contextes d’intervention précis et démontré que cela peut compléter efficacement les approches cognitives ou normatives classiques.

Par exemple, la peur peut motiver à éviter des risques environnementaux immédiats si elle est accompagnée de messages sur l’efficacité des actions proposées (et, à l’inverse, peut paralyser en l’absence de tels messages), tandis que l’espoir favorise l’engagement si les individus perçoivent une menace surmontable et leur propre capacité à agir. Par ailleurs, l’écocolère peut amener à un engagement dans l’action plus fort que l’écoanxiété.

Cibler stratégiquement les émotions selon les publics et les objectifs maximise les chances de changements comportementaux. En outre, mobiliser les émotions requiert de convaincre les individus de l’efficacité de leurs actions (et de l’implication des autres), et du caractère surmontable du défi du changement climatique. Ce n’est pas une mince affaire, mais cela reste une question centrale pour la recherche et les acteurs de la lutte contre le changement climatique.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

ref. En apprendre plus sur le changement climatique, un levier pour diminuer l’empreinte carbone – https://theconversation.com/en-apprendre-plus-sur-le-changement-climatique-un-levier-pour-diminuer-lempreinte-carbone-259614

Au téléphone, les adolescents ne répondent plus : manque de politesse ou nouveaux usages ?

Source: The Conversation – France (in French) – By Anne Cordier, Professeure des Universités en Sciences de l’Information et de la Communication, Université de Lorraine

S’ils sont capables d’envoyer des messages en série à leur entourage, les adolescents rechignent à décrocher quand on les appelle. Pourquoi une telle réticence ? Par cet évitement de la discussion directe, en quoi les codes de communication se redessinent-ils ?


Les adolescents ont un téléphone greffé à la main… mais ne répondent pas quand on les appelle. Cette situation, familière à bien des parents, peut sembler absurde, frustrante ou inquiétante. Pourtant, elle dit beaucoup des nouvelles manières pour les 13-18 ans d’entrer (ou de ne pas entrer) en relation. Car, si le smartphone est omniprésent dans leur quotidien, cela ne signifie pas qu’ils l’utilisent selon les mêmes codes que les adultes.

Derrière ce refus de « décrocher », ce n’est pas seulement une tendance générationnelle qui se joue, mais une transformation profonde des usages, des normes de communication, et des formes de politesse numérique.

Dans ce silence apparent, il y a des logiques – sociales, affectives, émotionnelles – qui valent la peine d’être décryptées, loin des clichés sur les ados « accros mais injoignables ».

Contrôler la parole

« Moi je réponds jamais aux appels, sauf si c’est ma mère ou une urgence… genre un contrôle surprise ou une copine qui panique », rigole Léa, 15 ans. Derrière cette phrase apparemment anodine se cache une mutation bien plus profonde qu’il n’y paraît. Car si le téléphone a longtemps été l’objet emblématique de la parole – conçu pour échanger de vive voix –, il est aujourd’hui de moins en moins utilisé… pour téléphoner.

Chez les adolescents, l’appel vocal n’est plus le canal par défaut. Il tend même à devenir une exception, réservée à certaines circonstances très spécifiques : situations urgentes, moments d’angoisse, besoin d’un réconfort immédiat. Dans les autres cas, on préfère écrire. Non pas par paresse, mais parce que la communication écrite – SMS, messages vocaux, DM sur Snapchat ou Instagram – offre un tout autre rapport à la temporalité, à l’émotion, à la maîtrise de soi.

Car répondre au téléphone, c’est devoir être disponible ici et maintenant, sans filet ni délai. Pour beaucoup d’adolescents, cette immédiateté est perçue comme un stress, une perte de contrôle : on n’a pas le temps de réfléchir à ce qu’on veut dire, on risque de bafouiller, de dire trop ou pas assez, de mal s’exprimer ou d’être pris au dépourvu.

La communication écrite, elle, permet de reprendre la main. On peut formuler, reformuler, supprimer, différer, lisser les affects. On parle mieux quand on peut d’abord se taire.

Ce besoin de contrôle – sur le temps, sur les mots, sur les émotions – est loin d’être un simple caprice adolescent. Il témoigne d’une manière plus générale d’habiter les relations sociales à travers les écrans : en se donnant le droit de choisir le moment, la forme et l’intensité du lien.

Le téléphone devient alors une interface à géométrie variable. Il connecte, mais il protège aussi. Il relie, mais il permet d’esquiver :

« Quand je vois “Papa mobile” s’afficher, je laisse sonner, j’ai pas l’énergie pour un interrogatoire. Je préfère lui répondre par message après », confie Mehdi, 16 ans.

Derrière ce geste, il n’y a pas nécessairement de rejet ou de désamour : il y a le besoin de poser une distance, de temporiser l’échange, de le canaliser selon ses propres ressources du moment.

Paradoxalement, donc, le téléphone devient un outil pour éviter la voix. Ou, plus exactement, pour choisir quand et comment on accepte de l’entendre, ce au nom d’un certain équilibre relationnel.

Le droit de ne pas répondre

Ne pas décrocher n’est plus un manque de politesse : c’est un choix. Une manière assumée de poser ses limites dans un monde d’hyperconnexion où l’on est censé être disponible en permanence, à toute heure et sur tous les canaux.

Pour de nombreux adolescents, le fait de ne pas répondre, immédiatement ou pas du tout, relève d’une logique de déconnexion choisie, pensée comme un droit à préserver.

« Des fois je laisse le portable sur silencieux exprès. Comme ça, j’ai la paix. »

Cette stratégie, rapportée par Elsa, 17 ans, exprime un besoin de maîtrise de son temps et de son attention. Là où les générations précédentes voyaient dans le téléphone une promesse de lien et de proximité, les adolescents rencontrés aujourd’hui y voient parfois une pression.

Dans cette nouvelle économie attentionnelle, le silence devient un langage en soi, une manière d’habiter la relation autrement. Il ne signifie pas nécessairement un rejet, mais s’apparente plutôt à une norme implicite : celle d’une disponibilité qui ne se présume plus, mais se demande, se négocie, se construit.

Comme l’explique Lucas, 16 ans :

« Mes potes savent que je réponds pas direct. Ils m’envoient un snap d’abord, genre “dispo pour ‘call’ ?” Sinon, c’est mort. »

Ce petit rituel illustre un changement de posture : appeler quelqu’un sans prévenir peut être perçu comme un manque de tact numérique. À l’inverse, attendre le bon moment, sonder l’autre avant de se lancer dans un appel, devient une preuve de respect.

Ainsi, le téléphone n’est plus simplement un outil de communication. Il devient un espace de négociation relationnelle, où le silence, loin d’être un vide, s’impose comme une respiration nécessaire, une pause dans le flux, un droit à l’intimité.

Politesse 2.0 : changer de logiciel ?

« Appeler, c’est impoli maintenant ? », s’interroge un père. Pour beaucoup d’adultes, le refus de répondre ou l’absence de retour vocal est vécu comme un affront, une rupture des règles élémentaires de la communication. Pourtant, du point de vue adolescent, il s’agit moins de rejet que de nouveaux codes relationnels.

Ces codes redéfinissent les contours de ce qu’on pourrait appeler la « politesse numérique ». Là où l’appel était vu comme un signe d’attention, il peut aujourd’hui être interprété comme une intrusion. À l’inverse, répondre par message permet de cadrer l’échange, de prendre le temps, de mieux formuler… mais aussi de différer ou d’éviter, sans conflit ouvert.

Ce n’est pas que les adolescents manquent d’empathie : c’est qu’ils la pratiquent autrement. De manière plus discrète, plus codifiée, souvent plus asynchrone. Avec leurs pairs, ils partagent des rituels implicites : messages d’annonce avant un appel, envois d’émojis pour signaler son humeur ou sa disponibilité, codes tacites sur les bons moments pour se parler. Ce que certains adultes interprètent comme de la froideur ou une mise à distance est, en réalité, une autre forme d’attention.

À condition d’accepter ces logiques nouvelles, et d’en parler sans jugement, on peut ainsi voir dans cette transformation non pas la fin du lien, mais une réinvention subtile de la manière d’être en relation.

Réinventer le lien… sans l’imposer

Plutôt que de voir dans ce silence téléphonique une crise du dialogue, pourquoi ne pas y lire une occasion de réinventer nos façons de se parler ? Car il est tout à fait possible de désamorcer les tensions liées au téléphone et de cultiver une communication plus sereine entre adultes et adolescents, à condition d’accepter que les codes aient changé et que cela n’a rien d’un drame.

