Près d’un étudiant sur cinq se réoriente à bac +1 : ajustement, rupture ou échec ?

Source: The Conversation – Indonesia – By Dorian Vancoppenolle, Doctorant en Sciences de l’Éducation et de la Formation, Université Lumière Lyon 2

Alors que les lycéens reçoivent leurs résultats sur Parcoursup, les étudiants qui envisagent de changer de voie se connectent de nouveau à la plateforme. Près d’un sur cinq choisit désormais de se réorienter après une première année dans l’enseignement supérieur. Un record qui soulève des questions cruciales sur les dynamiques de réussite, d’inégalités et d’orientation.


Depuis les années 1960, la massification scolaire a permis un accès élargi au baccalauréat, puis aux études supérieures, sans toutefois mettre fin aux inégalités : celles-ci se recomposent à travers la hiérarchisation des parcours, la segmentation des filières ou encore des effets d’orientation différenciée selon l’origine sociale et le genre.

L’accès aux études supérieures est plus large, mais inégal selon les filières, ce qui limite l’effet redistributif de la massification. Le système éducatif français tend ainsi à reproduire, voire à produire, des inégalités sociales, culturelles et scolaires tout au long des parcours, malgré l’idéal méritocratique affiché par les pouvoirs publics.




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Aujourd’hui, l’un des effets les plus visibles de ces tensions réside dans les trajectoires étudiantes après le bac, en particulier lors de la première année, marquée par un taux de réorientation important.

Conséquence indirecte de la massification scolaire, la réorientation n’est pas nécessairement un aveu d’échec. Elle devient une étape de redéfinition des trajectoires, révélant à la fois les aspirations des jeunes et les limites d’un système qui, tout en se démocratisant, continue de reproduire des inégalités sociales.

Dans un contexte marqué par les réformes du bac, de l’accès aux études de santé et de la refonte du diplôme universitaire de technologie (DUT) en bachelor universitaire de technologie (BUT), ces constats interrogent : pourquoi tant de jeunes entament-ils une réorientation après une seule année, et quelles en sont les conséquences ?

Notre analyse porte sur les données Parcoursup entre 2018 et 2023, en se concentrant sur les étudiants qui se sont réinscrits après une première année dans le supérieur. Seuls les parcours passés par la plateforme sont pris en compte, ce qui exclut les formations hors Parcoursup, comme certaines écoles privées ou classes préparatoires internes, en raison de l’absence de données disponibles.

Des ajustements progressifs de parcours

Contrairement à l’idée reçue selon laquelle une réorientation serait synonyme de rupture totale, les données montrent que la plupart des étudiants restent dans un univers disciplinaire proche de leur formation d’origine. Celles et ceux qui commencent une licence de sciences humaines et sociales, de droit ou de sciences expérimentales poursuivent souvent dans ces mêmes domaines ou dans des filières voisines. La logique dominante n’est donc pas celle du grand saut, mais plutôt celle de l’ajustement progressif.

Certaines formations font néanmoins figure de points de départ majeurs. C’est le cas de la filière santé, qu’elle s’appelle « première année commune aux études de santé (Paces) » ou « parcours accès santé spécifique (Pass) » : chaque année, une partie importante des étudiants s’en détourne après la première année, en se réorientant vers des licences scientifiques, des diplômes du secteur sanitaire et social ou, plus rarement, vers les filières juridiques ou littéraires. Malgré sa réforme, le Pass reste ainsi un espace de réajustement des parcours très fréquent.

À l’inverse, d’autres filières apparaissent comme des points d’arrivée privilégiés. Les brevets de technicien supérieur (BTS), en particulier, accueillent chaque année un grand nombre d’étudiants venus d’horizons très divers : université, santé, sciences humaines, etc.


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Enfin, certains domaines, comme les licences Arts, Lettres, Langues ou Droit, Économie, Gestion, connaissent des flux relativement stables : les réorientations y restent internes, comme si les étudiants cherchaient moins à changer de cap qu’à modifier leur angle d’approche (contenus, options, établissements, etc.).

En somme, nous pouvons affirmer que les trajectoires étudiantes se complexifient. Derrière ces mouvements, il ne faut pas voir un simple signe d’instabilité : les réorientations dessinent de nouvelles manières de construire un projet, par essais, par détours et par réajustements.

La réorientation mobilise des ressources inégalement distribuées

Les titulaires d’un bac général sont surreprésentés parmi les étudiants en réorientation après une première année dans l’enseignement supérieur : ils représentaient 73 % des candidats acceptant une nouvelle proposition en 2023, contre 68 % en 2019. À l’inverse, la part des bacheliers technologiques et professionnels parmi les étudiants en réorientation a reculé entre 2019 et 2023, passant respectivement de 22 % à 19 % et de 10 % à 8 %. À des fins de contextualisation, les titulaires d’un bac général représentaient 54 % des diplômés du bac en 2022, contre 20 % pour les technologiques et 26 % pour les professionnels, ce qui indique une plus forte réorientation des généralistes.

Cette dynamique peut refléter une plus grande flexibilité des parcours ou, à l’inverse, des obstacles spécifiques freinant la mobilité académique des autres bacs.

Durant la même période, une logique semblable se retrouve du côté des catégories sociales : les enfants de cadres et professions intellectuelles supérieures passent de 30 % à 32 % du public en réorientation, tandis que les enfants d’ouvriers reculent de 14 % à 11 %. Ces chiffres sont à mettre en regard de leur poids dans la population (21,7 % pour les cadres, 18,6 % pour les ouvriers) et parmi les bacheliers : un quart des titulaires du bac sont issus d’un milieu de cadres. Leur surreprésentation en réorientation s’inscrit donc dans une continuité sociale.

La réussite scolaire précédente a aussi une influence : les réorientés sans mention au bac représentaient 47 % du public en 2018, contre 33 % en 2023. Dans le même temps, la part des mentions « assez bien » augmente, devenant même majoritaire en 2022 (36 %). Cette évolution suit celle du système d’évaluation, qui est marqué par l’essor du contrôle continu.

Enfin, le sexe administratif révèle des disparités genrées : en 2023, 59 % des réorientés sont des filles contre 41 % de garçons, en hausse par rapport à 57 % et 43 % en 2018. Ces écarts sont cohérents avec les taux d’obtention du bac (93 % des filles contre 88 % des garçons en 2022), mais aussi avec des stratégies différenciées de choix d’orientation selon le genre.

Comment l’expliquer ? La réorientation mobilise des ressources inégalement distribuées : compréhension des mécanismes d’affectation, capacité à formuler des vœux stratégiques, anticipation des calendriers, accès à un accompagnement souvent familial ou encore confiance en sa légitimité à changer de voie. Autant d’éléments qui prolongent la critique d’un système scolaire méritocratique en apparence, mais inégalitaire dans les faits.

Une première année d’exploration de l’enseignement supérieur ?

L’évolution des usages de Parcoursup montre une chose : les étudiants utilisent de plus en plus la première année pour « tester », voire réajuster, leur orientation. Ce n’est pas un mal en soi : expérimenter, essayer, se tromper fait partie de la vie étudiante. Mais, cela suppose que les institutions suivent, avec des capacités d’accueil adaptées, un accompagnement renforcé, et surtout une équité entre les primo-entrants et les réorientés.

Or, sur ces points, les politiques publiques accusent un retard : les réorientations ne sont ni anticipées ni outillées, et les étudiants les plus fragiles restent ceux qui en payent le prix.

Les lycéens et les étudiants souhaitant se réorienter en première année d’études supérieures passent par la même plateforme. Ce phénomène complexifie la gestion des places, car les candidats peuvent postuler tout en restant inscrits dans leur formation actuelle. Pensée comme un outil d’accès à l’enseignement supérieur, Parcoursup joue désormais aussi un rôle central et parfois flou dans les réorientations.

La réorientation ne peut pas être considérée comme un échec, c’est souvent la preuve d’un ajustement lucide. Encore faut-il que les outils suivent, et que les logiques d’exclusion ne se perpétuent pas. Plutôt que de juger les étudiants qui changent de voie, il est temps de reconnaître qu’au vu de l’évolution du système éducatif, la première année d’études est devenue un moment d’exploration souvent nécessaire.

Il s’agit maintenant collectivement de faire en sorte qu’elle ne devienne pas une fabrique de tri social. Cela suppose d’adapter les bourses, logements, et dispositifs d’aide aux étudiants déjà inscrits dans le supérieur. C’est une manière de réduire les inégalités de « mobilité scolaire ».

The Conversation

Dorian Vancoppenolle ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Près d’un étudiant sur cinq se réoriente à bac +1 : ajustement, rupture ou échec ? – https://theconversation.com/pres-dun-etudiant-sur-cinq-se-reoriente-a-bac-1-ajustement-rupture-ou-echec-253557

Bac, brevet, CAP : petite histoire des examens en cinq questions

Source: The Conversation – Indonesia – By Claude Lelièvre, Enseignant-chercheur en histoire de l’éducation, professeur honoraire à Paris-Descartes, Université Paris Cité

À quoi les premières sessions du baccalauréat ressemblaient-elles ? Quand le brevet des collèges a-t-il été créé ? À partir de quand l’université s’est-elle féminisée ? En quelques grandes questions, retour sur l’histoire des examens alors que les lycéens et étudiants passent les dernières épreuves de l’année.


Le recours systématique à l’organisation d’examens et à la collation de « grades » attestés dans des diplômes pour valider les connaissances acquises par l’enseignement est une pratique apparue avec les premières universités médiévales au tournant des XIIe et XIIIe siècles.

L’élément central du dispositif a été la licence qui, de simple acte juridique (l’octroi d’une « autorisation », d’un « droit d’enseigner ») s’est assez vite transformée en « examen » et en « grade » pour se retrouver elle-même encadrée rapidement par deux autres grades, eux-mêmes conférés après examen : le baccalauréat d’abord et la maîtrise ensuite.

Ce dispositif « à trois étages » de validation des connaissances s’est imposé partout. La quasi stabilité du vocabulaire qui permet de le décrire – baccalauréat (certes parfois appelé « determinatio »), licence, maîtrise (ou master) – est la meilleure preuve de sa prégnance qui a survécu jusqu’à nos jours.

Alors que les lycéens passent les dernières épreuves du bac et que les étudiants guettent leurs résultats de fin d’année, retour en cinq questions sur l’histoire des premiers examens du parcours scolaire.

