Les vacances scolaires en France : deux siècles de réformes et de controverses

Source: The Conversation – Indonesia – By Julien Cahon, Professeur des universités, Université de Picardie Jules Verne (UPJV)

Comment répartir sur l’année les périodes de vacances et dans quel sens réajuster les horaires scolaires pour qu’ils se calquent au mieux sur les besoins des plus jeunes ? La question est au cœur de la Convention citoyenne sur les temps de l’enfant qui va se réunir à partir du 20 juin jusque fin novembre 2025. Mais elle agite de longue date la société française.


« L’opinion du pays est qu’on donne trop de congés dans les établissements scolaires. » Cette affirmation ne fait pas suite aux récentes déclarations de l’actuelle ministre de l’éducation nationale Élisabeth Borne et du président de la République Emmanuel Macron, qui souhaitent raccourcir le temps des vacances scolaires, mais vient d’une lettre du principal du collège communal de Beauvais au recteur de l’académie d’Amiens, datée du 21 octobre 1835 !

Le sujet, sur lequel doit réfléchir la Convention citoyenne sur les temps de l’enfant qui s’ouvre le 20 juin prochain, est en effet aussi ancien que complexe. La durée et l’échelonnement des vacances scolaires ont-ils toujours été les mêmes depuis deux siècles ? Quelle est l’importance des vacances d’été dans ce calendrier annuel ? Celui-ci a-t-il beaucoup changé au cours des XIXe et XXe siècles ?

Au XIXᵉ siècle, des vacances d’été aux dates fluctuantes

Au XIXe siècle, la vie scolaire et le temps des vacances sont essentiellement rythmés par des repères agricoles et religieux. À la suite de la loi Guizot sur l’organisation de l’instruction primaire (1833), la durée des vacances est fixée à six semaines (maximum) par le statut du 25 avril 1834, premier règlement général sur les écoles élémentaires.

Les dates de début et de fin des vacances sont déterminées par les préfets, en lien avec les conseils départementaux de l’instruction publique à partir de 1854, puis par les recteurs à partir de 1887. Elles varient donc localement entre mi-août (après le 15, fête catholique de l’Assomption) et début octobre.

Jusqu’à la fin du XIXe siècle, les nouveaux règlements confirment ces modalités. Dans une circulaire ministérielle du 1er août 1866, Victor Duruy estime qu’il n’est « pas possible de fixer une date uniforme pour l’ouverture des vacances dans toute la France : le climat, les cultures ne sont pas les mêmes partout, et […] il y a un grand intérêt à faire coïncider les vacances avec l’époque où les enfants abandonneraient les écoles pour les travaux des champs ».

Dans l’enseignement secondaire, les vacances sont également de six semaines puis passent à huit et à douze semaines, en 1891 et en 1912 : elles s’étalent ainsi du 1er août puis du 14 juillet au 30 septembre et correspondent de cette manière aux périodes de loisirs des familles bourgeoises de l’enseignement secondaire et au moment des gros travaux agricoles (moissons, vendanges) dans l’enseignement primaire (école du peuple).

Création de « petites vacances » dans l’entre-deux-guerres

Jusqu’à la fin du XIXe siècle, il n’existe par ailleurs pas de « petites vacances », seulement un jour de congé le 1er janvier, le 14 juillet et lors des principales fêtes catholiques : Noël, Toussaint, Pentecôte, « Mardi Gras » et Pâques.

Dans l’entre-deux-guerres, la tendance est à la convergence des calendriers scolaires annuels des établissements primaires et secondaires. La durée des vacances estivales est ainsi allongée à deux mois dans les écoles primaires en 1922, du 31 juillet au 30 septembre. Les vacances de Pâques durent désormais une semaine et demie, soit deux jours avant Pâques et la semaine suivante.


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À compter du début des années 1930, les autorités locales tendent à aligner au moins les dates de départ pour tous les ordres d’enseignement. En 1933, le député André Cornu organise un référendum auprès de tous les conseillers généraux de France qu’il consulte sur la question de fixer le début des vacances au 1er juillet pour l’enseignement secondaire et au 14 juillet pour l’enseignement primaire. Il justifie une telle mesure par des arguments sanitaires : la fatigue des jeunes élèves et les conséquences des fortes chaleurs de juillet qui les accablent, alors que ce sont les jours les plus longs et les plus profitables pour « revivifier des organismes surmenés ».

Il existe par ailleurs des enjeux économiques : la fixation des dates des vacances peut être « préjudiciable aux affaires et au commerce » selon la Chambre de commerce de Bretagne et le syndicat général des cidres et fruits à cidre – les enfants constituant toujours une main-d’œuvre agricole d’appoint. Des inspecteurs d’académie avancent, eux, des arguments d’ordre pédagogique, concernant notamment l’organisation des examens de fin d’année.

La durée des vacances d’été des écoles primaires est alignée sur celles des collèges et lycées par Jean Zay, en 1938, et portée à dix semaines (du 14 juillet au 30 septembre) pour tous les niveaux d’enseignement, suite à la loi sur les congés payés. Cet alignement est aussi révélateur d’enjeux pédagogiques et sociaux, comme l’explique Jean Zay dans ses mémoires (Souvenirs et Solitudes) :

« Les éducateurs signalaient depuis longtemps que, dans la deuxième quinzaine de juillet, sous la canicule, le travail scolaire devenait nul ; on se bornait à somnoler sur les bancs et à soupirer en regardant les fenêtres. Les familles, de leur côté, se plaignaient de ne pouvoir organiser leurs vacances à leur guise, pour peu qu’elles eussent un enfant au lycée et un autre à l’école primaire. Le premier était libre au 15 juillet, le second au 31. Je décidai que tous deux s’en iraient ensemble le 15. Mais comme il ne convenait pas que cette unification eût pour résultat de laisser dans la rue les enfants pauvres, elle fut accompagnée d’une nouvelle et large organisation de garderies et de colonies de vacances. »

En 1938-1939, le calendrier scolaire annuel, désormais national, officialise les vacances de Noël, du 23 décembre au 3 janvier, inclut des vacances la semaine du « Mardi Gras » (en février) tandis que celles de Pâques durent désormais deux semaines.

Depuis les années 1950, allongement et multiplication des temps de vacances

À partir des années 1950 se met peu à peu en place le système actuel, dans un contexte de massification et de réforme du système éducatif. En 1959, les vacances d’été sont déplacées de quinze jours, du 1er juillet au 15 septembre. Elles durent toujours 10 semaines à tous les niveaux (pour 37 semaines de cours) mais, en réalité, l’année scolaire est souvent écourtée par l’organisation des examens et procédures d’orientation dans le second degré. À partir de 1959 également, cinq semaines de congés jalonnent l’année scolaire de tous les élèves, dont une libérée et partagée entre la Toussaint et la mi-février pour aérer deux premiers trimestres allongés. Les quatre autres sont réparties entre Noël et Pâques.




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À partir de 1965, les académies sont réparties en deux zones afin d’organiser des départs décalés (de dix jours) pour les vacances d’été, mais ce zonage est abandonné dès 1969. En 1967-1968 est créé le premier zonage pour les vacances de février. En 1969-1970, les vacances de février (comme celles de la Toussaint) sont doublées à huit jours, puis ramenées à quatre jours dès 1970-1971. Il s’agit de répondre « au vœu de la majorité des parents que leurs occupations professionnelles empêchent de s’occuper de leurs enfants les jours ouvrables », selon les mots du ministre de l’éducation nationale Olivier Guichard.

C’est en 1972, après les Jeux olympiques d’hiver de Grenoble, que les vacances d’hiver (une semaine) sont créées et durablement instaurées, ainsi que le découpage des académies en trois zones. Pour certains chefs d’établissement, cette semaine de vacances est « une aberration pédagogique si l’on se place du point de vue des enfants », car les « petits congés démobilisent les élèves ».

Zones de vacances : cinquante ans d’ajustement (INA Actu, 2019).

Ce débat met aussi en jeu de puissants intérêts économiques, avec l’industrie touristique et les transports. Leur objectif est double : éviter l’engorgement sur les routes et la concentration de l’occupation des lieux de vacances.

En 1986, le rapport du recteur Magnin, remis au ministre René Monory, préconise également une réduction des vacances compensée par un allégement des journées de classe. Le débat sur l’organisation des vacances scolaires rejoint celui de l’organisation de la journée et de la semaine, jusqu’alors pensées séparément. C’est à partir des années 1990, dans le cadre du débat sur la semaine de 4, 4,5 ou 5 jours, que les vacances d’été sont réduites de douze jours pour les écoles ayant choisi la semaine de 4 jours et effectuant une rentrée anticipée fin août (le volume horaire annuel de cours doit, en effet, rester le même pour tous).

Auparavant, le calendrier annuel 7/2 – c’est-à-dire sept semaines de travail et deux semaines de vacances – a été adopté par Jean-Pierre Chevènement pour l’année scolaire 1986-1987 avec des vacances d’été de neuf semaines programmées du 30 juin au 3 septembre. La loi d’orientation sur l’éducation de 1989, dite loi Jospin, précise que l’année scolaire comporte désormais 36 semaines, réparties en cinq périodes de travail de durée comparable, séparées par quatre périodes de vacances. Cette loi prévoit aussi un calendrier scolaire fixé pour un cycle de trois années. Les vacances de la Toussaint oscillent entre une semaine et dix jours jusqu’en 2013 : elles passent alors à deux semaines et celles d’été à huit semaines.

C’est aussi dans les années 1980-1990 que la question de l’organisation des vacances scolaires est reliée à la qualité des apprentissages des élèves et aux enjeux de lutte contre l’échec scolaire, qui s’est affirmé comme problème social et politique. C’est notamment l’une des mesures phares du programme de Jacques Chirac lors de la campagne présidentielle de 1995, que le candidat RPR mène sur le thème de « la fracture sociale » : réduire de trois semaines les vacances estivales afin de mettre en place une semaine scolaire de cinq jours aux horaires allégés.

En 2013, le ministre de l’éducation nationale Vincent Peillon préconise aussi de raccourcir les vacances d’été de huit à six semaines après la difficile mise en œuvre de sa réforme des rythmes scolaires hebdomadaires et quotidiens.

En rouvrant un débat qu’il avait lui-même clos en 2017 et en annonçant une énième concertation sur le sujet (après celles de 2011 et de 2012 notamment), Emmanuel Macron vient probablement de relancer la controverse… dans l’intérêt des élèves ?

The Conversation

Julien Cahon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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Crises énergétiques en Europe : le grand retour du « refoulé »

Source: The Conversation – Indonesia – By Patrice Geoffron, Professeur d’Economie, Université Paris Dauphine – PSL

Du mouvement des gilets jaunes à la guerre en Ukraine, aux menaces sur le détroit d’Ormuz, les crises récentes ont révélé les vulnérabilités énergétiques de l’Union européenne. Dans un monde où la géopolitique domine à nouveau les marchés d’hydrocarbures, le Green Deal constitue tout autant une assurance collective pour les Européens, qu’un impératif climatique.


