Source: The Conversation – France in French (3) – By Morgane Dujmovic, Chargée de recherche CNRS, Géographe et politiste spécialiste des frontières et migrations, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
Atelier sur le pont de l’_Ocean Viking_. Morgane Dujmovic, Fourni par l’auteur
Cet article est le premier d’une série en quatre volets consacrée à un travail de recherche mené à bord de l’Ocean Viking, navire de sauvetage de l’ONG SOS Méditerranée. Morgane Dujmovic, géographe et politiste, a recueilli les récits de 110 personnes secourues en Méditerranée centrale pour mieux comprendre leur parcours. Ce premier épisode revient sur la méthodologie employée. L’épisode 2 est ici. Une version immersive de cette série existe également.
« Nous étions prêts à sauter. Nous avions tellement peur que les Libyens arrivent ! »
Je lis ces mots d’un jeune homme syrien dans le tableau de données. Ils sont issus de l’étude que j’ai coordonnée, de l’été 2023 à l’été 2024, à bord de l’Ocean Viking, le navire civil de recherche et sauvetage en mer de SOS Méditerranée. Ces mots ne sont pas isolés. Parmi les 110 personnes rescapées qui se sont exprimées via l’enquête par questionnaire déployée à bord, près d’un tiers ont décrit une peur semblable à la vue d’un navire à l’horizon : non pas la peur du naufrage imminent ou de la noyade, mais celle d’être interceptées par les forces libyennes et renvoyées en Libye.
Ces mots résonnent avec ceux de Shakir, un Bangladais que j’ai connu sur l’OV (surnom donné à l’Ocean Viking) :
« Tes ateliers nous ont rafraîchi l’esprit. Depuis la Libye et la mer, nous nous sentions perdus. Maintenant, nous comprenons le chemin parcouru. »
Portrait de Shakir. Morgane Dujmovic, Fourni par l’auteur
Sur le pont de l’OV et dans les containers servant d’abri jusqu’au débarquement en Italie, j’ai proposé des ateliers participatifs de cartographie sensible. Une soixantaine de personnes s’en sont emparées, en retraçant les étapes, les lieux et les temporalités de leurs voyages par des cartes dessinées. Si je développe des méthodes de recherche créatives et collaboratives pour encourager l’expression des savoirs qui se construisent en migration, je n’avais pas anticipé que ces gestes et tracés puissent aussi contribuer à « rafraîchir l’esprit », se réapproprier des repères ou valoriser « le chemin parcouru ».
Ces mots résonnent aussi avec ceux de Koné, un Ivoirien rencontré à Ancône (Italie), une semaine après avoir été débarqué par une autre ONG de sauvetage :
« Le pire n’est pas la mer, crois-moi, c’est le désert ! Quand tu pars sur l’eau, c’est la nuit et tu ne vois pas autour : c’est seulement quand le jour se lève que tu vois les vagues. Dans le désert, on te met à cinquante sur un pick-up prévu pour dix : si tu tombes, tu restes là. Dans l’eau, tu meurs d’un coup, alors que, dans le désert, tu meurs à petit feu. »
Portrait de Koné. Morgane Dujmovic, Fourni par l’auteur
Tous ces mots m’ont amenée à reformuler mes hypothèses sur les frontières et leurs dangers. Pourquoi prendre le risque de la traversée en mer, à l’issue incertaine ? Que perçoit-on du sauvetage, depuis une embarcation en détresse ? Comment vit-on les journées à bord d’un navire d’ONG ? Que projette-t-on dans l’arrivée en Europe, et après ? Si les sauvetages et naufrages font assez souvent la une des médias, les perceptions des personnes rescapées sont rarement étudiées ; elles nous parviennent le plus souvent à travers le filtre des autorités, journalistes ou ONG. Recueillir ces vécus, permettre aux personnes exilées de se raconter : c’était là l’objet de ma mission de recherche embarquée.
« Sur le terrain : Quand les cartes racontent l’exil », avec Morgane Dujmovic, The Conversation France, 2025.
Une recherche embarquée
À bord de l’OV, j’occupe le « 25e siège », habituellement réservé à des personnalités. Ma présence a quelque chose d’inédit : c’est la première mission SAR (Search and Rescue) qui accueille une chercheuse extérieure à une ONG. Pour le Département des opés de SOS Méditerranée, c’est l’occasion d’amener à bord une méthodologie de sciences sociales, nourrie par un regard distancié, pour tenter d’améliorer la réponse opérationnelle à partir des priorités exprimées par les personnes secourues.
L’Ocean Viking à Syracuse (Italie). Morgane Dujmovic, Fourni par l’auteur
Côté navire, plusieurs membres de l’équipage expriment leur soutien pour ce travail, destiné à enrichir leurs pratiques, comme la compréhension de parcours d’exil auxquels ils sont confrontés depuis des années. C’est le cas de Charlie, l’un des anciens de l’ONG, impliqué depuis une dizaine d’années dans le perfectionnement des techniques d’approche et de secours des embarcations en détresse. En tant que SAR Team Leader, il coordonne les équipes des RHIBs (Rigid-Hulled Inflatable Boats), les bateaux semi-rigides d’intervention mis à l’eau depuis l’OV pour réaliser les sauvetages :
« Ce travail est vraiment utile, car nous cherchons constamment à nous améliorer. Mais la chose dont je suis vraiment curieux, c’est ce qu’il se passe avant. Je parle avec eux parfois, mais je voudrais en savoir plus sur eux. »
Quant à moi, si je travaille depuis quinze ans avec des personnes exilées, c’est la première fois que j’écris sur les frontières en étant moi-même dans la frontière – un sentiment d’immersion amplifié par l’horizon de la mer et par le quotidien confiné à bord de l’OV.
Navigation vers la zone d’opérations. Morgane Dujmovic, Fourni par l’auteur
L’étude est déployée au fil de cinq rotations, missions en zone de recherche et sauvetage de six semaines chacune. L’ensemble du crew (équipes de sauvetage, de protection, de logistique et de communication) a été formé à la méthodologie d’enquête.
Issu d’un dialogue entre objectifs scientifiques et opérationnels, le protocole de recherche articule des méthodes quantitatives et qualitatives. Un questionnaire est élaboré autour de trois thèmes :
le sauvetage en mer (ou rescue),
la prise en charge sur le bateau-mère (ou post-rescue),
les projets et parcours de migration, du pays de départ jusqu’aux lieux d’installation imaginés en Europe.
Ma présence à bord permet d’affiner le questionnaire initial, pour parvenir à une version stabilisée à partir des retours de personnes secourues et de membres de l’équipage. Les données statistiques sont complétées, d’autre part, par des méthodes plus qualitatives que je déploie habituellement sur terre, aux frontières franco-italiennes, franco-espagnoles ou dans les Balkans, avec le projet La CartoMobile.
Ces ateliers itinérants visent la co-construction de savoirs expérientiels sur les frontières, en proposant aux personnes qui les franchissent des outils de cartographie sensible et participative pour se raconter.
Ateliers cartographiques sur le pont de l’OV. Alisha Vaya/SOS Méditerranée, Fourni par l’auteur
Pour transférer ces méthodes en mer, j’apporte à bord de l’OV des cartes dessinées avec d’autres personnes exilées, dispose du matériel de création, aménage un espace. Dans ce laboratoire improvisé, je cherche à générer un espace-temps propice à la réflexion, pour faire émerger des savoirs mis en silence et les porter auprès du grand public. L’invitation à participer se veut accessible : l’atelier est guidé et ne nécessite pas de compétences linguistiques ou graphiques particulières ; le résultat esthétique importe moins que l’interaction vécue au cours du processus cartographique.
Ces enjeux scientifiques et éthiques rejoignent bien les préoccupations opérationnelles : durant les journées de navigation et jusqu’au débarquement dans un port italien, il faut combler l’attente, redonner le moral. Sur le pont de l’OV, la cartographie trouve progressivement sa place parmi les activités post-rescue dont certaines, à dimension psychosociale, visent à revaloriser la dignité des personnes rescapées et les préparer à la suite de leur parcours en Europe. Les mappings collectifs où s’affichent textes et dessins deviennent un langage et un geste partagé, entre membres de l’équipage et personnes secourues invitées à l’atelier.
Mapping collectif sur le pont de l’OV. Alisha Vaya/SOS Méditerranée et Morgane Dujmovic, Fourni par l’auteur
Morgane Dujmovic ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
Source: The Conversation – France in French (3) – By Morgane Dujmovic, Chargée de recherche CNRS, Géographe et politiste spécialiste des frontières et migrations, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
Les parcours de migration des personnes recueillies à bord sont très variés, certains se résumant à quelques jours, d’autres s’étalant sur plusieurs années. Morgane Dujmovic, Fourni par l’auteur
Cet article est le deuxième d’une série en quatre volets consacrée à un travail de recherche mené à bord de l’Ocean Viking, navire de sauvetage de l’ONG SOS Méditerranée. Morgane Dujmovic, géographe et politiste, a recueilli les récits de 110 personnes secourues en Méditerranée centrale pour mieux comprendre leur parcours. Ce deuxième épisode restitue les périls rencontrés avant de prendre la mer. L’épisode 3 est ici. Une version immersive de cette série existe également.
Vingt-et-une esquisses individuelles ont été fabriquées sur l’Ocean Viking (OV) au cours de ces recherches. Elles racontent des fragments de voyages, trajectoires plus ou moins fluides ou heurtées depuis le Bangladesh, le Pakistan, la Syrie, la Palestine et l’Égypte. Les parcours sont parfois très onéreux, mais rapides et organisés, comme ceux de certaines personnes bangladaises de Dacca à Zouara (Libye), en passant par Dubaï, en seulement quelques jours. D’autres s’étendent et se tissent sur plusieurs années, s’adaptant aux rencontres, aux ressources, aux dangers, et aux multiples guerres et violences dans les pays traversés.
« De Dacca à Zouara » (série de 10 esquisses individuelles sur les parcours du Bangladesh). Morgane Dujmovic, Fourni par l’auteur « De la Syrie à Zouara » (série de 11 esquisses individuelles sur les parcours du Moyen-Orient). Morgane Dujmovic, Fourni par l’auteur
Parmi 69 personnes ayant participé à l’étude, 37,6 % avaient quitté leur pays d’origine la même année, mais 21,7 % voyageaient depuis plus de cinq ans – et 11,5 %, depuis plus de dix ans. Les parcours les plus longs débutent dans des pays aussi divers que le Nigeria, le Soudan, l’Érythrée et l’Éthiopie. Dans 60 % des cas étudiés, ils commencent en Syrie.
2011, 2012, 2013, 2014, 2015… L’étalement régulier des dates de départ recueillies à travers l’enquête met en évidence la perpétuation des conflits qui suscitent les raisons de migrer :
« J’ai fui l’armée de Syrie. J’ai vécu trois années de prison et de torture, vu des scènes terribles. J’avais 18 ans, je n’avais pas l’âge de vivre ou voir de telles choses. »
Les motivations à poursuivre ces longs voyages sont souvent faites d’ambitions personnelles « pour une vie meilleure », comme le fait de « pouvoir étudier » ou « d’aider la famille » restée au pays, comme l’a expliqué un jeune Égyptien :
« Je suis le seul garçon de ma famille. Mes parents sont âgés et ils sont inquiets que je n’y arrive pas. »
L’étude auprès des personnes secourues a aussi permis de dresser un panorama des soutiens reçus et des dangers rencontrés en cours de route. Au même niveau que les ressources financières issues d’économies personnelles ou de sommes prêtées le plus souvent par la famille, près de 60 % des personnes répondantes ont mentionné l’importance de ressources immatérielles, telles que « les conseils d’amis », « le soutien psychologique du mari », « des informations et un soutien émotionnel d’une nièce ».
Les informations reçues de proches paraissent cruciales à certaines étapes du voyage : comme l’a expliqué l’un des répondants, elles relèvent d’une forme de soutien moral pour « survivre en Libye ». À l’inverse, une autre personne participante a confié qu’il lui avait été essentiel, « pour tenir bon », de cacher à sa famille les réalités de son quotidien libyen. Car c’est bien là que sont rencontrées la plupart des difficultés : sur les 136 situations de danger décrites dans l’étude, 50 % sont localisées en Libye – contre 35,3 % en mer, 8,8 % dans le pays d’origine et 5,9 % à d’autres frontières, le long des parcours migratoires.