À quoi le baccalauréat servait-il lorsqu’il a été institué en 1808 ?

Il a gardé de l’ancien baccalauréat sa face universitaire et il a été le point de départ des baccalauréats dits « généraux » que nous connaissons. Mais avec une grande différence, au début, puisqu’il s’agissait d’un examen entièrement oral dont le jury était uniquement composé d’universitaires.

Le statut du 16 février 1810 précise que les examinateurs du baccalauréat doivent être au nombre de trois universitaires. Cet examen oral porte sur « tout ce que l’on enseigne dans les hautes classes des lycées » (les deux dernières). Peu à peu, des épreuves écrites sont ajoutées. Surtout, peu à peu également, le jury qui fait effectivement passer l’examen du baccalauréat comporte de moins en moins d’universitaires et de plus en plus de professeurs du secondaire.

Pour Napoléon Ier qui a été le créateur de ce baccalauréat, il s’agissait avant tout d’instruire dans les lycées nouvellement créés les futurs officiers et hauts administrateurs de son Empire. De fait, selon l’expression du philosophe Edmond Goblot, le baccalauréat a été tout au long du XIXe siècle « un brevet de bourgeoisie ».

Quand les filles ont-elles eu pour la première fois accès au lycée et à l’université ?

Même quand la loi Camille Sée de décembre 1880 institue avec le soutien de Jules Ferry des établissements d’enseignement secondaire féminin publics, les filles peuvent très difficilement passer le baccalauréat et suivre un cursus à l’université. En effet, à la différence des lycées de garçons institués en 1802, le plan d’études des lycées de jeunes filles ne comporte pas les disciplines qui sont alors le fleuron de l’enseignement secondaire et du baccalauréat : le latin, le grec et la philosophie.

Portrait de Julie-Victoire Daubié, par Pierre Petit (1861)
Portrait de Julie-Victoire Daubié, par Pierre Petit (1861).
Wikimedia

Mais le baccalauréat n’est pas juridiquement interdit aux jeunes filles ; et certaines d’entre elles le passeront en candidates libres : une trentaine en 1890, une centaine en 1909. La première bachelière qui a obtenu le diplôme du baccalauréat est Julie Daubié, en 1861. Elle sera aussi la première licenciée es lettres française en 1871.

Il a fallu presque un demi-siècle pour qu’un décret en date du 25 mars 1924 aménage officiellement une préparation au baccalauréat présentée comme une section facultative alignée totalement sur le secondaire masculin, tout en perpétuant un enseignement secondaire féminin spécifique institué en 1880 (avec son diplôme spécifique de « fin d’études secondaires », au titre significatif…).




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Les jeunes filles commencent alors leur « longue marche » conquérante. Dès 1936, les jeunes filles représentent le quart des élèves reçus à l’examen du baccalauréat. En 1965, leur taux d’accès arrive au même niveau que celui des garçons : 13 % de la classe d’âge. Et le pourcentage de jeunes filles inscrites à l’université monte vite : un quart des étudiants en 1930, un tiers en 1950, pour atteindre la moitié en 1981.

Pourquoi a-t-on créé le brevet ?

D’abord, de quel brevet parle-t-on ? Au XIXe siècle, le « brevet » est d’abord et avant tout un « brevet de capacité » qui certifie que l’on est « en capacité » de devenir maître (ou maîtresse) d’école, et plus généralement un examen qui est parfois requis pour être « en capacité » d’exercer certains métiers appartenant à ce que l’on appellerait maintenant la sphère des cadres intermédiaires.


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En 1947, dès le début de la forte augmentation du taux de scolarisation dans l’enseignement secondaire qui commence sous la IVe République, le « brevet » est transformé en « brevet d’études du premier cycle du second degré » (BEPC), son appellation nouvelle signant ce qu’il est devenu avant tout, à savoir un examen qui scande un cursus secondaire désormais clairement constitué de deux cycles. Mais ce n’est nullement une condition pour passer en classe de seconde et cela ne l’a jamais été jusqu’ici, même si cela est envisagé.

À partir de 1981, le diplôme – désormais intitulé « brevet des collèges » – est attribué sans examen, au vu des seuls résultats scolaires. Mais, en 1986, un « examen écrit » est réintroduit avec le triple objectif annoncé de « revaloriser le diplôme », de « motiver » davantage les élèves, et de les « préparer » à aborder des examens ultérieurement. Lors de sa première mouture, le taux de reçus n’a pas dépassé 49 %.

CAP, BEP, bac pro : quand les diplômes de la voie professionnelle ont-ils été créés ?

Le certificat d’aptitude professionnelle (CAP), destiné à sanctionner un apprentissage, est institué en 1911. Cet examen est réservé aux « jeunes gens et jeunes filles de moins de dix-huit ans qui justifient de trois années de pratiques dans le commerce et l’industrie » (décret du 24 octobre 1911). Mais comme le CAP n’a pas été rendu obligatoire ni même associé à une grille de rémunération, le CAP demeurera un diplôme rare dans un premier temps.

Le brevet d’enseignement professionnel (BEP) a été créé en 1966. Il a été institué dans le but de remplacer progressivement le CAP en ayant un caractère plus théorique et moins pratique. Préparé en deux ans après la classe de troisième, il relevait d’une conception plus scolaire de la qualification ouvrière face aux exigences techniques de l’industrie et du commerce modernes.




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Le baccalauréat professionnel, institué en 1985, parachève cette évolution. Selon Jean-Pierre Chevènement, le ministre de l’éducation nationale, il s’agit en premier lieu de répondre aux besoins de la modernisation du pays en formant des « ouvriers » de plus en plus qualifiés, « souvent au niveau du baccalauréat, quelquefois à un niveau supérieur encore »(28 mai 1985).

Quand le bac s’est-il vraiment démocratisé ?

Le taux de titulaires d’un baccalauréat dans une classe d’âge donnée a été longtemps très restreint ce qui induit qu’il était réservé de fait, sauf exception, aux enfants de milieux socioculturellement favorisés. Il a été de moins de 3 % tout au long de la IIIe République. Et c’est seulement dans les dernières années de cette période que les établissements secondaires publics sont devenus gratuits, alors que c’était déjà le cas pour les établissements primaires publics depuis le début des années 1880.

Il y a eu alors un petit desserrage dans la sélection sociale, concomitant avec la montée du taux de titulaires du baccalauréat dans une classe d’âge. Mais la grande période de l’envolée du taux de bacheliers généraux se situe dans la période gaullienne : on passe de 10 % à 20 % de 1959 à 1969. Il reste à peu près à cet étiage durant presque vingt ans.

Bac de philo : le reportage incontournable des JT (INA ACTU, 2021).

Mais un autre baccalauréat est créé en 1970 : le « baccalauréat technologique ». Il va apporter un taux supplémentaire de titulaires d’un baccalauréat dans une classe d’âge : autour de 16 % – un taux qui reste quasiment constant depuis 1989. Les élèves des lycées technologiques sont d’origines socioculturelles plutôt modestes, et leurs destinations scolaires ou sociales aussi.

En 1985, une troisième couche apparaît : le « baccalauréat professionnel ». Le 8 octobre 1985, le ministre Jean-Pierre Chevènement précise qu’il s’agit « d’offrir, à l’issue de la classe de troisième, trois voies d’égale dignité » :

  • la voie générale, dans laquelle « peuvent s’engager ceux qui ont les capacités de poursuivre des études aux niveaux les plus élevés de l’Université » ;

  • la voie technologique, « qui conduira la majorité des jeunes qui s’y engagent vers un niveau de technicien supérieur » ;

  • la « voie professionnelle, qui assure, après l’obtention d’une qualification de niveau V, une possibilité de poursuivre la formation jusqu’au niveau du baccalauréat et même vers un niveau plus élevé ».

Il y a donc l’affirmation par le titre de baccalauréat d’une égalité de dignité, mais non d’un égalité de parcours – même si l’obtention du baccalauréat permet juridiquement l’entrée à l’Université. Entre 1987 et 2008, le taux de bacheliers professionnel dans une classe d’âge atteint 12 %, puis passe de 12 % en 2008 à 24 % en 2012 (en raison d’un changement de curriculum). Il se stabilise ensuite autour de 21 %.

Par ailleurs, dans le cadre de l’horizon annoncé par Jean-Pierre Chevènement de « 80 % d’une classe d’âge au niveau bac en l’an 2000 », on a une nouvelle accélération du taux de titulaires d’un baccalauréat général dans une classe d’âge qui passe de 22 % en 1987 à 37 % en 1995. Ces dernières années, il atteint 43 %.

The Conversation

Claude Lelièvre ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Bac, brevet, CAP : petite histoire des examens en cinq questions – https://theconversation.com/bac-brevet-cap-petite-histoire-des-examens-en-cinq-questions-257574

Personnes âgées : une solidarité familiale trop souvent passée sous silence

Source: The Conversation – Indonesia – By Christophe Capuano, Professeur des universités en histoire contemporaine, Université Grenoble Alpes (UGA)

Contrairement à un cliché tenace, à l’approche de l’été, les familles ne s’empressent pas de déposer leurs proches âgés en maison de retraite pour partir en vacances. Pourtant, l’idée d’un entourage égoïste persiste, entretenu par les médias et les politiques au fil de crises, comme celle de la canicule de 2003. Les recherches sur les solidarités familiales dessinent une tout autre histoire. Comment expliquer son invisibilisation ?


Les réticences face à l’adoption d’une loi sur l’accompagnement de la fin de vie réactivent un certain nombre de représentations négatives sur les familles et leur supposé égoïsme. Certaines d’entre elles seraient susceptibles d’encourager, par intérêt, leur parent âgé à recourir à cette aide à mourir – soit pour recevoir un héritage, soit pour ne plus payer l’Ehpad. Quant aux personnes vulnérables concernées, elles seraient davantage susceptibles de la solliciter lorsque le sentiment d’abandon par leurs proches et d’isolement relationnel serait le plus aigu.

Lors de la crise sanitaire du Covid-19 ou de la canicule de l’été 2003, l’opprobre avait déjà été jeté sur les familles soupçonnées de délaisser leurs proches, tant en institution qu’à domicile.