Les chocs pétroliers des années 1970 ont marqué profondément le paysage économique mondial. Les effets socio-économiques durables qui en ont découlé n’ont jamais été totalement effacés. La combinaison d’une inflation et d’un chômage élevés, conceptualisée sous le terme de « stagflation », ont notamment provoqué une fragilisation de l’industrie lourde européenne et une montée structurelle du chômage. À partir du milieu des années 1980, et pendant une quinzaine d’années s’est installé un « contre choc pétrolier », avec un reflux massif des prix jusqu’à 10 dollars en 1999, soit quatre fois moins qu’au moment des records atteints durant la décennie 1970.

Mais ce reflux n’aura été qu’une parenthèse car, depuis le début des années 2000, les marchés énergétiques se caractérisent par une volatilité extrême, illustrée par le caractère erratique du prix du pétrole qui a varié de 20 à 150 dollars le baril depuis le début de notre siècle. Cette instabilité reflète les soubresauts de la globalisation économique et débouche sur une incertitude permanente. Elle constitue un défi majeur pour les politiques énergétiques et économiques des États, rendant difficile la planification à long terme, en particulier pour l’UE qui est particulièrement dépendante en importation d’hydrocarbures. La France, qui importe 99 % de son pétrole et 96 % de son gaz, ne fait pas exception. Et, à l’évidence, l’affirmation d’une domination énergétique des États-Unis, sous Trump 2, renforce les menaces sur l’Europe.

Nouveaux risques énergétiques

Au-delà de l’instabilité des prix, de nouveaux risques énergétiques sont apparus ces dernières années. Les dérèglements climatiques affectent directement les infrastructures énergétiques, fragilisant les réseaux électriques face aux événements météorologiques extrêmes et perturbant le cycle de l’eau essentiel au fonctionnement de nombreuses installations. Parallèlement, la numérisation croissante des systèmes énergétiques expose à des menaces de cybersécurité. Ajoutée à cela, la transition énergétique est sous contrainte d’approvisionnement en minerais dits « critiques », du cuivre au lithium, essentiels au déploiement des technologies bas-carbone.

Dans ce contexte, la politique de décarbonation de l’UE, avec le Green Deal comme fer de lance, doit être considérée comme une assurance collective des Européens contre de nouveaux chocs. Pour le comprendre, il est important de revenir sur les chocs énergétiques récents, de la crise des gilets jaunes à la guerre en Ukraine, et sur la crise latente résultant de la géopolitique mondiale sous la nouvelle administration Trump.




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Retour sur la crise des gilets jaunes

Le mouvement des gilets jaunes, qui a émergé en France en octobre 2018, offre un cas d’étude révélateur des mécanismes à l’œuvre dans les crises énergétiques contemporaines. Cette mobilisation sociale sans précédent a été déclenchée par une conjonction de facteurs énergétiques et fiscaux. Entre 2016 et 2018, le cours du baril de pétrole a pratiquement doublé sur les marchés internationaux, de 40 à 80 $. S’est exercée alors une forte pression à la hausse sur les prix à la pompe.

Simultanément, le gouvernement français poursuivait la montée en puissance de la taxe carbone, mise en place en 2014 sous le gouvernement Ayrault et inscrite dans la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte en 2015. Cette taxe, intégrée à la TICPE (Taxe Intérieure de Consommation sur les Produits Énergétiques) vise à faire payer les pollueurs, mais se répercute dans les faits jusqu’au consommateur final par une hausse des prix. Elle devait suivre une trajectoire d’augmentation programmée, passant de 7 € par tonne de CO2, lors de sa création, à 100 € par tonne en 2030.

Des effets redistributifs ignorés

L’erreur fondamentale commise par les autorités a été l’absence de prise en compte des effets redistributifs de cette politique fiscale. La hausse des prix des carburants, dans ce contexte de fort rebond du cours de l’or noir, a frappé particulièrement les ménages des zones périurbaines et rurales, fortement dépendants de l’automobile pour leurs déplacements quotidiens. Cette situation a mis en lumière le retard considérable dans la mise en œuvre des efforts de transition environnementale, notamment l’efficacité thermique des logements (en particulier pour les ménages chauffés au fioul) et la décarbonation des transports. Ces habitants, souvent modestes et contraints à l’usage d’un véhicule individuel, se sont retrouvés dans une situation de pression budgétaire accrue, voire de précarité énergétique, ce qui a alimenté un sentiment d’injustice sociale et d’iniquité territoriale. Face à l’ampleur de la contestation, le gouvernement a dû renoncer à la poursuite des augmentations prévues de la taxe carbone, qui est ainsi restée figée à 45 euros par tonne de CO2 depuis 2019.

La réponse politique joue un rôle crucial dans la transformation des chocs énergétiques en crise sociale et économique. Une taxation « élastique », fixée en fonction des prix des carburants, aurait amorti les effets des fluctuations du prix du baril au lieu d’en accentuer le mouvement comme c’est le cas actuellement. Un tel système aurait pu amoindrir cette crise. Il permettrait d’abaisser efficacement les pics de prix à la pompe et les menaces pour la stabilité sociale qui en découlent, tout en ayant un impact limité, voire positif, sur les finances publiques.

Une reconfiguration brutale

Trois ans après la crise des gilets jaunes, c’est un choc international qui a cette fois bouleversé le paysage énergétique européen. Le conflit en Ukraine, déclenché en février 2022, est non seulement une rupture pour le marché énergétique européen, mais, très au-delà, a débouché sur une restructuration mondiale des flux fossiles. L’Union européenne s’est rapidement engagée dans une prise de distance avec la Russie, avec des embargos sur le charbon, le pétrole et ses dérivés, et en réduisant massivement les importations de gaz. Cette reconfiguration brutale des flux d’approvisionnement a produit un choc économique d’une ampleur considérable : la facture des approvisionnements énergétiques a bondi à plus de 9 % du PIB de l’UE, contre 2 % en 2020, soit un niveau proche du second choc pétrolier de 1979-1980.

L’impact macroéconomique a nécessité des interventions massives des gouvernements européens sous forme de boucliers tarifaires et autres amortisseurs. Le coût total de ces mesures pour l’Union européenne (et le Royaume-Uni) en 2022 a été estimé à plus de 600 milliards d’euros, pesant sur des dettes publiques déjà fragilisées par la pandémie de Covid-19. Malgré ces efforts, l’inflation des prix énergétiques, combinée à celle des prix alimentaires, a conduit à une aggravation de la précarité dans de nombreux pays européens, tout particulièrement dans l’est de l’Union. Le ralentissement de la croissance s’est avéré particulièrement prononcé dans les pays proches de l’Ukraine, comme la Pologne et la Hongrie, qui ont également dû faire face à un afflux massif de personnes réfugiées. L’Italie et l’Allemagne, fortement dépendantes du pétrole et du gaz russes, ont également subi de plein fouet les conséquences de cette crise.


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Au-delà de ces effets immédiats, cette crise a soulevé des inquiétudes concernant la compétitivité industrielle européenne, notamment face à la réaction américaine promouvant l’Inflation Reduction Act. Ce plan massif d’investissement dans les technologies vertes, lancé par l’administration Biden, a créé une asymétrie concurrentielle avec l’Europe, dont les industries étaient déjà fragilisées par les coûts énergétiques élevés. Cette situation a mis en lumière les risques de désindustrialisation du continent européen et catalysé les discussions sur la nécessité d’une politique industrielle plus affirmée, intégrant pleinement la dimension énergétique de la compétitivité. Le “détricotage” de cette politique par l’administration Trump 2 ne lève pas toutes les hypothèques qui pèsent sue l’industrie européenne dans cette bataille transatlantique.

Un paysage énergétique mondial plus que jamais instable

La poursuite du conflit en Ukraine continue de redessiner le paysage énergétique mondial. La Russie a réalloué une partie significative de ses capacités d’exportation vers l’Asie, notamment la Chine et l’Inde, créant de nouveaux axes d’échanges énergétiques qui modifient les équilibres géopolitiques mondiaux. Cette reconfiguration s’inscrit dans ce que certains qualifient de « déglobalisation énergétique », où les échanges tendent à se régionaliser et à s’organiser entre pays partageant des affinités géopolitiques, créant ainsi des blocs énergétiques distincts.

Parallèlement, la persistance de l’instabilité au Moyen-Orient ravive un risque traditionnel de perturbation du commerce pétrolier et gazier. Les tensions dans cette région sont particulièrement élevées autour du détroit d’Ormuz, marquant l’entrée du Golfe Persique au large de l’Iran (au nord) et des Émirats arabes unis (au sud). Par ce détroit, transite une part considérable du commerce mondial de pétrole et, de façon accrue, de gaz liquéfié en provenance du Qatar. Les tensions actuelles constituent une menace lancinante pour la sécurité énergétique.

Ces foyers de tensions géopolitiques créent un environnement d’incertitude chronique qui complique la planification énergétique à long terme pour les pays importateurs, tels que ceux de l’Union européenne. Cette situation renforce la perception de l’énergie comme un enjeu de sécurité collective, au-delà de sa dimension purement économique ou environnementale.

Un autre facteur d’incertitude majeur réside dans l’orientation des politiques énergétiques des grandes puissances. En 2025, l’évolution de la politique américaine sous l’administration Trump 2 suscite des préoccupations, notamment concernant son impact sur les marchés mondiaux et sur la dynamique de la transition énergétique. La défiance américaine vis-à-vis du processus onusien de l’Accord de Paris reste un facteur déterminant pour l’avancement de la coopération internationale en matière de lutte contre le changement climatique. Toute fragilisation de ce processus affaiblit les efforts nécessaires à une transition énergétique mondiale coordonnée.

Une vulnérabilité européenne structurelle

L’Europe présente une vulnérabilité énergétique structurelle qui la distingue des autres grandes puissances économiques. Composée des premiers pays ayant connu l’industrialisation au XIXe siècle (les premiers “émergents”), elle a largement épuisé ses ressources fossiles autochtones au cours de son développement. Cette réalité géologique place le continent dans une situation de dépendance chronique en matière d’importations énergétiques. Contrairement aux États-Unis, qui ont atteint une large autonomie grâce notamment à la révolution des gaz et pétroles de schiste, ou à la Chine, qui dispose encore d’importantes ressources charbonnières, l’Europe doit composer avec une dépendance structurelle aux fournisseurs extérieurs pour satisfaire ses besoins énergétiques fondamentaux.

Les importations massives de produits énergétiques fossiles pèsent lourdement sur la balance commerciale européenne et exposent les économies de l’Union aux fluctuations erratiques des prix sur les marchés mondiaux. Ces variations peuvent déclencher des chocs inflationnistes, comme l’a cruellement rappelé la crise consécutive à l’invasion de l’Ukraine. La dépendance énergétique devient ainsi un facteur de fragilité macroéconomique qui peut compromettre la stabilité socio-économique des pays européens. Les chocs de prix du pétrole et du gaz contribuent à miner les démocraties européennes, créant un terreau favorable à la montée des populismes qui exploitent le mécontentement social lié aux difficultés économiques résultantes.

France24 2024.

