Pourquoi il ne faut pas rapporter de végétaux de retour de voyage

Source: The Conversation – in French – By Christine Tayeh, Coordinatrice scientifique au Laboratoire de la santé des végétaux – Unité Expertise en Risques Biologiques pour la Santé des Végétaux (UERB), Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses)

Rapporter une bouture dans ses valises ou planter un gingembre acheté au supermarché, ces gestes qui semblent anodins peuvent favoriser l’arrivée d’organismes nuisibles – bactéries, virus, insectes, champignons… – capables de décimer les cultures, les plantes ornementales et les plantes sauvages. Sous les effets combinés de la mondialisation du commerce et des voyages et du dérèglement climatique, les risques se multiplient. L’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail développe des outils d’évaluation de risque et de détection, mais chacun peut agir à son niveau. De bonnes pratiques peuvent contribuer à protéger la santé des végétaux, dont dépendent notre alimentation ainsi que la biodiversité.


Saviez-vous qu’un voyageur imprudent pouvait ramener dans ses bagages des agents pathogènes aux conséquences dramatiques pour la santé des végétaux ? Espèces cultivées ou même flore sauvage, toutes sont potentiellement vulnérables. Il suffit d’un organisme nuisible (ON) – bactérie, virus, champignon, insecte ravageur, nématode ou même plante invasive – venu d’une autre région du monde pour les mettre en péril.

Exemple de bonsaï Ficus microcarpa.
Krzysztof Ziarnek, Kenraiz, CC BY-SA

De fait, les échanges commerciaux internationaux constituent le plus souvent les voies « classiques » d’introduction de ces ON.

Citons, pour illustrer ces enjeux, l’exemple de Ficus microcarpa (ou laurier d’inde) une plante d’ornement couramment cultivée comme bonsaï en intérieur et régulièrement vendue en jardinerie et grandes surfaces. En 2023, Meloidogyne enterolobii, un nématode à galles polyphage (capable d’attaquer de nombreuses espèces), responsable d’importantes altérations de la morphologie et du fonctionnement du système racinaire, aurait été introduit en Toscane (Italie) sur des lauriers d’inde importés de Chine via les Pays-Bas.




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Des voies d’entrée multiples

Les voies d’introduction les plus classiques impliquent par exemple le transport de végétaux, de semis, de fleurs coupées, ainsi que le résume l’illustration ci-dessous. Cependant, d’autres filières d’entrée moins conventionnelles existent également.

Filières d’entrée possible d’un organisme nuisible à la santé des végétaux.
LSV/Anses, Fourni par l’auteur

Dans les années 1940, le chancre coloré du platane (causé par le champignon Ceratocystis platani) a ravagé les plantations urbaines de platanes dans les grandes villes américaines de la côte atlantique. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le bois des arbres infectés a été utilisé pour emballer du matériel de guerre. C’est probablement ainsi que l’ON a été introduit en Europe.

Cette hypothèse est confirmée par le fait que les premiers cas d’infection en Europe se trouvaient dans ou près des principales villes portuaires : Naples, Livourne, Syracuse, Marseille et Barcelone. À partir de celles-ci, la maladie s’est propagée dans d’autres villes.

Des rhizomes de gingembre importés du Pérou, destinés à la consommation humaine, ont véhiculé une bactérie nuisible en Allemagne, car ils ont été détournés pour être plantés sous serre. (Sur cette photographie, un gingembre sain.)
Pixnio, CC BY-NC-SA

Un autre mode d’entrée possible pour un ON, est lorsque l’utilisation première d’un végétal est détournée.

Un cas avéré récent est celui de l’introduction en Allemagne de la bactérie Ralstonia pseudosolanacearum à l’origine du flétrissement bactérien sur de nombreuses cultures de la famille des Solanacées, dont la pomme de terre ou la tomate, mais également sur d’autres familles. Il est question ici de rhizomes de gingembre destinés à la consommation importés du Pérou, qui ont été détournés de leur usage principal car utilisés pour de la plantation.

Spécimen mâle de Bactrocera dorsalis.
LSV/Anses, Fourni par l’auteur

Enfin, les voyageurs eux-mêmes sont aussi acteurs de l’entrée des ON sur un territoire. Entre 2016 et 2021, d’importantes quantités de produits végétaux ont été découvertes dans les bagages de voyageurs en provenance de pays tiers et saisies aux postes de contrôle frontaliers de Campanie en Italie. Des inspections et des analyses de laboratoire réalisées sur le matériel végétal ont permis d’identifier plusieurs espèces exotiques, dont certaines très alarmantes comme Bactrocera dorsalis (mouche orientale des fruits), également très polyphage.

Vers une probable accélération des introductions

Ces introductions sont favorisées par plusieurs facteurs de risque. Une augmentation de leur nombre est à craindre dans les années à venir, du fait de :

  • l’intensification des échanges commerciaux internationaux de végétaux,

  • l’accroissement des flux de voyageurs à travers le monde,

  • la rapidité des transports (par avion, par exemple) qui améliore le taux de survie des ON,

  • enfin, le dérèglement climatique, qui peut favoriser l’établissement des ON ou de leurs vecteurs dans nos régions tempérées devenues plus chaudes.