Il est précisé que ces réponses ne reflètent pas une image exhaustive de l’ensemble des dangers en migration : elles traduisent les perceptions d’un échantillon limité de personnes secourues au large de la Libye et sont à restituer dans le contexte d’une collecte de données réalisée en pleine mer.
« Sur le terrain : Quand les cartes racontent l’exil », avec Morgane Dujmovic, The Conversation France, 2025.
Raconter la Libye
Les atrocités qui ciblent les personnes en migration en Libye sont désormais bien documentées. Elles apparaissent dans une multitude de documents – des rapports d’ONG (SOS Humanity, 2024), documentaires vidéos (Creta 2021) et témoignages directs de personnes concernées par les faits (Kaba 2019).
Les résultats d’une mission d’enquête indépendante du Conseil des droits de l’homme des Nations unies, publiés en 2021, ont permis de qualifier ces réalités de crimes contre l’humanité :
« Il existe des motifs raisonnables de croire que les actes de meurtre, de réduction en esclavage, de torture, d’emprisonnement, de viol, de persécution et autres actes inhumains commis contre les migrants font partie d’une attaque systématique et généralisée dirigée contre cette population, en application d’une politique d’État. En tant que tels, ces actes peuvent constituer des crimes contre l’humanité. »
Avec l’étude réalisée à bord de l’OV, les personnes participantes ont pu définir, avec leurs propres mots, la nature des dangers qu’elles y ont vécus. Leurs réponses ont ensuite été codées et regroupées en catégories permettant d’établir une typologie spatialisée issue de ces récits. Les citations associées aux données traduisent des expériences subjectives, incarnées, retravaillées par les émotions, mais assez convergentes et nombreuses pour reconstituer ce qu’il se joue en Libye.
Les mécanismes de violences rapportés sont systémiques : enfermements punitifs assortis de torture, traitements inhumains et dégradants, violences raciales et sexuelles dont on est victime et/ou témoin.
« Durant la première période que j’ai passée en Libye, j’ai été emprisonné six fois, torturé, frappé. Je ne peux même pas me rappeler des détails exacts. »
Ces violences impliquent des acteurs plus ou moins institutionnalisés : garde-côtes, gardiens de prison, mafias, milices et patrons, dont les rôles tendent à se chevaucher. Elles se produisent sur l’ensemble du territoire : Benghazi, Misrata, Sabratha, Syrte, Tripoli, Zaouïa, Zouara, pour les villes les plus citées dans l’enquête, mais aussi dans le désert et dans des lieux de détention de localisation inconnue.
Omniprésente, la perspective d’enfermements violents et arbitraires génère une présomption de racisme généralisé envers les étrangers :
« Le racisme que j’ai vécu en tant qu’Égyptien est juste inimaginable : kidnapping, vol, emprisonnement. »
Les personnes noires se sentent particulièrement visées par les attaques ciblées. Parmi celles qui en ont témoigné, un Éthiopien resté bloqué quatre années en Libye a décrit un sentiment de terreur permanent, lié aux multiples arrestations racistes dont il a été victime :
« Les gens se font kidnapper en Libye. Ils nous attrapent et nous mettent en prison car nous n’avons pas de papiers, puis nous devons payer plus de 1 000 dollars pour être relâchés. Cela m’est arrivé quatre fois, pendant deux semaines, puis un mois, puis deux mois et finalement pendant un an. Tout cela à cause de ma couleur, parce que je suis noir. Cela a duré si longtemps que mon esprit est trop stressé, à cause de la peur. »
Ce que confirme le rapport du Conseil des droits de l’homme de l’ONU :
« Il s’avère aussi que les migrants venant d’Afrique subsaharienne, qui représentent la majeure partie des détenus, sont traités plus durement que les autres, ce qui laisse penser qu’ils font l’objet d’un traitement discriminatoire. »
Cependant, les risques de kidnapping et rançonnage semblent n’épargner aucune personne exilée sur le sol libyen. Koné, par exemple, les a assimilés à une pratique généralisée et systémique :
« Il y a un business que font pas mal de Libyens : on te fait monter dans un taxi, qui te vend à ceux qui te mettent en prison. Puis on demande une rançon à ta famille pour te faire sortir. Si la rançon n’est pas payée, on te fait travailler gratuitement. Finalement, en Libye, tu es comme une marchandise, on te laisse rentrer pour faire le travail. »
Plusieurs personnes participantes à l’étude ont été prises dans ces mailles et leurs analyses a posteriori convergent sur un point : l’expérience libyenne s’apparente en fait à un vaste système d’exploitation par le travail forcé. Les faits rapportés correspondent, selon les définitions de l’Organisation internationale du travail (OIT), à la pratique de « traite des personnes » ou « esclavage moderne » et sont encore confirmés dans le rapport onusien :
« Bien que la détention des migrants soit fondée dans le droit interne libyen, les migrants sont détenus pour des durées indéterminées sans moyen de faire contrôler la légalité de leur détention, et la seule façon pour eux de s’échapper est de verser de fortes sommes d’argent aux gardiens, ou de se livrer à un travail forcé ou d’accorder des faveurs sexuelles à l’intérieur ou à l’extérieur du centre de détention pour le compte de particuliers. »
En définitive, à propos de la détention en Libye, c’est le sentiment de honte que Koné se remémore le plus péniblement :
« J’ai pitié de moi, de mon histoire, mais encore plus des gens qui sont allés en prison. Si ta famille n’a pas de quoi payer la rançon, elle doit faire des dettes, donc c’est un problème que tu mets sur ta famille. Il y en a qui sont devenus fous à cause de ça. »
L’apport des ateliers : le geste et le langage cartographiques pour témoigner
Si les bilans des périodes passées en Libye sont toujours amers, souvent effroyables, et parfois indicibles, l’étude a mis en évidence une volonté assez forte de témoigner de ce qu’il s’y passe, non seulement auprès du grand public, mais aussi pour celles et ceux qui pourraient entreprendre le même parcours :
« Je voudrais dire qu’en Libye, il y a beaucoup de femmes comme moi qui sont dans une situation très difficile » ; « Je n’ai pas grand-chose à dire, si ce n’est que tellement de gens souffrent encore plus que moi en Libye » ; « Je ne conseille à personne de venir par cette route ».
Pour accompagner ces récits, les ateliers cartographiques à bord de l’OV fonctionnaient comme une proposition, une occasion de se raconter sans avoir à poser des mots sur les expériences traumatiques. Conçu comme un mode d’expression, le processus cartographique reposait sur des exercices de spatialisation en plusieurs étapes.
Dans un premier temps, les mappings collectifs organisés sur le pont de l’OV ont permis de faire émerger les principaux thèmes que les personnes participantes elles-mêmes souhaitaient aborder, en fonction de trois séquences – « Notre passé », « Notre présent » et « Le futur que nous imaginons ».
Mon rôle consistait ici à instaurer un cadre d’expression idoine, aiguiller vers des techniques graphiques accessibles et permettre le partage des créations via l’affichage progressif sur le pont.
Mapping collectif sur le pont de l’OV. Alisha Vaya/SOS Méditerranée, Fourni par l’auteur Mapping collectif sur le pont de l’OV. Alisha Vaya/SOS Méditerranée, Fourni par l’auteur
Des ateliers ont également été proposés par petits groupes ou de façon individualisée dans les containers, espaces plus propices à la confidentialité des récits intimes.
L’une des consignes suggérées consistait à représenter les zones de danger ressenties sur l’ensemble du parcours migratoire – d’où la Libye ressortait immanquablement. C’est à partir de ces cheminements personnels qu’un second exercice a pu être amené, pour celles et ceux qui le souhaitaient : décrire l’expérience du danger à l’échelle libyenne, en s’appuyant sur les lieux déjà évoqués.
Les personnes participantes étaient ensuite encouragées à compléter leurs esquisses par des illustrations personnelles et des légendes narratives dans leurs langues d’origine, traduites a posteriori en français.
« Un an et demi » : l’expérience de la Libye d’Ahmed
Traduction : Amine Boudani et Rafik Arfaoui. Fourni par l’auteur
Sur sa carte, Ahmed, originaire de Syrie, dépeint « l’insécurité » à Tripoli, « les mauvais traitements et le prélèvement d’argent de force » à Benghazi, « le non-respect des droits » à Zouara.
Son illustration représente une scène de criminalité ordinaire et généralisée : « le Libyen » qui tire sur « les étrangers » évoque la violence collective qu’Ahmed spatialise dans « toute la Libye ».
Cette méthode cartographique sensible et participative a servi de langage pour livrer des récits difficiles à mettre en mots. Par-delà ce que ces gestes dessinés peuvent faciliter pour les personnes qui partagent leur histoire, ils permettent à celles et ceux qui découvrent ces violences de les recueillir, de les recevoir et de les restituer, en les replaçant dans l’écheveau complexe des repères spatio-temporels.
Morgane Dujmovic ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
Source: The Conversation – France in French (3) – By Morgane Dujmovic, Chargée de recherche CNRS, Géographe et politiste spécialiste des frontières et migrations, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
Cet article est le troisième d’une série en quatre volets consacrée à un travail de recherche mené à bord de l’Ocean Viking, navire de sauvetage de l’ONG SOS Méditerranée. Morgane Dujmovic, géographe et politiste, a recueilli les récits de 110 personnes secourues en Méditerranée centrale pour mieux comprendre leur parcours. Dans cet article, elle revient sur leur parcours en mer. Le dernier épisode est ici. Une version immersive de cette série existe également.
Les dangers de la Libye ne sont généralement découverts que lorsque les personnes en migration y entrent avec l’espoir de trouver une vie décente et du travail.
Périr en Libye ou prendre la mer
« Mon tout premier jour à Tripoli, j’ai su que j’avais pris la pire décision de ma vie. En Libye, ce n’est pas facile de rentrer, mais c’est moins facile encore de sortir ! »,
explique Koné, lors de notre rencontre à Ancône (Italie, côte adriatique).
En effet, rares sont les personnes qui parviennent à transiter moins d’un mois en Libye. La plupart de celles et ceux que nous avons rencontrés sur l’Ocean Viking (OV) (57,9 %) y ont totalisé entre un et six mois. Certaines s’y sont retrouvées piégées plus de deux ans – jusqu’à sept années cumulées, pour un participant soudanais.
Dans le panorama statistique offert par l’enquête, on voit se dessiner des routes et des configurations migratoires différentes, les longs séjours subis en Libye concernant surtout les personnes des pays les plus pauvres et déchirés par des guerres.
On voit surtout que les femmes sont bloquées plus durablement en Libye : celles que nous avons rencontrées y ont passé en moyenne quinze mois et demi, contre huit mois et demi pour les hommes. On peut y voir l’effet des mécanismes de contrainte et de violence qui s’appliquent spécifiquement aux femmes en migration en Méditerranée, comme l’a parfaitement décrit la géographe Camille Schmoll dans son ouvrage les Damnées de la mer (2022).
Dans les conditions de survie qui ont été rapportées, la décision de prendre la mer malgré les risques de la traversée peut se résumer ainsi : préférer le risque de mourir maintenant plutôt que la certitude de perdre la vie à petit feu.
« Sept mois » : l’expérience de la Libye de Mohamad
Traduction : Amine Boudani et Rafik Arfaoui. Fourni par l’auteur
Sur sa carte, Mohamad a bien montré ce glissement. On y voit les violences cumulatives qu’il a rencontrées sur son parcours de l’est à l’ouest de la côte libyenne : la captivité à Tobruk chez un « marchand d’humains », l’enfermement et le vol à Benghazi, le racisme et la xénophobie à Ajdabiya, les mauvais traitements à Zouara, d’où il a finalement réussi à fuir par la mer.
Son illustration montre, de droite à gauche, l’enchaînement de faits qui l’a conduit de l’enfermement au bateau.
Pour parvenir à prendre la mer, il faut toutefois réunir une somme d’argent considérable. Les personnes participantes mentionnent des emprunts à leur famille de 2 000, 6 000, voire 10 000 dollars, pour s’acheter une place sur un bateau. Celle-ci est parfois obtenue à la suite de travaux forcés depuis les prisons plus ou moins officielles, ou contre la promesse d’être celui qui conduira le bateau.