Cela peut commencer par une discussion franche et tranquille sur les préférences de chacun en matière de communication : certains ados préfèrent recevoir un SMS pour les infos pratiques, un message vocal pour partager un moment d’émotion (dire qu’on pense à l’autre), ou un appel uniquement en cas d’urgence. Mettre des mots sur ces usages et préférences, les contractualiser ensemble, c’est déjà une manière de se rejoindre, et même de se faire confiance.




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Avant d’appeler, on peut aussi tout simplement demander par un petit message si l’autre est disponible. Cela permet de quitter la logique de l’injonction pour entrer dans celle de la disponibilité partagée.

Il est tout aussi important d’apprendre à accueillir les silences. Ne pas répondre immédiatement, voire pas du tout, n’est pas forcément un signe de désintérêt, de rejet ou de rupture du lien. C’est parfois juste une manière de respirer, de se recentrer, de préserver son espace mental. Une forme de respect de ses propres limites en somme.

Enfin, il est toujours utile de s’interroger sur nos propres pratiques : et si, nous aussi, adultes, nous expérimentions d’autres façons d’exprimer notre attention, d’autres manières de dire « je suis là », sans forcément appeler ? Un émoji, une photo, un message bref ou différé peuvent être tout aussi parlants. L’attention n’a pas toujours besoin de passer par une sonnerie.

Réconcilier les générations ne passe pas par un retour au combiné filaire, mais par une écoute mutuelle des codes, des envies, des rythmes. Car, au fond, ce que les adolescents nous demandent, ce n’est pas de moins communiquer… c’est de mieux s’ajuster.

The Conversation

Anne Cordier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Au téléphone, les adolescents ne répondent plus : manque de politesse ou nouveaux usages ? – https://theconversation.com/au-telephone-les-adolescents-ne-repondent-plus-manque-de-politesse-ou-nouveaux-usages-260831

Vieillir sans maison de retraite : le pari coopératif des « boboyaka » à Bordeaux

Source: The Conversation – France (in French) – By Guy Tapie, Professeur de sociologie, École nationale supérieure d’architecture de Paris Val de Seine (ENSAPVS) – USPC

Habitat coopératif senior : une alternative citoyenne bouscule les modèles classiques.
Profession architecture ville environnement, CC BY-ND

À Bègles (Gironde), près de Bordeaux, une vingtaine de seniors ont créé Boboyaka, une coopérative d’habitat participatif. En quête d’autonomie et de solidarité, ils veulent expérimenter une autre façon de vieillir et proposent une alternative citoyenne aux modèles classiques de logement des aînés. Entre obstacles administratifs et aventure humaine, ce projet se transforme en laboratoire pour tous les seniors qui souhaitent vieillir autrement.


Les boboyaka cassent l’image d’une vieillesse sans projet et une règle d’or les réunit, « vivre ensemble pour vieillir mieux et autrement ».

Le nom sent bon l’autodérision ; « bobo » identifie les racines sociales des coopérateurs, appartenant plutôt aux classes moyennes, la plupart propriétaires de leur habitat actuel, en majorité des femmes seules. L’engagement politique « à gauche », associatif et moderniste, et l’attention humaniste sont communs à tous. « Yaka » est une adresse à tous ceux qui affichent la volonté de changer la société sans vraiment passer à l’acte.

Les boboyaka disent vouloir, pour leur part, transgresser les frontières de classe et agir pour le bien commun. Ils revendiquent leur liberté d’entreprendre, dans une approche humaniste, la conception d’une résidence originale, composée de 20 logements, avec un budget de 4,7 millions d’euros. Tous y croient : débuter le chantier de la résidence fin 2025 et habiter ensemble à Bègles (Gironde), dans le quartier de la Castagne, entre la route de Toulouse, symbole de la modernité urbaine, et la rue Jules-Verne, invitation à un voyage extraordinaire.

Ce n’est ni un hébergement collectif, ni une colocation spécifique, ni une résidence-service public ou privé. Le projet combine préservation de la vie privée et mise en commun. Concrètement, c’est partager des voitures, des machines à laver, à sécher, une buanderie. C’est, tous unis, célébrer la vie collective :

« Une cuisine où l’on pourrait prendre des repas ensemble ; un atelier pour bricoler ou faire des petites choses ; un salon pour regarder des films. »

D’autres espaces sont l’occasion d’échanger avec le quartier, la ville, la société : la crèche associative, par exemple, ou deux logements locatifs destinés à des jeunes en formation ou encore un futur centre sur le vieillissement.

Une alternative aux habitats existants pour seniors

Remontons le temps. Le projet est né en 2007. À cette époque, un groupe amical débat de questions existentielles sur la vie, sur soi, sur les enfants, sur les parents et, d’autres, plus politiques, sur la solidarité entre générations, sur la critique de la propriété privée, sur l’écologie. Pendant deux à trois ans, ils s’interrogent : comment vivre une vieillesse assumée, heureuse, ensemble, dans un lieu solidaire ? Déjà, en matière d’habitat et de vieillissement, cette forme d’anticipation à long terme est rare. Elle ouvre des solutions destinées aux seniors, évitant de grever les dépenses publiques au regard d’une démographie annonçant une hausse spectaculaire des personnes dépendantes.

Les coopérateurs se disent insatisfaits des maisons de retraites, des résidences services ou du domicile, héros d’un vieillissement réussi, critiqué dès lors qu’il implique la solitude, statistiquement plus fréquente au fur et à mesure de l’avancée en âge.

Entre 2010 et 2015, le groupe explore les possibles à partir d’un projet résidentiel esquissé, en termes de localisation, d’organisation, d’architecture et de partenariats. Il regarde ailleurs des projets parents, s’inspirant de la Maison des babayagas de Montreuil, des Chamarels, d’H’Nord, parmi la bonne centaine d’opérations coopératives recensées en France. Il jauge le bien-fondé de son initiative et affirme son identité. Des choix importants sont posés : une coopérative plutôt qu’une copropriété ; vivre en ville plutôt qu’à la campagne ; travailler avec les bons partenaires ; être l’avant-garde d’un mouvement social.

Entre 2015 et 2018, la période est paradoxale. Elle est celle de la consolidation avec quelques choix cruciaux : création de la coopérative, choix d’un architecte et d’un foncier, dépôt d’un permis de construire. Les tâches sont nombreuses et tous azimuts. Bordeaux métropole cède un terrain à bon prix grâce au soutien du maire écologiste de l’époque, Noël Mamère, et au Comité ouvrier du logement, précieux intermédiaire dans l’acquisition du foncier et pour la construction. Oasis de verdure de plus de 3 500 mètres carrés, il se localise dans un quartier nommé La Castagne.

Les boboyaka sur l'emplacement de leur futur habitat coopératif.
Les boboyaka sur l’emplacement de leur futur habitat coopératif.
Profession architecture ville environnement, CC BY-ND

Cette période est aussi un moment un peu chaotique, avec des tensions dans le groupe conduisant au départ de certains, et à la fin de la collaboration avec un premier architecte – à l’initiative des coopérateurs.

Braver les difficultés

Entre 2018 et 2023, il faut digérer la rupture avec l’architecte, il faut gérer le confinement, refaire cohésion. L’activité est ralentie, pesant sur le calendrier du projet. Les effets pervers de la mondialisation économique et la guerre en Ukraine alourdissent le lourd climat post-Covid et poussent à la hausse des taux d’intérêt et des coûts de construction. Le recrutement d’une agence d’architecture plus en harmonie avec les aspirations du groupe est (re)fondateur.

À partir de 2023, la machine se relance, concrétisée par le permis de construire (revu) et par l’appel d’offres de travaux, un mode de fonctionnement du groupe maîtrisé pour maintenir le socle des valeurs et intégré des arrivants. Le financement est toujours en suspens, et le projet subit une cure d’austérité pour entrer dans les prix et limiter le montant de la redevance de chaque coopérateur.

Les boboyaka
Les boboyaka.
Boboyaka, CC BY-ND

Les coopérateurs ont appris aussi, se soutiennent, s’écoutent ; les nouveaux redonnent de l’énergie et dopent ceux qui momentanément se découragent. Le projet veut faire école dans un système de production de l’habitat frileux et réticent à des initiatives citoyennes, émergeant « du bas ». L’opération est labellisée par l’État dans le cadre du programme de l’État, « Engagé pour la qualité du logement de demain » (2022), confortant l’exemplarité et l’audience de la démarche.