Autant de menaces accrues qui pèsent sur la santé des végétaux. Pour la défendre, il faut disposer d’outils innovants (évaluation du risque et méthodes de détection) et collaboratifs, et les mettre à disposition des acteurs en charge de l’évaluation et de la gestion des risques pour mieux les anticiper.

Or, avant qu’un ON puisse attaquer des végétaux sur un territoire donné, il faut qu’il soit en mesure d’entrer sur le territoire, de s’y établir puis se disséminer.




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La détection des menaces et l’anticipation des risques à l’Anses

À l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), c’est l’unité Expertise sur les risques biologiques (ERB) qui mène des évaluations du risque selon les normes internationales pour les mesures phytosanitaires, ou NIMP02. Cet outil, utilisé en routine, est d’autant plus efficace qu’il peut être déployé avant l’arrivée d’un ON sur le territoire français.

Dans ce cadre, à partir des publications scientifiques et des données disponibles sur l’ON, on étudie en premier lieu la probabilité qu’il arrive dans une zone géographique donnée. L’organisme peut ensuite s’établir, c’est-à-dire se multiplier et créer de nouvelles générations.

Deux facteurs peuvent limiter cet établissement : la disponibilité de plantes hôtes et l’adéquation du climat localement. Mais une fois l’ON bien établi sur place, il peut se disséminer de façon plus large.

De jeunes oliviers attaqués par Xylella fastidiosa en Italie, en 2019.
G.steph.rocket/Wikicommons, CC BY-NC-SA

Les impacts directs d’un ON peuvent être des pertes de rendement et de qualité des récoltes ou des pertes de peuplements. D’autres impacts environnementaux, économiques et même sociétaux sont à envisager. On se souvient par exemple des ravages causés par l’arrivée de Xylella fastidiosa en Italie (sur les oliviers) et en Espagne (sur les amandiers), dont l’impact socio-économique est élevé.

En absence de mesures de lutte efficaces disponibles (lutte chimique, lutte génétique, pratiques culturales ou biocontrôle) et avec une probabilité d’introduction et de dissémination hautes, le risque lié à cet ON est considéré comme suffisamment élevé pour que des mesures de gestion soient recommandées. Elles visent à prévenir son entrée sur le territoire français, réduire son établissement (éradication), voire à enrayer sa dissémination, si celle-ci a déjà commencé.

À titre d’exemple, l’Anses a publié le 3 février 2020 une évaluation de risque sur le Tobamovirus fructirugosum, ou Tomato brown rugose fruit virus (ToBRFV), un virus émergent qui, à l’époque, menaçait la culture des tomates, piments et poivrons en France. Le rapport a conclu à une probabilité haute d’introduction et de dissémination en France, avec un impact conséquent sur les cultures. Différentes recommandations ont été émises et ont permis au gestionnaire du risque, qui est le ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire, de réagir rapidement à l’apparition du premier foyer en février 2020, et d’émettre des instructions techniques destinées aux professionnels, fondées sur des éléments d’analyse produits dans le rapport d’expertise.

Colonies de Ralstonia pseudosolanacearum.
LSV/Anses, Fourni par l’auteur

Plus récemment, en juin 2025, l’Anses a produit une évaluation de risque sur la probabilité d’entrée et d’établissement de R. pseudosolanacearum (bactérie qui menace de nombreuses solanacées, comme la pomme de terre, la tomate ou le poivron) en France.

Celle-ci a notamment permis, grâce à une analyse multicritères, de lister une quarantaine de plantes (bien plus large que la seule famille des solanacées) à inclure dans le plan de contrôle aux frontières. On y retrouve des espèces de la famille des zingibéracées (curcuma, gingembre y compris ceux destinés à la consommation) ainsi que des espèces ornementales (boutures et plants de rosiers et de pélargonium).

Le laboratoire de la santé des végétaux (LSV) de l’Anses exerce également des missions de laboratoire national de référence (LNR) sur des ON des végétaux (bactéries, virus, nématodes, insectes et acariens, oomycètes et champignons), sur des plantes invasives ou encore la détection d’OGM (par exemple, maïs, pommes de terre ou betteraves OGM) soumis à des réglementations européennes. À ce titre, le LSV développe et améliore des méthodes de détection/identification d’ON et participe à la formation et au suivi de compétence d’un réseau de laboratoires agréés pour réaliser des analyses officielles.




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Afin d’anticiper au mieux de futures émergences d’ON réglementés qui ne seraient pas encore arrivés sur le territoire, le LSV recense les méthodes de détection/identification publiées au sein de la communauté scientifique, de l’Organisation européenne pour la protection des plantes (OEPP) ou de la Communauté internationale de protection des végétaux (CIPV). Le LSV va ensuite évaluer et valider ces méthodes selon des critères de performance bien définis (spécificité, sensibilité, limite de détection, répétabilité et reproductibilité) pour pouvoir les mettre en application le jour où l’ON ciblé serait détecté sur le territoire.

Le LSV a pu anticiper l’arrivée de Xylella fastidiosa dès le début des années 2000, par l’évaluation et la validation d’une méthode d’analyse. Ceci a permis au LNR d’être réactif dès les premiers échantillons reçus en 2015. Cette méthode évolue continuellement en fonction des avancées technologiques, nous en sommes à la version 6 ! À ce jour plus de 7 500 échantillons végétaux ont été analysés pour la recherche de Xylella fastidiosa dont la gamme d’hôtes inclut plus de 700 espèces végétales (olivier, amandier…).