Lorsque les tentatives se heurtent à des interceptions suivies de refoulements vers la Libye, il faut rajouter à la somme initiale :
« Ils m’ont escroqué d’abord 2 000 dollars, puis 3 000 et, la troisième fois, j’ai payé 5 000 dollars. »
Game house, pièce issue d’un atelier cartographique sur le pont de l’OV. Alisha Vaya/SOS Méditerranée, Fourni par l’auteur
Des personnes participantes à l’étude ont également décrit leurs conditions de vie dans la game house (les bâtiments collectifs où les personnes ayant payé leur traversée attendent le signal du départ). Ces séjours durent de plusieurs jours à plusieurs semaines, avec des approvisionnements et modalités variables selon les circuits et les montants payés pour arriver là. Mais toutes témoignent d’une même découverte à leur première tentative de traversée : celle de la nature des embarcations, impropres à la navigation et surchargées. Comme l’a expliqué Koné, à ce stade, il est généralement trop tard pour faire demi-tour :
« On a démarré d’une plage à côté de Tripoli, à 4 heures du matin, on nous a fait courir sur l’eau : “Go, go !” C’était trop tard pour changer d’avis. »
Perte de repères dans la nuit de la mer
Le départ depuis les plages libyennes se fait souvent de nuit, et ce n’est qu’au matin qu’on découvre l’immensité de la mer. L’enquête par questionnaire a justement permis d’étudier les perceptions des personnes placées sur ces embarcations en détresse au cours des scènes de sauvetage. Le premier résultat qui interpelle est leur perte de repères au moment où elles sont secourues.
L’un des participants a ainsi mentionné « la simple joie d’avoir trouvé quelque chose dans l’eau », en se remémorant sa première impression à la vue de l’Ocean Viking à l’horizon. D’autres participants ont décrit à quel point leurs perceptions étaient troublées par les conditions de navigation ou par la nature même des embarcations, comme cette personne bangladaise qui avait pris la mer dans la cale d’un bateau en bois :
« J’étais à l’intérieur du bateau en bois, je ne pouvais rien voir ou entendre. Je ne croyais pas que c’était un sauvetage jusqu’à ce que je sorte et voie avec mes propres yeux. »
Charlie, le SAR Team Leader qui a coordonné ce sauvetage, se souvient de sa propre stupéfaction à la découverte des 68 personnes à bord, sur une embarcation prévue pour 20 :
« À mesure qu’on les transférait sur nos RHIB (bateaux semi-rigides), d’autres sortaient de dessous le pont, cachés. »
En m’appuyant sur le questionnaire, les ateliers cartographiques et des entretiens ciblés, j’ai tenté de reconstituer l’espace-temps de ce sauvetage avec les personnes secourues et des membres de l’équipage.
« Sur le terrain : Quand les cartes racontent l’exil », avec Morgane Dujmovic, The Conversation France, 2025.
« Ils retournaient droit vers Tripoli ! »
Jérôme, le coordinateur adjoint de la recherche des secours à bord (ou Deputy SARCo) de l’OV, a confirmé le cas d’une embarcation « extrêmement surchargée », comme l’indique le rapport final de sauvetage :
« Là, ils étaient chargés ! L’alerte nous annonçait 55 personnes à bord, et nous on en a trouvé 68, parce qu’il y a ceux qui étaient sous le pont, cachés ! »
Dans le poste de commande de l’OV, écran de veille à l’appui, nous avons retracé les positions du bateau au fil de sa recherche. Ce matin-là, l’alerte avait été donnée par Alarm Phone, une ligne téléphonique citoyenne qui opère en continu depuis les deux rives de la Méditerranée, notamment pour relayer et suivre les cas de détresse.
« On a reçu une position à 6 h 19. On a tenté d’appeler Tripoli plusieurs fois, ça ne répondait pas. On a dit : “On y va quand même, on est très inquiets.” On a lancé le mail officiel disant qu’on y allait. »
Une fois ces démarches accomplies auprès des centres de coordination et de sauvetage en mer, l’OV s’est dirigé vers la position donnée, dans les eaux internationales au large de la ville libyenne de Zouara.
Peu de temps après, nos radios réglées sur le canal de veille ont grésillé :
« On réveille tout le monde en général quand on arrive dans les dix milles, c’est la distance avec laquelle on peut les trouver avec les jumelles. Et à 6 heures, il commence à y avoir les premières lueurs de l’aube. »
La recherche de l’embarcation en détresse s’est toutefois compliquée :
« Avec les premières données, le point de départ et la deuxième position, on avait une indication sur la vitesse : on pensait qu’ils faisaient 5 nœuds. Donc on s’est dit qu’on allait les trouver à cette position. Sauf qu’une fois arrivés, on a commencé à s’arracher les yeux : ils n’étaient pas à la position ! »
Reconstitution d’un cas de détresse en mer dans le poste de commande. Morgane Dujmovic, Fourni par l’auteur
Les calculs opérés dans cette phase de recherche doivent en effet intégrer des facteurs multiples, parmi lesquels les différentes positions reçues (quand il y en a), mais aussi la présence ou l’absence d’un moteur fonctionnel et, enfin, les conditions météorologiques et maritimes, comme l’a expliqué Jérôme :
« Ce que je pense, c’est qu’ils ont dû se perdre et se dérouter : en ayant la mer, le vent dans la figure, tu ne sais pas où tu vas. Je pense qu’ils ne voyaient rien de ce qu’ils faisaient. Ils étaient en train de lutter avec tout ça. »
Confirmant les hypothèses de Jérôme, beaucoup des personnes secourues ce jour-là sont arrivées sur le pont de l’OV en souffrant de déshydratation et de mal de mer :
« Comme on l’a vu sur les photos, ils avaient vraiment beaucoup de houle et de vent qui leur arrivait dans la figure. Plus tu vas vers le large, plus tu subis la mer. »
Devant les zooms et dézooms opérés par Jérôme à l’écran, je comprends en images les implications d’un cas de détresse en mer au large de la Libye :
« En plus, là, le vent suffisait à les faire dériver : ils retournaient droit vers Tripoli ! »
« Ces bateaux ne devraient même pas exister »
Malgré les difficultés décrites pour ce sauvetage, il correspond à une opération « à faible risque ». Des événements plus critiques sont régulièrement rapportés par les équipages et par les personnes secourues.
Au fil du temps, les équipes de sauvetage ont notamment vu la qualité des embarcations se dégrader, comme l’explique Jérôme :
« Il y a eu les “wooden boats” (bateaux en bois), puis les “rubber boats” (bateaux pneumatiques). Maintenant, les pires c’est les “iron boats” (bateaux en métal). »
En 2023, des embarcations en métal soudées à la hâte ont commencé à faire leur apparition au large de la Tunisie. Pour les marins aguerris qui forment les équipes de sauvetage, comme Charlie, l’existence même de telles embarcations en pleine mer est difficilement concevable :
« Ces bateaux ne devraient même pas exister. Ils ont des structures extrêmement faibles. Ils sont faits à la main, mal et vite faits ; ce sont juste des plaques en métal, soudées. Ils n’ont pas de stabilité. Ce sont comme des cercueils flottants. »
Pour ces professionnels de la mer, l’inquiétude est réelle : « Il faut que nous soyons préparés à ça. » D’une part, les bords acérés des bateaux en métal peuvent abîmer les bateaux semi-rigides (RHIB) de l’ONG, avec le risque de compromettre l’ensemble de l’opération de sauvetage – comme cela s’est produit en septembre 2023, à l’issue d’une patrouille sur la route tunisienne. Les RHIB avaient alors été protégés « avec les moyens du bord », à l’aide des tapis trouvés sur le navire alors qu’il était en opération en mer.
D’autre part, chaque nouveau type d’embarcation implique des techniques très spécifiques. L’approche et le positionnement des bateaux semi-rigides autour de l’embarcation en détresse (ou « danse des RHIB »), les modes de communication propices au maintien du calme, les soins d’urgence durant le transfert vers le bateau-mère : tout cela est étudié avec minutie afin d’anticiper un maximum de scénarios.
Dans la salle de repos de l’équipage, face à la maquette construite par les anciens de SOS Méditerranée pour s’entraîner aux simulations, Charlie m’a longuement expliqué les techniques développées pour approcher chaque type d’embarcation en détresse, selon qu’elles sont en fibres de verre, en bois, en pneumatique ou en métal.
Dans le dernier cas, celui d’un bateau en métal, Charlie a insisté sur les implications critiques d’un sauvetage qui tournerait mal :
« Les bateaux en métal peuvent chavirer à tout moment et couler rapidement, à pic. Dans ce cas, la scène ressemblerait à ça : un massive MOB ! »,
c’est-à-dire un « Man Over Board » (« homme à la mer ») de grande ampleur, impliquant le passage par-dessus bord d’un nombre important de personnes. C’est ce que sont venus illustrer les petits objets bleus dispersés sur sa maquette.
Simulation d’un « massive MOB » avec un bateau en métal. Morgane Dujmovic, Fourni par l’auteur
Se noyer plutôt qu’être capturé
Une autre donnée a rendu les activités de sauvetage de plus en plus ingérables au fil du temps : les activités des milices et « garde-côtes libyens » dans la SRR (Search and Rescue Region) libyenne, c’est-à-dire la région libyenne de recherche et sauvetage en mer créée en 2018 avec le support de l’Union européenne.
Deux autorités y sont chargées de la surveillance côtière : la garde côtière libyenne (LCG) dépendant du ministère de la défense, et l’administration générale de la sécurité côtière (GACS), rattachée au ministère de l’intérieur.
Les multiples agissements illégaux et violents rapportés au sujet des acteurs libyens en mer ont justifié l’emploi de plus en plus courant de guillemets pour les désigner, ou de l’expression « so-called Libyan Coast Guard ». Pourtant, ces groupes reçoivent un soutien abondant de l’Union européenne et de plusieurs de ses États membres.
À bord de l’OV, les témoignages ne tarissent pas sur les manœuvres périlleuses des « garde-côtes libyens » visant explicitement à faire échouer les sauvetages, comme l’a soulevé Charlie :
« Je les ai vus faire des manœuvres folles, essayer de rendre le sauvetage aussi dur que possible, en nous empêchant de secourir, en criant, en hurlant. »
Plusieurs microscènes de ce type ont été reconstituées :
« Ils conduisent le plus près et le plus rapidement possible pour créer des vagues. Ils se mettent sur notre route, interfèrent, près du bateau-mère. »
Quand les acteurs libyens sont sur scène, l’explosion d’émotions liées à l’arrivée des secours peut se transformer en scène de panique et affecter les chances de réussite du sauvetage.