Les porte-drapeaux d’une nouvelle société ?

Le projet embarque d’autres acteurs. Experts et professionnels de l’urbanisme et de l’architecture, autorités publiques sont sollicités pour leur soutien technique et financier, leurs compétences de la production immobilière et de maîtrise d’ouvrage. Il y a des sympathies entre eux, des convergences idéologiques, des attentions réciproques (avec Atcoop, le Col, Sage, l’agence d’architecture). D’autres fois, ce sont des oppositions avec des voisins virulents qui ont perdu leur paradis vert ; des incompréhensions avec les banques, surprises par la demande de prêts de seniors, ou avec le premier architecte.

Les coopérations engagées, la pugnacité des bobobyaka et la technicité acquise maintiennent le cap sans dépouiller le projet sous pression de nombreuses réglementations et de négociations « épuisantes ».

Chez les boboyaka, les sujets sociétaux n’effraient pas, « Nous réfléchissons sur la solidarité, l’autogestion, l’écologie et la laïcité. » Les valeurs d’un vivre ensemble ne sont pas galvaudées, car elles lient des personnes dans un collectif affirmé, « une tribu », qui se démarque de l’individualisme dominant et d’un repli entre-soi. Beaucoup s’imaginent en porte-drapeau d’une nouvelle société : les filtres politiques, bureaucratiques et réglementaires, la défiance de partenaires, ont douché les espoirs d’une adhésion spontanée et de conviction.

Il faut de la pédagogie, de la constance et garder son calme malgré l’assaut répété de recours, de refus ou d’attitudes méprisantes. Les boboyaka savent plus que d’autres que le temps est précieux et veulent décider de leur fin de vie.


Cet article est publié dans le cadre de la série « Regards croisés : culture, recherche et société », publiée avec le soutien de la Délégation générale à la transmission, aux territoires et à la démocratie culturelle du ministère de la culture.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

ref. Vieillir sans maison de retraite : le pari coopératif des « boboyaka » à Bordeaux – https://theconversation.com/vieillir-sans-maison-de-retraite-le-pari-cooperatif-des-boboyaka-a-bordeaux-258935

La lune glacée Europe, un phare scintillant dans l’infrarouge ?

Source: The Conversation – France in French (2) – By Cyril Mergny, Postdoctoral research fellow, Université Paris-Saclay

La glace d’eau à la surface d’Europe change au cours des saisons – ici, le taux de glace cristalline sur le premier micromètre d’épaisseur de glace au cours d’un cycle de saisons de 12 ans. Fourni par l’auteur

Europe est une lune de Jupiter entièrement recouverte d’une épaisse croûte de glace. Sous cette carapace, tout autour de la lune, se trouve un océan global d’eau liquide.

Cette lune intéresse particulièrement les scientifiques depuis que les données de la sonde Galileo, à la fin des années 1990, ont révélé des conditions qui pourraient être propices à l’émergence de la vie dans cet océan sous-glaciaire. En effet, c’est le seul endroit dans le système solaire (en dehors de la Terre) où de l’eau liquide est en contact direct avec un manteau rocheux à la base de l’océan. S’il y a du volcanisme sous-marin sur Europe, cela fournirait une source d’énergie, qui, avec l’eau, est l’un des ingrédients essentiels pour générer les briques de base du vivant.

Mais il reste encore de nombreuses inconnues sur la glace en surface d’Europe. Deux nouvelles études lèvent le voile sur un phénomène inattendu.


Grâce à deux nouvelles études, l’une théorique et l’autre issue des observations du télescope James-Webb, nous comprenons aujourd’hui mieux la surface glacée d’Europe. Nous avons notamment montré que la structure atomique de la glace change au fil des saisons, ce que l’on peut voir dans la lumière réfléchie par cette lune, un peu comme un phare qui scintillerait dans la nuit.

Ces nouvelles connaissances seront utiles pour, un jour, envisager de poser un atterrisseur sur Europe, mais aussi pour mieux comprendre les processus géologiques qui façonnent la surface – on ne sait toujours pas, par exemple, bien expliquer l’origine des « rayures » qui façonnent la surface d’Europe.

Dans les prochaines années, nous espérons que le scintillement du « phare atomique » d’Europe pourra être réellement observé, notamment par la sonde Europa Clipper de la Nasa ainsi par que la mission JUICE de l’ESA.

La glace sur Terre et la glace dans l’espace sont différentes

Sur Terre, la glace d’eau dans son environnement naturel se présente sous une seule forme : une structure cristalline, communément appelée « glace hexagonale ».

Cependant, dans l’espace, comme sur Europe, c’est une autre histoire : il fait tellement froid que la glace d’eau peut adopter des formes plus exotiques avec différentes propriétés.

Ainsi, la forme de glace la plus répandue dans l’Univers est la glace dite « amorphe ».

C’est une forme de glace où l’arrangement des molécules d’eau ne présente aucun ordre à grande échelle, contrairement à la glace cristalline qui, elle, possède des motifs répétitifs.

Une analogie à notre échelle humaine serait un étalage d’oranges. Dans le cas cristallin, les éléments sont tous bien rangés, sous la forme d’un réseau périodique. Dans le cas amorphe, les éléments sont en vrac sans aucune position régulière.

des tas d’agrumes
Les agrumes, un peu comme les atomes et molécules, peuvent être disposés de façon plus ou moins organisée. À gauche, il s’agit d’un analogue d’une organisation cristalline à l’échelle atomique, avec des atomes « bien rangés » ; à droite, l’organisation est aléatoire, analogue à une organisation amorphe à l’échelle atomique.
Jen Gunter et Maria Teneva/Unsplash, CC BY

Notre vie quotidienne comprend des exemples de versions amorphes ou cristallines d’un même matériau : par exemple, la barbe à papa contient une forme amorphe du sucre, alors que le sucre de cuisine usuel est cristallin.

En fait, nous nous attendons à ce que le système solaire externe ait de la glace principalement sous une forme amorphe, en premier lieu parce qu’à très faible température (-170 °C sur Europe), les molécules n’ont pas assez d’énergie pour s’organiser correctement ; mais également parce que la structure cristalline a tendance à se briser sous l’effet des bombardements de particules en provenance du Soleil, déviées par la magnétosphère de Jupiter, comme si on envoyait une orange perturbatrice dans un étal bien rangé.

Comparaison de structure de la glace
La glace d’eau peut prendre différentes formes : structure cristalline à gauche et structure amorphe à droite.
Cyril Mergny, Fourni par l’auteur

Les observations spatiales précédentes des années 1990 puis dans la décennie 2010 avaient montré que la glace d’Europe est un mélange de formes amorphes et cristallines. Mais, jusqu’à présent, aucun modèle n’expliquait pourquoi.

Une structure qui change avec les saisons

Pour la première fois, nous avons quantifié la compétition entre la cristallisation, due à la température pendant les heures les plus chaudes de la journée, et l’amorphisation induite par le bombardement en surface de particules issues de la magnétosphère de Jupiter.

Nous avons ainsi montré que la cristallinité est stratifiée sur Europe : une très fine couche en surface est amorphe, tandis que la couche en profondeur est cristalline.

Plus remarquable encore, la simulation a révélé que la cristallinité de la glace en surface pouvait varier selon les saisons ! Bien que les variations saisonnières n’affectent pas la quantité de particules qui bombardent Europe, il fait plus chaud en été, ce qui rend la cristallisation plus efficace et fait ainsi pencher la balance en sa faveur. En été, il fait en moyenne 5 °C plus chaud qu’en hiver, ce qui rend la glace jusqu’à 35 % plus cristalline qu’en hiver dans certaines régions.

Nous en avons conclu que si l’on observait Europe au fil des saisons à travers un spectroscope, cela donnerait l’impression que la surface « scintille » sur une période de douze ans (la durée d’une année sur Europe), comme un phare dans la nuit.

Comment fait-on pour connaître la structure atomique de la glace à une distance de 700 millions de kilomètres ?

Simultanément à notre étude, des astronomes de la Nasa ont observé Europe avec le puissant télescope James-Webb. Leur étude vient de montrer que les résultats de nos simulations sont en accord avec leurs observations. En effet, bien que les deux approches utilisent des méthodes radicalement différentes, elles aboutissent aux mêmes conclusions.