Sans nier la réalité d’un sentiment d’isolement chez certains, il semble nécessaire d’éclairer la réalité de ces solidarités familiales intergénérationnelles. Et surtout de comprendre comment des représentations négatives, construites au cours des deux derniers siècles, se sont renforcées depuis les années 2000.

Des solidarités familiales invisibilisées

Les familles sont depuis longtemps soupçonnées de se défausser de leur responsabilité sur la solidarité publique. Cette vision naît avec le développement d’un système d’assistance en France, parallèlement au développement d’une pensée anti-individualiste et moralisante au XIXᵉ siècle.

La solidarité vis-à-vis des personnes âgées relève d’une logique de subsidiarité, fondée notamment sur l’article 205 du Code civil (1804) et l’obligation alimentaire des descendants vis-à-vis des ascendants. L’assistance publique intervient – pour des vieillards de bonnes mœurs et sans ressource – uniquement si les familles sont défaillantes ou trop pauvres pour aider leur parenté. Cela concerne le placement en hospices comme le versement de prestations à domicile, généralisé avec la loi d’assistance du 14 juillet 1905. Selon celle-ci, les sommes versées par les familles pour soutenir leur proche âgé sont défalquées des sommes (pourtant minimes) attribuées par la solidarité publique.

Or, les besoins sont immenses dans une société où il n’existe pas de dispositif de retraite et où les corps sont usés par le travail. De nombreux vieillards sont contraints de demander à entrer en institution pour échapper à la misère et rejoignent ainsi une longue liste d’attente. Dans ce contexte, les familles optent alors massivement pour une aide clandestine : il s’agit de dissimuler aux pouvoirs publics les quelques ressources qu’elles pourraient verser à leurs vieux parents restés à leur domicile.

Cette situation est révélée au grand jour lors de la Première Guerre mondiale lorsque des fils, envoyés sur le front, ne peuvent plus assurer ce transfert secret d’argent. Privées de ce complément financier, de nombreuses personnes âgées sombrent alors dans la misère la plus extrême. L’invisibilisation de ces solidarités au début du siècle a construit le mythe selon lequel les familles abandonneraient leurs proches à leur propre sort ou qu’elles frauderaient pour éviter de faire jouer l’obligation alimentaire ou la récupération sur succession après décès.

Cohabiter ou vivre en voisins

Durant l’entre-deux-guerres, le nombre d’entrées en institution continue sa hausse, parallèlement à une suspicion croissante vis-à-vis des familles. Celles-ci font pourtant ce qu’elles peuvent mais la dégradation de la conjoncture et le spectre du chômage rendent plus difficiles d’aider un proche âgé.

Durant l’Occupation et les années 1950, la cohabitation intergénérationnelle augmente pourtant, avec son lot de tensions intrafamiliales, mais elle est contrainte, et due aux circonstances exceptionnelles de la période. Il y a d’abord la nécessité de sortir son parent de l’hospice pour éviter qu’il ne meure de faim puis, après-guerre, une crise aiguë du logement que subissent toutes les générations françaises.

Le fort recul de cette cohabitation à partir des années 1960 et l’augmentation de la part des personnes âgées vivant seules sont lus comme un déclin des solidarités au sein des familles – y compris par les sociologues qui se focalisent sur l’éclatement des liens familiaux contemporains, en parallèle à la hausse des divorces. De leur côté les médecins dénoncent ce qu’ils désignent comme « le syndrome de la canne à pêche » : le dépôt à l’hôpital de leur proche âgé par les familles pour les vacances.

Ces condamnations moralisatrices et culpabilisantes masquent pourtant une autre réalité : le manque criant de soutien des pouvoirs publics aux familles aidantes et l’absence de dispositifs de répit pour permettre à ces dernières de souffler quelques semaines. Par ailleurs, les mutations sociales renforcent l’invisibilité des solidarités. La cohabitation intergénérationnelle recule avec la sortie de la crise du logement, les personnes âgées, en meilleure santé aspirent à vivre de manière autonome.

Mais vivre seul ne signifie pas vivre de manière isolée. La géographe Françoise Cribier et la sociologue Claudette Collot prouvent au début des années 1970 l’importance de l’habitat de proximité entre les générations. La régularité de visites des enfants adultes permet alors de nouvelles relations d’intimité à distance. À leur suite, plusieurs travaux comme ceux d’Agnès Pitrou montrent l’importance de cette redécouverte des solidarités familiales et de l’habitat choisi.

Se multiplient ainsi les études qui définissent la parenté comme réseau d’entraide. Les sciences sociales utilisent alors, durant les années 1980, l’expression d’« aidants familiaux » : la capacité protectrice de la famille est mise en regard des limites de la protection publique.

Ces travaux insistent sur le rôle attendu et assumé par les familles dans la promotion de la santé des personnes âgées fragiles. Ils utilisent différentes notions empruntées pour partie au monde anglo-saxon : support, secours, soins, assistance.

Les recherches en gérontologie et en sociologie de la santé traitent de la solidarité familiale en termes de soutien ou de support social ; elles mettent aussi au jour l’existence de « générations pivots » ou « générations sandwichs », des générations d’aidants au croisement de l’aide aux aînés et du support aux enfants ou jeunes adultes.


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Des clichés persistants sur les liens intergénérationnels

Si les travaux scientifiques sur l’aide familiale font pièce aux représentations d’un désengagement familial, cette vision biaisée continue d’être alimentée par des politiques et dans les médias. Dans le Paravent des égoïsmes, publié en 1989, l’ancienne ministre de la santé et de la famille, Michèle Barzach, reprend le schéma d’un supposé déclin des solidarités, dénonçant un « égoïsme collectif, qui nous mène à un lent dépérissement de la population, et un égoïsme individuel qui, au nom de la solidarité nationale, nous dispense de regarder autour de nous ». Elle condamne également la fin de la cohabitation avec les aînés qui n’aurait pas été remplacée par « d’autres formes de solidarité ». Voilà qui « aurait favorisé l’exclusion des personnes âgées, l’amélioration de leur situation matérielle ne suffisant pas à compenser leur isolement ».

En 1989, pour se prémunir de familles financièrement intéressées, la loi sur l’accueil familial fixe les conditions de rémunérations des familles nourricières, mais en exclut les familles naturelles qui hébergeraient un parent âgé. Durant les années 1990, lors des débats sur la création d’une allocation dépendance, certains sénateurs disent suspecter les familles de vouloir se « décharger de leurs obligations sur l’aide sociale ».

Ces conceptions idéologiques sont réactivées lors de la canicule de 2003 dont l’essentiel des victimes (14 802 morts) a plus de 75 ans. Les dirigeants et les médias accusent à tort les familles d’avoir délaissé leurs proches durant l’été comme le démontre bien l’historien Richard Keller. Ils diffusent cette affirmation alors même que 64 % des personnes sont mortes en institution, notamment en Ehpad.

Durant les années 2000-2020, dans un contexte où l’injonction est au maintien au domicile, les familles qui placent malgré tout leur parent âgé en institution restent soupçonnées de l’abandonner. Et comme le coût de l’hébergement en Ehpad, une fois soustraite l’ASH est à leur charge, elles sont également suspectées d’espérer un séjour le plus court possible. De là à voir certains membres familiaux souhaiter un décès rapide il n’y a qu’un pas, surtout qu’il pourrait être franchi en complicité avec une partie du corps médical qui y verrait une forme de thérapie létale – risques que brandissent les pourfendeurs de la loi sur l’aide à mourir.

C’est oublier pourtant que ces familles – en particulier les femmes aidantes – constituent les principales pourvoyeuses de « care » dans nos sociétés contemporaines, que le proche âgé soit maintenu au domicile ou en établissement. Et qu’une loi sur la fin de vie d’une telle portée sociétale ne peut être acceptée sans que les familles françaises y soient associées et y souscrivent, d’une façon ou d’une autre. C’est à cette condition que cette nouvelle disposition fonctionnera pleinement, comme nous le montrent les exemples belges ou néerlandais.


Cet article s’inscrit dans le projet KAPPA « Conditions d’accès aux aides et politiques publiques de l’autonomie. Origines, implications et perspectives d’évolution de la segmentation par âge », bénéficiant du soutien de l’Agence nationale de la recherche (ANR), qui finance en France la recherche sur projets. L’ANR a pour mission de soutenir et de promouvoir le développement de recherches fondamentales et finalisées dans toutes les disciplines, et de renforcer le dialogue entre science et société. Pour en savoir plus, consultez le site de l’ANR.

The Conversation

Christophe Capuano a reçu des financements de la MIre/Drees et de la CNSA.

ref. Personnes âgées : une solidarité familiale trop souvent passée sous silence – https://theconversation.com/personnes-agees-une-solidarite-familiale-trop-souvent-passee-sous-silence-256668

Associations d’idées, nouveaux challenges : les secrets de la mémoire pour mieux apprendre

Source: The Conversation – Indonesia – By Judith Schomaker, Assistant Professor, Department of Health, Medical and Neuropsychology, Leiden University

Le cerveau aime classer et étiqueter les informations, et notre mémoire est organisée en catégories sémantiques. gonzagon/Shutterstock

Si la nouveauté stimule le cerveau, l’assimilation d’informations inconnues est un véritable défi, particulièrement flagrant quand il s’agit de préparer des examens scolaires et universitaires. Comment créer alors des associations d’idées pour ancrer les apprentissages dans la durée ?


Lorsqu’on se prépare à passer des examens, on a parfois l’impression qu’il sera impossible de stocker dans son cerveau toutes les informations à retenir. Mais il existe des solutions pour créer les conditions nécessaires à des révisions aussi efficaces que possible.

Mes recherches sur la mémoire montrent que la nouveauté comme la familiarité peuvent avoir une influence sur la mémoire. Vous pouvez utiliser la première pour vous préparer à un apprentissage, et la seconde pour organiser votre mémoire et conserver vos connaissances.

Pour commencer, il peut s’agir d’aller se promener dans un quartier que vous ne connaissez pas ou de regarder une œuvre d’art pour la première fois – sur place ou en ligne – avant même de commencer à étudier.

Dans notre laboratoire, nous avons observé mes collègues et moi-même que nous avons plus de chances de nous souvenir d’une nouvelle information si nous venons de visiter un endroit qui ne nous est pas familier.