Ce sont 31,4 % des personnes participantes à l’étude qui ont ainsi exprimé une perception négative à la vue d’un navire à l’horizon, associée à la peur d’être interceptées et refoulées par les acteurs libyens en mer :
« Au loin, nous ne savions pas si c’était un bateau de sauvetage ou les garde-côtes libyens. C’était un stress énorme à bord, les gens criaient et les enfants pleuraient. Nous étions prêts à sauter. »
En effet, la présence des autorités libyennes est souvent perçue comme un danger plus grand que le risque de noyade, comme l’a résumé l’un des participants :
« Pour moi, le danger ce n’est pas la mer, ce sont les autorités libyennes. »
Ce positionnement s’explique aisément pour les personnes qui ont déjà expérimenté une ou plusieurs interceptions. Certaines des personnes participantes à l’étude ont mentionné des violences exercées au cours de leur refoulement vers la Libye, telles que des coups, des menaces armées, des vols d’argent, des privations d’eau et de nourriture, voire des actes mortels :
« La première fois que j’ai pris la mer, les Libyens ont tiré sur le moteur, le carburant a brûlé et explosé et les gens près de moi sont morts. »
En outre, la proximité des « garde-côtes libyens » avec des milices ou réseaux mafieux est notoire. L’un des répondants à l’étude a décrit en ces termes l’administration générale de la sécurité côtière (GACS) :
« Il y a toujours un risque que le GACS, un groupe armé avec des masques, vous mette en prison. »
Les interceptions sont généralement suivies de périodes de détention arbitraire en Libye, dans les conditions inhumaines détaillées précédemment (voir la partie 2 de cette série) :
« J’ai essayé de traverser quatre fois mais j’ai été attrapée et mise en prison avec mon enfant ; j’ai beaucoup souffert. »
Reconstitution d’une interférence des acteurs libyens (en bleu) à proximité du bateau-mère (en rouge). Morgane Dujmovic, Fourni par l’auteur
Ces faits rapportés par les équipages et personnes secourues sont largement étayés par les organisations internationales, humanitaires ou les collectifs associatifs qui suivent la situation en Méditerranée centrale. Dans son rapport de mission d’enquête de 2021, le Conseil des droits de l’homme des Nations unies laisse peu de doutes quant à la chaîne de causalité qui relie les interceptions en mer et la traite des personnes migrantes en Libye :
« Les garde-côtes libyens procèdent […] à l’interception de l’embarcation dans des conditions violentes ou périlleuses, qui se soldent parfois par des morts. […] Les garde-côtes libyens confisquent les effets personnels des migrants à bord. Une fois débarqués, les migrants sont soit transférés dans des centres de détention, soit portés disparus, et il semblerait que certains soient vendus à des trafiquants. […] Depuis que des bateaux sont refoulés en Méditerranée, les autorités libyennes ont été averties du caractère généralisé et systématique des interceptions périlleuses effectuées en mer et des violences commises dans les centres de détention. Plutôt que d’enquêter sur ces cas et de remédier à ces pratiques, les autorités libyennes ont continué à intercepter les migrants et à les placer en détention. »
En croisant ces scènes de sauvetage maritime avec le vaste système d’exploitation organisé depuis les lieux de détention en Libye, on comprend que l’interception en mer par les « garde-côtes libyens » relève d’une stratégie de capture, et que la Méditerranée centrale est devenue le lieu d’un corps à corps pour la sauvegarde de la vie et de la dignité humaine.
Morgane Dujmovic ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
Pour faire face aux géants du numérique, l’Union européenne s’est dotée d’une législation ambitieuse : le règlement européen sur les services numériques. Plus d’un an après son entrée en vigueur, elle reste complexe dans son application, et peine à s’imposer face à l’arbitraire des plates-formes.
Du côté des gouvernements, les décisions d’encadrement semblent osciller entre l’intervention sélective et l’inaction stratégique. Sous couvert d’ordre public ou de sécurité nationale, des réseaux sociaux ont été sanctionnés dans plusieurs pays tandis que d’autres ont échappé à la régulation. La récente interdiction aux États-Unis du réseau social chinois TikTok – pour le moment suspendue – en fournit une illustration frappante. En parallèle, Meta, qui procède à une collecte massive de données d’utilisateurs mais qui présente la qualité décisive d’être américaine, n’a pas été inquiétée. Cet encadrement à géométrie variable alimente un sentiment de déséquilibre.
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Le Digital service act, un modèle de cogestion de l’espace numérique à inventer
L’Union européenne tente de s’imposer comme un rempart avec une nouvelle législation, le règlement européen sur les services numériques (Digital Services Act en anglais, ou DSA), entré en application en février 2024, qui vise notamment à introduire davantage de transparence dans les actions de modération des contenus et à construire un écosystème de responsabilité partagée. Désormais, les plates-formes doivent non seulement justifier leurs décisions de modération, mais aussi remettre aux autorités compétentes des rapports de transparence ayant vocation à être publiés. Ces rapports contiennent – en principe – des données précises sur les actions de modération menées, les techniques employées à cette fin ou les effectifs mobilisés.
Le DSA a également formalisé le rôle des « signaleurs de confiance », souvent des organisations de la société civile désignées pour leur expertise et dont les signalements doivent être traités en priorité. La liste de ces entités s’allonge, signe que ce dispositif est désormais opérationnel : en France, deux associations de protection des jeunes et de l’enfance en font partie (e-Enfance et Point de Contact), avec l’Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie et l’Association de lutte contre la piraterie audiovisuelle.
Par ailleurs, les utilisateurs disposent de nouvelles voies de recours, incarnées par des organismes de règlement extrajudiciaire des litiges. Des structures comme « Appeals Centre Europe » ou « User Rights » proposent déjà de telles procédures, destinées à contester des décisions de modération des plates-formes.
De premières enquêtes en cours contre des géants du numérique
Ces mécanismes sont déjà mobilisés par les utilisateurs de réseaux sociaux et ont déjà produit leurs premières décisions – l’Appeals Centre Europe annonçait en mars 2025 avoir reçu plus d’un millier de recours et adopté une centaine de décisions. Toutefois, compte tenu de leur création toute récente, il conviendra d’attendre la publication de leurs premiers rapports de transparence, dans les prochains mois, pour tirer de premiers bilans.
Sur la base de cette nouvelle réglementation, la Commission européenne a déclenché depuis la fin de l’année 2023 plusieurs enquêtes visant à déterminer la conformité au DSA des activités d’une variété de services numériques. Compte tenu de la complexité et de la technicité des procédures et investigations (parfois entravées par le défaut de coopération ou les provocations des entités ciblées), plusieurs mois semblent encore nécessaires pour en évaluer l’impact.
De même, l’ARCOM, autorité indépendante chargée d’appliquer le DSA sur le territoire français en tant que coordinateur national, a mis en œuvre les missions qui lui sont attribuées, notamment sur le fondement de la loi du 21 mai 2024 visant à sécuriser et à réguler l’espace numérique. Celle-ci l’habilite à mener des inspections et contrôles sur le fondement du droit européen : elle a notamment conduit, en 2025, des enquêtes visant des sites pornographiques n’ayant pas en mis en place des procédés adéquats de vérification de l’âge des visiteurs, enquêtes pouvant mener à terme au blocage.
Le DSA, un rempart fragile entravé dans sa mise en œuvre
Toutefois, le dispositif sophistiqué du DSA peine à emporter la conviction de la société civile et de nombre d’acteurs politiques, prompts à exiger l’adoption rapide de mesures de contrôle et de sanction. Ce texte se trouve par ailleurs confronté à plusieurs catégories de défis qui échappent à la seule rationalité du droit.
Premièrement, ce texte doit trouver à s’appliquer dans un contexte de vives tensions politiques et sociétales. De ce point de vue, les élections européennes et nationales de 2024 ont constitué un test notable – parfois peu concluant comme le montre l’annulation du premier tour du scrutin présidentiel en Roumanie en raison d’allégations de manipulation des algorithmes de TikTok.
Les lignes directrices produites par la Commission en mars 2024 avaient pourtant appelé les très grandes plates-formes à assumer leurs responsabilités, en se soumettant notamment à des standards accrus en matière de pluralisme et de conformité aux droits fondamentaux. TikTok et Meta notamment s’étaient engagés à prendre des mesures pour identifier les contenus politiques générés par intelligence artificielle. Le rapport post-électoral de juin 2025 rédigé par la commission confirme que ces mesures n’ont pas été suffisantes, et que la protection de l’intégrité de l’environnement numérique en période de campagne restera un défi pour les années à venir.
Deuxièmement, le DSA peut être marginalisé par les États membres eux-mêmes, susceptibles d’exercer une forme de soft power contournant les mécanismes formels introduits par cette législation. La neutralisation par TikTok, en juin 2025, du hashtag « #SkinnyTok », associé à l’apologie de la maigreur extrême, a été présentée comme résultant d’une action directe du gouvernement français plutôt que d’une mise en œuvre formelle des procédures du DSA. En creux, les déclarations politiques de l’exécutif français laissent à penser que les actions de ce dernier peuvent se substituer à la mise en œuvre du droit européen, voire la court-circuiter.
Troisièmement, enfin, la géopolitique affecte indéniablement la mise en œuvre du droit européen. En effet, le DSA vise à réguler des multinationales principalement basées aux États-Unis, ce qui engendre une friction entre des référentiels juridiques, culturels et politiques différents. En atteste l’invocation du Premier Amendement américain relatif à la liberté d’expression pour contester l’application du droit européen, ou les menaces de la Maison-Blanche à l’égard de l’UE visant à la dissuader de sanctionner des entreprises états-uniennes. Rappelons d’ailleurs l’adoption par Donald Trump d’un décret évoquant la possibilité d’émettre des sanctions à l’encontre des États qui réguleraient les activités d’entreprises américaines dans le secteur numérique, sur le fondement de considérations de « souveraineté » et de « compétitivité ». Ces pressions sont d’autant plus préjudiciables qu’il n’existe pas d’alternatives européennes susceptibles d’attirer des volumes d’utilisateurs comparables à ceux des réseaux sociaux détenus par des entreprises américaines ou chinoises.
Un texte remis en cause avant même sa pleine mise en œuvre
Le DSA fait ainsi l’objet de remises en cause tant par des acteurs extérieurs à l’UE qu’internes. D’aucuns critiquent sa complexité ou sa simple existence, tandis que d’autres réclament une application plus agressive. L’entrée en application de ce texte n’avait pourtant pas vocation à être une solution miracle à tous les problèmes de modération. En outre, dans la mesure où l’UE a entendu substituer à un phénomène opaque d’autorégulation des plates-formes un modèle exigeant de corégulation impliquant acteurs publics, entreprises et société civile, le succès du DSA dépend du développement d’un écosystème complexe où les règles contraignantes font l’objet d’une pression politique et citoyenne constante, et sont complétées par des codes de conduite volontaires.
Les actions et déclarations des parties prenantes dans le débat public – par exemple les régulières allégations de censure émises par certains propriétaires de plates-formes – suscitent une confusion certaine dans la compréhension de ce que permet, ou non, la réglementation existante. Des outils d’encadrement des réseaux sociaux existent déjà : il convient d’en évaluer la teneur et la portée avec recul, et de les exploiter efficacement et rigoureusement, avant d’appeler à la création de nouvelles réglementations de circonstance, qui pourraient nuire davantage aux droits des individus en ligne.
Cet article est proposé en partenariat avec le colloque « Les propagations, un nouveau paradigme pour les sciences sociales ? », qui se tiendra à Cerisy du 25 juillet au 31 juillet 2025.
Valère Ndior est membre de l’Institut universitaire de France, dont la mission est de favoriser le développement de la recherche de haut niveau dans les établissements publics d’enseignement supérieur relevant du ministère chargé de l’enseignement supérieur et de renforcer l’interdisciplinarité. Il bénéficie à ce titre d’un financement public destiné à mener, en toute indépendance, des recherches académiques, dans le cadre d’un projet de cinq ans, hébergé à l’université de Brest et consacré à la gouvernance et la régulation des réseaux sociaux.
Il ne reçoit aucune instruction ou directive dans le cadre de cette activité.
Source: The Conversation – in French – By Debbie Rosen, Research and Innovation Development Manager for the Priestley Centre for Climate Futures, University of Leeds
Les mauvaises nouvelles sur le climat sont partout. L’Afrique est particulièrement touchée par le changement climatique et les phénomènes météorologiques extrêmes. Ce qui bouleverse les vies et les moyens de subsistance des populations.
La planète se réchauffe à une vitesse record. Pourtant, les gouvernements tardent à agir.
La conférence des parties (COP30) sur le changement climatique se tiendra dans quelques mois. Les 197 pays membres des Nations unies étaient censés avoir soumis leurs plans d’action nationaux actualisés à l’ONU avant février de cette année. Ces documents précisent comment chaque pays compte réduire les émissions de gaz à effet de serre conformément à l’Accord de Paris. Cet accord juridiquement contraignant engage tous les signataires à limiter le réchauffement climatique causé par l’homme à 1,5 °C maximum par rapport aux niveaux préindustriels.
Les gouvernements doivent également présenter, lors de la prochaine COP30, leurs plans d’action nationaux pour le climat récemment mis à jour et expliquer comment ils comptent s’adapter aux effets du changement climatique.
Mais jusqu’à présent, seuls 25 pays, représentant environ 20 % des émissions mondiales, ont soumis leurs plans, connus sous le nom de contributions déterminées au niveau national (CDN). En Afrique, il s’agit de la Somalie, de la Zambie et du Zimbabwe. Il reste 172 pays qui doivent encore rendre leurs copies.