Grâce au spectromètre du James-Webb, les chercheurs ont pu estimer, à distance, la structure atomique de la glace à la surface d’Europe (sur le premier micromètre d’épaisseur). Pour cela, ils ont analysé la lumière réfléchie par Europe dans l’infrarouge (légèrement plus rouge que ce que notre œil peut percevoir) à la longueur d’onde de 3,1 micromètres qui reflète l’état de cristallisation de la glace d’eau.

Ils ont ainsi établi une carte de cristallinité de la lune glacée. En comparant leur carte observée avec celle que nous avons simulée, nous constatons un très bon accord, ce qui renforce notre confiance dans ces résultats.

Sur Europe, la surface est donc parsemée de régions avec de la glace d’eau amorphe et d’autres avec de la glace d’eau cristalline, car la température varie selon les zones. Globalement, les régions les plus sombres absorbent davantage les rayons du Soleil, ce qui les réchauffe et, comme sur Terre, les températures sont plus élevées près de l’équateur et plus basses près des pôles.

comparaison des résultats des deux études
Comparaison de la cristallinité sur l’hémisphère arrière d’Europe : observations versus simulation. À gauche : l’observation par le télescope James-Webb de la profondeur de bande à la longueur d’onde 3,1 micromètres, caractéristique de la glace cristalline. À droite, les résultats de cristallinité de nos dernières simulations sur la même zone. Les deux études indiquent qu’en proche surface, les régions Tara et Powys sont composées de glace cristalline, tandis que la glace amorphe est dominante dans les latitudes nord environnantes.
Cartwright et collaborateurs 2025 ; Mergny et collaborateurs 2025, Fourni par l’auteur

Cependant, l’étude observationnelle utilisant le télescope James-Webb a capturé une photo d’Europe. Elle ne peut donc pas, pour le moment, détecter les scintillements dans l’infrarouge, car il faudrait observer la surface au cours de plusieurs années pour distinguer un changement. Ces fluctuations de la surface sont une nouveauté que nous avons découverte dans notre étude de simulation, et elles restent à être confirmées par des observations.

Nous espérons que les sondes JUICE et Europa Clipper pourront bientôt observer ces oscillations saisonnières de la lumière réfléchie par Europe dans l’infrarouge.

Notre intérêt se porte désormais aussi sur d’autres lunes glacées de Jupiter, où une cohabitation entre glace amorphe et glace cristalline pourrait exister, comme sur Ganymède et sur Callisto, mais aussi sur d’autres corps tels qu’Encelade, en orbite autour de Saturne, ou encore sur des comètes.

The Conversation

Frédéric Schmidt est Professeur à l’Université Paris-Saclay, membre de l’Institut Universitaire de France (IUF). Il a obtenu divers financements publics (Université Paris-Saclay, CNRS, CNES, ANR, UE, ESA) ainsi que des financements privés (Airbus) pour ses recherches.

Cyril Mergny ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. La lune glacée Europe, un phare scintillant dans l’infrarouge ? – https://theconversation.com/la-lune-glacee-europe-un-phare-scintillant-dans-linfrarouge-261435

Pourquoi tant d’efforts pour faire renaître le mammouth laineux ?

Source: The Conversation – in French – By Rebecca Woods, Associate Professor, Institute for the History & Philosophy of Science & Technology, University of Toronto


Photographie d’un mammouth des steppes exposée à l’Australian Museum de Sydney.
(Unsplash/April Pethybridge), CC BY

Ces derniers mois, le concept de « désextinction », qui consiste à ramener des espèces disparues en leur redonnant vie ou en créant des organismes qui leur sont apparentés, est passé de science-fiction à réalité scientifique.

Colossal Biosciences, une jeune entreprise américaine à but lucratif spécialisée dans la désextinction et dirigée par les généticiens George Church et Beth Shapiro, a annoncé coup sur coup deux grandes réalisations.

Pour la première, des chercheurs ont introduit une partie du génome du mammouth laineux dans des souris pour donner lieu à des « souris laineuses », des rongeurs très mignons qui ressemblent à des pompons et chez qui on a fait des modifications permettant d’exprimer des gènes de mammouths laineux.

Reportage de Reuters sur les souris laineuses développées par Colossal Biosciences.

Quelques semaines plus tard, l’entreprise a annoncé une réalisation encore plus importante : elle aurait ressuscité le loup sinistre, un contemporain du mammouth laineux qui, comme ses compagnons proboscidiens de la période glaciaire, a disparu il y a environ 10 000 ans.




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La popularité du mammouth

Les efforts controversés de désextinction sont particulièrement axés sur le mammouth laineux. Bien que de nombreuses espèces récemment disparues, telles que le dodo, le moa, la tourte voyageuse, le bouquetin des Pyrénées, le couagga, le tigre de Tasmanie, l’aurochs et bien d’autres, pourraient intéresser les chercheurs dans le cadre de ces essais, les mammouths laineux occupent l’avant-scène dans les récits de désextinction, qu’ils soient scientifiques ou populaires.

Les mammouths laineux ont une place de choix dans l’imagerie de Revive & Restore, un conglomérat de scientifiques et de futurologues spécialisé dans le « sauvetage génétique » et dirigé par le gourou de la technologie Steward Brand. En 2021, Colossal s’est approprié le projet de résurrection de ces animaux préhistoriques. Le logo de l’entreprise représente le CRISPR, la technologie d’édition du génome qui permet de ramener des espèces éteintes à la vie, ainsi que les défenses en spirale caractéristiques du mammouth laineux.




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Le mammouth est une source de fascination depuis plusieurs siècles dans la culture populaire. À la fin du XVIIe siècle, Thomas Jefferson espérait qu’on trouve des mammouths vivants au-delà des frontières coloniales américaines. Les premières fouilles menant à la découverte de mastodontes aux États-Unis ont été des événements majeurs au début du XIXe siècle. Le peintre américain Charles Willson Peale a immortalisé la première fouille dans un tableau, puis a utilisé le squelette du mastodonte pour attirer les visiteurs dans son musée de Philadelphie.

Plus récemment, le mammouth Manny est apparu dans la série de films d’animation L’Ère de glace, lancée en 2002.

Un animal emblématique

Le mammouth laineux est également devenu un emblème de la crise climatique actuelle. Dans le cadre de la récente série d’actes de vandalisme visant des œuvres d’art célèbres pour attirer l’attention de la population sur la crise climatique, des militants écologistes ont peint en rose vif les défenses (heureusement artificielles) du modèle de mammouth laineux du musée royal de la Colombie-Britannique.


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En 2023, l’entreprise australienne Vow, spécialisée dans la viande cultivée, a réalisé un coup publicitaire en créant une boulette de viande de mammouth à partir du génome de cet animal et de cellules de mouton. La boulette n’était pas destinée à la vente et a été dévoilée devant le public du musée des sciences néerlandais Nemo.

Ce coup d’éclat visait à attirer l’attention sur l’urgence climatique, l’insoutenabilité des systèmes alimentaires industrialisés et le potentiel de la viande cultivée en laboratoire pour tenter de résoudre ce problème.

Des licornes ou des rongeurs ?

Pour une créature qu’aucun être humain n’a jamais vue vivante, le mammouth laineux reçoit beaucoup d’attention médiatique. Comment cette espèce éteinte depuis longtemps est-elle devenue le symbole de l’extinction et de la désextinction ?

Depuis des centaines d’années, les humains sont en contact avec des restes de mammouths laineux. Il suffit de creuser un trou assez profond n’importe où dans l’hémisphère Nord pour tomber sur des os, voire des défenses de mammouths ou de mastodontes disparus.

Au début de l’Europe moderne, on croyait que les os fossilisés de mammouths provenaient de licornes ou de géants. Vers 1700, on a compris qu’ils avaient appartenu à des créatures semblables à des éléphants. Et ce n’est que vers 1800 que le mammouth a été identifié comme une espèce distincte et éteinte de proboscidiens.

Dans les régions arctiques, notamment en Sibérie, les peuples autochtones étaient familiers des restes de mammouths préservés par le pergélisol. Lors du dégel annuel des rivières et de leurs affluents, des carcasses entières de cet animal (et du rhinocéros laineux) pouvaient apparaître.