Une réponse stratégique

Le Pacte vert pour l’Europe, ou Green Deal, lancé par la Commission européenne fin 2019, constitue la réponse stratégique à cette double contrainte environnementale et sécuritaire. Initialement conçu dans une perspective climatique, avec un objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre de 40 % à l’horizon de 2030 (par rapport à 1990), ce plan a vu ses ambitions rehaussées. L’acte II du Green Deal, baptisé « Fit for 55 »](https://www.consilium.europa.eu/fr/policies/fit-for-55/), adopté en juillet 2021, a relevé cet objectif à 55 %, marquant un accroissement significatif des efforts de décarbonation de l’économie européenne.

Le Green Deal représente bien plus qu’une simple politique environnementale en visant à réduire drastiquement la dépendance aux énergies fossiles importées, induisant des vulnérabilités stratégiques, tout en fixant une ambition dans les technologies vertes à forte valeur ajoutée.

La poursuite d’objectifs ambitieux à court terme, avec le Fit for 55, ne sera soutenable que si elle s’accompagne d’une attention particulière à la question de la précarité énergétique. Le risque est réel que l’accroissement des efforts de transition, notamment à travers l’extension du marché de permis d’émission aux logements et aux transports (dit « EU ETS 2 »), aggrave cette précarité en augmentant les coûts énergétiques pour les ménages les plus vulnérables. L’expérience de la crise des gilets jaunes a démontré qu’une transition, qui néglige les impacts redistributifs, produit des résistances sociales majeures capables de compromettre l’ensemble du processus. L’enjeu pour les décideurs européens est donc de concevoir des mécanismes permettant d’atténuer l’impact de la transition sur les populations vulnérables, tout en maintenant le cap sur les objectifs climatiques. Ce chemin étroit est pourtant le seul pour l’Europe.


Cet article (dans sa version intégrale) fait partie du dossier publié par Dauphine Éclairages Conflits géopolitiques : penser au-delà du réflexe, le média scientifique en ligne de l’Université Paris Dauphine (PSL).

The Conversation

Patrice Geoffron est membre fondateur de l’Alliance pour la Décarbonation de la Route.

ref. Crises énergétiques en Europe : le grand retour du « refoulé » – https://theconversation.com/crises-energetiques-en-europe-le-grand-retour-du-refoule-259160

Investir dans l’art contemporain : comment est déterminée la valeur d’un artiste ?

Source: The Conversation – Indonesia – By Benoît Faye, Full Professor Inseec Business School, Chercheur associé LAREFI Université de Bordeaux Economiste des marchés du vin, de l’art contemporain et Economiste urbain, INSEEC Grande École

Comment est déterminée la valeur d’un artiste sur le marché de l’art ? Une variable joue un rôle non négligeable. Qui de l’artiste hyperspécialisé ou du touche à tout a le plus de chance d’avoir la cote la plus élevée ? Une étude indique des pistes à explorer.


Le marché de l’art contemporain a retrouvé des couleurs. En 2024, selon l’observatoire d’Artprice, les ventes aux enchères ont retrouvé leur niveau d’avant la pandémie. Pourtant, investir dans l’art reste une aventure semée d’incertitudes, où le rendement dépend uniquement du prix futur de l’œuvre.

Dans ce contexte, un choix stratégique se pose aux artistes comme aux investisseurs : faut-il miser sur des artistes aux pratiques diversifiées ou sur des créateurs profondément ancrés dans une seule discipline ? Cette question touche à la valeur même de l’œuvre, à sa reconnaissance, et bien sûr… à son prix.




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Creuser… ou s’éparpiller ?

Deux philosophies s’affrontent. La première, défendue notamment par Gilles Deleuze, célèbre la maîtrise d’un médium unique, poussée à son plus haut niveau d’expertise. Deborah Butterfield et ses sculptures équines, Chéri Samba et ses scènes de vie colorées, Lynette Yiadom-Boakye et ses portraits peints à la palette brune, ou encore Desiree Dolron et ses portraits photographiques sombres, incarnent cette fidélité à une esthétique, à une grammaire artistique. Associant la création à une forme d’expertise radicale, ils creusent un sillon, affirment un langage, un style.

À l’opposé, une seconde école, incarnée par Mathias Fuchs, défend l’interdisciplinarité comme moteur de créativité. L’artiste y devient un explorateur, franchissant sans cesse les frontières entre peinture, sculpture, photographie, installation ou design. Rosemarie Trockel, Jan Fabre ou Maurizio Cattelan illustrent cette logique : des trajectoires multiples comme autant de réceptacles d’un même processus créatif.

Mais, au-delà de ces postures créatives, que disent les données sur la reconnaissance artistique et la valeur marchande que ces choix impliquent ? Une récente étude publiée en avril 2025 dans la revue académique Finance Recherche Letters, menée auprès de 945 artistes vivants, issus du Top 1 000 du classement Artprice apporte des réponses inédites à ce dilemme.

Un marché peut être irrationnel… mais pas sans logique

Dans un monde où l’art reste un actif faiblement rentable et coûteux à acquérir et détenir, comprendre ce qui fait (ou défait) la valeur d’un artiste est crucial. Sociologues et économistes s’accordent à dire que la reconnaissance artistique ne se mesure pas objectivement. Elle repose sur une convention entre trois parties : les instances artistiques (musées, galeries, institutions, collectifs d’artistes), le marché (enchères, galeries) et les médias (presse spécialisée ou généraliste, réseaux).

Tous contribuent à établir, à maintenir ou à contester la légitimité d’un artiste. Les parties ne sont pas nécessairement exclusives et partagent certains de leurs membres (galeries et experts des maisons d’enchères, par exemple). Reste qu’un accord dans la convention, favorable ou défavorable à l’artiste, définit la qualité et qu’un désaccord crée une incertitude. C’est aussi dans cet espace indéfini que la spéculation peut prendre place.


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Notre étude, s’est intéressée à l’impact de la diversification artistique sur deux indicateurs clés : la valeur marchande cumulée (somme des valeurs de vente entre 2000 et 2020), mesurée par Artprice, et la reconnaissance artistique, mesurée par le classement ArtFacts. La diversification artistique est mesurée grâce aux données provenant d’Artnet sur la répartition des ventes de l’artiste par discipline. Nous avons contrôlé de nombreuses variables (âge, genre, origine, volume de production, mouvement artistique, etc.) et utilisé les données de Google Trends comme indicateur de notoriété médiatique.

La diversité paie… mais pas pour tout le monde

Premier constat : plus un artiste pratique de disciplines différentes, plus il est reconnu par les instances artistiques et valorisé par le marché. Ce lien est quasi linéaire, à une exception notable : chez les photographes, la concentration sur un seul médium renforce la légitimité.

Cependant, la diversité des disciplines n’est pas dissémination de la production. Explorer plusieurs médiums tout en restant centré sur un seul n’a pas le même effet que de répartir équitablement sa production. Globalement, cette dissémination, mesurée par un indice de concentration, n’a pas d’impact significatif sur la valeur marchande, mais accroît la reconnaissance artistique.

Explorer ces relations entre dissémination et valeur ou reconnaissance artistique, selon le niveau de prix ou la discipline d’origine, ajoute quelques nuances. L’effet de la dissémination sur la valeur marchande se révèle significativement positif pour les peintres, les photographes et les artistes les moins valorisés. En revanche, la relation croissante entre dissémination et reconnaissance artistique reste vraie, quelle que soit la discipline d’origine ou le niveau de reconnaissance.

B smart 2025.

L’interdisciplinarité est donc un levier de reconnaissance artistique voire pour certains de valorisation marchande. Mais de tels résultats soulèvent de nombreuses questions. D’une part, l’artiste n’est pas seul à établir une stratégie créative, et une approche plus qualitative, relationnelle, des déterminants de ses choix de carrière s’avère nécessaire. D’autre part, dans un monde où les frontières de l’art se déplacent sans cesse – avec l’émergence de l’art numérique, des NFT ou de la création assistée par intelligence artificielle –, la question de l’interdisciplinarité ne fera que gagner en importance.


Avec la précieuse collaboration de Jeanne Briquet et d’Ylang Dahilou.

The Conversation

Benoît Faye ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Investir dans l’art contemporain : comment est déterminée la valeur d’un artiste ? – https://theconversation.com/investir-dans-lart-contemporain-comment-est-determinee-la-valeur-dun-artiste-257381

La semaine de 4 jours : une bouffée d’oxygène pour des salariés à bout de souffle ?

Source: The Conversation – Indonesia – By Clara Bouchet, Doctorante en sciences de gestion, Université Jean Moulin Lyon 3

Si la charge de travail n’est pas repensée, les salariés pourraient être contraints d’effectuer 5 jours en 4. Cette surcharge de travail quotidienne serait susceptible d’avoir l’effet inverse que celui escompté. Sinseeho/Shutterstock

Testée en Islande, au Royaume-Uni et en Allemagne, la semaine de 4 jours trace son sillon en France : 77 % des actifs s’y montrent favorables. À quel prix ? Sous quelles modalités ? Et quelle efficacité pour l’organisation ?


« J’ai raté des anniversaires et des dîners entre amis. Pourquoi ? Des slides à préparer… Plus jamais ça ! »

Ces propos illustrent la volonté de ce salarié de prendre de la distance avec son travail. Loin d’être un cas isolé, 42 % des salariés considèrent que le travail a perdu de son importance dans leur vie.

Depuis la pandémie de Covid-19, le rapport au travail s’est profondément transformé. Pour le décrypter, nous avons mené une étude démontrant que les salariés sont plus que jamais en quête de sens, au nom de leur bien-être. En 2024, 54 % d’entre eux affirmaient vouloir reprendre la main sur leur travail, pour mieux concilier vie professionnelle et personnelle. Nombreux sont ceux qui se désengagent progressivement de leurs tâches, voire de leurs responsabilités afin de limiter la pression quotidienne.

À ce titre, la semaine de 4 jours est-elle la solution idoine ?

Testée en Islande, au Royaume-Uni et en Espagne

Tout droit venue d’Islande, la semaine de 4 jours s’impose comme la solution en vue d’améliorer la qualité de vie des salariés.

Les premiers résultats vont dans ce sens. Ils montrent que les salariés islandais participants à l’expérimentation bénéficient d’un meilleur équilibre entre vie professionnelle et personnelle ; ils passent plus de temps en famille, prennent davantage de temps pour eux et sont moins stressés.

Si la démarche a également porté ses fruits dans des pays voisins tels que le Royaume-Uni ou l’Espagne, elle fait de plus en plus parler d’elle en France. Interrogés à ce sujet, 77 % des actifs français se montrent favorables à une semaine de 4 jours, 81 % de femmes actives, 73 % des hommes actifs, 80 % des salariés du privé et 74 % du public.


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Si l’initiative semble prometteuse, elle questionne néanmoins sur les défis posés par une transition réussie et sur son efficacité réelle.

Bien-être des salariés

Un reportage diffusé le 4 mai dernier, « Travailler moins ou autrement, ils ont trouvé la solution pour vivre mieux », explore le cas d’entreprises qui bouleversent les codes traditionnels du travail en France. Parmi elles, la PME industrielle iséroise SDCEM a complètement repensé l’organisation du temps de travail en vue d’intégrer pleinement la question du bien-être. Les salariés profitent désormais d’un week-end de 3 jours sans diminution de leur salaire.