En plus de ces missions, le LSV produit aussi des outils et des connaissances au service de l’évaluation et de la gestion du risque. Il s’agit de disposer d’une meilleure compréhension de la biologie de l’ON ainsi que de son épidémiologie en retraçant les routes d’invasions, et en identifiant l’origine géographique de l’introduction et les filières d’introduction. Les données acquises permettent de mieux comprendre leur dissémination, les facteurs favorisant leur développement (facteurs agronomiques, climatiques, géographiques…).

Les travaux menés par ces différentes entités au sein du LSV s’alimentent et se complémentent dans le but d’anticiper et limiter l’entrée et la dissémination d’ON sur le territoire. Mais la santé des végétaux est l’affaire de tous, celle des citoyens et des consommateurs : en vous inspirant des exemples décrits plus hauts, ayez le réflexe de ne pas rapporter de végétaux de retour de voyage et de ne pas planter des végétaux importés et destinés à la consommation alimentaire.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

ref. Pourquoi il ne faut pas rapporter de végétaux de retour de voyage – https://theconversation.com/pourquoi-il-ne-faut-pas-rapporter-de-vegetaux-de-retour-de-voyage-266412

L’accord commercial entre l’Afrique et les États-Unis est dans l’impasse : ce que les exportateurs peuvent faire

Source: The Conversation – in French – By Bedassa Tadesse, Professor of Economics, University of Minnesota Duluth

L’accord commercial préférentiel entre les États-Unis et l’Afrique, en vigueur depuis un quart de siècle, a expiré le 30 septembre 2025. Il n’est pas certain que cet accord commercial soit renouvelé ni sous quelle forme. Grâce à la loi sur la croissance et les opportunités en Afrique (African Growth and Opportunity Act, Agoa), environ 35 pays d’Afrique subsaharienne ont pu exporter des milliers de produits vers le marché américain sans droits de douane.

Adoptée pour la première fois en 2000, cette loi visait à encourager les exportations africaines, à créer des emplois et à renforcer les liens commerciaux. Son utilisation a varié considérablement : l’Afrique du Sud exportait des voitures et des agrumes ; le Kenya et l’Éthiopie se concentraient sur les vêtements ; le Lesotho et l’Eswatini dépendaient fortement des vêtements ; Maurice exportait des textiles et des fruits de mer.

Ces exportations soutiennent des centaines de milliers d’emplois. Une part importante de ces emplois est occupée par des femmes et des jeunes travailleurs, en particulier dans les régions où les emplois formels sont rares. Pour les exportateurs africains, un monde sans Agoa et avec des droits de douane américains plus élevés représente une double pression sur leur compétitivité.

La question de savoir si l’Agoa sera réactivé et assez rapidement relève du Congrès américain et non de la Maison Blanche qui a exprimé son soutien à une prolongation d’un an. Des accords transitoires sont à l’étude, mais seule l’adoption d’une nouvelle loi permet d’être sûr que l’accord sera renouvelé. Si l’accord n’est pas conclu ou reste incertain, ce sont les petits exportateurs spécialisés dans le secteur de l’habillement qui emploient de nombreux travailleurs à faibles revenus qui en souffriront le plus.




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Je suis un chercheur en commerce international qui s’intéresse aux problèmes de développement économique des pays en développement. En 2023, j’ai publié une analyse fondée sur des publications académiques et des rapports de politique publique, portant sur l’impact de l’Agoa sur les performances économiques de l’Afrique subsaharienne.

Si le Congrès ne parvient pas à se mettre rapidement d’accord, la suspension se prolongera. Même si un renouvellement intervient plus tard, certains dégâts, tels que des commandes annulées et des quarts de travail perdus, auront déjà été causés, et toute solution rétroactive sera inégale selon les secteurs et les entreprises. L’incertitude a un coût : le flou autour du renouvellement de l’Agoa freine les commandes et les investissements, en particulier dans les secteurs à forte intensité de main-d’œuvre tels que l’habillement et les composants automobiles.

Dans le contexte actuel d’incertitude économique, les exportateurs Agoa devraient donner la priorité à trois mesures clés. Premièrement, prendre des mesures pour rediriger les commandes vulnérables vers les régimes préférentiels de l’UE et les acheteurs régionaux dans le cadre de la Zone de libre-échange continentale africaine (Zleca). Deuxièmement, investir dans la compétitivité en améliorant les ports et en rendant les douanes plus prévisibles. Enfin, mener des actions de plaidoyer efficaces à Washington pour obtenir un renouvellement de transition court et rétroactif.

Le coût élevé de l’incertitude pour l’Afrique

Le statut d’exonération des droits de douane est important pour l’Afrique. Prenons l’exemple d’un t-shirt en coton basique provenant d’un pays comme le Kenya ou le Lesotho, qui remplit les conditions requises par l’Agoa et entre aux États-Unis sans taxe. Sans l’Agoa, le droit de douane standard de la nation la plus favorisée est d’environ 16,5 % sur les t-shirts en coton. Cette variation seule peut supprimer les faibles marges bénéficiaires et détourner les commandes vers d’autres fournisseurs.