Les contributions déterminées au niveau national sont très importantes. Elles fixent les engagements à court et à moyen terme des pays en matière de changement climatique. Elles donnent également des orientations qui informent les décisions politiques et les investissements. L’alignement des plans climatiques sur les objectifs de développement pourrait sortir 175 millions de personnes de la pauvreté.
Mais on peut affirmer que seul l’un des plans soumis, celui du Royaume-Uni, est compatible avec l’Accord de Paris.
Nous sommes des climatologues, et l’un d’entre nous (Piers Forster) dirige l’équipe scientifique mondiale qui publie chaque année le rapport Les indicateurs du changement climatique. Ce rapport fait un état des lieux du système climatique. Il analyse les émissions de gaz à effet de serre, leur concentration dans l’atmosphère, l’augmentation des températures et la part due aux activités humaines.
Le rapport examine également les températures et les précipitations extrêmes, l’élévation du niveau des mers et la quantité de dioxyde de carbone qui peut encore être émise avant que la température de la planète ne dépasse de 1,5 °C celle de l’ère préindustrielle. Il est important de rester en dessous de 1,5 °C afin d’éviter les pires effets du changement climatique.
Notre rapport montre que le réchauffement climatique causé par l’homme a atteint 1,36 °C en 2024. Cela a fait grimper la température moyenne mondiale (combinaison du réchauffement induit par l’homme et de la variabilité naturelle du système climatique) à 1,52 °C. En d’autres termes, le monde a déjà atteint un niveau de réchauffement tel qu’il ne pourra plus éviter les effets significatifs du changement climatique. Il ne fait aucun doute que nous sommes en danger.
Notre planète en danger
Les températures mondiales ont été très élevées l’an dernier. Ce qui est inquiétant, c’est qu’elles deviennent presque normales. Les données parlent d’elles-mêmes. Les niveaux record des émissions de gaz à effet de serre ont entraîné une augmentation des concentrations atmosphériques de dioxyde de carbone, méthane et d’oxyde nitreux.
Il en résulte une hausse des températures qui réduit rapidement le budget carbone restant (la quantité de gaz à effet de serre pouvant être émise dans un délai convenu). À ce rythme, ce budget sera épuisé en moins de trois ans aux niveaux d’émissions actuels.
Nous devons regarder les choses en face : la fenêtre pour rester en dessous de 1,5 °C est pratiquement fermée. Même si nous parvenons à faire baisser les températures à l’avenir, le chemin sera long et difficile.
Dans le même temps, les phénomènes climatiques extrêmes s’intensifient, entraînant des risques et des coûts à long terme pour l’économie mondiale, mais aussi, et surtout, pour les populations. Le continent africain est aujourd’hui confronté à la crise climatique la plus meurtrière depuis plus de dix ans.
Il est impensable de gérer des économies fonctionnant sans un accès rapide à des données fiables. Lorsque les cours des actions s’effondrent ou que la croissance stagne, les responsables politiques et les chefs d’entreprise agissent de manière décisive. Personne ne tolérerait des informations obsolètes sur les ventes ou le marché boursier.
Mais en matière de climat, la vitesse du changement climatique dépasse souvent celle des données disponibles. Il est donc impossible de prendre des décisions rapides. Si on traitait les données climatiques comme nous traitons les rapports financiers, chaque mise à jour catastrophique déclencherait un vent de panique. Pourtant, si les gouvernements réagissent toujours vite face à un ralentissement économique, ils sont beaucoup plus lents à répondre aux signaux envoyés par les indicateurs climatiques clés, qui sont les signes vitaux de la Terre.
Que faut-il faire maintenant ?
Alors que de plus en plus de pays élaborent leurs plans climatiques, il est temps que les dirigeants du monde entier affrontent les dures réalités de la science climatique.
Les gouvernements doivent avoir rapidement accès à des données climatiques fiables afin de pouvoir élaborer des plans climatiques nationaux actualisés. Ces plans doivent également s’inscrire dans une perspective mondiale. C’est essentiel pour garantir l’équité et la justice. Par exemple, les pays développés doivent reconnaître qu’ils ont émis davantage de gaz à effet de serre et prendre l’initiative de présenter des mesures ambitieuses d’atténuation. Ils doivent aider les pays du Sud à financer leur transition énergétique et leur adaptation.
En Afrique, l’ONU organise en septembre la Semaine du climat de la CCNUCC à Addis-Abeba. Outre l’élaboration des plans pour la COP30, des sessions seront organisées sur l’accès au financement climatique et sur la manière de garantir une transition juste et équitable vers zéro émission de carbone d’origine humaine d’ici 2050 (zéro émission nette). Le sommet vise également à soutenir les pays qui travaillent encore sur leurs plans nationaux pour le climat.
Si les contributions déterminées au niveau national sont mises en œuvre, le rythme du changement climatique ralentira. Cela est essentiel non seulement pour les pays – et les économies – qui sont actuellement en première ligne dans la lutte contre le changement climatique, mais aussi pour le bon fonctionnement de la société mondiale.
Seuls cinq pays du G20 ont présenté leurs plans pour 2035 : le Canada, le Brésil, le Japon, les États-Unis et le Royaume-Uni. Or, le G20 est responsable d’environ 80 % des émissions mondiales. Cela signifie que la présidence sud-africaine actuelle du G20 peut contribuer à faire en sorte que le monde donne la priorité aux efforts visant à aider les pays en développement à financer leur transition vers une économie à faible intensité de carbone.
Autre source d’inquiétude : seuls 10 plans actualisés ont réaffirmé ou renforcé leurs engagements en faveur de l’abandon des combustibles fossiles. Cela signifie que les plans climatiques nationaux de l’Union européenne, de la Chine et de l’Inde seront d’une grande importance pour tester leur leadership climatique et maintenir les objectifs de température de 1,5 °C de l’Accord de Paris. De nombreux autres pays examineront attentivement les engagements pris par ces pays avant de soumettre leurs propres plans nationaux en matière de climat.
Les données contenues dans notre rapport aident le monde à comprendre non seulement ce qui s’est passé ces dernières années, mais aussi ce à quoi il faut s’attendre à l’avenir.
Nous espérons que ces pays, ainsi que d’autres, présenteront des plans ambitieux et crédibles bien avant la COP30. S’ils le font, cela permettra enfin de combler le fossé entre la reconnaissance de la crise climatique et la prise de mesures décisives pour y faire face. Chaque tonne de gaz à effet de serre évitée compte.
Piers Forster bénéficie d’un financement des conseils de financement britanniques et européens. Il est président du Comité britannique sur le changement climatique.
Debbie Rosen does not work for, consult, own shares in or receive funding from any company or organisation that would benefit from this article, and has disclosed no relevant affiliations beyond their academic appointment.
La ceinture tropicale africaine, délimitée par les forêts guinéennes d’Afrique occidentale et le bassin du Congo en Afrique centrale, est reconnue mondialement pour son incroyable biodiversité.
Sous la surface de cette région écologique se cache le monde des macroinvertébrés d’eau douce. Il s’agit de minuscules créatures qui vivent dans les rivières, les ruisseaux et les lacs. Selon les termes du célèbre écologiste américain Edward O. Wilson :
Les invertébrés sont les petites choses qui font tourner le monde.
Les macroinvertébrés comprennent les escargots et les larves de libellules, de trichoptères, d’éphémères et de plécoptères, entre autres. On peut les décrire comme des ingénieurs écologiques des écosystèmes d’eau douce. Ils décomposent les matières organiques, recyclent les nutriments et constituent la base de la chaîne alimentaire.
Plus important encore, ils constituent les meilleurs indicateurs biologiques de la santé des écosystèmes d’eau douce. Leur présence ou leur absence en dit beaucoup plus que n’importe quel autre test chimique sur la pollution, la dégradation des habitats ou la restauration de l’environnement que n’importe quel test chimique.
Mais les macroinvertébrés d’eau douce ne font pas l’objet d’une grande attention en matière de conservation. Certains pays ne mènent pas d’études. Il y a également un manque de personnes qualifiées pour le faire.
Notre étude comble cette lacune en compilant des données sur les macroinvertébrés de la région guinéo-congolaise. La base de données ainsi constituée peut être utilisée pour modéliser leur répartition.
En tant qu’expert en biodiversité, je pense que des modèles comme celui-ci peuvent aider les scientifiques à identifier les habitats et les espèces d’eau douce qui méritent une attention particulière en matière de conservation.
Nos recherches
Pour cette étude, des scientifiques spécialisés dans les eaux douces du Nigeria et d’Allemagne ont compilé des données sur les macroinvertébrés d’eau douce de 15 pays africains.
En nous appuyant sur des publications évaluées par des pairs et sur le Global Biodiversity Information Facility, nous n’avons inclus que les enregistrements identifiés au niveau de l’espèce. Le Global Biodiversity Information Facility est une plateforme internationale de premier plan qui offre un accès libre aux données sur la biodiversité à l’échelle mondiale.
Notre étude rassemble des données dispersées dans une ressource centralisée et organisée. Elle peut servir de base pour modéliser la répartition des espèces et orienter les priorités en matière de conservation. Des approches similaires ont été appliquées avec succès dans des régions telles que l’Europe et l’Amérique du Nord, où les données sur la répartition des espèces ont contribué à éclairer la protection des habitats d’eau douce. Notre étude est l’une des premières à se concentrer sur les écosystèmes africains, qui ont été peu étudiés jusqu’à présent.
Les résultats sont surprenants. La plupart des pays de cette ceinture tropicale sont fortement sous-représentés dans les registres sur les macroinvertébrés.
Dans certains cas, comme à São Tomé-et-Príncipe, il n’existe aucune donnée disponible. Dans d’autres, comme la Guinée équatoriale et le Togo, le nombre de données documentées est extrêmement faible (moins de 50 espèces). Lorsque ces données existent, elles sont généralement accessibles via des plateformes telles que le Système mondial d’information sur la biodiversité ou sous forme de données publiées.
Le Nigeria, la République démocratique du Congo, le Gabon et le Cameroun affichent une meilleure couverture avec plus de 200 espèces chacun. Ces données proviennent principalement d’enquêtes nationales, d’études publiées et de contributions à des plateformes mondiales. Cependant, ces chiffres sont modestes par rapport à la diversité probable dans ces pays. Le nombre d’espèces pourrait être beaucoup plus élevé, mais le caractère limité des efforts d’échantillonnage et les lacunes dans la recherche taxonomique font que cette biodiversité reste en grande partie non documentée. Les chiffres ne donnent pas une image complète ou précise de la diversité des macroinvertébrés d’eau douce.
Notre étude montre une relation positive claire entre le nombre d’espèces enregistrées et l’intensité des efforts d’échantillonnage. Une grande partie de la biodiversité reste probablement non documentée dans les zones sous-échantillonnées. Le faible nombre d’espèces n’est pas nécessairement dû à une faible biodiversité.
Ce qui manque
L’étude montre une corrélation directe entre le nombre d’années consacrées par les pays à l’échantillonnage sur le terrain et le nombre d’espèces recensées. Lorsque les efforts ont été intensifiés, le nombre d’espèces observées a augmenté.
Cela montre que le potentiel de biodiversité des eaux douces de la région est largement sous-estimé.
On note notamment l’absence d’espèces indiquant la bonne santé des habitats d’eau douce : les éphémères, les plécoptères et les trichoptères.
Ces espèces sont connues pour leur sensibilité au stress environnemental. Elles sont fréquemment utilisées dans les programmes de biosurveillance à travers le monde, car là où elles sont nombreuses et variées, le système d’eau douce est en bon état. Leur rareté dans les bases de données africaines reflète non pas leur absence dans la nature, mais un manque d’expertise taxonomique et de recherche ciblée.
Ce qui doit changer
Pour protéger les écosystèmes d’eau douce, il est nécessaire de :
mener des études sur les macroinvertébrés dans les pays sous-échantillonnés
investir dans la formation taxonomique et l’accès aux outils d’identification, tant pour les citoyens scientifiques que pour les chercheurs
mettre en place des initiatives régionales et des partenariats de recherche transnationaux afin de partager l’expertise, les données et les méthodologies entre les experts en biodiversité.