« Dans un monde compétitif, SDCEM, forte de ses 80 salariés, veut se distinguer et attirer les meilleurs talents tout en préservant le bien-être de ses équipes, son impact écologique et la performance collective. Voilà pourquoi nous prenons la décision de nous lancer dans la semaine de 4 jours ! »,

rappelle Daniel Torrents, ancien dirigeant de l’entreprise SDCEM.

Les salariés de SDCEM profitent désormais d’un week-end de 3 jours sans diminution de leur salaire.
SDCEM

Les modalités de mise en œuvre de la semaine de quatre jours restent toutefois encadrées par la loi. Si un nombre maximum d’heures et de jours travaillés est défini par la législation française, des aménagements sont néanmoins envisageables. Lorsque l’activité relève d’un décret d’application concernant la semaine de 39 heures (postérieur à l’ordonnance du 16 janvier 1982) ou la semaine de 35 heures (postérieur aux lois Aubry du 13 juin 1998 et du 19 janvier 2000), la semaine de quatre jours peut être mise en place au regard des modalités prévues par les textes.

Toute dérogation doit alors prendre la forme d’une convention ou d’un accord collectif. À défaut, d’une convention ou d’un accord d’entreprise ou d’établissement (en référence à l’article L.3121-68 du Code du travail).

Semaine allégée, salariés réengagés

Grâce à cette nouvelle organisation du temps de travail, les salariés deviennent maîtres de leur emploi du temps. Ils parviennent à mieux équilibrer vie privée et vie professionnelle, tout en renforçant leur efficacité au travail. Les entreprises sont alors plus attractives aux yeux des salariés désireux de bien-être au travail et bénéficient directement de cette productivité accrue, comme démontré en Islande.

Des entreprises françaises pionnières ont mené l’expérience. C’est le cas de LDLC, spécialisée dans l’informatique. Son dirigeant Laurent de la Clergerie vante les mérites de la semaine de 4 jours. Les résultats sont au rendez-vous : le chiffre d’affaires est passé de 497 à 730 millions d’euros en deux ans, avec 20 salariés de moins. La particularité de cette entreprise repose sur son choix de réduire le temps de travail à 32 heures afin d’éviter les journées surchargées. Le constat est sans appel : les salariés sont moins stressés et plus engagés. Laurent de la Clergerie affirme :

« Nous aurions dû en théorie embaucher davantage pour traiter les commandes et les appels téléphoniques. Alors que s’est-il passé ? La réponse se trouve sans doute dans le bien-être que, vous comme moi, nous ne pouvons pas quantifier, mais qui se traduit bel et bien par une hausse de la productivité. »

S’impose alors une remise en jeu de l’idée selon laquelle la valeur d’un travailleur se mesure à son temps passé au bureau. Cet exemple représente donc un premier pas vers une culture managériale plus humaine.

Cinq jours en 4

Si la charge de travail n’est pas repensée, les salariés pourraient être contraints d’effectuer 5 jours en 4. Cette surcharge de travail quotidienne serait susceptible d’avoir l’effet inverse escompté.

Entre une augmentation du stress et de la fatigue, les salariés seraient d’autant plus enclins à se désengager afin de préserver leur bien-être. Elle pourrait même fragiliser l’équilibre vie privée et vie professionnelle en allongeant les journées de travail.




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Pour certaines entreprises, l’expérience a même tourné au cauchemar à l’image d’YZ, une agence de communication de 20 personnes. Dans un livre intitulé Jour Off, son co-fondateur Julien Le Corre revient sur la liquidation financière de son entreprise en 2023, soit moins d’un an et demi après avoir mis en place la semaine de 4 jours. Malgré la volonté initiale de « libérer ses salariés », la dynamique de groupe s’est progressivement effritée entraînant une perte de clients et un déclin de la croissance. Dans un entretien, Julien Le Corre se confie à ce sujet :

« Dans une entreprise de services comme la mienne, il fallait maintenir la disponibilité cinq jours sur sept et faire la différence entre la semaine de quatre jours pour les collaborateurs, et la semaine de cinq jours pour les clients. Il ne faut pas créer un jour supplémentaire de fermeture de l’entreprise. C’est l’une des erreurs les plus graves qui ont été faites dans la mise en place du dispositif dans ma société. »

Repenser l’organisation de la semaine

Une transition réussie vers une semaine de 4 jours pose des défis spécifiques à chaque organisation qu’il convient d’intégrer avant de se lancer.

La semaine de 4 jours peut être une bouffée d’oxygène pour des salariés à bout de souffle. Elle est une piste sérieuse, mais ne se suffit pas à elle-même. Cette transformation ne s’attaque pas aux racines du problème liées dans certains cas à l’ennui ou à la perte de sens. Il ne faut pas uniquement repenser l’organisation de la semaine. Les attentes des salariés et les spécificités des métiers doivent davantage être prises en compte afin de réparer une relation fragilisée avec le travail.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

ref. La semaine de 4 jours : une bouffée d’oxygène pour des salariés à bout de souffle ? – https://theconversation.com/la-semaine-de-4-jours-une-bouffee-doxygene-pour-des-salaries-a-bout-de-souffle-258647

Taxis volants : à la veille d’un boom, vraiment ?

Source: The Conversation – Indonesia – By Raymond Woessner, Professeur honoraire de géographie, Sorbonne Université

Attendus pour les Jeux olympiques de Paris, les taxis volants sont restés à terre. Derrière les promesses d’entrepreneurs et de start-ups, qu’en est-il vraiment ? Les taxis volants ont-ils un modèle économique à même de garantir leur développement ? Pour quels trajets ? Et quelle réglementation ?


Dans bien des médias, le taxi volant autonome et électrique est souvent présenté comme une réalité à portée de main. Mais le Volocity a dû renoncer à la desserte qui lui semblait acquise lors des Jeux olympiques de Paris. Et son fabricant Volocopter a déposé son bilan dans la foulée alors que son concurrent Lilium Jet a peut-être été sauvé de justesse par un consortium d’investisseurs. Puis la start-up israélo-américaine Eviation a, elle aussi, renoncé à son projet Alice après dix ans de développement. S’agit-il d’incidents de parcours ou d’une crise profonde pour l’advenue de ce nouveau mode de transport ?

Du drone au taxi volant

L’importance du drone a brusquement été révélée par les guerres en Ukraine et au Proche-Orient. En 2024, le chiffre d’affaires mondial du marché du drone était de 35 milliards de dollars (USD). Vers 2030, il devrait atteindre 50 milliards à 70 milliard USD selon différentes projections. Le drone ne coûte pas très cher à produire. Il se faufile partout. Sa taille comme son utilisation sont très variées depuis l’observation aérienne jusqu’au transport de colis. La livraison express par drone avait commencé dès 2018, notamment entre des hôpitaux comme à Zurich.

De nombreux facteurs militent en faveur des VTOL (Vertical Take off and Landing) électriques et autonomes. Beaucoup de gens pressés – chefs d’entreprises, politiciens, services médicaux, pièces de rechange, maintenance… – ont besoin d’un accès rapide à des lieux mal desservis, faute de connexion terrestre ou à cause d’un réseau routier saturé. Par ailleurs, l’électrification a le vent en poupe avec la lutte contre les énergies fossiles.

Une vieille histoire

Relier un aéroport directement au centre-ville par les airs est un vieux rêve. Dès 1932, l’architecte André Lurçat avait projeté de construire Aéroparis, un petit aéroport qui aurait été implanté à Paris, au pied de la tour Eiffel, sur l’île aux Cygnes. Dans les années 1950, lorsque fut construite la nouvelle gare ferroviaire de Bruxelles-Central en vis-à-vis du siège de la Sabena qui était alors la compagnie nationale aérienne belge, le toit de l’immeuble avait été prévu pour l’accueil des hélicoptères venant de l’aéroport de Bruxelles-National. Un temps, à Paris, on songeait à ce genre de desserte entre Orly et la place des Invalides.

Mais le bruit généré par les hélicoptères ainsi que les problèmes de coût et de sécurité ont eu raison de ces projets. Aujourd’hui, rares sont les villes comme São Paulo (Brésil) où sont autorisés les hélicoptères taxis (ou même privés) qui permettent de survoler les bouchons routiers. La Chine veut prendre tout le monde de court : elle a sélectionné six villes pilotes, à la fin de 2024, pour ses VTOL. À Guangzhou, la start-up Ehang met au point une machine autonome avec un ou peut-être deux passagers pour des temps de vol d’une vingtaine de minutes.

L’innovation par les machines

De type VTOL, les concepts de taxis volants électriques et autonomes sont nécessairement « out of the box ». Leur design technique hésite entre plusieurs solutions plus ou moins intermédiaires entre l’avion et l’hélicoptère. De grandes entreprises comme Boeing ou Airbus collaborent volontiers avec des start-ups. Certaines de ces start-ups préfèrent se lancer seules dans l’aventure. Le transport par taxi volant ne sera pas très capacitaire, somme toute à l’image des taxis qui sillonnent les routes et les rues.




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Le problème des nouvelles entreprises est de lever des fonds alors que le marché n’existe pas encore. Sur la base d’informations fracassantes, Internet abonde d’images et de vidéos, à la fois futuristes, oniriques et réalistes, qui veulent démontrer que le taxi volant électrique serait prêt à l’emploi alors qu’en réalité, beaucoup reste à faire. En particulier, l’idée du vol sans pilote semble bien chimérique.

Près de 70 millions levés et une dette de 1,3 milliard

Ainsi, la société Lilium (GmbH) était apparue dans la grande banlieue de Munich (Allemagne) en 2017, avec une commercialisation annoncée pour 2025. Lilium a levé 70 millions USD pour commencer. Le premier appareil a volé le 4 mai 2019. Lilium a été cotée au Nasdaq en 2021. En mai 2024, sa dette est de plus de 1,35 milliard d’euros. En octobre, l’État de Bavière lui refuse un prêt de 50 millions. En décembre, Lilium s’effondre et Mobile Uplift Corporation (GmbH), une holding munichoise, en reprend les restes. L’histoire de Volocopter (GmbH), basée elle aussi en Allemagne du Sud, dans le Bade-Wurtemberg, est parallèle à celle de Lilium. Les Jeux olympiques de Paris avaient été la dernière chance de Volocopter de se relancer.

Le modèle économique français sera-t-il plus robuste ? À Toulouse, le projet Ascendance est porté par une start-up). Il s’agit d’un VTOL hybride transportant quatre passagers et un pilote.

La propulsion en partie thermique lui assure un grand rayon d’action (environ 400 km), ce qui se paye par une moindre décarbonation. Son premier vol est toujours attendu, mais sa commercialisation est prévue pour 2027. L’Ȋle-de-France apparaît comme un marché clé. Airbus et la RATP ont signé un accord de coopération en vue d’y développer les taxis volants.

L’obstacle réglementaire

Le survol des villes pose des problèmes réglementaires peut-être insurmontables. Il faudrait pouvoir découper l’espace aérien urbain en trois couches verticales. Jusque vers 100/150 mètres de haut, la première strate serait le domaine des drones de fret. Jusqu’à plusieurs centaines de mètres circuleraient les taxis autonomes.