Dans le cadre de l’expérience, les participants venaient au laboratoire pour se familiariser avec un environnement virtuel sur un PC ou avec un casque de réalité virtuelle. Il s’agissait d’une île fantastique avec des éléments inattendus, comme des sucres d’orge de la taille d’un réverbère. Nous avons invité les participants à revenir à deux reprises. Au cours de ces sessions, ils ont exploré le même environnement virtuel – désormais familier – et un autre qu’ils n’avaient jamais vu auparavant.

Après chaque tour d’exploration virtuelle, les participants à l’expérience se voyaient présenter une série de mots qu’ils devaient essayer de mémoriser. Nous les avons ensuite testés après une tâche « distractive » complètement différente qui consistait à résoudre des problèmes mathématiques simples. Il est intéressant de noter que les participants qui avaient exploré un nouvel environnement se souvenaient généralement de plus de mots que ceux qui avaient exploré un environnement familier. Cela suggère que la nouveauté peut préparer le cerveau à l’apprentissage.

Après avoir préparé votre cerveau à une incursion dans l’inconnu, il est temps de tirer parti de la familiarité.

Ce qu’apporte la familiarité aux apprentissages

L’apprentissage d’informations entièrement nouvelles est souvent très difficile. Les élèves déclarent souvent avoir lu plusieurs pages sans parvenir à se souvenir de ce qu’ils ont lu.

Il peut y avoir plusieurs raisons à cela, mais l’une d’entre elles est qu’il est ardu de mémoriser quelque chose de très différent de ce que l’on a appris auparavant.

Le cerveau aime classer et étiqueter les informations, et notre mémoire est organisée en catégories sémantiques. Par exemple, si je mentionne « fauteuil pivotant », « ordinateur » et « classeur », le terme général de « bureau » peut venir à l’esprit.

Les associations d’idées de ce type sont cruciales lors de la récupération des informations car elles peuvent servir d’indices. C’est ce que les chercheurs appellent souvent « schéma de mémoire ».


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Lorsque vous devez apprendre quelque chose de nouveau, votre cerveau essaie de classer ces nouvelles informations. Si un lien peut être établi avec quelque chose que vous connaissez déjà, cette information peut plus facilement être intégrée dans un schéma de mémoire existant.

Sur la base d’études, nous pourrions prédire que préparer un test est plus efficace lorsque vous avez déjà des connaissances sur le sujet, car cela vous permet d’intégrer des informations nouvelles dans un schéma de mémoire existant et de retrouver ces informations plus facilement à un moment ultérieur.

Par exemple, imaginez que vous mangez un kiwi jaune pour la première fois. Votre expérience antérieure des kiwis verts vous permettra de reconnaître le fruit. L’expérience nouvelle que constitue la consommation de ce kiwi légèrement plus sucré est facile à intégrer dans votre bagage d’informations sur les kiwis, notamment leur aspect, leur texture et leur goût.

Créer des associations d’informations

Toutefois, dans le cadre d’examens, l’apprentissage porte souvent sur des concepts abstraits. Les schémas de mémoire correspondants sont sous-développés pour les informations moins concrètes, ce qui corse leur mémorisation.

Dans le cadre d’un cours de psychologie biologique que j’assure, les étudiants doivent se familiariser avec le transfert d’informations entre les cellules du cerveau. L’un des aspects cruciaux de ce sujet est le changement de chimie du neurone, entre le moment où il est au repos et celui où il émet un signal, et les ions de potassium et de chlorure de sodium impliqués.

Les résultats des examens ont montré que les étudiants avaient du mal à se souvenir de ces processus. Une année, j’ai décidé d’introduire un simple aide-mémoire visuel : l’image d’une banane surmontée d’un récipient de sel de table.

Image of a banana and table salt labelled as ions
Aide-mémoire destiné aux élèves.
Judith Schomaker, CC BY-NC-ND

La plupart des élèves savent que les bananes sont riches en potassium, tandis que le sel de table est du chlorure de sodium. Cette image simple montre la situation d’un neurone au repos : beaucoup de potassium à l’intérieur et beaucoup de chlorure de sodium à l’extérieur de la cellule. Mais lorsque le neurone fonctionne, les canaux ioniques s’ouvrent et, en raison des lois de la diffusion, le potassium s’écoule et le chlorure de sodium entre dans la cellule.

Après l’introduction de cet aide-mémoire, les résultats des étudiants à la question portant sur ce sujet ont augmenté de manière significative. L’année dernière, notre outil de surveillance des examens l’a même qualifiée de « trop facile », car un grand nombre d’étudiants l’avaient réussie. L’image a facilité l’intégration de nouvelles connaissances dans un schéma existant, car elle associe des informations nouvelles et abstraites à des éléments bien connus : la banane et le sel de table.

Lors de la préparation d’un examen, il peut donc être utile de réfléchir à la manière dont les nouvelles informations que vous essayez de mémoriser sont liées à des choses que vous connaissez déjà, même si ces informations ne sont pas directement pertinentes pour l’examen. Savoir que les bananes sont riches en potassium, par exemple, n’est pas un objectif d’apprentissage dans un cours de psychologie biologique.

Et si vous commencez par vous promener dans un nouvel endroit, c’est encore mieux. Nous espérons que ces conseils vous aideront à faire de l’épreuve des examens des souvenirs impérissables.

The Conversation

Judith Schomaker a reçu des financements du NWO, du LUF et du LLinC.

ref. Associations d’idées, nouveaux challenges : les secrets de la mémoire pour mieux apprendre – https://theconversation.com/associations-didees-nouveaux-challenges-les-secrets-de-la-memoire-pour-mieux-apprendre-256346

Comment former les futurs citoyens du monde ? Une urgence éducative et éthique

Source: The Conversation – Indonesia – By Maria Fernanda Gonzalez Binetti, maitre de conférences, Institut catholique de Paris (ICP)

Comment former des citoyens du monde ? Si la question est cruciale dans un monde interconnecté, les réponses à apporter sont complexes tant elles impliquent de repenser l’organisation classique des parcours scolaires et universitaires. Quelques repères.


« En entrant en Espagne, je n’ai pas l’impression d’arriver, mais de revenir […] Nos classiques sont les classiques de l’Espagne, nos prénoms et nos noms de famille viennent presque tous de là-bas, nos rêves de justice, et même certaines de nos colères de sang et de fanatisme, sans parler de nos vieux restes d’honneur hidalgo, sont un héritage espagnol. »

Ces paroles du prix Nobel de littérature colombien Gabriel García Márquez s’adressaient au président espagnol José María Aznar, au moment où celui-ci envisageait d’imposer un visa aux citoyens latino-américains souhaitant entrer sur son territoire. L’homme de lettres, qui avait connu une vie d’errance dès les années 1950 et dépeint la guerre froide, les complexes relations Nord/Sud, et les inégalités sociales, mettait en valeur l’esprit universaliste, qui embrasse à la fois la richesse des racines et celle de l’étranger.

Un quart de siècle plus tard, la guerre entre la Russie et l’Ukraine ainsi que les conflits au Proche-Orient ravivent les tensions entre nations et alimentent un discours xénophobe. L’accession de Donald Trump à la Maison Blanche semble marquer une rupture profonde avec l’ordre mondial établi depuis la Seconde Guerre mondiale. Le multilatéralisme, fondé sur la coopération internationale, est remis en cause ; et son négationnisme face au changement climatique, sa radicalité ultraconservatrice et sa vision essentiellement mercantile constituent les marqueurs de son action politique.

Or, dans un monde de plus en plus interconnecté, où les interdépendances ne se limitent plus aux seuls domaines économique et commercial, il devient urgent de promouvoir une éducation à la citoyenneté mondiale, tout au long de la vie.

C’est précisément à cette tâche que l’Unesco s’attelle depuis 2011. Son guide Éducation à la citoyenneté mondiale : Préparer les apprenants aux défis du XXIᵉ siècle définit cette éducation comme un sentiment d’appartenance à une humanité commune, tout en établissant des liens entre le local, le national et le mondial. Pour cela, elle propose trois axes : une approche cognitive pour étudier institutions et enjeux géopolitiques ; une approche socioaffective, visant à renforcer des valeurs telles que les droits de l’homme, la solidarité et le respect pour la diversité ; sans oublier un engagement concret envers les causes sociales, la paix et la défense des valeurs démocratiques.

Dans son rapport de 2021 sur les futurs de l’éducation, l’Unesco souligne la nécessité de renforcer les compétences en citoyenneté mondiale ainsi que les compétences socioémotionnelles, essentielles à la participation civique et économique.

Les études transnationales menées par l’International Association for the Evaluation of Educational Achievement (IEA) et l’OCDE révèlent les difficultés rencontrées par les élèves dans ces domaines, comparables à celles observées en lecture, en mathématiques ou en sciences. Dès 2018, l’OCDE a intégré dans son enquête PISA une évaluation de la « compétence mondiale », visant à mesurer les acquis des élèves de 15 ans en matière d’apprentissage interculturel et global.

La citoyenneté mondiale : une notion complexe

Le Dictionnaire critique des enjeux et concepts des « éducations à » constate que celles-ci émergent dans les années 1980 en réponse à de nouveaux défis sociaux, économiques et politiques. Elles abordent divers domaines, allant de l’éducation à la citoyenneté et la solidarité, la biodiversité, l’interculturalité, la paix, jusqu’à l’éducation aux médias et à l’information, et incluent même l’éducation à la santé sexuelle, entre autres.

Mais leur émergence suscite de nombreuses critiques. D’une part, elles ne possèdent pas de structure propre, car elles ne s’appuient pas sur une discipline académique définie, leur principale caractéristique étant de répondre à des enjeux sociaux conjoncturels ; ce qui nécessite l’étude de multiples champs du savoir. D’autre part, leur contenu multidisciplinaire et leur dynamique pédagogique, qui privilégient les groupes réduits pour favoriser le débat et la pratique plutôt que les cours magistraux, rendent leur mise en œuvre plus complexe.


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Enfin, elles peuvent être enseignées par des intervenants extérieurs, ce qui remet en question le monopole de l’éducation formelle. Ces acteurs, liés à l’apprentissage informel, se rencontrent fréquemment au sein d’organisations non gouvernementales de développement. Comme le montre Laura Sullivan, vice-présidente de l’ONG européenne Concord dans son dossier sur l’éducation à la citoyenneté mondiale en Europe le financement des projets liés à l’éducation à la citoyenneté mondiale en Europe est majoritairement assuré par les ministères des Affaires étrangères, plutôt que par les ministères de l’éducation nationale.