Entre 2001 et 2021, la valeur des importations américaines en provenance des pays éligibles à l’Agoa a atteint 791 milliards de dollars de marchandises. La valeur correspondante de l’aide économique américaine à ces pays s’est élevée à 145 milliards de dollars entre 2001 et 2019. L’écart entre ces deux montants souligne l’importance de l’Agoa dans les relations économiques entre les États-Unis et l’Afrique.

Les préférences commerciales ont particulièrement profité aux secteurs de l’habillement, du textile, de l’agriculture et de l’industrie légère. Cependant, l’impact a été inégal. Certains pays ont su mieux tirer parti de ces opportunités que d’autres, de sorte que les conséquences d’une expiration seront également inégales entre les exportateurs.

Les pôles de confection, les plus touchés : le Lesotho, l’Eswatini, Madagascar, le Kenya et Maurice ont construit toute leur base d’exportation autour de l’accès sans droits de douane pour les vêtements. Sans cet accord, les droits de douane américains habituels pour les nations les plus favorisées (généralement de 10 à 20 %) s’appliquent immédiatement, les marges déjà minces disparaissent et les commandes sont annulées. Les fermetures d’usines et les pertes d’emplois s’ensuivent rapidement.

Les voitures et les fruits d’Afrique du Sud : les exportations sud-africaines de véhicules, de pièces détachées, de vin, d’agrumes et de noix sont également soumises à de nouveaux droits de douane. Ces secteurs compétitifs à l’échelle mondiale sont très sensibles aux coûts ; la perte des préférences réduit les investissements dans la chaîne d’approvisionnement automobile et les revenus agricoles.

Les exportateurs de pétrole sont moins exposés : le pétrole brut est généralement déjà soumis à des droits de douane américains peu élevés, de sorte que des pays comme le Nigeria et l’Angola sont moins touchés que les fabricants et les agriculteurs non pétroliers.

Les pays récemment réintégrés sont vulnérables : les pays qui viennent seulement de retrouver leur éligibilité – après avoir été suspendus en raison de préoccupations liées aux droits de l’homme, à la gouvernance (y compris les coups d’État) ou aux droits du travail – risquent de voir les investisseurs hésiter à nouveau dans un contexte d’incertitude persistante.

Ce que peuvent faire les exportateurs africains

Compte tenu de la combinaison de la législation américaine et de la pratique présidentielle, il existe trois voies réalistes pour sortir de l’impasse commerciale. Le Congrès pourrait adopter une prolongation pluriannuelle dans les semaines à venir. Cela permettrait de rétablir la confiance des acheteurs et des usines. Une autre solution consiste en un renouvellement « transitoire » de courte durée, dans le cadre duquel les législateurs accepteraient une prolongation d’un ou deux ans. Ce scénario évite le précipice, mais maintient les investissements en suspens : les acheteurs pourraient passer des commandes plus modestes et répétées, et reporter les nouvelles lignes jusqu’à ce que les perspectives à long terme soient clarifiées. La dernière option consiste à laisser la situation en suspens.

Tant que l’incertitude persiste, les exportateurs africains peuvent envisager d’autres mesures pour soutenir leur activité. J’en propose trois :




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Prévoir l’incertitude : rediriger les commandes vulnérables vers les marchés de l’Union européenne. Utiliser le système de préférences généralisées et les accords de partenariat économique pertinents lorsque les règles d’origine sont respectées. Se tourner également vers les acheteurs régionaux dans le cadre de la zone de libre-échange continentale africaine. Cette approche peut être renforcée par des améliorations logistiques, telles que :

  • le dédouanement préalable : permettre le traitement douanier avant l’arrivée des marchandises au port, ce qui réduit les temps d’attente

  • le guichet unique douanier : un portail numérique où tous les documents commerciaux sont soumis une seule fois, ce qui réduit les retards et les formalités administratives

  • les départs réguliers : des horaires de transport fixes et fiables qui raccourcissent les cycles de livraison et renforcent la confiance des acheteurs.

Ensemble, ces mesures peuvent améliorer les marges bénéficiaires grâce à des délais d’exécution plus courts. Les pays peuvent également combler les déficits de fonds de roulement des entreprises exposées grâce à des garanties commerciales ou à l’escompte de factures, afin que les commandes confirmées ne soient pas annulées. Ils devraient également maintenir un groupe de travail public-privé permanent, prêt à s’adapter à l’évolution des décisions américaines.

Faire des actions de lobbying intelligentes à Washington : les pays concernés devraient se coordonner avec les ambassades et les principaux exportateurs. Ils devraient présenter des preuves tangibles, notamment des lettres d’acheteurs, des chiffres sur l’emploi et la répercussion probable des prix américains, afin de plaider en faveur d’un renouvellement « transitoire » court et rétroactif. Ils peuvent également souligner que l’accès prévisible favorise la diversification de la chaîne d’approvisionnement américaine hors de Chine et stabilise les prix à la consommation.

Ces pays pourraient également harmoniser leurs messages dans tous les secteurs concernés, de l’habillement à l’automobile en passant par l’agroalimentaire. L’objectif est de montrer un impact économique global plutôt que de se limiter à des arguments particuliers. Ils devraient également synchroniser leurs actions de sensibilisation avec les fenêtres parlementaires et les calendriers des commissions.