Au-delà, le ciel serait réservé à l’aviation civile proprement dite. Aux États-Unis, un programme pilote a réuni Wing Aviation, FedEx Express et le groupe pharmaceutique Walgreens en 2019. Il a été certifié par la Federal Aviation Administration (FAA), dans le cadre du programme Unmanned Aircraft System Integration Pilot Program (IPP)) du ministère américain des transports. Une zone test a été activée à Christiansburg (Virginie).


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En 2021, l’Agence européenne de la sécurité aérienne (EASA) a rédigé un cadre réglementaire pour les taxis volants VTOL pouvant embarquer jusqu’à neuf passagers et ne pesant pas plus de 3175 kg. Le Volocity, par exemple, avait reçu un agrément qui lui permet d’« être exploité dans une zone à faible risque clairement délimitée ».

Une amende et un avertissement

Mais, à Paris, le survol par des drones est interdit depuis 2018, sauf accord préalable avec la préfecture de police pour des vols ponctuels. Et, depuis 1948, les avions doivent voler à plus de 1 950 mètres d’altitude au-dessus de la ville. Dès 1919, Jules Védrines s’était posé sur le toit des Galeries Lafayette et Charles Godefroy s’était faufilé sous l’Arc de Triomphe ; le premier avait dû payer une amende et le second, un militaire, avait reçu un avertissement de ses supérieurs.

En 2023, l’Autorité environnementale (AE) a jugé « incomplète » l’étude d’ADP pour l’implantation du vertiport de Paris-Austerlitz), attendu pour les Jeux olympiques. Cette « hélistation » avait été autorisée le 1er juillet avant d’être finalement « suspendue ») le 24. Peur du nouveau ou prudence justifiée par rapport au bruit (65 db pour Volocity), voire la sécurité ?

Brut 2024.

Une nouvelle géographie

Selon le cabinet Oliver Wyman, en 2035, 50 à 90 métropoles pourraient adopter le taxi volant avec 40 000 à 60 000 véhicules en opération qui généreraient des revenus estimés entre 35 milliards et 40 milliards USD.

Au-delà de l’espace métropolitain, les ambitions vont elles aussi bon train. Tout comme l’ascendance hybride, le Lilium-Jet électrique pourrait atteindre les petites villes éloignées des grands centres urbains.

« Nous pouvons créer une accessibilité à grande vitesse pour des milliers de communes », explique son dirigeant Daniel Wiegand.

Lilium ambitionnait de commercialiser des « centaines d’appareils » à partir de 2025. Cette opportunité est séduisante puisque les réseaux de TGV laissent subsister de nombreuses zones d’ombre que les VTOL électriques pourraient effacer, en tout cas, pour des clients aisés. S’agit-il d’une occasion rêvée pour desserrer les métropoles et favoriser l’accessibilité des lieux isolés dans la ruralité ? De même, les transports sanitaires auraient beaucoup à gagner, d’abord dans les régions pauvres, mais également dans les petites villes souvent en déclin des pays riches.

The Conversation

Raymond Woessner ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Taxis volants : à la veille d’un boom, vraiment ? – https://theconversation.com/taxis-volants-a-la-veille-dun-boom-vraiment-254896

Soldes : les commerçants sont-ils d’honnêtes manipulateurs ?

Source: The Conversation – Indonesia – By Stéphane Amato, Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication, Université de Toulon

Les techniques utilisées par les commerçants pour augmenter la probabilité de déclencher les comportements d’achat attendus sont légion : leurre, pied-dans-la-porte, porte-au-nez, amorçage, ce-n’est-pas-tout, acquiescement répété, activation normative ou indisponibilité présumée. Larysa Krokhmal/Shutterstock

C’est le début des soldes d’été. Du mercredi 25 juin 2025 à 8 heures du matin au mardi 22 juillet 2025 inclus, vous pourrez profiter de réductions avantageuses. Mais comment résister à la tentation de ne pas acheter un produit non soldé ? Quels sont les mécanismes infocommunicationnels et psychologiques en œuvre ? Explications avec l’expérience du leurre et du pied-dans-la-porte.


Vous êtes attiré par une paire de chaussures au centre de la devanture d’un magasin : -50 %. Vous pénétrez dans le magasin et vous demandez à la vendeuse, venue vous accueillir, si vous pouvez l’essayer. Après s’être informée de votre pointure, elle vous prie de vous asseoir, le temps d’aller la chercher en réserve. À son retour, elle vous apprend que votre pointure n’est, malheureusement, plus disponible.

Elle vous invite alors à essayer « juste pour voir » d’autres paires de chaussures, qu’elle a apportées. Elles sont à votre pointure et ressemblent beaucoup à celle qui vous a attiré dans le magasin. Elles ne sont toutefois pas soldées. Il s’agit de la nouvelle collection. Imaginons que vous achetiez une des paires de chaussures qu’on vous a invité à essayer.

Deux cas de figure. Soit vous auriez, de toute façon, acheté ces chaussures, même en sachant d’emblée qu’elles n’étaient pas soldées ; elles vous plaisent vraiment beaucoup. Soit, à ce prix-là, vous ne seriez même pas entré dans le magasin pour les essayer. Dans le deuxième cas, vous avez été manipulé. Honnêtement manipulé, mais manipulé quand même. Honnêtement, car la stratégie utilisée par le commerçant n’a rien de répréhensible. Manipulé quand même, car vous avez été conduit à votre décision d’achat par une procédure d’influence dont les ressorts vous échappent peu ou prou.

Alors quels sont les mécanismes infocommunicationnels et psychologiques en œuvre ? Comment éviter d’être manipulé ? Pour ce faire, illustration avec deux expériences de psychologie sociale : le leurre et le pied-dans-la-porte.

Technique d’influence

Vous préférez penser (et le commerçant aussi) que votre décision d’achat s’explique par la qualité des chaussures, leur look ou leur confort, ou encore par les arguments de vente qui ont pu vous être donnés lors de l’essayage. On peut avoir une tout autre explication, plus conforme aux connaissances issues de la psychologie sociale expérimentale. Le commerçant, quoi qu’il puisse en dire ou en penser, a bel et bien utilisé une technique d’influence – une technique d’engagement, disent les chercheurs –, dont l’efficacité est expérimentalement démontrée : le leurre. Le principe de cette procédure consiste précisément à :

  • amener quelqu’un à prendre une décision intéressante pour lui : acheter une paire de chaussures soldée à 50 % ;

  • lui faire savoir que, malheureusement, sa décision ne pourra pas se concrétiser : la pointure demandée est non disponible ;

  • lui proposer un comportement de substitution : acheter d’autres chaussures non soldées.

Expérience du leurre

Le spécialiste français de psychologie sociale Robert-Vincent Joule a détaillé le principe du comportement leurre, qui influence le choix d’un consommateur en créant une distorsion cognitive – pensée irrationnelle. Il montre que les personnes ayant pris une première décision avantageuse – par exemple, acheter une paire de chaussures soldées à 50 % – ont tendance à poursuivre dans le même « cours d’action » – acheter une paire de chaussures non soldées. Même après avoir été informées de l’impossibilité de faire ce qu’elles avaient initialement décidé de faire.

Cette tendance les pousse à prendre une nouvelle décision. C’est le « comportement de substitution »… moins avantageux, voire pas avantageux du tout. Tout se passe comme si elles étaient « engagées » à faire ce qu’on attend d’elles, malgré elles, tout en ayant le sentiment de se comporter librement.


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Une première expérience sur le leurre est menée en 1989. Les participants sont conduits à prendre une décision avantageuse : gagner de l’argent en participant à une recherche intéressante. Concrètement, visionner un film très attrayant. En arrivant au laboratoire quelques jours plus tard, ils apprennent que cette expérience est finalement déprogrammée. Au moment où ils s’apprêtent à repartir, on leur propose, à la place, de prendre part à une autre recherche non rémunérée ; de surcroît, plutôt fastidieuse, car il s’agit de mémoriser des chiffres. Les résultats sont édifiants : les personnes leurrées sont trois fois plus nombreuses (47,4 %) à accepter de participer à la recherche non rémunérée que celles qui ne l’étaient pas (15,4 %).




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Il va sans dire que les leurres commerciaux sont légion. Vous avez besoin d’un nouvel aspirateur. Vous vous déplacez donc, après avoir vu une publicité (appât) pour acheter un aspirateur, haute performance, d’une certaine marque à un prix promotionnel très intéressant : 120 euros – comportement leurre. Arrivé dans le magasin, on vous apprend que ce produit est, malheureusement, en rupture de stock. On vous propose un produit de substitution qui ne présente pas du tout les mêmes avantages. L’aspirateur disponible ayant les mêmes caractéristiques – le plus souvent d’une autre marque – vaut 195 euros – comportement de substitution. Que faites-vous ?

Marquer une pause

Depuis sa première édition, en 1987, le Petit Traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, de Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois, est devenu, selon son éditeur, « un best-seller en psychologie sociale ».
Presses universitaires de Grenoble

Un conseil, surtout pour vos achats les plus onéreux : marquer une pause afin d’interrompre le processus d’engagement et éviter d’acheter tout de suite. Idéalement, prendre le temps d’en parler à quelqu’un comme un proche ou un ami, afin d’avoir un avis extérieur. Pourquoi pas par téléphone ?

Le leurre n’est, évidemment, pas la seule technique utilisée par les commerçants pour augmenter la probabilité de déclencher les comportements d’achat attendus. Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois en ont dénombré une dizaine dans leur best-seller Petit Traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens : le pied-dans-la-porte que nous allons détailler ci-dessous, la porte-au-nez, l’amorçage, l’acquiescement répété, l’activation normative, l’indisponibilité présumée, etc. Autant connaître ces techniques d’influence et être en mesure de mieux déjouer les honnêtes manipulations commerciales auxquelles nous sommes confrontés ici ou là, en périodes de soldes ou pas.

Expérience du pied-dans-la-porte

Le pied-dans-la-porte revient à obtenir dans un premier temps un comportement très peu coûteux. Dans un second temps, en formulant – pied-dans-la-porte avec demande explicite – ou sans formuler – pied-dans-la-porte avec demande implicite –, la demande qui porte sur le comportement attendu.

On doit aux chercheurs nord-américains en psychologie sociale Jonathan Freedman et Scott Fraser la première illustration expérimentale du pied-dans-la-porte avec demande explicite (formulée). Les sujets répondent au téléphone à quelques questions anodines sur leurs habitudes de consommation. Sollicités quelques jours plus tard, ils reçoivent chez eux une équipe de plusieurs enquêteurs pendant deux heures. En utilisant cette technique en deux temps, les chercheurs obtiennent un taux d’acceptation de 52,8 %. Il n’est que de 22,2 % dans le groupe témoin, c’est-à-dire parmi les personnes n’étant pas préalablement sollicitées pour l’enquête téléphonique.

Le pied-dans-la-porte revient à obtenir, dans un premier temps, un comportement très peu coûteux avant le comportement attendu – que la demande en ait été formulée ou non.
Pu_kibun/Shutterstock

La première illustration expérimentale du pied-dans-la-porte avec demande implicite – sans requête portant sur le comportement attendu – est menée par le psychologue S. W; Uranowitz. À des passants dans un centre commercial, un expérimentateur demande de surveiller son sac, le temps de chercher un billet d’un dollar qu’il dit avoir perdu. Tous acceptent. Plus tard, un complice fait mine de laisser tomber un petit paquet. 80 % des personnes ayant rendu ce service le préviennent, contre 35 % dans un autre groupe, qui n’avaient reçu aucune sollicitation préalable.