Bien que l’Agence française de développement (AFD) promeuve plusieurs projets dans ce domaine, le dossier de Concord souligne le faible engagement du ministère de l’éducation nationale en matière d’éducation à la citoyenneté mondiale (ECM).

Au niveau européen, compte tenu de l’ampleur des thématiques abordées, chaque pays définit la citoyenneté mondiale de manière différente, ce qui pose aussi la nécessité d’un débat sémantique. Cela dit, de manière générale, la plupart des projets sont liés à l’éducation au développement et à la solidarité.

Perspectives en France

En lien avec les nouveaux programmes d’enseignement moral et civique, une circulaire interministérielle a été émise en 2024 pour guider les enseignements de « l’éducation à la citoyenneté mondiale et à la solidarité internationale, de l’éducation au développement durable et de l’éducation à la citoyenneté mondiale ».

Comme le souligne la brochure, dans le cadre des Objectifs de développement durable, il est nécessaire d’instruire et d’éduquer de nouvelles générations engagées et responsables face à de nombreux défis : les inégalités socioéconomiques, la lutte contre le racisme et la xénophobie, les enjeux du développement solidaire au Sud, ou encore la protection de la biodiversité.




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À l’Institut catholique de Paris, nous avons créé un Grand Cours sur la citoyenneté mondiale, afin de proposer une réflexion approfondie sur les enjeux de cette éducation face aux défis contemporains.

Lors des sessions de 2024 et 2025, ce Grand Cours a été proposé à l’ensemble des facultés, et réuni 450 étudiants issus de diverses formations de licence. Grâce à des approches théoriques et à la participation d’experts en cosmopolitisme, tels les philosophes Francis Wolff et Louis Lourme, l’ancien directeur de l’Unesco Federico Mayor Zaragoza, le professeur en urbanisation par les plateformes numériques Filippo Bignami, Claire Thoury, présidente du Mouvement associatif, ou encore Vincent Picard, vice-président en France de la communauté de Sant’Egidio, les étudiants ont exploré les principales notions et initiatives liées à ce domaine.

Les évaluations montrent que, si certains étudiants perçoivent cette approche comme idéaliste ou utopique, tous en reconnaissent le bien-fondé. Ils soulignent l’intérêt d’une éducation fondée sur la responsabilité, le bien commun et la compréhension du monde.

Les questions cruciales de l’actualité nous obligent à repenser l’éducation des nouvelles générations. Il est temps de construire des ponts entre les différents partenaires, de renforcer la recherche en éducation à la citoyenneté mondiale, et de confier un rôle clé au ministère de l’éducation nationale pour former les nouveaux enseignants dans un esprit humaniste et engagé envers ce monde qui est le nôtre.

The Conversation

Maria Fernanda Gonzalez Binetti ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Comment former les futurs citoyens du monde ? Une urgence éducative et éthique – https://theconversation.com/comment-former-les-futurs-citoyens-du-monde-une-urgence-educative-et-ethique-254340

La croissance des placements privés : une alternative aux levées de fonds aux contours mal connus

Source: The Conversation – Indonesia – By Kirsten Burkhardt-Bourgeois, Maître de conférences, IAE Dijon, Université Bourgogne Europe

C’est un outil financier peu connu du grand public qui se développe depuis quelques années. Les placements privés échappent largement aux obligations de la levée de fonds traditionnelle. Quelle est la réalité de ce phénomène peu étudié ? Le développement de ces opérations fait-il courir de nouveaux risques au système financier ?


L’augmentation de capital sans appel public à l’épargne, dit « placement privé » existe en France depuis le 22 janvier 2009. Introduite dans un contexte de crise financière, il s’agit d’une opération rapide et simple, ne nécessitant pas à l’émetteur de publier un prospectus visé par l’Autorité des marchés financiers (AMF). Alors que, lors d’une introduction en bourse classique (IPO) ou pour une levée de fonds pour une entreprise déjà introduite, l’entreprise procède à un appel au grand public, la levée de fonds est ici réservée à un cercle restreint d’individus spécialisés. Cette opération est systématiquement une augmentation de capital sans droit préférentiel de souscription (DPS) proposée à des catégories précises d’investisseurs professionnels ou spécialisés.

Ainsi, une entreprise cotée dont il serait intuitivement logique de penser que son actionnariat serait plus diversifié, du fait de la nécessité de devoir vraisemblablement ouvrir son capital relativement à celui d’une entreprise non cotée, peut finalement réserver la plupart des titres à une certaine catégorie d’investisseurs, laissant peu de possibilités à un particulier de participer à ces opérations, et ce, dès l’introduction, de façon intégrale – en ayant opté pour le placement global – ou de façon plus mesurée, en ayant choisi l’IPO. Ensuite, lors des levées de fonds, elle pourra opter également pour un placement privé de ses titres.




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Un cadre peu contraignant

Selon l’AMF, les obligations se limitent depuis 2019 à faire figurer dans un communiqué de presse, certaines informations comme l’utilisation du produit d’émission, les risques liés à l’opération ou à sa non-réalisation ainsi que la décote consentie aux souscripteurs et le résultat du placement, tout en rappelant que lorsque l’une de ces informations constitue une information privilégiée, sa publication est obligatoire. Cette position-recommandation s’applique aux émetteurs cotés – sur Euronext, Euronext Growth, Euronext Access – et, plus généralement, à tous les émetteurs dont les titres sont inscrits sur un système multilatéral de négociations dès lors que leurs opérations ne donnent pas lieu à l’établissement d’un prospectus.

Dans le cadre du placement privé, l’offre s’adresse uniquement à des personnes fournissant le service d’investissement de gestion de portefeuille pour le compte d’un tiers, soit à des investisseurs qualifiés ou à un cercle restreint d’investisseurs, sous réserve que ces investisseurs agissent pour compte propre. L’offre qui en découle n’est donc pas adressée au grand public. Sous réserve de certaines dérogations pour d’autres formes sociales, seuls les titres financiers émis par les sociétés anonymes, les sociétés en commandite par actions et les sociétés par actions simplifiées, peuvent faire l’objet d’un placement privé.

Un appel sélectif à l’épargne

En outre, les dirigeants ou actionnaires ne peuvent pas être les bénéficiaires uniques ou principaux. Les actionnaires qui autorisent une telle offre renoncent à l’exercice de leur droit préférentiel de souscription entraînant de fait un risque de dilution. L’AMF a résumé ce fait en précisant que l’objectif principal de ce type d’opération doit être l’ouverture du capital de la société à de « nouveaux investisseurs ».

Enfin, elle est caractérisée par un montant préalablement déterminé. L’émission de titres de capital réalisée par une offre visée au 1 de l’article L. 411-2 du Code monétaire et financier (incluant les placements privés) est désormais limitée à 30 % du capital social par an (depuis la loi n°2024-537 du 13 juin 2024, article 9).

La présentation succincte des principales caractéristiques de ces placements privés a suscité certaines réserves de la part de l’AMF. Ces opérations empreintes d’une certaine opacité (puisqu’un simple communiqué de presse suffit) échappent à son contrôle.


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Que sont devenus les petits porteurs ?

L’objectif de notre récente publication,dans la revue Bankers, Markets & Investors est d’étudier sur une période récente si cette pratique (augmentation de capital par placement privé) est plus répandue lors d’une augmentation de capital que l’autre alternative (offre « réelle » au public), une fois l’entreprise cotée puis de caractériser les entreprises concernées. En cumulant le placement privé au placement global, nous mettrons ainsi l’accent sur le fait que ces placements « réservés » pourraient être plus importants relativement à l’offre de titres « réellement destinée » au public, ce qui interroge sur le risque pris par des actionnaires minoritaires (le petit porteur) qui participeraient tout de même aux opérations. Notons que selon les données publiées par la BPCE, le taux de détention d’actions en direct d’actions par les petits porteurs est passé de 14 % en 2008 à 6,7 % en 2021.

En consultant Internet ainsi que le site Europresse avec une recherche par mots-clés, nous avons pu recenser tous les communiqués de presse faisant état d’une augmentation par placement privé (augmentation avec, rappelons-le systématiquement suppression du DPS). Les augmentations de capital par offre au public (particulier) faisant l’objet d’un prospectus visé par l’AMF, nous avons pu extraire plus facilement avec la base de données de l’AMF toutes les opérations sur la même période.

Une pratique en hausse

Nous avons ainsi pu constater en synthétisant les résultats obtenus que les augmentations de capital par placement privé sont plus nombreuses que les autres sur la même période et qu’elles concernaient davantage celles cotées sur Euronext Growth (marché d’Euronext adapté aux petites et moyennes entreprises (PME) qui souhaitent lever des capitaux pour financer leur croissance). Nous avons exclu par définition les émissions obligataires par placement privé. Sur Euronext Growth, depuis leur création, les placements privés sont globalement majoritaires et représentent plus de trois fois les augmentations de capital par offre au public impliquant l’aval de l’AMF.

BFM Business, 2024.

Entre 2009 et 2021, la France comptabilise plus de placements privés (279) que d’offres publiques classiques (241). La plupart de ces placements privés ont lieu sur Euronext Growth (160 sur 279). Au vu de leur relative importance en nombre, nous nous sommes intéressées aux motivations des entreprises françaises à opter pour un placement privé. Notre étude révèle que ce ne sont ni les difficultés à lever des fonds qui motivent un placement privé ni la recherche d’une réaction positive du marché à l’annonce d’un placement privé, permettant de faire grimper momentanément le prix de l’action.

Les placements privés semblent surtout entrepris par des entreprises assez opaques, c’est-à-dire caractérisées par une asymétrie informationnelle relativement élevée ; situation que les placements privés ne font qu’accentuer.

La récente mesure consistant à augmenter le pourcentage d’émission par placement privé de 20 % à 30 % par an permet certes aux entreprises d’accéder plus facilement aux financements. Pour autant, elle contribue à éloigner encore un peu plus le petit porteur des marchés financiers. Sa confiance ou son intérêt pour les marchés ne risque-t-il pas de diminuer s’il ne peut systématiquement pas participer à l’opération d’émission ?