Investir dans la compétitivité : les responsables commerciaux devraient rivaliser en matière de fiabilité. En effet, une alimentation électrique fiable, des ports plus rapides et des douanes prévisibles sont souvent plus importants pour les acheteurs que les seuls salaires. Développer les intrants régionaux (du fil au vêtement, emballage, pièces détachées) afin qu’un choc sur un marché ne mette pas un terme à la production, et adapter les tests et la certification pour répondre en une seule étape aux normes américaines, européennes et britanniques.

Ils devraient viser à remonter la chaîne de valeur : du FOB/forfait complet (par exemple, dans le secteur de l’habillement, non seulement la coupe, la confection et la finition, mais aussi l’approvisionnement en tissus et garnitures et l’organisation de la logistique) aux composants, aux marques et aux produits prêts à consommer, où les marges sont plus stables. Lier les incitations à l’investissement à des résultats vérifiables : emplois, livraisons complètes et ponctuelles, et production propre.

Pendant trois décennies, les gouvernements africains ont été exhortés à libéraliser et à renforcer leurs capacités d’exportation en échange de la promesse de règles prévisibles. Le retrait soudain des États-Unis change la donne : il entraîne une hausse des prix sur le marché intérieur, des suppressions d’emplois à l’étranger et une réduction de l’espace pour un commerce fondé sur des règles. Les exportateurs peuvent gagner du temps grâce aux marchés européens, aux acheteurs régionaux et aux solutions logistiques.

Seule une action claire du Congrès américain, via une reconduction immédiate puis une réforme pluriannuelle, peut restaurer la certitude nécessaire à des échanges mutuellement bénéfiques.

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The Conversation

Bedassa Tadesse does not work for, consult, own shares in or receive funding from any company or organisation that would benefit from this article, and has disclosed no relevant affiliations beyond their academic appointment.

ref. L’accord commercial entre l’Afrique et les États-Unis est dans l’impasse : ce que les exportateurs peuvent faire – https://theconversation.com/laccord-commercial-entre-lafrique-et-les-etats-unis-est-dans-limpasse-ce-que-les-exportateurs-peuvent-faire-269058

Le succès des applis de scans alimentaires comme Yuka à l’ère de la défiance

Source: The Conversation – France in French (3) – By Jean-Loup Richet, Maître de conférences et co-directeur de la Chaire Risques, IAE Paris – Sorbonne Business School; Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Portées par la popularité de Yuka ou d’Open Food Facts, les applications de scan alimentaire connaissent un réel engouement. Une étude analyse les ressorts du succès de ces outils numériques qui fournissent des informations nutritionnelles perçues comme plus indépendantes que celles présentes sur les emballages et délivrées soit par les pouvoirs publics (par exemple, l’échelle Nutri-Score) soit par les marques.


La confiance du public envers les autorités et les grands industriels de l’alimentaire s’érode, et un phénomène en témoigne : le succès fulgurant des applications de scan alimentaire. Ces outils numériques, tels que Yuka ou Open Food Facts, proposent une alternative aux étiquettes nutritionnelles officielles en évaluant les produits au moyen de données collaboratives ouvertes ; elles sont ainsi perçues comme plus indépendantes que les systèmes officiels.

Preuve de leur succès, on apprend à l’automne 2025 que l’application Yuka (créée en France en 2017, ndlr) est désormais plébiscitée aussi aux États-Unis. Robert Francis Kennedy Jr, le ministre de la santé de l’administration Trump, en serait un utilisateur revendiqué.

Une enquête autour des sources d’information nutritionnelle

La source de l’information apparaît essentielle à l’ère de la méfiance. C’est ce que confirme notre enquête publiée dans Psychology & Marketing. Dans une première phase exploratoire, 86 personnes ont été interrogées autour de leurs usages d’applications de scan alimentaire, ce qui nous a permis de confirmer l’engouement pour l’appli Yuka.

Nous avons ensuite mené une analyse quantitative du contenu de plus de 16 000 avis en ligne concernant spécifiquement Yuka et, enfin, mesuré l’effet de deux types de signaux nutritionnels (soit apposés sur le devant des emballages type Nutri-Score, soit obtenus à l’aide d’une application de scan des aliments comme Yuka).

Les résultats de notre enquête révèlent que 77 % des participants associent les labels nutritionnels officiels (comme le Nutri-Score) aux grands acteurs de l’industrie agroalimentaire, tandis qu’ils ne sont que 27 % à percevoir les applis de scan comme émanant de ces dominants.




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À noter que cette perception peut être éloignée de la réalité. Le Nutri-Score, par exemple, n’est pas affilié aux marques de la grande distribution. Il a été développé par le ministère français de la santé qui s’est appuyé sur les travaux d’une équipe de recherche publique ainsi que sur l’expertise de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) et du Haut Conseil de la santé publique (HCSP).

C’est quoi, le Nutri-Score ?

  • Le Nutri-Score est un logo apposé, sur la base du volontariat, sur l’emballage de produits alimentaires pour informer le consommateur sur leur qualité nutritionnelle.
  • L’évaluation s’appuie sur une échelle de cinq couleurs allant du vert foncé au orange foncé. Chaque couleur est associée à une lettre, de A à E.
  • La note est attribuée en fonction des nutriments et aliments à favoriser dans le produit pour leurs qualités nutritionnelles (fibres, protéines, fruits, légumes, légumes secs) et de ceux à éviter (énergie, acides gras saturés, sucres, sel et édulcorants pour les boissons).