Soumission librement consentie

Dans le domaine commercial, le comportement peu coûteux est appelé « acte préparatoire » par les chercheurs. Il consiste le plus souvent à faire un essai, évidemment gratuit, à s’inscrire à une newsletter, à répondre à un petit sondage, à remplir un formulaire, à accepter de prendre une carte de fidélité, une documentation, un échantillon, à goûter un produit, etc.

Sur la base des travaux réalisés par les psychologues sociaux, rapportés dans le Petit Traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, on peut considérer que ce n’est pas parce que nous avons trouvé bon le produit que nous venons de goûter – tous les produits qu’on nous invite à goûter sont évidemment bons –, que nous l’achetons. Ce qui est déterminant, c’est l’acte – en tant que tel – de le goûter, « acte préparatoire » que le démonstrateur a su préalablement obtenir de nous.

Ces techniques d’influence douce, étudiées par les psychologues sociaux Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois depuis plus d’un demi-siècle, relèvent d’un même paradigme de recherche : la soumission librement consentie.

Ces procédures sont étudiées de longue date en marketing, notamment s’agissant des transactions réalisées sur Internet. Les travaux des Français Stéphane Amato et Agnès Helme-Guizon, en 2003 et en 2004, fournissent d’excellentes illustrations. Ces techniques peuvent aussi, on s’en doute, être utilisées à d’autres fins qu’à des fins commerciales. Elles peuvent être mises et, fort heureusement, sont mises aussi au service de la promotion de comportements pro-sociaux, pro-environnementaux, éducatifs, sanitaires, etc.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

ref. Soldes : les commerçants sont-ils d’honnêtes manipulateurs ? – https://theconversation.com/soldes-les-commercants-sont-ils-dhonnetes-manipulateurs-249618

Porcelaine de Limoges : un héritage célébré… mais peu revendiqué par les habitants

Source: The Conversation – Indonesia – By Valentina Montalto, Professeure associée – économie de la culture et politique européeenne de la culture, Kedge Business School

L’engouement d’une population pour son patrimoine ne se décrète pas. À Limoges, l’héritage de l’industrie de la porcelaine est mis en avant pour attirer les touristes. Mais les Limougeauds n’y sont pas particulièrement attachés.


Lorsque nous pensons au patrimoine culturel, nous imaginons souvent des villes pittoresques, de majestueux bâtiments historiques et des festivals animés qui rassemblent les communautés. Pourtant, la réalité est bien plus complexe. Le patrimoine culturel n’est pas toujours un symbole d’unité – il peut parfois être source de tensions, d’indifférence, voire de déconnexion.

Alors que la littérature académique s’est de plus en plus intéressée au « patrimoine contesté » – des paysages et monuments porteurs de mémoires conflictuelles ou de luttes politiques –, un autre phénomène, plus subtil, a reçu bien moins d’attention : le décalage silencieux entre les récits patrimoniaux promus par les autorités et les émotions des communautés locales.

Quand le patrimoine et les sentiments locaux divergent

Tout patrimoine culturel n’est pas ouvertement contesté. Dans de nombreuses zones périphériques ou économiquement en difficulté, des initiatives patrimoniales sont lancées avec de bonnes intentions, mais ne trouvent pas d’écho auprès des populations locales. Ce décalage discret peut poser de sérieux problèmes aux stratégies de tourisme durable et à la revitalisation économique locale.

Le musée du Four des Casseaux, à Limoges
Le musée du four des Casseaux, à Limoges, retrace l’histoire de la porcelaine.
Valentina Montalto, CC BY

Selon une nouvelle étude en cours de publication, menée par des chercheuses de KEDGE Business School (Paris) et de l’Université de Bologne, la fierté locale diverge souvent des récits promus par les décideurs publics. En utilisant Limoges comme étude de cas et en analysant les données d’enquête recueillies auprès de 510 résidents, les chercheuses ont constaté que, si l’héritage de la porcelaine est reconnu comme un atout distinctif par les habitants et célébré par les autorités locales comme pilier du tourisme, beaucoup de résidents n’y sont pas émotionnellement attachés.

La porcelaine à Limoges

Ce fossé est important. L’étude montre en effet que la fierté locale joue un rôle de médiation significatif entre la manière dont les habitants perçoivent leur ville et leur volonté de la recommander comme destination. Toutefois, si cet effet médiateur est positif pour des aspects de l’image de la ville jugés moins distinctifs – comme le paysage naturel ou l’offre de loisirs –, il ne l’est pas lorsqu’il s’agit de la porcelaine, pourtant véritable atout distinctif de la ville.

La porcelaine à Limoges trouve son origine dans une conjonction favorable de facteurs naturels, économiques et politiques.

C’est la découverte du kaolin – argile blanche indispensable à la fabrication de la porcelaine – dans les environs de Limoges, en 1767, qui marque le point de départ de cette aventure industrielle. À cette ressource locale rare s’ajoute la volonté de l’intendant Turgot de développer une activité économique dans un territoire alors pauvre, en s’appuyant sur les atouts du Limousin : forêts pour alimenter les fours, eau pure sans calcaire, rivières pour actionner les moulins…

Une part essentielle du patrimoine

Cette industrie florissante connaît son apogée à la fin du XIXe siècle, avec des dizaines de manufactures et des milliers d’emplois. Mais le XXesiècle est marqué par une profonde crise : la concurrence internationale, les transformations industrielles et les difficultés sociales entraînent une chute de la production. Aujourd’hui, seules quelques manufactures historiques – comme Bernardaud, Haviland, Royal Limoges ou Raynaud – poursuivent l’activité, souvent avec une forte spécialisation ou un positionnement haut de gamme.

Malgré cette contraction, acteurs publics et privés cherchent à maintenir vivante cette part essentielle du patrimoine limougeaud. Des institutions, comme le Musée national Adrien-Dubouché ou le plus petit, mais très actif, musée des Casseaux, valorisent les aspects techniques, artistiques et sociaux de cet héritage. En parallèle, la tradition se perpétue dans les entreprises labellisées « Entreprises du patrimoine vivant », qui associent excellence artisanale et création contemporaine.

Nommée « ville créative », pour les arts du feu, par l’Unesco depuis 2017, Limoges fait vivre cette mémoire à travers un jalonnement urbain de céramique initié en 2019. L’art contemporain y dialogue avec l’histoire industrielle pour ancrer la porcelaine dans l’espace public comme élément actif de l’identité culturelle actuelle de la ville.

Le rôle des émotions dans l’action collective

Des travaux s’appuyant sur la théorie des émotions dite « élargir-et-construire » (« Broaden-and-Build Theory of Emotions ») permettent de mieux comprendre ce phénomène. Comme l’ont démontré de nombreuses recherches récentes sur les comportements pro-environnementaux s’appuyant sur cette théorie, ce sont les émotions positives, comme la fierté, qui stimulent la découverte de nouvelles actions, idées et liens sociaux.

Une étude publiée en 2023 montre que les personnes attachées à leur environnement local sont plus susceptibles d’adopter des comportements favorables à l’environnement, et que la fierté renforce cette probabilité.

L’investissement émotionnel des habitants, puissant levier

En appliquant ce cadre théorique au domaine du tourisme culturel, cette recherche fournit des enseignements précieux pour les territoires périphériques ou marginalisés économiquement, comme celui étudié, mais aussi pour de nombreux autres à travers l’Europe (et au-delà), qui misent sur le patrimoine culturel pour reconfigurer leur tissu social et économique.

Contrairement aux grandes villes bénéficiant de visibilité et d’investissements globaux, les petites villes s’appuient fortement sur l’engagement local pour faire vivre leurs politiques de régénération urbaine. Ici, la fierté n’est pas qu’un sentiment agréable – elle peut être un puissant levier de mobilisation civique. Dans des zones aux ressources limitées, l’investissement émotionnel des habitants peut faire la différence entre un site culturel florissant et un patrimoine délaissé.

Comprendre la déconnexion émotionnelle au patrimoine local

Notre analyse statistique, basée sur un modèle de médiation causale, démontre le rôle central de la fierté locale en tant que facteur amplificateur des comportements protouristiques. En effet, la fierté a un impact positif et significatif sur les recommandations de visite. L’environnement naturel, social et urbain local devient digne d’une visite dès lors qu’il contribue à la fierté locale.

Cependant, un résultat contraire apparaît pour l’artisanat d’art : la fierté ne constitue pas un médiateur significatif pour l’artisanat d’art. Nous interprétons ce résultat comme une illustration des deux voies – cognitive et émotionnelle – qui sous-tendent les processus de prise de décision : d’une part, les habitants sont bien conscients du patrimoine distinctif de Limoges (connaissance) ; de l’autre, n’en sont pas fiers – mais c’est justement la fierté (ou le manque de fierté) qui influence leur volonté de (ne pas) recommander la ville pour une visite (intention comportementale).

Cette dualité est illustrée par les propos des habitants, dont certains déclarent par exemple : « Je suis heureuse (plutôt que fière) de vivre à Limoges, car c’est un peu une ville à la campagne », mettant en lumière un attachement émotionnel qui ne relève pas d’un sentiment de fierté.

Dans le cas spécifique de Limoges, le décalage révélé entre (l’absence de) fierté pour le patrimoine porcelainier et l’engagement citoyen nécessite une exploration plus approfondie des dynamiques socio-économiques.


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Une image de produit bourgeois

La porcelaine de Limoges n’est pas seulement un symbole d’artisanat artistique ; c’est aussi une industrie créative porteuse d’un savoir-faire millénaire. Pourtant, son image de produit bourgeois peut ne pas résonner avec une population majoritairement ouvrière ayant connu des difficultés économiques. De plus, bien que la porcelaine soit emblématique, elle est souvent perçue comme éloignée du quotidien, cantonnée au marché du luxe, et non comme une partie vivante de l’économie locale.

Elément de rampe d’escalier en céramique bleue
La ville de Limoges a lancé fin 2016 une commande publique artistique pour créer un jalonnement céramique dans le centre-ville.
V. Montalto, CC BY

Sans oublier le déclin brutal de l’industrie porcelainière et les pertes d’emplois massives depuis les années 1930. Un chiffre parle de lui-même : entre 1930 et 1939, la production de porcelaine s’effondre, passant de 10 000 à 3 400 tonnes.

Bien que très spécifiques, ces couches de complexité permettent de mieux comprendre pourquoi la fierté locale à l’égard des atouts de la ville est si inégalement répartie.

En même temps, elles peuvent s’appliquer à de nombreuses autres zones post-industrielles cherchant à revitaliser leur identité et leur économie en s’appuyant sur des ressources naturelles (comme le kaolin pour la porcelaine) et des savoir-faire locaux.

Repenser les politiques patrimoniales descendantes

Les résultats de l’étude remettent en question le paradigme dominant – mais en évolution, notamment depuis l’adoption de la Convention de Faro en 2005 – des politiques patrimoniales descendantes. Dans de nombreuses régions, les initiatives culturelles sont conçues et mises en œuvre sans réelle concertation avec les populations locales, en partant du principe que les retombées économiques suffiront à susciter leur adhésion.