Les populations locales, qui ont découvert ces restes d’animaux paraissant être morts récemment tout en appartenant à des créatures qu’elles n’avaient jamais vues vivantes à la surface de la Terre, ont supposé qu’il s’agissait de grands animaux fouisseurs ressemblant à des rongeurs, qui creusaient des tunnels dans le sol et mouraient s’ils entraient en contact avec l’atmosphère.

Près de l’Arctique, notamment en Alaska, le pergélisol a empêché la fossilisation des défenses et des carcasses de mammouths. Cet ivoire de glace demeure un élément important des économies de la région. Il est taillé localement, puis a été échangé, auparavant sur des marchés régionaux, et aujourd’hui, à l’échelle mondiale.

Toujours d’actualité

Malgré leur association à un passé lointain, les mammouths laineux trouvent depuis longtemps un écho dans les cultures humaines modernes, leurs restes fossilisés ou conservés faisant partie de pratiques économiques et de systèmes de connaissance. Mais lorsqu’on a pris conscience du risque d’extinction d’espèces autrefois nombreuses, telles que la tourte voyageuse, le bison d’Amérique ou l’éléphant d’Afrique, vers la fin du XIXe siècle, les mammouths laineux ont pris une nouvelle importance en lien avec les extinctions modernes et une compréhension accrue de l’évolution humaine.

Une murale représentant des mammouths laineux
Peinture murale du paléoartiste Charles R. Knight représentant des mammouths laineux exposée au Musée américain d’histoire naturelle.
(United States Geological Survey)

Les avancées dans les domaines de la géologie, de l’archéologie, de la paléontologie et d’autres disciplines connexes ont remis en question les anciennes théories sur l’origine de l’humanité.

Les récits de l’émergence de « l’homme chasseur » ont été relayés par des institutions telles que le Musée américain d’histoire naturelle et le Field Muséum de Chicago. Ces récits des origines ont été reliés à l’extinction des mammouths laineux et de leurs cousins, les mastodontes.

Cela a donné lieu à certaines des représentations visuelles de mammouths les plus impressionnantes, comme les fresques et les tableaux du célèbre paléoartiste Charles R. Knight.

Au début du XXe siècle, on a découvert les peintures rupestres de France, d’Espagne et d’ailleurs. Ainsi, les fresques de Rouffignac, en France, vieilles de 40 000 ans et illustrant clairement des mammouths laineux ont été interprétées comme une preuve supplémentaire de ce lien historique profond et puissant.

C’est ce lien — l’association entre l’essor de l’humanité moderne et le déclin, puis l’extinction du mammouth laineux — qui fascine aujourd’hui. L’idée que l’être humain ait joué un rôle dans l’histoire des extinctions fait partie de la compréhension scientifique moderne depuis longtemps. Il n’est donc pas surprenant que les mammouths laineux occupent une place centrale dans les projets de désextinction et dans la lutte contre le changement climatique.

La Conversation Canada

Rebecca Woods a reçu un financement du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.

ref. Pourquoi tant d’efforts pour faire renaître le mammouth laineux ? – https://theconversation.com/pourquoi-tant-defforts-pour-faire-renaitre-le-mammouth-laineux-261236

Changement climatique : la protection de la nature et l’énergie verte ont la cote

Source: The Conversation – in French – By Marina Joubert, Science Communication Researcher, Stellenbosch University

L’Afrique subit de plus en plus de phénomènes météorologiques extrêmes. Ces évènements se traduisent par des vagues de chaleur, de sécheresses, des tempêtes et des inondations qui, auparavant étaient rares à certains endroits ou à certaines périodes. Ils représentent désormais un danger pour de nombreuses personnes et pour l’économie. Marina Joubert mène des recherches sur les liens entre la société et la science. Elle a fait partie d’une équipe multidisciplinaire qui a étudié comment les habitants de 68 pays perçoivent le lien entre les phénomènes météorologiques extrêmes et le changement climatique.

Les gens croient-ils que les phénomènes météorologiques extrêmes sont causés par le changement climatique ?

Nous avons mené cette étude parce que les phénomènes météorologiques extrêmes deviennent plus fréquents et plus intenses en raison du changement climatique. Pourtant, nous disposons de très peu d’informations sur la manière dont ces événements influencent l’opinion des gens sur le changement climatique et leur soutien aux politiques en la matière.

Nous avons utilisé des données qui mesurent le nombre de personnes dans le monde qui ont été exposées à des phénomènes météorologiques extrêmes (inondations, vagues de chaleur, tempêtes, sécheresses, feux de forêt) au cours des dernières décennies. Ils ont ensuite croisé ces informations avec les réponses de près de 72 000 personnes dans 68 pays. On leur a demandé s’ils avaient déjà été confrontés à des phénomènes météorologiques extrêmes, s’ils pensaient que ceux-ci étaient dus au changement climatique. Et dans quelle mesure ils soutenaient cinq grandes politiques climatiques.

Plus de 7 000 personnes ont participé à l’enquête dans 12 pays africains (Botswana, Cameroun, Côte d’Ivoire, République démocratique du Congo, Égypte, Éthiopie, Ghana, Kenya, Maroc, Nigeria, Afrique du Sud et Ouganda).

Nos résultats montrent que beaucoup de personnes pensent que les phénomènes météorologiques extrêmes récents sont causés par le changement climatique. Mais cette perception varie selon le type de phénomène et la région. L’étude ne cherchait pas à savoir si les gens croient, de manière générale, aux preuves scientifiques sur le changement climatique ou si celui-ci est causé par les activités humaines. Elle s’intéressait plutôt à ce qu’on appelle «l’attribution subjective»: en l’occurrence le fait qu’une personne pense qu’un événement qu’elle a vécu (par exemple, une vague de chaleur ou des inondations) a été causé par le changement climatique.

Notre étude a montré que la perception de l’existence d’un lien entre le changement climatique et les phénomènes météorologiques extrêmes est généralement forte, surtout en Amérique latine. Dans cette région, les personnes interrogées sont les plus nombreuses à estimer que le changement climatique leur nuira, ainsi qu’aux générations futures. Elles considèrent aussi qu’il doit être une priorité majeure pour leurs gouvernements.

En revanche, les pays africains étudiés étaient moins enclins à accepter le lien entre le changement climatique et les phénomènes météorologiques extrêmes.

Cela montre que, malgré cette vulnérabilité, la sensibilisation aux effets du changement climatique reste faible dans plusieurs pays africains. Dans ces 12 pays africains, beaucoup de personnes interrogées ne font pas clairement le lien entre les événements extrêmes qu’elles vivent et le changement climatique.

Les personnes ayant vécu des catastrophes climatiques étaient-elles plus susceptibles de soutenir les politiques climatiques ?

Cette relation est complexe. Le simple fait de vivre une inondation ou une sécheresse ne suffit pas. Ce qui pousse vraiment à agir, c’est la conviction que ces événements sont causés par le changement climatique.

En d’autres termes, le simple fait d’être exposé à des phénomènes météorologiques extrêmes ne conduit pas automatiquement à soutenir les politiques climatiques.

En revanche, les personnes qui ont vécu ces événements et qui pensent qu’ils sont dus au changement climatique soutiennent plus facilement ces politiques. Par exemple, ceux qui ont été touchés par des incendies de forêt étaient plus favorables aux politiques climatiques. À l’inverse, les personnes confrontées à de fortes pluies y étaient moins favorables. Cela s’explique sans doute par le fait que beaucoup n’associent pas la pluie abondante au changement climatique.

Bref, ce qui compte, ce n’est pas seulement l’expérience, mais la façon dont on interprète cette expérience.

Quelles politiques climatiques avez-vous étudiées et lesquelles étaient les plus populaires en Afrique ?

Les politiques climatiques sont élaborées par les gouvernements pour limiter ou lutter contre le changement climatique, par exemple en réduisant les émissions de gaz à effet de serre.

L’étude a mesuré le soutien à cinq grandes politiques :

  • Augmenter les taxes sur certains aliments comme la viande de bœuf ou les produits laitiers, qui produisent beaucoup de gaz à effet de serre

  • Augmenter les taxes sur les combustibles fossiles, tels que le charbon et le gaz, qui nuisent à l’environnement lorsqu’ils sont brûlés.

  • Développer les infrastructures de transport public afin de réduire le nombre de voitures particulières sur les routes.

  • Augmenter l’utilisation des énergies renouvelables, telles que l’énergie éolienne et solaire.

  • Protéger les forêts et les espaces naturels.