De son côté, la base de données Open Food Facts (créée en France en 2012, ndlr) apparaît comme un projet collaboratif avec, aux manettes, une association à but non lucratif. Quant à l’application Yuka, elle a été créée par une start-up.

Des applis nutritionnelles perçues comme plus indépendantes

Ces applications sont vues comme liées à de plus petites entités qui, de ce fait, apparaissent comme plus indépendantes. Cette différence de perception de la source engendre un véritable fossé de confiance entre les deux types de signaux. Les consommateurs les plus défiants se montrent plus enclins à se fier à une application indépendante qu’à une étiquette apposée par l’industrie ou par le gouvernement (Nutri-Score), accordant ainsi un avantage de confiance aux premières.

Ce phénomène, comparable à un effet « David contre Goliath », illustre la manière dont la défiance envers, à la fois, les autorités publiques et les grandes entreprises alimente le succès de solutions perçues comme plus neutres. Plus largement, dans un climat où rumeurs et désinformation prospèrent, beaucoup préfèrent la transparence perçue d’une application citoyenne aux communications officielles.

Dimension participative et « volet militant »

Outre la question de la confiance, l’attrait des applications de scan tient aussi à l’empowerment ou empouvoirement (autonomisation) qu’elles procurent aux utilisateurs. L’empowerment du consommateur se traduit par un sentiment accru de contrôle, une meilleure compréhension de son environnement et une participation plus active aux décisions. En scannant un produit pour obtenir instantanément une évaluation, le citoyen reprend la main sur son alimentation au lieu de subir passivement l’information fournie par le fabricant.

Cette dimension participative a même un volet qui apparaît militant : Yuka, par exemple, est souvent présentée comme l’arme du « petit consommateur » contre le « géant agro-industriel ». Ce faisant, les applications de scan contribuent à autonomiser les consommateurs qui peuvent ainsi défier les messages marketing et exiger des comptes sur la qualité des produits.

Des questions de gouvernance algorithmique

Néanmoins, cet empowerment s’accompagne de nouvelles questions de gouvernance algorithmique. En effet, le pouvoir d’évaluer les produits bascule des acteurs traditionnels vers ces plateformes et leurs algorithmes. Qui définit les critères du score nutritionnel ? Quelle transparence sur la méthode de calcul ? Ces applications concentrent un pouvoir informationnel grandissant : elles peuvent, d’un simple score, influer sur l’image d’une marque, notamment celles à la notoriété modeste qui ne peuvent contrer une mauvaise note nutritionnelle.

Garantir la sécurité et l’intégrité de l’information qu’elles fournissent devient dès lors un enjeu essentiel. À mesure que le public place sa confiance dans ces nouveaux outils, il importe de s’assurer que leurs algorithmes restent fiables, impartiaux et responsables. Faute de quoi, l’espoir d’une consommation mieux informée pourrait être trahi par un excès de pouvoir technologique non contrôlé.

À titre d’exemple, l’algorithme sur lequel s’appuie le Nutri-Score est réévalué en fonction de l’avancée des connaissances sur l’effet sanitaire de certains nutriments et ce, en toute transparence. En mars 2025, une nouvelle version de cet algorithme Nutri-Score est ainsi entrée en vigueur.

La montée en puissance des applications de scan alimentaire est le reflet d’une perte de confiance envers les institutions, mais aussi d’une aspiration à une information plus transparente et participative. Loin d’être de simples gadgets, ces applis peuvent servir de complément utile aux politiques de santé publique (et non s’y substituer !) pour reconstruire la confiance avec le consommateur.

En redonnant du pouvoir au citoyen tout en encadrant rigoureusement la fiabilité des algorithmes, il est possible de conjuguer innovation numérique et intérêt général. Réconcilier information indépendante et gouvernance responsable jouera un rôle clé pour que, demain, confiance et choix éclairés aillent de pair.

The Conversation

Marie-Eve Laporte a reçu des financements de l’Agence nationale de la recherche (ANR).

Béatrice Parguel, Camille Cornudet, Fabienne Berger-Remy et Jean-Loup Richet ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.

ref. Le succès des applis de scans alimentaires comme Yuka à l’ère de la défiance – https://theconversation.com/le-succes-des-applis-de-scans-alimentaires-comme-yuka-a-lere-de-la-defiance-267489

Comment les enfants du baby-boom vivront-ils la fin de vie au Québec ?

Source: The Conversation – in French – By Jean-Ignace Olazabal, Responsable de programmes, Université de Montréal

Les personnes âgées de 65 ans et plus (environ 2 250 000 personnes en 2033) représenteront 25 % de la population de la province de Québec au début des années 2030, les enfants du baby-boom composant dès lors la presque totalité de la population aînée.

Le taux de mortalité augmentera cela dit progressivement à partir de 2036, avec plus de 100 000 décès par année, et dépassera de loin le nombre de naissances, maintenant le Québec dans un contexte de post-transition démographique qui pourrait provoquer un déclin de la population globale.