Pourtant, comme le montre le cas de Limoges, l’absence de fierté peut saper même les projets les mieux financés. Pour que le tourisme durable et la revitalisation industrielle réussissent, les récits locaux doivent être non seulement reconnus, mais intégrés activement dans les politiques publiques.

Par ailleurs, les stratégies qui ignorent le paysage émotionnel d’une communauté risquent d’exacerber le sentiment de dépossession, particulièrement problématique dans les zones rurales ou post-industrielles où les perspectives économiques sont limitées. Plutôt que d’imposer une vision du patrimoine venue d’en haut, les collectivités locales et les organisations de gestion des destinations (OGD) devraient engager les communautés dans la co-construction de récits patrimoniaux qui reflètent à la fois la signification historique et la fierté contemporaine – non pas uniquement comme atout touristique, mais comme ressource économique vivante.

Au-delà de la façade du patrimoine culturel

Cette recherche – que les auteurs étendent actuellement à d’autres villes moyennes dotées d’un patrimoine culturel distinctif, comme Biella et le textile en Italie, Grasse et le parfum ou encore Périgueux et l’art du mime – suggère que, lorsque les savoirs communautaires et les politiques institutionnelles ne s’alignent pas, le patrimoine risque de devenir un simple objet de musée – observé, mais pas nécessairement « ressenti » au point de susciter une action collective. La fierté civique apparaît ici comme un facteur déterminant pour transformer le patrimoine en un bien vivant, porté par la communauté, capable d’alimenter à la fois le tourisme et l’économie locale.

Pour les décideurs publics et les urbanistes, cela implique de repenser les approches traditionnelles descendantes au profit de modèles participatifs et ancrés dans le territoire, qui favorisent une connexion émotionnelle entre les communautés et leur héritage culturel. Le patrimoine culturel peut en effet être un levier de tourisme durable et de revitalisation économique – mais seulement s’il résonne réellement avec celles et ceux qui l’ont façonné.

The Conversation

Valentina Montalto est membre du Lab Culture et Industries Créatives de KEDGE Arts School – Centre d’Expertise de KEDGE Business School.

ref. Porcelaine de Limoges : un héritage célébré… mais peu revendiqué par les habitants – https://theconversation.com/porcelaine-de-limoges-un-heritage-celebre-mais-peu-revendique-par-les-habitants-258083

« Les Dents de la mer » ont 50 ans : comment deux notes de musique ont terrifié toute une génération

Source: The Conversation – Indonesia – By Alison Cole, Composer and Lecturer in Screen Composition, Sydney Conservatorium of Music, University of Sydney

Inutile de voir le requin pour sentir la peur. Des images troubles et une musique au motif simple suffisent. Universal Pictures

Cinquante ans après la sortie en salles des Dents de la mer, la musique de John Williams parvient encore à instaurer une tension intense avec deux simples notes.


Notre expérience du monde passe souvent par l’ouïe avant la vue. Qu’il s’agisse du bruit de quelque chose remuant dans l’eau ou du bruissement d’une végétation proche, la peur de ce que nous ne voyons pas est ancrée dans nos instincts de survie.

Le son et la musique au cinéma exploitent ces instincts troublants. Et c’est précisément ce que le réalisateur Steven Spielberg et le compositeur John Williams ont réussi à faire dans le thriller emblématique les Dents de la mer (Jaws, 1975). La conception sonore et la partition musicale s’unissent pour confronter le spectateur à un animal tueur aussi mystérieux qu’invisible.

Dans ce qui est sans doute la scène la plus célèbre du film – les jambes des nageurs battant l’eau sous la surface –, le requin reste quasiment invisible, mais le son communique parfaitement la menace qui rôde.

Créer de la tension dans une bande originale

Les compositeurs de musique de film cherchent à créer des paysages sonores capables de bouleverser et d’influencer profondément le public. Ils s’appuient pour cela sur différents éléments musicaux : rythme, harmonie, tempo, forme, dynamique, mélodie et texture.

Dans les Dents de la mer, la première apparition du requin commence innocemment avec le son d’une bouée au large et une cloche qui tinte. Musicalement et atmosphériquement, la scène établit une sensation d’isolement autour des deux personnages qui nagent de nuit sur une plage déserte.

Mais dès que retentissent les cordes graves, suivies du motif central à deux notes joué au tuba, on comprend qu’un danger menaçant approche.

Cette technique consistant à alterner deux notes de plus en plus rapidement est utilisée depuis longtemps par les compositeurs – on la retrouve notamment dans la Symphonie du Nouveau Monde (1893) d’Antonín Dvořák.

John Williams, le compositeur, aurait mobilisé six contrebasses, huit violoncelles, quatre trombones et un tuba pour créer ce mélange de basses fréquences qui allait devenir la signature sonore des Dents de la mer.

Spectre sonore

Ces instruments mettent l’accent sur le bas du spectre sonore, générant un timbre sombre, profond et intense. Les musiciens à cordes peuvent employer différentes techniques d’archet, comme le staccato ou le marcato, pour produire des sonorités sombres, voire inquiétantes, surtout dans les registres graves.

Par ailleurs, les deux notes répétées (mi et fa) ne forment pas un ton clairement défini : elles sont jouées sans véritable tonalité, avec une dynamique croissante, ce qui renforce l’impression d’un danger imminent avant même qu’il ne se manifeste, stimulant ainsi notre peur instinctive de l’inconnu.

Steven Spielberg et John Williams parlent du travail de composition de la musique des Dents de la mer.

L’utilisation de ce motif minimaliste et de cette orchestration grave illustre un style de composition pensé pour déstabiliser et désorienter. On retrouve un effet similaire dans la bande-son de la scène d’accident de voiture de la Mort aux trousses (North by Northwest, 1959), composée par Bernard Herrmann pour Hitchcock.

De même, dans la Suite scythe de Serge Prokofiev, le début du deuxième mouvement (« la Danse des dieux païens ») repose sur un motif alternant deux notes proches ( dièse et mi).

La souplesse du motif de Williams permet de le faire jouer par différents instruments tout au long de la bande originale, explorant ainsi une palette de timbres capables d’évoquer tour à tour la peur, la panique ou l’angoisse.


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La psychologie de notre réaction

Mais qu’est-ce qui rend la bande originale des Dents de la mer si perturbante, même sans les images ? Les chercheurs en musique avancent plusieurs hypothèses.

Certains estiment que les deux notes évoquent le bruit de la respiration humaine, d’autres suggèrent qu’elles rappelleraient les battements de cœur… du requin.

Dans une interview au Los Angeles Times, John Williams expliquait :

« Je voulais créer quelque chose de très… primaire. Quelque chose de très répétitif, viscéral, qui vous saisit aux tripes plutôt qu’à l’esprit. […] Une musique qu’on pourrait jouer très doucement, ce qui signifierait que le requin est encore loin, quand on ne voit que l’eau. Une musique “sans cerveau” qui devient plus forte à mesure qu’elle se rapproche de vous. »

Tout au long de la bande-son du film, Williams joue avec les émotions du spectateur, jusqu’à la scène de l’homme contre le requin – véritable apogée du développement thématique et de l’orchestration.

Cette bande originale mythique a laissé une empreinte qui dépasse le simple accompagnement visuel. Elle agit comme un personnage à part entière.

En utilisant la musique pour dévoiler ce qui est caché, Williams construit une expérience émotionnelle intense, marquée par l’anticipation et la tension. Le motif à deux notes incarne à lui seul son génie – une signature sonore qui, depuis des générations, fait frissonner les baigneurs avant même qu’ils ne mettent un pied dans l’eau.

The Conversation

Alison Cole ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. « Les Dents de la mer » ont 50 ans : comment deux notes de musique ont terrifié toute une génération – https://theconversation.com/les-dents-de-la-mer-ont-50-ans-comment-deux-notes-de-musique-ont-terrifie-toute-une-generation-259293

Deux mille ans plus tard, enquête sur une possible fraude au vin dans la Rome antique

Source: The Conversation – Indonesia – By Conor Trainor, Ad Astra Research Fellow / Assistant Professor, University College Dublin

L’emplacement de la Crète sur la route des importations romaines de blé explique une partie du succès de son vin. Dan Henson/Shutterstock

Le passum, ce vin de raisins secs, était une douceur prisée des Romains. Son succès a-t-il encouragé des viticulteurs crétois de l’époque à le contrefaire ? Un chercheur de l’Université de Warwick mène l’enquête.


Avant l’apparition des édulcorants artificiels, les gens satisfaisaient leur envie de sucré avec des produits naturels, comme le miel ou les fruits secs. Les vins de raisins secs, élaborés à partir de raisins séchés avant fermentation, étaient particulièrement prisés. Les sources historiques attestent que ces vins, dont certains étaient appelés passum, étaient appréciés dans l’Empire romain et dans l’Europe médiévale. Le plus célèbre de l’époque était le malvoisie, un vin produit dans de nombreuses régions méditerranéennes.

Séchage et fermentation

Aujourd’hui, ces vins sont moins populaires, bien que certains soient toujours très recherchés. Les plus connus sont les vins italiens dits « appassimento » (une technique vinicole également connue sous le nom de passerillage), comme l’Amarone della Valpolicella. Dans la région de Vénétie, les meilleurs vins de ce type sont issus de raisins séchés pendant trois mois avant d’être pressés et fermentés – un procédé long et exigeant.

Les sources antiques décrivent des techniques similaires. Columelle, auteur romain spécialisé dans l’agriculture, indique que le séchage et la fermentation duraient au minimum un mois. Pline l’Ancien, quant à lui, décrit une méthode consistant à faire sécher les grappes partiellement sur la vigne, puis sur des claies, avant de les presser huit jours plus tard.

Depuis dix ans, j’étudie la fabrication de ce vin sur le site archéologique de Cnossos, en Crète. Si l’île est surtout connue pour ses vestiges minoens, elle était aussi célèbre à l’époque romaine pour ses vins doux de raisins secs, exportés à grande échelle.

Les vins de raisins secs de haute qualité demandaient du temps et de la patience, mais il semble que les producteurs de Cnossos aient parfois contourné les méthodes traditionnelles. Mes recherches sur un site de production vinicole et sur des sites de fabrication d’amphores indiquent que les vignerons crétois ont peut-être trompé leurs clients romains avec une version contrefaite du passum.

L’héritage viticole de la Crète

Les vestiges d’un site de production de vin à Cnossos montrent les pratiques en vigueur une génération avant la conquête romaine. Plus intéressant encore, les études en cours sur des fours de potiers de l’époque romaine révèlent une production concentrée sur quatre types d’objets : des amphores pour le vin, des supports pour leur remplissage, de grandes cuves de mélange en céramique et des ruches en terre cuite.

La Crète, plus grande île grecque, produit du vin depuis des millénaires. Des indices retrouvés à Myrtos attestent de la vinification dès 2170 avant notre ère. Grâce à sa position stratégique entre la Grèce et l’Afrique du Nord, l’île était âprement convoitée. En 67 av. n. è., après une campagne militaire de trois ans, les Romains en prirent le contrôle.