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

ref. La croissance des placements privés : une alternative aux levées de fonds aux contours mal connus – https://theconversation.com/la-croissance-des-placements-prives-une-alternative-aux-levees-de-fonds-aux-contours-mal-connus-242988

Green-Got, Helios… les néobanques durables sont-elles vraiment des banques ?

Source: The Conversation – Indonesia – By Dhafer Saidane, Full Professor – Head of the Msc Sustainable Finance and FinTech, SKEMA Business School

De nouveaux acteurs financiers ont fait leur apparition ces dernières années. Les néobanques, comme elles s’appellent, offrent une action plus visible par leurs clients. Mais s’agit-il vraiment de banques au sens classique ? En remplissent-elles bien les missions micro et macroéconomiques ? Quelles conséquences cela pourrait-il avoir ?


Les « néobanques durables » ou « éthiques » comptent de plus en plus de clients en France. L’ACPR (Autorité de contrôle prudentiel et de résolution), organisme de tutelle du secteur financier français, dénombre 16 millions de clients en France pour les banques en ligne en 2020, un chiffre qui a doublé par rapport à 2018. Elles prônent la transparence, la coopération, les investissements responsables…

Des valeurs sociétales à impact, de plus en plus réclamées par le grand public et les investisseurs, face à l’hyperfinance des années 1990, conséquence de la déréglementation et de la montée des marchés financiers. Elles sont, en somme, tout ce à quoi on n’identifie plus les grandes banques. Doit-on pour autant continuer à leur attribuer le qualificatif de « banques » ?

Si elles révolutionnent la banque, c’est au sens premier du terme : les néobanques durables reviennent à l’essence de la finance, à ses fondamentaux. Quand on met son argent à la banque, on ne sait pas vraiment où il va. On sait seulement qu’il ne dort pas, qu’il est réinvesti, sans trop savoir chez qui ni dans quoi. C’est cette obscurité que veulent éclairer les « néobanques durables » comme Green-Got, Helios ou La Nef.

Un retour vers le passé ?

Ces nouveaux organismes retrouvent la fonction originelle des financeurs du passé. En effet, depuis ses origines, la banque est un trait d’union social, une institution qui offre de la liberté via le crédit, une plaque tournante humaine dont chacun peut voir et toucher les effets. Par leur volonté de rester petites, par le downscaling visant la réduction d’échelle pour cibler les petites entreprises, les banques durables répondent à la déshumanisation des grandes banques, dont le chiffre d’affaires dépasse parfois le PIB de certains États.

Si le message porté par les banques durables rencontre un tel écho, c’est parce qu’elles offrent à nouveau une connexion avec l’économie réelle et semblent réconcilier la banque et le citoyen. Green-Got, par exemple, se concentre sur des services financiers durables et responsables, alignant ses activités avec des objectifs environnementaux et sociaux. Cet établissement propose des comptes courants, des comptes d’épargne et des investissements dans des projets à impact positif.




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Des vraies fausses banques ?

Si les néobanques semblent revenir à l’essence de la banque, ce ne sont pourtant pas (toutes) des banques, au sens traditionnel de la loi bancaire de 1984. Il y a donc un abus de langage, un flou (qui, on le sait, cache souvent un loup) qu’il convient de dissiper. Il nous faut clarifier et démystifier ces établissements, qui ont toute leur raison d’être sur le plan sociétal. Il importe aussi de rappeler les fondamentaux de la banque traditionnelle au regard des attributs de ces nouveaux véhicules financiers.


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Les néobanques sont considérées par la loi comme des établissements de paiement ou des établissements de monnaie électronique. Cela signifie qu’elles peuvent offrir des services financiers, comme la gestion de comptes et les transferts d’argent, mais elles n’ont pas toutes les mêmes obligations réglementaires que les banques traditionnelles. Ainsi, Green-Got et Helios sont des établissements de paiement et de monnaie électronique, elles se limitent à l’offre de services financiers de niche sans pour autant disposer d’une licence leur permettant l’octroie de crédits via la création monétaire. Ainsi elles ne peuvent pas relayer les crises via la chaîne du crédit comme les banques traditionnelles.

D’autres néobanques en ont obtenu une, leur permettant de proposer une gamme de services plus étendue, y compris des prêts et des produits d’épargne. N26 et Revolut, par exemple, ont des licences bancaires en Europe, ce qui leur permet de fonctionner comme des banques traditionnelles dans certains domaines.

Une approche micro-sociale

Les néobanques ne peuvent, par ailleurs, pas se substituer, aux banques classiques. Souvent hors du champs de la loi bancaire, elles ont un rayon d’action centré davantage sur une approche micro-sociale. Or, une action bancaire/financière à l’échelle macroéconomique de tout un pays est plus que nécessaire. Dès 1911, dans sa rhéorie de l’évolution économique, Joseph Schumpeter précisait que les vraies banques constituent le moteur de l’innovation et du développement macro-économique. Cette approche « up-scaling » cherche à soutenir les grandes entreprises et la « corporate finance », tout en assurant la stabilité du système financier garantissant la croissance de la richesse nationale.

Les banques occupent une place centrale dans une économie moderne. Au moins quatre fonctions leur donnent le statut particulier de monopole naturel que les néobanques ne peuvent pas assurer :

  • la gestion des risques financiers via des produits comme les assurances et les options de couverture permettent aux entreprises de se protéger contre les incertitudes économiques ;

  • la création de monnaie via le crédit permet d’augmenter la quantité de monnaie en circulation, ce qui peut stimuler l’activité économique ;

  • la stabilité économique est garantie par la régulation de l’offre de crédit assurant la liquidité du système financier ;

  • un support à l’innovation par le financement des projets innovants permettant le développement technologique et économique.




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En résumé, les banques jouent un rôle crucial dans la croissance et la transformation des économies ce que les néobanques, actrices de niche, ne peuvent garantir à grande échelle.

The Conversation

Dhafer Saidane ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Green-Got, Helios… les néobanques durables sont-elles vraiment des banques ? – https://theconversation.com/green-got-helios-les-neobanques-durables-sont-elles-vraiment-des-banques-255246

Comment Brian Wilson, auteur-compositeur visionnaire des Beach Boys, a changé l’histoire de la musique

Source: The Conversation – Indonesia – By Jadey O’Regan, Senior Lecturer in Contemporary Music, Sydney Conservatorium of Music, University of Sydney

Les Beach Boys en 1962 à Los Angeles, Californie. Les trois frères Wilson (Brian est à gauche), leur cousin Mike Love et leur ami Al Jardine. Michael Ochs Archives/Getty Images

Brian Wilson, chanteur leader, auteur-compositeur et producteur des Beach Boys, est décédé, le 11 juin 2025, à l’âge de 82 ans. Le bassiste laisse derrière lui une musique magnifique, joyeuse, douce-amère et intemporelle, façonnée au fil d’une carrière qui s’étend sur six décennies.


Cette nouvelle n’est pas une surprise : Wilson, atteint de démence diagnostiquée par les médecins, avait été placé l’an dernier sous tutelle après le décès de son épouse, Melinda. Cependant, sa disparition n’en marque pas moins la fin d’un chapitre long et extraordinaire de l’histoire de la musique.

Une vie consacrée à la musique

Formés au début des années 1960 à Hawthorne, en Californie, les Beach Boys sont au départ une histoire de famille et de communauté : les frères Brian, Dennis et Carl Wilson, leur cousin Mike Love et leur ami d’école Al Jardine.

Durant leur enfance, la maison des Wilson était un foyer compliqué ; leur père, Murry Wilson, était strict, parfois violent. La musique constituait l’un des rares moyens de rapprochement familial.

C’est au cours de ces premières années que Brian découvre les sonorités qui façonneront son identité musicale : Gershwin, les groupes de doo-wop, le rock and roll des débuts et, surtout, les Four Freshmen, dont le style de chant en harmonie serrée sera une influence majeure qu’il étudiera avec minutie.

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Les Beach Boys en répétition en 1964 ; Brian Wilson est assis au piano.
Michael Ochs Archives/Getty Images

Un mélange d’influences inattendu pour un groupe de pop. Dès les premiers enregistrements des Beach Boys (avec surf, voitures et filles), on perçoit les prémices de la complexité et de l’audace musicale qui feront la réputation de Wilson.

Écoutez la structure inattendue de The Lonely Sea (1962), les accords complexes de The Warmth of the Sun (1963), ou encore la modulation subtile de Don’t Worry Baby (1964).

Ces premières innovations laissent entrevoir une créativité grandissante qui continuera de s’épanouir tout au long des années 1960 et au-delà.

Une histoire de résilience

Dans les années qui ont suivi, Brian Wilson a souvent été perçu comme une figure fragile. Mais ce qui ressort avant tout de son parcours, c’est sa résilience.

Difficile de ne pas admirer sa capacité à produire un catalogue d’œuvres aussi vaste et varié, tout en affrontant, entre autres, des relations familiales complexes, la pression des maisons de disques, des problèmes de santé mentale souvent mal diagnostiqués et mal soignés ainsi que des addictions. Wilson a non seulement survécu a tout cela, mais il a continué à créer.

Brian Wilson au piano et Al Jardine à la guitare lors d’un concert à Los Angeles en 2019.
Scott Dudelson/Getty Images

Il a même fait ce que peu de fans des Beach Boys auraient imaginé : remonter sur scène.

Le retour inattendu de Brian Wilson sur scène, lors des tournées Pet Sounds et SMiLE au début des années 2000, a relancé l’intérêt pour les Beach Boys et permis une réévaluation critique de leur héritage musical. Depuis, les publications de livres, de documentaires, de films et de podcasts consacrés à Brian Wilson et aux Beach Boys se sont multipliées.

Le sujet d’une thèse

J’ai grandi près de Surfers Paradise, sur la Gold Coast, (Queensland, Australie). Leurs premiers morceaux évoquant un été sans fin résonnaient particulièrement dans ma ville natale, même si, tout comme Brian Wilson, je n’ai admiré la plage que de loin.

J’ai choisi d’étudier la musique des Beach Boys pour ma thèse de doctorat et j’ai passé les années suivantes à retracer le développement musical du groupe, de leurs débuts dans un garage à la création de Pet Sounds cinq ans plus tard.

The boys on stage in front of a large crowd
Les Beach Boys en concert vers 1963. Brian Wilson est à gauche.
Michael Ochs Archives/Getty Images

J’étais fasciné par la manière dont un groupe pouvait produire en si peu de temps un corpus aussi novateur, passant des premières notes hésitantes de Surfin’ aux arrangements complexes de God Only Knows.