Parmi toutes ces politiques, la protection des forêts et des terres naturelles est la plus populaire, avec 82 % de soutien dans le monde, y compris en Afrique. Vient ensuite l’augmentation de l’usage des énergies renouvelables, soutenue à 75 %.

Les mesures fiscales, comme les taxes carbone sur l’alimentation ou les carburants, recueillent beaucoup moins d’adhésion, avec seulement 22 % et 29 % de soutien respectivement.

Cela s’explique peut-être par le fait que les gens considèrent les zones naturelles protégées et les énergies vertes comme des solutions positives et tournées vers l’avenir. La taxe carbone peut être perçue comme punitive, en particulier dans les régions où la pauvreté et les inégalités sont élevées.

Que faut-il faire maintenant ?

Nos conclusions soulignent l’importance d’impliquer le public dans la lutte contre le changement climatique. Cela est particulièrement important en Afrique, où l’adhésion de la population est essentielle pour mettre en œuvre des politiques climatiques plus ambitieuses. Les gouvernements africains doivent encourager cette appropriation citoyenne.

Si nous voulons que le public soutienne davantage des solutions telles que les énergies propres, la protection des forêts et les transports durables, nous devons aider les gens à faire le lien entre ce qu’ils vivent et ce que la science dit. C’est là que la communication sur le climat joue un rôle important. Les scientifiques, les éducateurs, les journalistes et la société civile ont tous un rôle à jouer pour mettre en avant les raisons derrière le changement climatique.

Une communication et une mobilisation actives peuvent aider les gens à prendre conscience que le changement climatique affecte déjà leur vie à travers les inondations, les sécheresses, les vagues de chaleur, etc.

Il ne suffit pas de fournir des connaissances factuelles, car les gens interprètent ces informations en fonction de leurs opinions, de leurs valeurs et de leurs expériences antérieures. Il est essentiel de prendre en compte l’opinion publique.

Les avantages et les bénéfices des politiques climatiques, tels qu’une meilleure qualité de l’air, une énergie solaire plus abordable ou des transports publics améliorés, doivent être communiqués de manière claire et compréhensible.

Enfin, les phénomènes météorologiques extrêmes doivent être vus comme des « moments propices à l’apprentissage » : des occasions d’expliquer le changement climatique et d’ouvrir un dialogue sociétal sur ses effets.

The Conversation

Marina Joubert does not work for, consult, own shares in or receive funding from any company or organisation that would benefit from this article, and has disclosed no relevant affiliations beyond their academic appointment.

ref. Changement climatique : la protection de la nature et l’énergie verte ont la cote – https://theconversation.com/changement-climatique-la-protection-de-la-nature-et-lenergie-verte-ont-la-cote-261466

Le rebond, après une liquidation judiciaire, une affaire collective ?

Source: The Conversation – in French – By Bénédicte Aldebert, Professeure des Universités, Entrepreneuriat & Innovation, IAE Aix-Marseille Graduate School of Management – Aix-Marseille Université

Comment rebondir après un échec entrepreneurial ? Pour les dirigeants des entreprises en liquidation, l’injonction à repartir vite n’est pas si simple à remplir. Il n’est pas sûr qu’on rebondisse bien, seul. Mieux vaut être accompagné pour repartir du bon pied.


Les défaillances d’entreprises continuent d’augmenter, de 55 000 cas en 2022 à plus de 66 000 cas en 2024. Une part significative a conduit à la liquidation judiciaire. Cet événement souvent vécu comme traumatique peut mener à des conséquences parfois désastreuses sur la vie de l’entrepreneur, mais aussi sur sa santé mentale – la perte de confiance et de légitimité pouvant déboucher sur un burn-out et parfois même un suicide.

Dans une société contemporaine qui valorise les success stories des entrepreneurs, la décision d’une liquidation judiciaire par le tribunal tombe comme un couperet. Les entrepreneurs ayant subi une liquidation sont parfois assimilés à de mauvais gestionnaires ou à des personnes imprudentes. Cette stigmatisation peut limiter l’accès à de nouvelles opportunités de financement et de partenariat pour un nouveau projet. Ce sentiment d’exclusion du monde des affaires et la baisse de l’estime de soi peuvent alors conduire à une autostigmatisation, où l’entrepreneur intègre et intériorise ces jugements négatifs portés par son entourage ou la société.




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Deux mille deux cent vingt entrepreneurs aidés

Aider les entrepreneurs ayant subi une liquidation à se reconstruire sur le plan personnel et professionnel est la raison d’être de plusieurs dispositifs d’intérêt général à caractère social, comme l’association 60 000 Rebonds. Avec 2 020 entrepreneurs ayant rebondi depuis sa création et 1850 bénévoles mobilisés, l’accompagnement de l’association repose sur une combinaison d’approches individuelles et collectives, incluant coaching, mentorat et ateliers thématiques.

Notre enquête menée en 2024, auprès de 216 entrepreneurs accompagnés par l’association, a pu mettre en lumière un état des lieux des entrepreneurs ayant rebondi, les obstacles à leur rebond et les leviers facilitant la reconstruction de ces entrepreneurs après une liquidation.

L’échec, une expérience individuelle

Premier constat issu de cette enquête : 67 % des rebonds sont réalisés dans le salariat contre seulement 33 % dans l’entrepreneuriat. Parmi celles et ceux qui se sont relancé·e s dans l’aventure entrepreneuriale, 71 % ont invoqué le désir d’autonomie professionnelle et d’indépendance dans leur décision. Pour 82 % des premiers, la raison principale de ce choix est le besoin de se sécuriser financièrement après cet épisode éprouvant.

Loin d’être uniquement entrepreneurial, le rebond peut en effet prendre plusieurs formes et implique, comme sa définition l’indique, une remise en mouvement après un choc. Mais qu’est-ce qui peut empêcher cette remise en mouvement ?

Une inquiétante perte de confiance en soi

En 2021, le principal frein au rebond était le manque d’argent pour 32,5 % d’entre eux et la confiance en soi pour 28,9 %. En 2024, la situation s’est renversée : 39 % des répondants ont évoqué un manque de confiance en soi comme frein majeur à leur rebond et 26 % ont cité des difficultés financières comme obstacle au rebond.

Si ce dernier chiffre souligne l’impact économique indiscutable de la liquidation sur les entrepreneurs, les chiffres de l’enquête 2024 attestent aussi d’une prise de conscience.

Perdre son entreprise est bel et bien un traumatisme au cours duquel l’amour-propre et la volonté d’aller de l’avant se trouvent ébranlés. Cet impact psychologique peut laisser des traces profondes – honte, sentiment d’inutilité, impression d’avoir perdu sa légitimité – et influence la manière dont on entrevoit les chemins qui nous sont offerts.

L’élan du collectif

En 2024, le dispositif le plus apprécié est devenu l’accompagnement collectif – et en particulier les groupes d’échanges et de développement (70 %) – alors qu’il n’était qu’en quatrième position en 2021. Si le coaching individuel reste néanmoins en position favorable, ces données mettent en lumière de nouvelles attentes prioritaires chez les entrepreneurs accompagnés : sortir de l’isolement, normaliser l’échec et retrouver un sentiment d’appartenance au sein d’un groupe de personnes ayant vécu la même expérience.

L’enquête enseigne ainsi que si sortir de la spirale négative de l’échec nécessite un travail de fond sur soi, cela est rendu possible grâce à un environnement soutenant, bienveillant et structurant. À travers ses multiples espaces de confiance et de bienveillance, l’accompagnement proposé par 60 000 Rebonds permet à l’entrepreneur ayant vécu une liquidation judiciaire de se sentir sécurisé, valorisé et reconnecté à un collectif.

France Culture, 2018.

Comprendre le rebond

Rebondir, ce n’est pas simplement retrouver un emploi ou lancer une nouvelle entreprise. C’est, d’abord, prendre la mesure du choc et de la perte vécus. Le rebond est en effet souvent précédé d’un processus de deuil, avec ses étapes : déni, colère, marchandage, dépression, acceptation. Mais si l’expérience de cette perte reste une expérience intime et personnelle, le rebond, quant à lui, représente un enjeu collectif. Car c’est bien dans le lien tissé avec les autres que l’entrepreneur ayant vécu une liquidation judiciaire va pouvoir retrouver un rapport positif à lui-même, réactiver son sentiment de compétence, d’autonomie et créer un nouveau récit pour lui-même.