Après la conquête, l’économie crétoise a subi des changements profonds. Les Romains ont fondé une colonie à Cnossos, réorganisant le pouvoir et développant massivement la production vinicole. L’activité rurale a augmenté, et des fouilles archéologiques ont mis au jour un grand nombre d’amphores, preuve que le vin crétois était largement exporté.

Des raccourcis pour la production

Si les Romains achetaient autant de vin crétois, c’était en partie à cause des routes maritimes. Les navires chargés de blé en provenance d’Alexandrie, à destination de Rome, faisaient souvent escale en Crète, ce qui permettait aux marchands de charger d’autres produits. Mais la demande était aussi stimulée par la réputation du vin crétois, considéré comme un produit de luxe, à l’instar des vins appassimento italiens actuels. Il était aussi apprécié pour ses vertus médicinales supposées. Le médecin militaire Pedanius Dioscoride écrivait dans son traité De Materia Medica que ce vin soignait les maux de tête, expulsait les vers intestinaux et favorisait la fertilité.

L’explosion soudaine de la demande à Rome et dans la baie de Naples a pu inciter les producteurs à accélérer la fabrication.

Pline l’Ancien décrit ainsi un raccourci pour obtenir ce type de vin : faire bouillir le jus de raisin dans de grandes cuves. Mais les cuves retrouvées à Cnossos ne portent aucune trace de chauffe. Une autre hypothèse se dessine : l’ajout de miel au vin avant sa mise en amphore. Les ruches retrouvées dans les fours de potiers romains – reconnaissables à leur surface intérieure rugueuse favorisant la fixation des rayons de cire – suggèrent un lien entre viticulture et apiculture. Des découvertes similaires sur d’autres sites grecs laissent penser que vin et miel pouvaient être mélangés avant expédition.

Cette méthode était plus rapide et moins coûteuse que le séchage des raisins. Mais dans ce cas, pouvait-on encore parler de vin de raisins secs ? Et les consommateurs romains étaient-ils au courant ? Les quantités massives de vin crétois importées à Rome indiquent que cela ne les préoccupait guère. Vu le nombre d’amphores vides retrouvées à Rome, je pense que la population se souciait bien moins de l’authenticité que nous ne le ferions aujourd’hui.

The Conversation

Conor Trainor a reçu des financements de l’University College Dublin, de la British School at Athens, et, auparavant pour cette recherche, de l’Université de Warwick.

ref. Deux mille ans plus tard, enquête sur une possible fraude au vin dans la Rome antique – https://theconversation.com/deux-mille-ans-plus-tard-enquete-sur-une-possible-fraude-au-vin-dans-la-rome-antique-258849

« Les Trois Mousquetaires » : comment l’œuvre d’Alexandre Dumas influence la perception de l’Histoire de France

Source: The Conversation – Indonesia – By Philippe Ilial, Professeur de Lettres-Histoire. Chargé de cours en Histoire Moderne. Chercheur associé au CMMC, Université Côte d’Azur

Avec sa trilogie les Trois Mousquetaires, Alexandre Dumas mêle réalité historique et fiction héroïque, contribuant à façonner une perception populaire et parfois idéalisée de certaines époques de l’Histoire de France.


La trilogie composée par les Trois Mousquetaires (1844), Vingt ans après (1845) et le Vicomte de Bragelonne (1850), se déroule dans la France du XVIIe siècle, une période tumultueuse marquée par des intrigues de cour, des conflits politiques et des guerres.

Alexandre Dumas père (1802–1870) transforme cette époque en un décor épique où les mousquetaires, figures de loyauté et d’héroïsme, incarnent des valeurs de bravoure, d’amitié et de fidélité.

Ces ouvrages ont diverti les lecteurs, mais ont aussi nourri la perception de l’Histoire française des lecteurs puis plus tard des spectateurs – dès qu’Hollywood s’est emparé du thème. Entre fidélité historique et liberté créative, cette œuvre a profondément marqué l’imaginaire culturel collectif.




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Entre fidélité historique et liberté créative

Dumas utilise l’Histoire comme une toile de fond, un canevas sur lequel il brode des intrigues souvent complexes. Pour écrire les Trois Mousquetaires, il s’appuie sur des documents tels que les Mémoires de Monsieur d’Artagnan, rédigées par Courtilz de Sandras en 1700, un polygraphe et ancien mousquetaire lui-même, une source qui lui permet de s’imprégner des événements et personnages de l’époque. Cependant, Dumas ne se soucie pas de la précision historique au sens strict. Il est romancier et choisit de sacrifier la rigueur historique à la vivacité de son récit, comme en témoigne la chronologie très libre de certains événements ou l’invention de personnages qui n’ont jamais existé.

La démarche de Dumas se situe à mi-chemin entre le roman historique et le roman d’aventures. Certains faits sont authentiques comme la rivalité entre Richelieu et Buckingham au siège de la Rochelle, point d’orgue de l’opposition entre la France et l’Angleterre soutien des protestants, mais l’auteur se permet d’ajouter des éléments fictifs pour mieux captiver son lecteur, n’oublions pas que l’œuvre est avant tout conçue comme un feuilleton littéraire (paru dans le journal La Presse dès 1844). Il préfère dramatiser les faits plutôt que de les relater avec exactitude. Il insiste, par exemple, sur les rivalités et les duels alors que le fameux siège de la ville est avant tout un évènement militaire.

Ce parti pris témoigne de son ambition : donner à l’histoire une dimension romanesque où l’action, le suspense et l’émotion priment sur la véracité des événements. Ainsi sa trilogie n’est surtout pas à prendre comme un livre d’histoire.


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Les figures historiques telles que Richelieu, Louis XIII ou encore Anne d’Autriche sont au cœur de la trilogie. Dumas les adapte à son intrigue, créant des personnages plus grands que nature. Richelieu, par exemple, devient un symbole de manipulation politique et d’intrigues secrètes, bien plus machiavélique dans le roman que ce qu’il fut en réalité. D’Artagnan, Athos, Porthos et Aramis, bien qu’inspirés de personnages ayant peut-être existé, sont eux aussi construits comme des archétypes de l’honneur, du courage et de l’amitié.

Dumas construit ses personnages comme des mythes, des incarnations de vertus ou de vices. En cela, il contribue à une perception de l’histoire où l’héroïsme prend le pas sur le réel. Bien que complexes, les antagonistes sont réduits à une dimension presque « monomaniaque », ils deviennent des stéréotypes comme celui du méchant, du comploteur, de l’espion…

Portrait de l’écrivain français Alexandre Dumas (1802–1870)
Alexandre Dumas père (1802–1870) par Nadar (1855).
Wikicommons

Les sauts temporels entre les Trois Mousquetaires et Vingt ans après ou encore le Vicomte de Bragelonne permettent à Dumas d’aborder des époques distinctes tout en conservant une continuité narrative. Les romans couvrent ainsi plusieurs décennies d’Histoire française et donnent au lecteur une impression d’enchaînement logique mais cette liberté narrative conduit à une vision linéaire et simplifiée de l’Histoire.

Une vision héroïque de l’Histoire de France

Par le biais de ses mousquetaires, Dumas construit une vision héroïque et valorisante de l’Histoire de France. D’Artagnan et ses compagnons représentent l’esprit français, capable de résister aux complots et aux conflits pour défendre des idéaux de justice et de loyauté. À travers les aventures des mousquetaires, Dumas véhicule aussi une forme de patriotisme : il montre des personnages qui, malgré les querelles et les luttes de pouvoir, restent attachés à leur pays et à leur roi.

Dumas invente et diffuse une version accessible et romancée de l’Histoire de France. Cette popularisation s’est amplifiée avec les nombreuses adaptations cinématographiques qui ont fait des trois mousquetaires des personnages mondialement reconnus. De Douglas Fairbanks incarnant D’Artagnan en 1921 à Gene Kelly en 1948 dans le film de George Sidney, la trilogie de Dumas compte à ce jour plus de 50 adaptations cinématographiques.

Bande annonce des Trois Mousquetaires, de George Sidney, sorti en 1948.

Le succès de ces adaptations a créé une familiarité avec cette période de l’Histoire chez le grand public. Mais cette popularisation a considérablement simplifié la perception du public concernant des événements comme la Fronde ou les intrigues de Richelieu, négligeant la complexité réelle de ces épisodes historiques dans le sens d’un mythe national comme la rivalité entre Richelieu et Buckingham.

Le but premier de Dumas restait de distraire, passionner son lectorat, pas de lui faire un cours d’histoire. Mais c’est parce que l’histoire est omniprésente, à la fois comme cadre et pourvoyeuse d’intrigues et de personnages, que le lecteur/spectateur à l’impression que tout est vrai.

Dumas s’est permis de nombreux anachronismes en même temps que de grandes libertés avec les faits historiques – comme l’histoire d’amour adultérine entre Anne d’Autriche et Buckingham qui n’a pas existé. Ces inexactitudes sont des choix de narration qui servent l’intrigue. Certains faits sont condensés ou déplacés pour accentuer les tensions dramatiques, comme la surreprésentation de Richelieu dans certaines intrigues. Si ces libertés ont été critiquées par des historiens, elles n’ont pas empêché le public d’adhérer aux aventures des mousquetaires.

Les mousquetaires : figures emblématiques du patrimoine français ?

Les personnages de d’Artagnan, Athos, Porthos et Aramis sont devenus des figures emblématiques du patrimoine culturel français. Ils incarnent des idéaux nobles tels que la bravoure, la camaraderie, et le sens de l’honneur, ce qui fait d’eux des héros intemporels. Dumas a créé des archétypes qui dépassent la littérature et sont devenus des symboles dans l’imaginaire collectif.

Au moment de leur parution, au XIXe siècle, les aventures des mousquetaires font écho aux préoccupations sociales de l’époque, période de bouleversements politiques et sociaux pour la France (révolutions de 1830 et de 1848 notamment). La loyauté des mousquetaires envers leur roi, même en dépit de leurs différends personnels, peut être lue comme une réflexion sur le patriotisme et la fidélité envers l’État dans un contexte postrévolutionnaire.

Enfin, la trilogie des Trois Mousquetaires a exercé une influence durable sur le genre du roman historique, non seulement en France mais aussi à l’international. Dumas a su créer une forme de littérature où l’histoire devient une aventure palpitante sans être pour autant un simple prétexte. Il a en quelque sorte fondé un modèle de fiction historique romancée, qui sera repris et adapté par de nombreux auteurs ; on pense à Paul Féval et son Bossu !

Aujourd’hui encore, cette approche influence la manière dont l’histoire est abordée dans les romans, et même dans les médias audiovisuels comme le cinéma et la télévision. La trilogie des Trois Mousquetaires reste une référence incontournable pour quiconque veut mêler l’histoire à la fiction.

The Conversation

Philippe Ilial est enseignant au lycée ainsi qu’à l’université Côte-d’Azur, il est également rédacteur en chef de plusieurs revues de vulgarisation historique.

ref. « Les Trois Mousquetaires » : comment l’œuvre d’Alexandre Dumas influence la perception de l’Histoire de France – https://theconversation.com/les-trois-mousquetaires-comment-loeuvre-dalexandre-dumas-influence-la-perception-de-lhistoire-de-france-255995