Pour comprendre leur musique, j’ai écouté pendant des années les sessions d’enregistrement des Beach Boys, prise après prise, afin de saisir comment leurs chansons étaient conçues avec autant de finesse et d’ingéniosité.

Mais ce qui m’a frappé aussi fortement que la musique elle-même, c’était la voix de Brian Wilson dans ces enregistrements. L’écouter diriger des heures de sessions, c’était entendre un artiste au sommet de son art – décisif, sûr de lui, drôle, un esprit collaboratif, animé d’une profonde volonté de donner vie à la musique magique qu’il entendait dans sa tête et de la partager avec le public.

L’une des découvertes les plus inattendues de mon analyse des paroles des Beach Boys est venue d’un simple outil de fréquence des mots appliqué aux 117 chansons du corpus : le mot le plus courant était « now » (« maintenant »).

The boys with a moped
Les Beach Boys posent pour un portrait vers 1964. Brian Wilson est à l’arrière.
Michael Ochs Archives/Getty Images

Souvent employé comme un tic de langage, « now » résume pourtant à merveille ce que la musique de Brian Wilson a offert à tant d’auditeurs.

Wilson a créé un présent éternel : un monde où le soleil brille toujours, où l’on peut rester jeune à jamais, et où l’on peut retourner chaque fois qu’on en ressent le besoin.

Jadey O’Regan avec Brian Wilson, Enmore Theatre, Sydney, 2010.
Jadey O’Regan

En 2010, j’ai eu l’immense chance de rencontrer Brian Wilson dans sa loge, avant son concert à l’Enmore Theatre de Sydney. Il était drôle et chaleureux. Assis à un petit clavier, il m’a appris une harmonie et, l’espace d’un instant, nous avons chanté Love and Mercy ensemble.

Ce fut l’un des moments les plus magiques de ma vie. Et l’un des messages les plus durables de Wilson : « Love and mercy, that’s what we need tonight. » (« De l’amour et de la compassion, c’est ce dont nous avons besoin ce soir. »)

Adieu et merci, Brian. Surf’s up!

The Conversation

Jadey O’Regan ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Comment Brian Wilson, auteur-compositeur visionnaire des Beach Boys, a changé l’histoire de la musique – https://theconversation.com/comment-brian-wilson-auteur-compositeur-visionnaire-des-beach-boys-a-change-lhistoire-de-la-musique-258830

Mettre en musique le trail : émotions sincères ou stratégie d’enchantement marchand ?

Source: The Conversation – Indonesia – By Mathilde Plard, Chercheuse CNRS – UMR ESO, Université d’Angers

Départ de l’Ultra-Trail du Haut-Giffre (Samoëns, Haute-Savoie) en 2019. UTHG

Du Trail du Saint-Jacques (Haute-Loire) à l’Ultra-Trail du Haut-Giffre (Haute-Savoie) en passant par celui du puy Mary (Cantal), le mois de juin célèbre la course en pleine nature. Au-delà de la performance physique, un élément qui peut sembler secondaire structure l’événement : la musique. Elle est calibrée pour générer une expérience affective précise et façonner une émotion collective. Un outil marketing redoutable.


De nombreuses études ont montré les effets positifs de la musique sur la performance et l’état émotionnel des sportifs. Elle peut réduire la perception de l’effort, augmenter les affects positifs, favoriser la concentration, ou encore synchroniser les mouvements. Ces apports sont exploités tant au niveau individuel qu’à l’échelle collective des événements – lorsqu’un speaker choisit les morceaux pour dynamiser le public.

Dans l’univers du trail-running, où chaque coureur vit une aventure à la fois personnelle et collective, l’échange de playlists avant le départ est une pratique répandue. Sur des plateformes comme Spotify ou SoundCloud, des groupes de participants partagent leurs sélections de morceaux – de l’électro atmosphérique aux hymnes rock – pour créer un sentiment de cohésion avant même le coup de pistolet.

Cette « playlist de départ » agit comme un rite d’entrée dans l’épreuve : elle permet aux trailers de se synchroniser mentalement, de puiser de l’énergie dans les mêmes vibrations sonores, et de renforcer un sentiment de fraternité éphémère mais puissant, via ce langage commun. Mais les coureurs ne sont pas les seuls à choisir leur musique : les organisateurs s’en emparent pour ritualiser les événements sportifs.

Les hymnes de départ, outil d’ingénierie de l’émotion

Dans le cadre d’une enquête sur les départs d’ultra-trail, nous avons analysé les musiques diffusées au cours des dix minutes précédant le lancement des courses.

L’effet est saisissant : les organisateurs choisissent très souvent des morceaux épiques issus du répertoire cinématographique ou du rock symphonique (Conquest of Paradise, de Vangelis,, The Ecstasy of Gold, d’Ennio Morricone,, Last Ride of the Day, du groupe metal Nightwish).

Départ de l’Ultra-Trail du Mont-Blanc 2024 au son de Vangelis.

Ces musiques structurent un rituel. Elles suscitent des frissons, des larmes, une intensité collective. Par exemple, la montée de Conquest of Paradise génère un sentiment d’épopée, tandis que l’explosion orchestrale d’Ecstasy of Gold crée une tension dramatique invitant à l’aventure. Ces choix visent à provoquer des frissons et une intensité collective quasi liturgique.

Quels impacts ont ces sélections ? Opter pour U2 (Light My Way) semble évoquer une résonance intime, axée sur le dépassement personnel, quand Vangelis suscite un imaginaire héroïque et un sentiment de fraternité universelle. Chaque titre oriente donc l’expérience émotionnelle des coureurs et du public. Cette séquence musicale façonne la tonalité du moment et inscrit les participants dans une mémoire sonore commune.

De la résonance à l’enchantement marchand

Cette expérience se comprend à travers la notion de « résonance », du sociologue Hartmut Rosa. Dans une configuration résonante, la musique relie le sujet à lui-même, aux autres et à l’environnement. Mais si la sélection est standardisée et imposée, elle produit une aliénation rythmée, réduisant l’émotion à une simple illusion préprogrammée.

La mise en musique du sport relève alors d’une véritable « ingénierie de l’enchantement » où des professionnels conçoivent des dispositifs sensoriels destinés à suspendre momentanément l’incrédulité. La musique y fonctionne comme un outil de création d’une expérience immersive, ritualisée, préparée pour susciter un état euphorique collectif.


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Une illusion qui fait système

La chercheuse en anthropologie Emmanuelle Lallement montre que les grandes manifestations sportives fonctionnent comme des spectacles conçus sur le modèle des rituels : chaque geste, chaque décor, chaque son est pensé pour produire un effet émotionnel précis. Dans ce cadre, parcours et fan-zones ne sont plus de simples espaces de compétition ou de spectature, mais de véritables « scènes » où l’organisateur orchestre l’expérience du public à la manière d’un metteur en scène. Les animations, le choix des musiques d’ambiance et des jingles publicitaires sont calibrés au millième de seconde pour susciter la montée collective de l’enthousiasme.

Loin de l’idée d’une liesse populaire spontanée, ces dispositifs relèvent d’un « design émotionnel » : la ferveur est structurée, segmentée et distribuée selon un scénario immuable (par exemple : ligne de départ et d’arrivée pour le trail ; entrée des joueurs, mi-temps, moments clés du match pour le foot).

Chaque phase appartient à un script qui garantit une intensité contrôlée, interchangeable d’un événement à l’autre. La « fête sportive » devient un produit de consommation culturelle, où l’émotion est empaquetée, standardisée et vendue comme un service de divertissement – un simulacre ritualisé où les signes de la passion collective font plus illusion qu’ils ne renvoient à une expérience réellement partagée.

Oser des enchantements sincères ?

À trop vouloir produire du sensible, on risque pourtant de vider l’expérience de sa puissance transformatrice. L’ingénierie de l’enchantement, si elle ignore l’imprévu et l’altérité, engendre des « illusions bipolaires », révélant leur condition de production.

Les « illusions bipolaires », ce sont ces créations émotionnelles qui, d’un côté, promettent des sensations intenses et, de l’autre, risquent de laisser un vide quand le mécanisme se révèle. L’ingénierie de l’enchantement vise à produire du sensible de façon prédictive : montée de l’excitation, pics d’extase, apaisement cathartique. Mais si l’on maîtrise entièrement la temporalité et la dramaturgie des émotions, on finit par nier l’imprévu, la surprise authentique et l’altérité de l’autre – éléments pourtant essentiels à toute expérience transformatrice.

Ces « illusions bipolaires » oscillent entre deux pôles :

L’hyper-réalisme : une immersion tellement travaillée qu’elle paraît plus vraie que la réalité, conduisant à un état extatique généralisé.

La désillusion : lorsque le participant prend conscience que son émotion a été manufacturée, il éprouve une forme de désenchantement, voire de cynisme, face à ce qui apparaît alors comme un simple artifice marketing.

Ainsi, plus le dispositif est élaboré, plus le risque est grand de basculer d’un sentiment de communion exaltée à une expérience de vide émotionnel, révélant crûment que la « magie » avait pour origine un plan de production et un budget, plutôt que la spontanéité d’un engagement collectif.

Mettre en musique le sport n’est pas en soi un mal. Ce qui pose question, c’est la façon dont cette musique est sélectionnée, imposée, instrumentalisée. C’est le passage de la résonance à la récupération. Ce qui fait la force d’un moment sportif, c’est sa part d’incertitude. L’émotion ne se fabrique pas à la chaîne. Elle se vit.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

ref. Mettre en musique le trail : émotions sincères ou stratégie d’enchantement marchand ? – https://theconversation.com/mettre-en-musique-le-trail-emotions-sinceres-ou-strategie-denchantement-marchand-256708

Cléopâtre, cheffe d’État calomniée par le sexisme

Source: The Conversation – Indonesia – By Christian-Georges Schwentzel, Professeur d’histoire ancienne, Université de Lorraine

Parmi les œuvres présentées à l’Institut du monde arabe figure l’huile sur toile d’Alexandre Cabanel, _Cléopâtre essayant des poisons sur des condamnés à mort_ (1887).