Quoi qu’il en soit, l’augmentation de la longévité prévue fera que ces nouveaux vieux, les enfants du baby-boom, seront plus nombreux à devenir octogénaires et nonagénaires que ceux des générations précédentes. En effet, les 80+ pourraient représenter près de 8 % de la population en 2033, alors que l’espérance de vie prévue par Statistique Canada sera de 82 ans pour les hommes et de 86 ans pour les femmes.

Il est clair que la balise 65+ n’est plus la même qu’il y a 50 ans, et que la vieillesse est désormais un cycle de vie long, avec les enjeux et défis que cela comporte. Or, paradoxe remarquable, alors que le Québec figure au palmarès des sociétés où l’espérance de vie est la plus haute, elle est également celle où la demande d’aide médicale à mourir est la plus importante.

Anthropologue de la vieillesse et du vieillissement, je suis responsable de la formation en vieillissement à la Faculté de l’apprentissage continu (FAC) de l’Université de Montréal et je m’intéresse aux aspects sociaux du vieillissement des enfants du baby-boom au Québec.


Cet article fait partie de notre série La Révolution grise. La Conversation vous propose d’analyser sous toutes ses facettes l’impact du vieillissement de l’imposante cohorte des boomers sur notre société, qu’ils transforment depuis leur venue au monde. Manières de se loger, de travailler, de consommer la culture, de s’alimenter, de voyager, de se soigner, de vivre… découvrez avec nous les bouleversements en cours, et à venir.


Des vieux nouveaux genres ?

Si le baby-boom est un phénomène démographique englobant les personnes nées entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et le milieu des années 1960, il est convenu, ici comme en France ou aux États-Unis, de réserver le nom baby-boomers aux personnes nées entre 1946 (1943 au Québec) et 1958.

Dans son livre intitulé Le fossé des générations, publié en 1971, l’anthropologue Margaret Mead disait des baby-boomers états-uniens qu’ils constituaient une génération préfigurative, en ce sens qu’ils ont inversé les termes de la transmission intergénérationnelle, les jeunes instruisant leurs aînés et, du coup, leurs pairs, plutôt que l’inverse, défiant ainsi la tradition.

Cette inscription en faux contre les valeurs parentales et ancestrales aura permis l’essor de la contreculture dans les années 1960-1970, comme l’expliquent les sociologues Jean-François Sirinelli dans le cas de la France et Doug Owram dans celui du Canada, à travers des valeurs jeunes (la musique pop, la consommation de drogues récréatives ou l’amour libre par exemple). Elle aura également permis de rompre avec la traditionnelle transmission des rôles et des statuts au sein de la famille, comme le souligne le sociologue québécois Daniel Fournier.

Un effet de génération

On parle ici d’un effet de génération au sens sociologique du terme. Au Québec, les baby-boomers seraient, selon le sociologue québécois Jacques Hamel, ceux qui constituent cette fraction des enfants du baby-boom ayant souscrit au slogan « qui s’instruit, s’enrichit » et qui détiennent ces « diplômes universitaires, expression par excellence de cette modernisation » que connut le Québec dans les années 1960.

Ces derniers auront fomenté, sous l’égide des aînés ayant réfléchi la Révolution tranquille (soit les René Lévesque, Paul Gérin-Lajoie et autres révolutionnaires tranquilles), des transformations majeures au sein d’institutions sociales et d’idéaux aussi fondamentaux que la famille (en la réinventant), la nation (en la rêvant) ou la religion catholique (en la reniant de façon massive).

Le sociologue américain Leonard Steinhorn reconnaît dans cette génération des personnes aux valeurs progressistes ayant tendance à une plus grande reconnaissance de la diversité culturelle, des nouvelles mœurs (comme la légalisation du mariage homosexuel, de l’aide médicale à mourir, ou du cannabis récréatif), ou de l’égalité entre les hommes et les femmes, par rapport aux générations précédentes.


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Mais ce qui distingue surtout ces baby-boomers vieillissants des générations de personnes âgées d’antan, c’est la persévérance dans la conviction de la primauté du sujet, par delà les conventions sociales, même dans la dépendance et la fin de vie.

L’effet de génération, bien qu’il diffère chez chacun des membres d’un même ensemble générationnel, est un produit de l’histoire et des conditionnements sociohistoriques auxquels le sujet aura été exposé au cours des premières décennies de sa vie. Les premières générations du baby-boom ont dès leur jeune âge adulte participé activement à la laïcité de l’État et de l’espace public et privé, et souscrit à l’État technobureaucratique promu par la Révolution tranquille, libérant le sujet des attaches communautaristes pour le rendre autonome.

Les enfants du baby-boom et la fin de vie

L’affranchissement des contraintes religieuses chez les Québécois d’origine canadienne-française, le difficile accès aux soins palliatifs pour les personnes âgées et, surtout, la volonté de contrôler sa propre destinée, sont autant de facteurs qui risquent d’influer sur la fin de vie et la mort des enfants du baby-boom au Québec.

En 2023, 7 % des personnes décédées au Québec – majoritairement des personnes âgées – ont choisi la mort médicalement assistée, dans un contexte d’acceptation sociale presque unanime. En effet, 90 % de la population québécoise appuie la loi sur l’aide médicale à mourir, selon un sondage Ipsos, soit le plus haut taux au Canada.