Notre étude plaide donc pour un élargissement des dispositifs d’accompagnement post-liquidation, à l’image de ce que fait 60 000 Rebonds. Elle permet également de souligner notre responsabilité collective ainsi que celle de nos institutions dans la stigmatisation de l’échec. Si l’écosystème entrepreneurial qui vise à accompagner la création et la croissance des entreprises est en pleine expansion depuis plus de vingt ans, les initiatives politiques – issues notamment de la loi Pacte (2019) – pour intégrer l’échec et le rebond comme faisant partie du processus entrepreneurial sont encore timides.

Changer de regard sur l’échec ne consiste pas seulement à changer de regard sur l’entrepreneuriat. C’est également un changement de posture à mettre en œuvre dans la transmission de nos apprentissages, où l’humilité et le droit à l’erreur feront partie de nos standards et où la capacité à apprendre des échecs individuels et collectifs fera partie de nos enseignements scolaires et universitaires.

The Conversation

Nous traitons du sujet de la défaillance d’entreprises en lien avec l’association 60000 rebonds que nous citons dans l’article.

Nous traitons du sujet de la défaillance d’entreprises en lien avec l’association 60000 rebonds que nous citons dans l’article.

Nous traitons du sujet de la défaillance d’entreprises en lien avec l’association 60000 rebonds que nous citons dans l’article.

ref. Le rebond, après une liquidation judiciaire, une affaire collective ? – https://theconversation.com/le-rebond-apres-une-liquidation-judiciaire-une-affaire-collective-256658

Que faut-il pour que le travail d’équipe en entreprise soit performant ? Des expériences en laboratoire offrent des explications

Source: The Conversation – in French – By Marc Lebourges, Chercheur associé en sciences économiques, Université de Rennes

Faut-il motiver par la carotte, par le bâton ou par la force du collectif ? Une étude menée en laboratoire teste plusieurs façons de stimuler l’effort en équipe. Si les récompenses financières tirent la performance vers le haut, elles peuvent aussi créer des tensions.


Le travail en équipe est devenu dominant dans les entreprises depuis la fin du XXe siècle, comme l’a rappelé le fondateur de l’économie des ressources humaines, Edward P. Lazear, dans un article cosigné avec Kathryn L. Shaw. Les succès de l’industrie automobile japonaise, pionnière en la matière, ont popularisé ce mode d’organisation. Il accroît l’implication des salariés, stimule l’entraide et le transfert de compétences, offre de la flexibilité face aux aléas de production ou de demande, et améliore la rationalité des décisions des salariés.

Mais il a aussi des inconvénients. Des problèmes de coordination peuvent survenir en l’absence d’un processus de décision clair. Le travail collectif peut également diluer les incitations à l’effort, comme l’avait notamment montré montré Bengt Holmström si les rémunérations dépendent de la performance collective et que le produit des efforts individuels est partagé entre les équipiers.

Plusieurs types de mécanismes incitatifs

Plusieurs mécanismes destinés à prévenir la dilution des incitations au sein des équipes de travail ont été analysés. Il s’agit, soit de mécanismes centralisés et fondés sur un objectif d’équipe ou de la concurrence entre équipes, tels que Haig Nalbantian et Andrew Schotter les ont étudiés, soit de mécanismes décentralisés reposant sur la pression des pairs, c’est-à-dire la désapprobation sociale envers des membres de l’équipe ayant un comportement opportuniste, introduits dans l’analyse économique par Eugene Kandel et Edward P. Lazear.

L’étude de ces mécanismes a fait l’objet de nombreux travaux théoriques et expérimentaux. Mais leur efficacité n’avait pas encore été directement comparée.

C’est l’objet d’une expérience économique réalisée par Marc Lebourges et David Masclet. Les expériences en laboratoire se sont imposées ces dernières décennies comme un outil puissant pour analyser les comportements économiques. En économie, une expérience en laboratoire est une méthode de recherche dans laquelle les comportements économiques sont observés dans un environnement contrôlé (le laboratoire) et les participants sont rémunérés en fonction de leurs décisions. Selon Gary Charness et Peter Kuhn, c’est un outil privilégié pour étudier les incitations en entreprise car elles permettent de contrôler les facteurs mieux que toute autre approche, et sont aussi très flexibles et peu coûteuses.

L’expérience de Marc Lebourges et David Masclet s’inspire d’un jeu d’effort créé par Haig Nalbantian et Andrew Schotter pour modéliser en laboratoire le travail d’équipe en entreprise. Dans ce jeu d’effort, chaque participant décide, en choisissant un nombre, de sa contribution à la production de son équipe. La production de chaque équipe dépend de la somme des contributions de ses membres et détermine leurs revenus. Le gain de chaque participant correspond à la différence entre, d’un côté, sa part du revenu de l’équipe et, d’un autre côté, le coût de l’effort que lui a demandé sa contribution à la production de son équipe, fonction du nombre qu’il a choisi.

Le jeu est répété plusieurs fois et, à la fin de la session expérimentale, chaque participant touche une somme d’argent dépendant des gains qu’il a accumulés durant la session. Dans ce jeu les participants ont intérêt à être opportunistes, c’est-à-dire à ne pas contribuer en espérant que les autres contribuent à leur place. Ces sessions se sont déroulées sur les ordinateurs du laboratoire d’économie de l’Université de Rennes.




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L’expérience compare les niveaux de production et les gains des participants entre un traitement de référence où les revenus sont partagés sans mécanismes d’incitation, un mécanisme de pression des pairs où les coéquipiers peuvent se sanctionner mutuellement et des mécanismes centralisés fondés soit sur un objectif d’équipe, soit sur de la concurrence entre équipes. L’analyse étudie aussi si la nomination de leaders au sein des équipes de travail améliore la coordination de la pression des pairs et diminue son coût social. La possibilité donnée aux leaders de montrer l’exemple à leurs équipiers est enfin évaluée.

En l’absence de mécanismes d’incitation, on observe un niveau d’effort trop faible, quoique dans une moindre mesure que ce que prédit la théorie. La pression des pairs augmente le niveau d’effort, mais celui-ci reste loin de l’optimum. De plus, elle n’améliore pas les gains des participants, car les bénéfices d’une coopération accrue sont compensés par le coût des sanctions mutuelles, pour ceux qui sanctionnent comme pour ceux qui sont sanctionnés.

Xerfi Canal 2023.

Les mécanismes centralisés accroissent plus l’effort que la pression des pairs. Les objectifs d’équipe conduisent au plus haut niveau d’effort, mais à des gains faibles pour les participants. Cela s’explique parce qu’une proportion élevée d’équipes n’atteint pas l’objectif, et que leurs membres sont de ce fait pénalisés. Les tournois entre équipes augmentent le niveau d’effort de façon importante, mais sans accroître la moyenne des gains des participants et avec de fortes inégalités entre eux, en raison des transferts entre les équipes gagnantes et perdantes.

L’introduction de leaders d’équipe a un effet positif et durable sur l’effort s’ils peuvent à la fois donner l’exemple et sanctionner leurs équipiers, et cela même lorsqu’ils sont choisis au hasard. Mais un leader d’équipe choisi au hasard a un effet négatif sur les performances de son équipe si son rôle se limite soit à montrer l’exemple sans pouvoir sanctionner, soit à sanctionner sans pouvoir donner l’exemple. Enfin, l’efficacité d’un leader d’équipe ayant le pouvoir de sanctionner ses pairs augmente s’il est choisi par ses pairs plutôt qu’au hasard.

Les implications pratiques des résultats expérimentaux

Les résultats de l’expérience conduisent aux suggestions suivantes : les mécanismes centralisés fondés sur des incitations monétaires sont plus efficaces que la pression entre collègues pour accroître l’effort. Mais, ils risquent d’engendrer des gains très faibles ou très inégaux pour les salariés. De plus, les objectifs d’équipe ou la concurrence entre équipes peuvent dégrader l’ambiance de travail ou pire, inciter à des comportements délétères, comme saboter le travail des équipes rivales ou tricher pour améliorer artificiellement la performance de son équipe, comme Gary Charness, David Masclet et Marie-Claire Villeval l’avaient observé dans le cas de tournois individuels.

Les expériences de Klaus Abbink et de ses collègues ont aussi montré que les tournois collectifs risquent d’engendrer des conflits entre équipes ayant des coûts très élevés. Les entreprises doivent donc être prudentes dans la mise en œuvre de ce type de mécanisme.