Les gouvernements au niveau national et l’Union africaine doivent inscrire la biodiversité d’eau douce à leur agenda environnemental. La recherche et la conservation des macroinvertébrés doivent être reconnues comme un élément essentiel de la réalisation de l’objectif de développement durable n° 15 des Nations unies. Celui-ci met l’accent sur les écosystèmes d’eau douce continentaux. Des travaux sur le terrain dans des sites jusqu’alors inexplorés ont déjà permis de découvrir des espèces de macroinvertébrés rares et menacées.
Les systèmes d’eau douce exceptionnels doivent être protégés avant qu’ils ne disparaissent.
Ignorer les macroinvertébrés, c’est ignorer le fondement même de la santé des systèmes d’eau douce. Ces créatures sont les gardiens silencieux de la biodiversité.
Il est temps de les sortir de l’ombre et de les placer au premier plan des efforts de conservation.
Emmanuel O. Akindele travaille pour l’université Obafemi Awolowo, à Ile-Ife, au Nigeria, et a reçu une bourse de recherche de la Fondation Alexander von Humboldt pour effectuer des recherches à l’Institut Leibniz d’écologie des eaux douces et de pêche intérieure, à Berlin, en Allemagne.
Fondée par James de Rothschild (1792-1868), cinquième fils de Mayer Amschel, la branche dite « de Paris » – dont est issu Edmond de Rothschild (1926-1997) créateur de sa propre société d’investissement – fut à l’origine de la Compagnie des chemins de fer du Nord, absorbée par la SNCF créée en 1938.HJBC/Shutterstock
Quelles leçons tirer de l’entreprise Rothschild, la société multicentenaire née au XVIIIe siècle, pour affronter les crises ? Une résilience fondée sur un langage organisationnel commun, des objectifs de long terme, une réputation de marque et des routines. Mais l’entreprise familiale s’est heurtée à ses limites en ratant son développement aux États-Unis : une prise de décision basée sur les émotions, sans déléguer à des associés hors de la famille.
Partout dans le monde, les entreprises familiales ont fait preuve d’une résilience remarquable face aux chocs externes. Certaines des plus anciennes entreprises au monde sont des entreprises familiales qui ont survécu à des guerres mondiales, des révolutions, des catastrophes naturelles et des pandémies.
Parmi ces multinationales de longue date figure la société Rothschild, une banque d’investissement familiale européenne vieille de plusieurs siècles. Notre étude de cas sur la famille Rothschild, fondée sur une analyse historique, met en lumière la façon dont des relations durables, des routines organisationnelles fiables et des objectifs de long terme lui ont conféré des avantages significatifs dans le commerce international.
En même temps, les structures familiales peuvent contribuer à créer des « biais de bifurcation », qui consistent à privilégier les ressources familiales par rapport à des ressources non familiales de valeur égale ou supérieure. Notre étude révèle que ce biais de bifurcation peut compromettre le développement international d’une entreprise, en particulier sur des marchés éloignés et complexes.
Une brève histoire des Rothschild
Mayer Amschel Rothschild (1744-1812), fondateur de la dynastie. Wikimedia Commons
À l’origine une entreprise commerciale, de prêt sur gages, la société est fondée à la fin du XVIIIe siècle par Mayer Amschel Rothschild, né dans le ghetto juif de Francfort (Hesse, Allemagne).
Rothschild et sa femme, Guttle, ont dix enfants, dont cinq fils : Amschel, Salomon, Nathan, Carl et James.
En 1798, Rothschild envoie Nathan à Manchester en Angleterre. Par effet de ricochet, l’entreprise se développe dans ce pays et opère sa mutation d’opérations purement marchandes à des transactions financières. Dans les années 1820, Rothschild devient une banque multinationale, avec Amschel, Salomon, Nathan, Carl et James à la tête de maisons bancaires à Francfort, à Vienne, à Londres, à Naples et à Paris, respectivement.
Avantages et inconvénients des liens familiaux
Nathan Mayer Rothschild (1777-1836). Fondateur de la branche dite « de Londres », il finança l’effort de guerre britannique contre les ambitions napoléoniennes. Wikimedia Commons
Au XIXe siècle, la stratégie des Rothschild consistant à s’appuyer sur les membres de la famille fonctionne bien pour l’entreprise.
Ingénieux, les cinq frères Rothschild correspondent dans un langage codé. Ils partagent également un pool commun de ressources à une époque où l’échange de données financières est rare dans le secteur bancaire international.
Leurs liens familiaux étroits permettent aux frères de transférer des informations, de l’argent et des marchandises à travers les frontières à une vitesse et une portée inaccessibles à leurs concurrents.
Cette cohésion interne protège les affaires des Rothschild, en facilitant les transactions et en leur permettant de rester résilients à travers les périodes de bouleversements politiques importants : une vision audacieuse pendant les guerres napoléoniennes, le ralliement républicain en 1848 et un patriotisme économique durant la Première Guerre mondiale.
Cette même dépendance excessive à la famille devient un inconvénient lorsque l’entreprise Rothschild se développe aux États-Unis.
Biais de bifurcation
Les Rothschild montrent un intérêt pour le marché états-unien dès les années 1820. Leurs tentatives répétées d’envoyer des membres de leur famille aux États-Unis pour étendre leurs opérations échouent, car aucun n’est prêt à y rester, préférant le confort de la vie européenne.
August Belmont fut agent de la banque Rothschild aux États-Unis. Wikimediacommons
Comme ils ne sont pas en mesure d’établir un ancrage familial dans le pays, les Rothschild nomment un agent, August Belmont, pour diriger les opérations états-uniennes en leur nom en 1837.
Belmont n’a pas le pouvoir de prendre des décisions entrepreneuriales, de faire des investissements ou de conclure des accords. Il n’a pas non plus un accès illimité au capital et n’a jamais été chargé d’un mandat officiel Rothschild ou reconnu comme un associé à part entière. Les Rothschild ne sont pas disposés à déléguer de telles décisions à quelqu’un qui n’est pas un descendant masculin direct du fondateur, Mayer Amschel Rothschild.
Cette incapacité à utiliser Belmont comme lien entre la famille – avec ses expériences réussies, ses capacités, ses routines et ses connexions en Europe – et le marché états-unien – avec ses opportunités croissantes et les précieux réseaux que Belmont commence à développer – empêche finalement l’entreprise Rothschild de reproduire son succès aux États-Unis.
Les Rothschild sont finalement éclipsés par les banques Barings et J P Morgan en Amérique. Les deux concurrents suivent un chemin différent sur le marché en ouvrant des filiales états-uniennes à part entière sous leurs marques d’entreprise, avec des fonds importants et une autonomie décisionnelle.
Garde-fous
Ce « biais de bifurcation » n’a pas toujours un impact négatif immédiat. Les pratiques de gouvernance biaisées sont restées sans conséquence pour les Rothschild – tant qu’il y avait suffisamment d’héritiers compétents pour diriger les opérations de la banque dispersées aux quatre coins du monde.
Mais lorsque les ambitions internationales d’une entreprise dépassent la taille de la famille, le biais de bifurcation peut nuire à la compétitivité, tant sur les marchés internationaux qu’au pays.
À un moment donné, les entreprises familiales doivent passer d’une prise de décision émotionnelle et biaisée à des systèmes de gouvernance efficaces. Ceux-ci impliquent l’intégration de gestionnaires non familiaux et la sélection de ressources, d’emplacements et de projets qui n’ont pas de signification émotionnelle.
La famille Tata, à la tête d’un groupe industriel indien créé en 1868, a mis en place des garde-fous pour empêcher les biais de bifurcation. Shutterstock
De nombreuses entreprises familiales prospères mettent en œuvre des outils dans leurs systèmes de gouvernance pour détecter et éliminer les comportements biaisés. Par exemple, les multinationales familiales telles que Merck en Allemagne, Cargill aux États-Unis et Tata Group en Inde ont créé des freins et garde-fous qui empêchent les décideurs de penser uniquement en termes familiaux.
Les stratégies les plus efficaces pour se prémunir contre le biais de bifurcation invitent à un examen extérieur dans la prise de décision des entreprises : nomination de PDG extérieurs à la famille, mise en place de conseils d’administration indépendants, embauche de consultants et octroi de pouvoirs de décision aux associés.
Leçons pour les entreprises familiales
Aujourd’hui, alors que l’environnement commercial mondial est sans doute confronté à une instabilité sans précédent, les entreprises cherchent à renforcer leur résilience.
Les entreprises familiales multigénérationnelles doivent apprendre à se prémunir contre le biais de bifurcation pour prospérer sur les marchés internationaux. Leur capacité démontrée à résister aux chocs externes offre de précieuses leçons pour d’autres entreprises.
Comment les entreprises non familiales peuvent-elles imiter le succès et la longévité des Rothschild ? Le cas Rothschild nous enseigne l’importance d’avoir un langage organisationnel commun, de fixer des objectifs à long terme, de maintenir des routines stables et de mettre l’accent sur la réputation de la marque.
Ces stratégies peuvent aider toute entreprise, familiale ou non, à renforcer sa résilience en période de volatilité.
Liena Kano a reçu des financements de SSHRC.
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Alain Verbeke a reçu des financements de SSHRC.
Luciano Ciravegna a reçu des financements d’INCAE Business School, où il dirige la chaire Steve Aronson.
Andrew Kent Johnston ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
Debout sur la statue renversée de Hafez Al-Assad, qui surplombait la ville de Deir Atiyeh, dans le Qalamoun (ouest du pays)… _La Chute_, de Mohamad Khayata, installation-photo. Mohamad Khayata, Fourni par l’auteur
À l’issue d’un récent séjour sur le terrain, Albane Buriel, chercheuse spécialisée en science de l’éducation, dresse un portrait ethnographique de la scène artistique syrienne depuis la chute du régime de Bachar Al-Assad en décembre 2024. Des initiatives et des collectifs émergent, de Damas à Alep en passant par Homs. Les artistes se réapproprient les lieux, les visages et les souvenirs, pour rendre hommage aux victimes du régime. L’art s’impose comme un outil essentiel sur le chemin vers la reconstruction.
Ce séjour était mon troisième en Syrie, mais le premier dans un contexte de bascule. Entre mai et juin 2025, j’ai mené un terrain ethnographique à Damas, Homs et Alep, dans un pays suspendu entre chute autoritaire et recomposition fragile. La chute du régime Assad, survenue le 8 décembre 2024, ouvre une période de recomposition politique marquée par la libération du pays. J’ai tenté de comprendre ce que signifie « reconstruire une société » après quatorze ans de guerre.
J’ai vu un pays traversé par des dynamiques discrètes de recomposition, où l’art, la mémoire et la parole réinventent des formes de vie et de justice. À travers les gestes et les récits d’artistes et de collectifs, j’ai observé la réémergence d’une parole publique, fragile, mais puissante, souvent située dans les interstices du politique et du sensible.
De la révolution confisquée aux mots qui cherchent de l’espace
Pour comprendre l’effervescence actuelle, il faut revenir sur le long silence imposé dans le pays. Avant 2011, la scène artistique syrienne était vivante, mais étroitement surveillée. Quelques artistes formulaient des critiques feutrées, mais les lignes rouges du régime bridaient l’expression.
En 2011, la révolution change tout : slogans, banderoles, vidéos clandestines, théâtre de rue surgissent. L’art sort dans l’espace public. Très vite, la répression est brutale. L’expression devient un acte de survie. Les lieux culturels ferment, l’exil s’intensifie. Une scène artistique se recompose, souvent hors du pays.
Depuis la chute du régime, un souffle de liberté traverse l’espace public. Certains parlent enfin sans peur, circulent librement, exposent. Mais la libération reste fragile. Les blessures sont vives, les récits dissonants, les attentes multiples. Cette libération s’accompagne d’un appel à la reconnaissance : il s’agit de faire en sorte que la Syrie soit regardée autrement, non comme une terre d’exil ou de ruines, mais comme une société vivante, en quête de dignité. L’art redevient espace de deuil, de projection, de partage.
Réinvestir les lieux : mémoire populaire et héritage révolutionnaire
Lors de mon séjour, l’ancienne gare de Hijaz à Damas a accueilli une exposition consacrée aux célèbres pancartes de Kafranbel, ville du Nord-Ouest syrien devenue, dès 2011, le cœur visuel de la révolution.