Cheffe d’État, séductrice ou déesse : les récits qui entourent Cléopâtre sont nombreux, modelés par des stratégies politiques et souvent empreints de sexisme. L’exposition « Le mystère Cléopâtre », à découvrir à l’Institut du monde arabe à Paris, jusqu’au 11 janvier 2026, propose de démêler le mythe de la réalité.


Des rares grandes figures féminines retenues par l’histoire, Cléopâtre (69-30 av. J.-C.), la dernière souveraine d’Égypte, est la plus populaire. Autour de son personnage se sont forgées une légende noire puis une figure universelle, associant passion et mort, volupté et cruauté, richesse et guerre, politique et féminisme.

Une reine biculturelle

L’affiche de l’exposition « Le mystère Cléopâtre » du 11 juin 2025 au 11 janvier 2026 à l’Institut du monde arabe
L’exposition de l’Institut du monde arabe tente de percer « Le mystère Cléopâtre ».

La première légende de Cléopâtre est celle qu’elle a elle-même élaborée. Selon son discours officiel, la reine se présente comme une déesse au service de son peuple, ou plutôt de ses peuples. En effet, le royaume de Cléopâtre est biculturel, à la fois grec et égyptien, comme Cléopâtre elle-même. La reine descend en ligne directe de Ptolémée Ier Sôter, un officier gréco-macédonien d’Alexandre le Grand, devenu roi d’Égypte après la mort du conquérant, à la fin du IVe siècle av. J.-C. Pour ses sujets grecs, descendants des colons installés à Alexandrie et dans la vallée du Nil, Cléopâtre est une souveraine gréco-macédonienne, mais pour les Égyptiens elle se montre aussi en reine pharaonique traditionnelle.

Cette dualité politico-culturelle est une caractéristique idéologique de la dynastie de Cléopâtre dont les documents officiels sont rédigés dans les deux principales langues du royaume, comme on le voit sur la célèbre Pierre de Rosette. C’est ainsi une véritable reine biculturelle qui émane des sources antiques.

Pour les Grecs, Aphrodite réincarnée

Selon les récits officiels destinés à ses sujets grecs, Cléopâtre est l’incarnation terrestre de la déesse de l’amour et de la beauté, Aphrodite. C’est ce que nous montre une série de monnaies frappées dans l’île de Chypre, l’une des possessions de la reine en Méditerranée orientale.

Cléopâtre y est représentée tenant dans ses bras son fils, le petit Césarion, qu’elle a eu avec Jules César. Elle porte la couronne de la déesse, à laquelle elle s’assimile, tandis que son fils est comparé à Éros, enfant d’Aphrodite dans la mythologie. La reine divine apparaît comme la régente de Césarion : elle tient sur son épaule le sceptre royal qu’elle remettra plus tard au prince. Le nom de la souveraine et son titre sont inscrits en grec au revers de la monnaie : « Basilissès Kléopatras » (monnaie « de la reine Cléopâtre »). Cette inscription est associée au symbole de la double corne d’abondance, blason de Cléopâtre, symbole de la prospérité que la reine offre à ses sujets grâce à ses pouvoirs divins.

La divine pharaonne

Sur le mur extérieur du temple consacré, au Ier siècle av. J.-C., à la déesse Hathor à Dendérah, au sud de l’Égypte, Cléopâtre est figurée cette fois en déesse-reine égyptienne, accompagnée de Césarion, représenté devant elle en pharaon traditionnel.

Elle porte une perruque tressée, surmontée de cornes de vache qui enserrent un disque solaire, lui-même dominé par deux hautes plumes. Cette coiffe impressionnante est l’attribut de la déesse Hathor, divinité égyptienne incarnant l’amour, la joie et la maternité. Pourvue de ces attributs et vêtue d’une longue robe moulante, Cléopâtre est figurée comme l’incarnation du canon de la beauté féminine selon la tradition égyptienne. Son corps divin personnifie la fertilité du royaume et assure sa renaissance perpétuelle.

La représentation n’est pas réaliste, mais symbolique et idéalisée. Seul le cartouche, symbole cosmique de forme ovale encerclant les hiéroglyphes qui composent son nom, permet de distinguer Cléopâtre des autres souveraines. On y lit son nom grec transcrit en hiéroglyphes : « Klioupadrat. »

La reine dispose d’une longue titulature pharaonique qui s’ouvre par la mention du titre « Horet », introduisant ce qu’il convient d’appeler le nom d’Horus féminin de la reine :

« L’Horus féminin (“Horet”), la Grande (“Ouret”), la Maîtresse de perfection (“Nébet-néférou”), l’Excellente en conseil (“Akhet-zeh”), la Maîtresse des deux terres (“Nébet-tawy”). »

Dans le cartouche, on lit :

« Cléopâtre, la déesse qui aime son père (“Netjéret Méritès”). »

La reine fait ici référence à Ptolémée XII qui l’avait associée au trône, en 52 av. J.-C., et auquel elle avait succédé un an plus tard.

Femme fatale et obsédée sexuelle ?

À l’opposé de ces récits officiels valorisants, des auteurs romains ont diffusé de violentes calomnies, reprenant à leur compte les inventions de la propagande d’Octave, vainqueur de la reine à la bataille d’Actium, en 31 av. J.-C.

Le poète latin Horace, proche d’Octave, définit Cléopâtre comme une « reine démente […], incapable de mettre un frein à ses désirs » et « un monstre fatal », heureusement terrassé par Octave, sauveur du monde romain.

« La Mort de Cléopâtre », 1874. Huile sur toile, Jean André Rixens (1846-1925)
La Mort de Cléopâtre (1874). Huile sur toile, Jean André Rixens (1846-1925).

Plus virulent encore, le poète latin Properce affirme que Cléopâtre était une obsédée sexuelle, impossible à satisfaire. Elle couchait, raconte-t-il, avec ses propres serviteurs. Pour Octave, inventeur de ces insultes, il s’agissait de discréditer Césarion, vu, non comme le fils de Jules César, mais comme celui d’une prostituée.

Au début du IIe siècle, Plutarque, biographe et moraliste grec, décrit Cléopâtre comme une femme dangereuse, au charme irrésistible : « Sa voix était très douce », écrit-il, afin de la comparer aux sirènes de la mythologie grecque qui attirent les marins vers des récifs où ils échouent avant de trouver la mort.


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L’excellente reine du monde arabe

Des écrivains orientaux, du Moyen Âge à nos jours, offrent une vision radicalement différente de la dernière reine d’Égypte. Le premier d’entre eux est Jean de Nikiou, évêque copte du VIIIe siècle, auteur d’une « Chronique » racontant l’histoire du monde depuis Adam et Ève jusqu’à la conquête musulmane de la vallée du Nil. Jean de Nikiou reprend à son compte une tradition orale égyptienne favorable à Cléopâtre, vue comme une dirigeante politique compétente et protectrice de son peuple.

Selon Jean de Nikiou, c’est une remarquable architecte. Elle construit à Alexandrie un grand et magnifique palais, unique au monde. Elle fait aussi creuser des canaux pour amener de l’eau potable et des poissons à son peuple dont elle assure le bien-être. Protectrice et nourricière, elle fait figure de reine idéale.




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Au IXe siècle, l’historien égyptien Ibn ’Abd al-Hakam, auteur d’un livre relatant la conquête arabe de l’Égypte, est le premier auteur musulman faisant référence à Cléopâtre. S’inspirant des propos de Jean de Nikiou, il fait à son tour l’éloge de la parfaite souveraine.

Un siècle plus tard, l’historien et voyageur Al-Masudi s’intéresse, lui aussi, à Cléopâtre dans son ouvrage les Prairies d’or. Il y dépeint la souveraine comme une femme philosophe et érudite, appréciant la compagnie des savants et des intellectuels de son temps.

Le génie politique

Vers 1200, un auteur arabe dont on ne sait presque rien, Murtadha ibn Al-Khafif, composa un petit roman mettant en scène une reine nommée Qaruba, inspirée du personnage de Cléopâtre. Le livre arabe, aujourd’hui perdu, a été traduit en français par Pierre Vattier au XVIIe siècle.

Qaruba (Cléopâtre) y fait figure de femme politique habile. Elle parvient à s’assurer le soutien indéfectible de ses soldats dont elle a doublé la solde, mais aussi des prêtres, des magiciens et des savants du royaume qu’elle n’a de cesse de favoriser. Elle est au sommet de sa gloire, lorsqu’un chef étranger arrive en Égypte avec ses troupes. Il veut épouser la reine, afin de devenir roi. Qaruba accepte, mais à condition qu’il fonde d’abord, sur la côte méditerranéenne de l’Égypte, une nouvelle grande cité. Puis, par diverses ruses, elle parvient à retarder les travaux car, en réalité, elle ne veut absolument pas se soumettre au chef étranger. Finalement, pour échapper au mariage, elle se suicide en se faisant mordre par un serpent.

L’actrice égyptienne Fatma Rochdi (1908-1996) dans le rôle de Cléopâtre, 1929
L’actrice égyptienne Fatma Rochdi (1908-1996) dans le rôle de Cléopâtre, 1929.
Schwentzel, Fourni par l’auteur

Ce conte plein de fantaisie est basé sur des éléments historiques : le chef étranger évoque Octave et la mort de la reine, mordue par un reptile, s’inspire du récit antique de Plutarque. Mais ce qui constitue l’originalité de l’ouvrage de Murtadha, c’est l’oubli des traits physiques de la reine, au profit de ses seules qualités intellectuelles et politiques.

Dans la continuité, contemporaine cette fois, de cette figure féminine éprise de liberté et préférant la mort plutôt que la soumission à une puissance étrangère, le poète égyptien Ahmed Chawqi (1868-1932) fait de la souveraine une allégorie de la lutte anti-impérialiste dans sa pièce la Mort de Cléopâtre. La reine, interprétée au Caire, en 1929, par l’actrice égyptienne Fatma Rochdi, apparaît comme une résistante antique, malgré son échec final et son statut de vaincue. Cléopâtre est devenue une allégorie de l’Égypte éternelle.

The Conversation

Christian-Georges Schwentzel est l’un des commissaires scientifiques de l’exposition « Le mystère Cléopâtre » à l’Institut de monde arabe du 11 juin 2025 au 11 janvier 2026.

ref. Cléopâtre, cheffe d’État calomniée par le sexisme – https://theconversation.com/cleopatre-cheffe-detat-calomniee-par-le-sexisme-257153