Enfin, concentrer le pouvoir de sanction entre les mains d’un leader peut nuire à la performance de l’équipe si le choix du leader est perçu comme arbitraire et si le pouvoir de sanctionner ne s’accompagne pas de celui de donner l’exemple. Mais un leader qui donne l’exemple et peut sanctionner améliore durablement la performance de son équipe.

Ces expériences modélisent de façon simplifiée des mécanismes réellement utilisés en entreprise. Dans une expérience en laboratoire, notamment lorsqu’elle n’inclut pas d’effort réel, il n’y a pas de tâches à accomplir ayant un intérêt intrinsèque.

En entreprise en revanche, le contenu du travail joue un rôle important dans la motivation et constitue un levier grâce auquel le responsable peut inspirer, reconnaître et stimuler ses collaborateurs. Mais l’intérêt intrinsèque du travail à accomplir ne fait pas pour autant disparaître les effets des mécanismes d’incitation révélés par les expériences de laboratoire. En réalité, des mécanismes incitatifs bien conçus concourent, comme l’intérêt intrinsèque du travail, à la performance des équipes.

The Conversation

Marc Lebourges ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Que faut-il pour que le travail d’équipe en entreprise soit performant ? Des expériences en laboratoire offrent des explications – https://theconversation.com/que-faut-il-pour-que-le-travail-dequipe-en-entreprise-soit-performant-des-experiences-en-laboratoire-offrent-des-explications-257564

Face aux risques d’une innovation ouverte non maîtrisée, les solutions mises en place par Decathlon

Source: The Conversation – in French – By Justin GOMIS, Attaché Temporaire d’enseignement et de Recherche (NIMEC), Université de Rouen Normandie

« Innovation ouverte », « cocréation »… ne sont pas que des mots à la mode. Ils renvoient à de nouvelles pratiques d’innovation, associant de multiples acteurs, là où avant la R&D était toute-puissante. Si ouvrir le processus d’innovation n’est pas sans danger, des moyens existent pour les limiter. L’exemple de Decathlon en est une illustration.


Concevoir de nouveaux produits est une activité risquée et de plus en plus coûteuse, dans un contexte d’intense concurrence. Pour surmonter ces défis, impliquer les clients durant tout le processus d’innovation, en faisant d’eux des acteurs à part entière, afin de créer de la valeur mutuelle, constitue une voie à étudier. Cela passe par l’utilisation des plateformes numériques qui ont aussi, depuis quelque temps, contribué à la démocratisation des pratiques d’innovation ouverte.

La réalité économique récente a mis en évidence le succès de ces nouveaux modes d’innovation.

Ces pratiques impliquent la réunion de multiples intervenants, comme des industriels, des usagers et des clients, ou encore des collectifs de citoyens, des associations, et, dans certains cas, les représentants des pouvoirs publics…

Une rapide adoption

Les pratiques d’innovation ouverte et de cocréation de valeur ont connu un succès et une adoption rapide, de la part des managers de l’innovation, par définition, mais aussi dans les domaines du marketing, de l’ingénierie, de la technologie, de la santé…

Si ces pratiques ont rencontré un certain succès chez les consommateurs, c’est qu’elles faisaient écho à des changements plus profonds les concernant. En effet, la mondialisation de l’économie, les préoccupations environnementales croissantes et le développement d’une société du savoir élèvent le niveau d’exigence et les attentes des consommateurs. Désormais mieux informés et interconnectés, ils ne se contentent plus de recevoir passivement des produits et services.




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Des réussites, mais aussi des échecs

Une part croissante des clients actuels ou futurs d’une marque désire activement participer à la conception des produits et à la création de valeur. Par exemple, des entreprises telles que Pepsi, Starbucks, Dell, Lego et Adidas ont mis en œuvre le processus de cocréation de valeur pour innover avec leurs clients, en intégrant mutuellement leurs ressources. En France, tous secteurs confondus, plusieurs grandes entreprises se sont, elles aussi, adonnées aux pratiques d’innovation ouverte et de cocréation de valeur depuis plus d’une décennie : Michelin, EDF, la Société générale, la SNCF, Bouygues et Decathlon, par exemple.

Cependant, cela n’est pas sans risque pour les entreprises. Si certaines plateformes obtiennent un succès notable dans la génération continue d’innovations – comme InnoCentive.com, Eÿeka, Storm ID, Lego Ideas –, d’autres – telles que MyStarbucksIdea ou Dell IdeaStorm – échouent ou subissent un exode de participants.

Ces échecs peuvent être attribués à trois facteurs :

Un processus « win-win »

Pour Decathlon, ces risques sont susceptibles de constituer un frein à l’innovation. Certains chefs de projet les associent à un manque de considération, de reconnaissance et à une mauvaise connaissance des utilisateurs. D’autres les associent à des difficultés d’animation de la communauté en ligne, ou bien à des problèmes de comportement venant du public, dont les risques d’abus. Et d’autres encore l’associent à un problème de gestion de réintégration des contributions diverses.

Face à toutes ces menaces, des entreprises comme Decathlon mettent en place des mécanismes de cocréation de valeur pour limiter ces risques et pour garantir malgré tout un processus d’innovation « win-win » («gagnant-gagnant ») avec les utilisateurs.

La cocréation de valeur est une initiative conjointe à travers laquelle l’entreprise, les fournisseurs et les clients créent de la valeur ensemble.

Chez Decathlon, d’autres partenaires externes peuvent y contribuer, comme des cabinets de conseil, des institutions de recherches… Cette diversité d’acteurs est un véritable atout pour la marque.

« L’utilisation des médias sociaux pour l’innovation ouverte », Fnege Médias, Fondation nationale pour l’enseignement de la gestion des entreprises, 2025.

L’intérêt de la démarche va au-delà de la création de solutions techniques originales, comme en témoigne un chef de produit interrogé dans le cadre de nos recherches :

« On peut aussi avoir une phase dans le dessin, où on va demander aux utilisateurs de nous dessiner, de nous faire un croquis de leurs idées pour vraiment favoriser l’émergence de solution technique. »

Des outils originaux pour limiter les risques

Cependant, cela n’est pas sans risque pour l’entreprise, car elle déploie beaucoup de moyens pour organiser toutes ces activités, telles que :

  • des cafés sport (travailler avec les utilisateurs à l’élaboration de nouveaux prototypes dans un cadre informel dans les campings ou lors des compétitions sportives),

  • des tables rondes en physique (discuter à bâtons rompus de manière horizontale avec les clients dans les locaux de la marque),

  • ou encore des tests sur le terrain ou à domicile (avec un envoi des produits à tester par la Poste au domicile des testeurs).

Par exemple, lors d’un test produit, une ingénieure essai terrain nous a confié ceci :

« Les risques, ce sont les conditions météo, la non-présence des testeurs, etc. Tu vois, par exemple, les annulations, moi je trouve ça moralement un peu déplacé, dans le sens où OK, on fait signer dans certains cas des contrats d’intérim, donc cela devrait être comme des mini contrats de travail. Mais les gens se disent : “Ah, c’est Decathlon, ah, ce n’est qu’un test produit, bon, bah ce n’est pas grave si je ne viens pas ou si je ne préviens qu’au dernier moment.” Tu vois ? Alors qu’on a déployé des moyens pour déplacer les équipes jusqu’à Strasbourg, par exemple, payer les nuits d’hôtel, les transporter, le matériel… »

Ces propos mettent en évidence plusieurs risques opérationnels et organisationnels liés à l’innovation ouverte ou à la cocréation de valeur. Plusieurs autres défis et risques ont été évoqués dans la littérature en sciences de gestion : les abus de la part des utilisateurs ; le fait que les utilisateurs transforment la plateforme d’innovation en un espace de contestation ou de règlement de compte ; ou encore le sentiment d’être exploité. Le tableau ci-dessous résume les principaux risques potentiels et réels liés à l’intégration des clients dans la conception des nouveaux produits chez Decathlon.

À côté de ces multiples défis et problèmes, l’entreprise a mis en place des stratégies d’animation qui permettent de « limiter les dégâts » :

The Conversation

Justin GOMIS ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Face aux risques d’une innovation ouverte non maîtrisée, les solutions mises en place par Decathlon – https://theconversation.com/face-aux-risques-dune-innovation-ouverte-non-maitrisee-les-solutions-mises-en-place-par-decathlon-251380