Chaque vendredi, jour des manifestations, des habitants y créaient des affiches illustrées, drôles et acérées, appelant à la liberté et à la justice. Kafranbel était un véritable laboratoire de créativité populaire. L’exposition, conçue par de jeunes artistes syriens, proposait une relecture scénographiée de ces slogans iconiques. Présentés dans un espace patrimonial, les messages ne sont ni figés ni dépolitisés, mais restitués dans toute leur force. L’exposition affirmait ainsi un attachement à la mémoire populaire de la révolution, en permettant aux passants de la capitale de la redécouvrir dans un cadre poétique et accessible.
Exposition des banderoles de Kafranbel, gare de Hijaz, Damas. Albane Buriel, CC BY
Autre lieu, autre geste. Au Musée national de Damas, l’exposition « Les détenus et les disparus », portée par la plateforme Mémoire créative de la révolution syrienne, retrace quatorze années de créations nées du soulèvement et de l’oppression : affiches, pancartes, slogans calligraphiés, poèmes, vidéos, peintures murales et visuels militants.
Une scénographie chronologique donne à voir les imaginaires politiques d’une révolution confisquée, depuis les slogans révolutionnaires jusqu’aux récits des détentions, des formes de résistance, des disparitions forcées, puis des procès de 2020 pour crimes contre l’humanité, engagés en Allemagne.
La photographie The Fall (la Chute), de Mohamad Khayata, clôt l’exposition comme elle clôt une époque (image présentée en tête de l’article, ndlr). Elle montre la statue renversée de Hafez Al-Assad, qui a longtemps surplombé la ville de Deir Atiyeh, dans le Qalamoun (ouest du pays). Sur le visage de la statue renversée, une femme se tient debout enveloppée dans une couverture traditionnelle. Cela ne s’apparente pas simplement à une fin, mais à un basculement d’imaginaire. Comme si cette énorme figure de béton, écrasée dans les gravats, laissait enfin place à autre chose.
En juin dernier, à la suite de cette exposition, l’artiste syrienne Rania Al-Najdi a présenté Origami Birds : For Those Who Will Not Be Forgotten (Oiseaux en origami : Pour ceux qui ne seront pas oubliés), une installation de 1 500 oiseaux de papier en hommage aux disparus syriens.
Ancienne prisonnière politique en 2013, Rania a conçu cette œuvre comme un acte de mémoire et de justice, en collaboration directe avec des familles des détenus. Chaque oiseau représente une vie volée, un inconnu de la liste du rapport « César ». Publié en 2014, il rassemble 55 000 photos exfiltrées par un déserteur de la police militaire syrienne, documentant la torture et l’exécution de milliers de détenus dans les prisons du régime Assad. Une absence devenue présence. L’exposition mêle éclairages sensibles, témoignages, sons et vidéos.
L’exposition a réuni familles, citoyens et représentants d’institutions en quête de vérité. Rania rappelle :
« Ils ne sont pas que des prénoms. Nous devons rendre justice aux martyrs et aux détenus. »
Des familles syriennes brandissent les portraits de leurs proches disparus, pour que leurs visages ne tombent pas dans l’oubli. Ali Hajsuleiman, CC BY
Des collectifs pour une mémoire vivante
Si ces expositions réinvestissent des lieux centraux, d’autres gestes se déploient en marge, dans les villes ou les interstices de l’institutionnel.
À Damas et Alep, la fondation MADAD, fondée par l’artiste Buthayna Ali, transforme des lieux abandonnés en scènes contemporaines. Depuis la chute du régime Assad, MADAD déploie des projets artistiques plus audacieux, visibles dans l’espace public et porteurs de récits longtemps refoulés.
L’exposition « Path » (avril 2025) est présentée dans le bâtiment abandonné Massar Rose à Damas. Elle réunit 29 artistes autour des thèmes de la mémoire, du pardon et du retour. Certaines œuvres – comme une épée d’argile fichée dans le sol ou des lettres brûlées – évoquent l’abandon de la violence et la transmission interrompue. Une volonté explicite de traiter les blessures du conflit dans un espace urbain reconquis.
« Embed », de Rala Tarabishi, rassemble 300 épées suspendues en argile. Elles symbolisent les émotions violentes et les blessures. Ahmad Shhibar, CC BY
Aujourd’hui, MADAD prolonge cette démarche avec Unseen, un concours destiné aux jeunes artistes du nord du pays, explique Kinana Alkoud, une artiste investie dans le processus de sélection. L’exposition finale, prévue dans un hammam restauré à Alep, explorera ces choses que l’on voit sans regarder : gestes quotidiens, souvenirs enfouis, peurs silencieuses.
Homs : créer malgré l’instabilité
Homs, marquée par les destructions et les fractures communautaires, reste une ville à vif, où la mémoire divise encore.
Depuis 2020, le Harmony Forum développe des projets artistiques de consolidation de la paix. Son programme Beyond Colors 3 (2023–2024) a réuni vingt jeunes issus de confessions diverses. Peinture, installation, performance : les œuvres produites explorent la perte, l’exil, la reconstruction intime. Présentées dans une tente sur une place centrale, ces créations ont touché de nombreux visiteurs. Une artiste se souvient :
« Les gens racontaient leurs propres histoires. Leurs souvenirs faisaient écho à ce que nous avions voulu dire. »
Vue de l’installation « Un rêve temporaire », de Layla Al-Hashemy et Mario Butrus, dans la première tente. Harmony Forum, CC BY
À Homs, un volontaire décrit un basculement depuis décembre 2024. Faute de sécurité suffisante, les expositions publiques ont laissé place à des films documentaires. Deux projets sont en cours : Revival, sur la mémoire de Homs et de sa campagne, et Fanjan, consacré au café arabe comme symbole de paix et de transmission. Une manière discrète, mais profonde de continuer à tisser du lien, malgré l’instabilité. Là où se réunir autour de la mémoire peut encore être perçu comme un risque.
Madaniya : pour une mémoire politique de la transition
Dans un registre plus explicitement politique, le collectif syrien Madaniya, fondé en 2023, en exil à l’époque, réunit artistes, chercheurs, militants et écrivains autour d’un même refus : celui d’une normalisation qui ne s’accompagnerait pas de justice rendue aux victimes. Ils défendent une reconstruction centrée sur la vérité, la mémoire et la réparation, où la culture devient un levier citoyen.
Leur programme, « Dialogue syrien sur la justice, la vérité et la réparation », multiplie les ateliers mêlant artistes, survivants et juristes pour penser les contours d’une justice post-conflit enracinée dans l’écoute et la vérité. Théâtre-témoignage, installations, archives visuelles : autant d’outils pour penser une justice sensible, partagée, en dehors des cadres classiques.
En mai dernier, à Damas, une veillée rendait hommage à Bassel Shehadeh, un jeune documentariste et journaliste tué en mai 2012 à Homs, devenu aujourd’hui l’un des symboles de la révolution. L’événement, conçu sous forme de veillée-performance, mêlait lectures poétiques, projection de vidéos d’archives, exposition de portraits et moment de silence collectif.
Témoignages des proches de Bassel Shehadeh durant la soirée-hommage. Albane Buriel, CC BY
À travers cette diversité d’actions, Madaniya entend maintenir vivante une mémoire politique des soulèvements de 2011, et rappeler que la reconstruction ne peut se limiter à des infrastructures ou à des accords diplomatiques. Le collectif propose ainsi une vision critique et profondément incarnée de la transition, dans laquelle l’art devient un acte de résistance, de reconnaissance, et d’avenir.
Dans les marges, un futur à inventer
Ces exemples ne prétendent pas représenter toute la Syrie. Une large part de la population reste à distance : peur, précarité, silence. L’accès inégal à l’expression, la censure ou l’indifférence creusent les fractures. Ces dynamiques restent localisées, fragiles. Et pourtant, dans les marges, quelque chose se dit. Là où les institutions manquent, des gestes surgissent. L’art ne reconstruit pas un pays, mais il ouvre des brèches : pour dire, pour pleurer, pour résister. Il ne remplace ni les procès ni les réparations, mais offre un espace pour réhabiter le présent, comme en témoigne, par exemple, Romain Huët dans ses « Chroniques d’Ukraine : L’art face à la guerre » (The Conversation, 2022).
Dans un article publié en juin 2025 sur Al-Jumhuriya, un site d’analyse politique, Yassin al-Haj Saleh, écrivain et opposant politique au régime de Bachar Al-Assad, appelait à une justice existentielle. Il mettait en garde : sans vigilance, la transition pourrait favoriser une culture aseptisée, coupée de la mémoire du conflit.
Mais, selon lui, un apprentissage politique souterrain s’est tissé dans les ruines – une maturation lente qui pourrait fonder les bases d’une justice réparatrice, non seulement juridique, mais aussi culturelle et symbolique. Raison de plus pour prêter attention à ces signaux faibles. Sur les murs d’Alep, dans les ateliers de Homs ou les galeries de Damas, une autre Syrie se dessine – une Syrie qui tente, par fragments, de faire récit ensemble.
Mais ces signes d’ouverture restent ambivalents. Le nouveau régime, issu d’une matrice sécuritaire et militaire, tolère certaines formes d’expression artistique – tant qu’elles ne remettent pas en cause les équilibres fragiles du moment : cohésion communautaire, contrôle des récits sur la guerre, image de stabilité à l’international. La surveillance persiste, les lignes rouges demeurent floues, et les artistes pratiquent souvent une autocensure prudente, sans connaître clairement les limites à ne pas franchir. Les dénonciations explicites des crimes passés restent rares, et les récits sur les exactions commises par les différents camps – y compris ceux aujourd’hui au pouvoir – peinent à trouver leur place dans l’espace public. La mémoire, en Syrie, reste un terrain miné.
Albane Buriel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
Les personnes désireuses de perdre du poids se rassemblent de plus en plus dans des communautés en ligne. À l’heure où certains influenceurs font la promotion de méthodes amaigrissantes risquées allant jusqu’à l’usage détourné de médicaments, ces espaces numériques pourraient – s’ils étaient encadrés par des professionnels de santé – devenir un complément utile à l’accompagnement médical traditionnel.
Un Français sur deux est en situation de surpoids ou d’obésité. Pour tenter de perdre du poids, les personnes concernées ne font plus seulement appel aux professionnels de santé.
Il existe notamment des communautés en ligne consacrées au soutien à la perte de poids, qui proposent d’échanger avec des « pairs », des personnes « comme nous », qui rencontrent la même problématique.
Des communautés en ligne, sur les réseaux, entre patients…
Tantôt rattachées à une marque (à l’image de la très connue communauté Weight Watchers), tantôt lancées à l’initiative d’internautes sur des sites de santé généralistes (par exemple, Doctissimo) ou sur des réseaux sociaux, disposant parfois d’un comité scientifique composé de médecins (à l’image de certaines communautés entre patients, par exemple Carenity), ces communautés perdurent et continuent d’attirer de nouveaux membres.
Comment expliquer leur succès ? Peuvent-elles constituer un levier vers des comportements alimentaires plus équilibrés ? Comment concilier leur approche avec la prise en charge proposée par des professionnels de santé ?
La place prise par les influenceurs autour des régimes amaigrissants
La perte de poids est un parcours du combattant. C’est ce qui ressort des témoignages recueillis dans notre étude. De nature qualitative, elle a été menée auprès de 25 utilisateurs de communautés en ligne.
Annie, 43 ans, indique par exemple :
« J’aime bien la bonne cuisine, mais je me reprends en main du coup. Je pense que ce régime, ce sera jusqu’à la fin de ma vie, ça m’a aidée à prendre conscience que le surpoids se gère, mais c’est une attention de tous les jours. »
Différentes stratégies sont mises en œuvre pour perdre du poids : par exemple, se rendre dans le cabinet d’un professionnel de santé ou entreprendre un régime hypocalorique à l’instar du célèbre programme Weight Watchers (la marque a cessé ses activités en France fin 2024).
Mais désormais, certaines personnes qui souhaitent maigrir suivent des influenceurs santé/bien-être sur les réseaux sociaux. Cela témoigne d’une nouvelle ère pour les régimes dans laquelle les influenceurs sont particulièrement écoutés.
Les risques liés à la promotion d’usages détournés de médicaments
Actuellement, les influenceurs font une large promotion des sémaglutides tels que l’Ozempic, hors de tout contrôle médical, ce qui présente des risques contre lesquels les autorités de santéont alerté. Ozempic est en effet un médicament contre le diabète qui est détourné de manière illégale de son usage initial parce qu’il induit une perte de poids.
À noter qu’il existe désormais une version de la même molécule, commercialisée sous le nom de Wegovy, indiquée cette fois pour traiter l’obésité dans des situations très précises. Ce nouveau médicament n’est disponible que sur ordonnance et les prescriptions sont très encadrées.
Des « communautés de soutien » avec des personnes qui « nous ressemblent »
De nombreuses personnes se tournent également vers des communautés pour partager leur parcours de perte de poids et s’entraider.
Sabah, 35 ans, témoigne :
« Juste le fait de partager nos difficultés, je pense que ça fait quelque chose. Ça peut remonter le moral. »
Ces communautés aident à maintenir sa motivation, au travers des échanges avec des personnes qui ont le même vécu.
Lise, 53 ans, explique :
« Il y a une chose qui m’a toujours paru assez difficile, c’est d’être conseillée pour maigrir par des personnes qui sont filiformes. Quelque part, est-ce qu’elles savent vraiment ce que c’est qu’un régime et le vécu d’un régime ? […] Il y a une compréhension dans ces communautés qu’on n’a pas forcément avec un professionnel. »
Le corps médical ne peut donc plus omettre l’existence de ces lieux de rassemblement, de même que l’écoute et l’empathie dont les patients ont besoin et que ces professionnels n’ont pas toujours le temps de donner.
Ces communautés en ligne créées pour perdre du poids sont désignées par les participants comme des « communautés de soutien ». Le partage est au cœur de ces communautés.
Estelle, 32 ans, analyse :
« Je pense que quand on fait cette démarche-là d’aller sur les forums, on cherche à partager, à se soutenir. »
Ce soutien peut être de nature informationnelle, lorsque les utilisateurs échangent des conseils et des astuces, mais aussi de nature émotionnelle.
Jennifer, 22 ans, rapporte :
« Ça fait plaisir quand on dit qu’on a perdu du poids ou qu’on a fait un excès. C’est bien de se voir écrire “Continue, courage”. »
Les participants cherchent à échanger avec des personnes et « des profils qui [leur] ressemblent ». « Dans la même galère », « des personnes qui sont comme moi », « se trouver des points communs » constituent autant de façons de faire référence à des personnes que l’on pense être comme nous, auxquelles on s’identifie.
Un espace de partage pour manger mieux ?
Notre seconde étude, quantitative, menée auprès de 335 utilisateurs de communautés, montre que plus l’utilisateur se sent soutenu, plus il s’identifie aux membres de la communauté. Cependant, dans tout rassemblement social, des règles doivent être respectées pour que les échanges soient les plus sereins et profitables possibles.
Les règles ou normes qui régissent les communautés sont nombreuses : ne pas juger les autres, afficher sa perte de poids chaque semaine, être sincère, afficher ses menus, ne pas suivre de régime restrictif, participer tous les jours à la communauté ou encore se fixer un objectif précis.
Notre étude montre que plus les participants se conforment à ces règles, plus leur auto-efficacité augmente, ce qui se traduit notamment par une plus grande consommation de fruits et légumes, conformément aux recommandations officielles et à la littératurescientifique. Cette stratégie est reconnue comme efficace pour perdre du poids.
Claude, 70 ans, lorsqu’elle parle d’un partage de recettes sur la communauté, indique également :
« C’était un gratin de pâtes au saumon. Avec un poisson. Ça m’a donné une idée, car je n’ai pas l’habitude de faire ça. »
Myriam, 32 ans, ajoute :
« J’ai intégré le chocolat par exemple dans mon régime alimentaire alors que je ne mange pas du tout de chocolat de base. Je suis plutôt grignotage salé. Le fait d’avoir intégré le chocolat, je me rends compte que ça m’aide à tenir le coup sur une journée. C’est un petit moment de plaisir et ça, c’est un conseil que j’ai eu sur les forums. »
Un accompagnement supplémentaire pour les patients
Alors qu’une de nos précédentes recherches menée auprès de 23 experts en nutrition avait montré la défiance des professionnels de santé vis-à-vis de ces communautés en ligne (informations erronées possibles, trop de croyances, incitation à entreprendre des régimes restrictifs par exemple), ces experts pourraient en tirer parti pour une prise en charge multidimensionnelle du surpoids et de l’obésité.
Le recours à ces communautés pourrait constituer un accompagnement complémentaire dans le contexte actuel, dans lequel l’accent est mis sur le traitement des causes, et non seulement des conséquences de l’obésité, en faisant appel à des experts en nutrition mais aussi à des psychologues, des cardiologues et d’autres professionnels.
Alternatives aux communautés qui prônent des régimes décriés pour leur côté restrictif, des communautés développées, alimentées et encadrées par des professionnels de santé pourraient être source de bien-être psychologique pour leurs patients.
Il reste encore du chemin à parcourir pour mieux (re)connecter patients et professionnels de santé. Le soutien doit être au cœur de la prise en charge du surpoids et de l’obésité, car il permet d’atteindre plus facilement ses objectifs.
Laurie Balbo a reçu des financements de l’ANR.
Marie-Christine Lichtlé et Steffie Gallin ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.
Source: The Conversation – in French – By Marie-Pierre Légaré-Baribeau, Doctorante en psychologie – Recherche et Intervention clinique , Université Laval
Loin des règles rigides, plusieurs chercheuses et chercheurs s’intéressent à l’alimentation intuitive, une approche qui encourage les gens à se reconnecter avec leurs signaux de faim et de satiété pour nourrir une relation saine avec leur corps, mais aussi avec leur esprit.
De récentes recherches confirment que cette approche est liée à une image corporelle plus positive, à une meilleure estime de soi, ainsi qu’à moins de détresse psychologique et de comportements alimentaires problématiques, comme la restriction alimentaire ou l’exercice excessif.
Imaginons que notre corps soit un orchestre comprenant de nombreux instruments de musique jouant chacun un rôle dans la symphonie de notre bien-être. Les signaux de faim et de satiété, les émotions, les envies, les habitudes de vie sont différentes sections de cet orchestre qui influence la mélodie. L’alimentation intuitive, c’est notre capacité à devenir le chef d’orchestre, c’est-à-dire diriger l’ensemble des instruments pour créer une symphonie harmonieuse et équilibrée à l’intérieur de notre corps.
Doctorante en psychologie à l’Université Laval, mes travaux de thèse portent sur les associations présentes entre le stigmate lié au poids (grossophobie) perpétré par le partenaire amoureux au sein des couples, les comportements alimentaires problématiques et différents indicateurs de bien-être individuels et conjugaux.
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D’abord, apprendre à s’ajuster au tempo de son corps génère un sentiment de libération envers la surveillance constante de son assiette. Il s’agit du bénéfice le plus immédiat : la fin du cercle vicieux de la restriction menant à la compulsion alimentaire. La nourriture redevient ce qu’elle doit être, c’est-à-dire une source de nutrition, d’énergie et de plaisir, et non pas le centre de nos pensées.
Ensuite, l’alimentation intuitive encourage les gens à apprécier leur corps pour ce qu’il permet de faire, plutôt que de le juger uniquement sur son apparence. Cette acceptation inconditionnelle de son corps permet aux individus de développer une plus grande appréciation corporelle. Il a effectivement été démontré que les personnes qui mangent intuitivement vivent une moins grande pression à se conformer aux idéaux de minceur corporels véhiculés dans la société ou venant de l’entourage. Elles ont conséquemment plus de satisfaction corporelle et rapportent une estime de soi plus positive.
De plus, les individus adoptant cette approche alimentaire tendent à présenter un meilleur fonctionnement émotionnel. Nombreuses sont les personnes qui se tournent vers la nourriture lors de moments difficiles. L’alimentation intuitive ne nie pas cette réalité, mais encourage plutôt à reconnaître ces moments d’alimentation émotionnelle sans jugement. Elle incite parallèlement à développer un répertoire d’outils alternatifs de régulation émotionnelle le cas échéant, comme contacter un ami ou aller prendre une marche.
Enfin, l’alimentation intuitive est associée à moins de comportements alimentaires problématiques, comme les diètes, les compulsions alimentaires ou les comportements compensatoires (p. ex., vomissements). L’alimentation intuitive ramène le plaisir de manger des aliments à la fois nutritifs et savoureux au cœur de l’expérience alimentaire. Ce faisant, elle devient un puissant facteur de protection contre le développement des troubles des conduites alimentaires.
L’orchestre alimentaire
À l’origine, l’alimentation intuitive est une approche alimentaire développée par deux nutritionnistes et reposant sur dix principes détaillés dans l’ouvrage Intuitive eating : A revolutionary anti-diet approach. St. Martin’s Essentials. Selon cette approche, l’attention est portée sur les besoins physiologiques internes du corps, soit les signaux de faim et de satiété, pour déterminer quand et quelle quantité manger. Elle met ainsi de côté les influences autres comme les pensées, les personnes ou l’environnement.
Les signaux de faim et de satiété, dictés par l’estomac, le système digestif et le cerveau sont les parties principales de notre orchestre alimentaire. Ils nous indiquent lorsque nous avons faim et lorsque nous sommes rassasiés. Il est important d’apprendre à être à l’écoute de ces signaux pour réguler la quantité de nourriture que l’on mange à chaque repas.
Les émotions, telles que le stress, la joie et la tristesse, peuvent elles aussi dicter notre consommation d’aliments. Parfois prenants plus ou moins de place, il est crucial d’apprendre à prendre conscience de ses émotions et de reconnaître leur influence selon notre humeur du moment dans notre orchestre intérieur.
Les envies, quant à elles, sont un autre facteur puissant influant les types d’aliments qu’on mange. Certains aliments sont réconfortants et nous font naturellement envie plus que d’autres. C’est tout à fait normal ! Bien qu’essentielles à notre bien-être, il faut savoir s’adapter à ces envies pour qu’elles ne dominent pas entièrement notre orchestre alimentaire.
Enfin, les habitudes de vie jouent un rôle non négligeable dans notre alimentation. Celles-ci devraient générer un cadre stable pour la journée avec des repas et des collations à des heures régulières, tout en demeurant flexibles aux autres facteurs pouvant influencer notre orchestre intérieur.
L’alimentation intuitive fonctionne donc comme une improvisation musicale : il ne s’agit pas de suivre des notes fixes d’une partition déjà écrite. Tout comme un chef d’orchestre qui apprend à lire et à interpréter une partition, l’individu répond à ses signaux au fur et à mesure qu’ils se présentent, en trouvant l’équilibre entre les besoins physiologiques, mentaux et émotionnels.
Toutefois, il est à noter que ce n’est pas tout le monde qui réussit à maîtriser l’art de diriger un orchestre seul. L’accompagnement d’un chef expert tel qu’un nutritionniste peut alors être indiqué pour nous montrer comment bien diriger notre symphonie !
Une harmonie dans l’ensemble des sphères de notre bien-être
Les régimes alimentaires sont rarement efficaces sur le long terme en plus de dérailler notre rapport avec notre corps et notre esprit. Au moins un tiers des personnes qui se mettent au régime reprennent plus de poids qu’elles n’en ont perdu. Une étude longitudinale a montré que jusqu’à 80 à 95 % des individus reprennent le poids perdu dans les trois à cinq années suivant un régime amaigrissant.
Comparativement à l’approche traditionnelle qui se focalise sur le poids et qui mène à un regain du poids perdu sur le long terme, l’approche adhérant aux principes de l’alimentation intuitive favoriserait un maintien du poids dans le temps. Prendre conscience de comment on se sent dans son corps après avoir consommé un aliment aurait donc des effets positifs tant au niveau physique que psychologique, et encore plus pour les personnes présentant effectivement un surplus de poids ou de l’obésité.
Au lieu de regarder des données comme le chiffre sur la balance, le nombre de calories dépensées, la quantité de protéines ingérées, pourquoi ne pas se recentrer sur soi ? L’alimentation intuitive devient une douce mélodie à nos oreilles qui a le potentiel de générer une harmonie dans l’ensemble des sphères de notre bien-être.
Marie-Pierre Légaré-Baribeau ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.