La détresse existentielle face à la fin de vie et le refus de la souffrance et de l’agonie pourraient expliquer l’engouement des enfants du baby-boom pour ce qu’ils considèrent une mort digne.

Or le grand volume de personnes qui constituent l’ensemble des cohortes du baby-boom, soit les personnes nées entre 1943 et 1965, invite à réfléchir au sort qui sera réservé à beaucoup d’entre eux et elles quant à la qualité et à la quantité des soins et des services publics qui leur seront alloués. Étant donné le contexte plutôt critique du Réseau québécois de la santé et des services sociaux, se pose la question des conditions dans lesquelles se dérouleront ces nombreux décès, estimés à plus de 100 000 par année dès 2036.

Pas tous égaux devant la vieillesse

Certes, une bonne proportion de personnes parmi ce grand ensemble populationnel seront effectivement à l’aise financièrement et jouiront d’un bon état de santé grâce à leur niveau d’éducation, à de généreuses pensions et autres fonds de retraite, à de saines habitudes de vie, et à la biomédecine. Cela étant dit, une proportion non négligeable vieillira appauvrie et malade. Les inégalités sociales de santé demeureront importantes au sein de ces nouvelles générations de personnes âgées.

Les hommes bénéficieront globalement d’un avantage sur les femmes en termes de conditions de retraite et de qualité de vie, tout comme les natifs par rapport aux immigrants, soulignent les démographes Patrik Marier, Yves Carrière et Jonathan Purenne dans un chapitre de l’ouvrage Les vieillissements sous la loupe. Entre mythes et réalités. Cela aura une incidence sur les conditions d’habitation et de résidence, sur les coûts privés en santé et sur la qualité du vieillissement en général.

Ces inégalités sociales de santé feront que les dernières années de vie de plusieurs, des femmes surtout, risquent de l’être en mauvaise santé, appauvries et sans forcément un entourage de qualité. Mais vivre plus longtemps à n’importe quel prix n’est pas le souhait de beaucoup parmi les enfants du baby-boom, et ce indépendamment de leur statut socioéconomique.

L’aide médicale à mourir deviendra-t-elle, dès lors, un acte médical ordinaire, alors que le système public de santé et de services sociaux connaîtra une pression accrue ? Quoi qu’il en soit, ce geste médical ultime devrait toujours jouir d’une popularité incontestable parmi les nouveaux vieux Québécois, du moins ceux d’origine canadienne-française qui ont rompu avec le catholicisme, ce qui pourrait contribuer à freiner l’augmentation de l’espérance de vie au Québec.

Mais encore faut-il que la fin de vie se déroule également dans la dignité.

La Conversation Canada

Jean-Ignace Olazabal a reçu des financements du CRSHC, IRSC.

ref. Comment les enfants du baby-boom vivront-ils la fin de vie au Québec ? – https://theconversation.com/comment-les-enfants-du-baby-boom-vivront-ils-la-fin-de-vie-au-quebec-252148

Le succès des applis de scans alimentaires à l’ère de la défiance

Source: The Conversation – France in French (3) – By Jean-Loup Richet, Maître de conférences et co-directeur de la Chaire Risques, IAE Paris – Sorbonne Business School; Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Portées par la popularité de Yuka ou d’Open Food Facts, les applications de scan alimentaire connaissent un réel engouement. Une étude analyse les ressorts du succès de ces outils numériques qui fournissent des informations nutritionnelles perçues comme plus indépendantes que celles présentes sur les emballages et délivrées soit par les pouvoirs publics (par exemple, l’échelle Nutri-Score) soit par les marques.


La confiance du public envers les autorités et les grands industriels de l’alimentaire s’érode, et un phénomène en témoigne : le succès fulgurant des applications de scan alimentaire. Ces outils numériques, tels que Yuka ou Open Food Facts, proposent une alternative aux étiquettes nutritionnelles officielles en évaluant les produits au moyen de données collaboratives ouvertes ; elles sont ainsi perçues comme plus indépendantes que les systèmes officiels.

Preuve de leur succès, on apprend à l’automne 2025 que l’application Yuka (créée en France en 2017, ndlr) est désormais plébiscitée aussi aux États-Unis. Robert Francis Kennedy Jr, le ministre de la santé de l’administration Trump, en serait un utilisateur revendiqué.

Une enquête autour des sources d’information nutritionnelle

La source de l’information apparaît essentielle à l’ère de la méfiance. C’est ce que confirme notre enquête publiée dans Psychology & Marketing. Dans une première phase exploratoire, 86 personnes ont été interrogées autour de leurs usages d’applications de scan alimentaire, ce qui nous a permis de confirmer l’engouement pour l’appli Yuka.

Nous avons ensuite mené une analyse quantitative du contenu de plus de 16 000 avis en ligne concernant spécifiquement Yuka et, enfin, mesuré l’effet de deux types de signaux nutritionnels (soit apposés sur le devant des emballages type Nutri-Score, soit obtenus à l’aide d’une application de scan des aliments comme Yuka).

Les résultats de notre enquête révèlent que 77 % des participants associent les labels nutritionnels officiels (comme le Nutri-Score) aux grands acteurs de l’industrie agroalimentaire, tandis qu’ils ne sont que 27 % à percevoir les applis de scan comme émanant de ces dominants.




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À noter que cette perception peut être éloignée de la réalité. Le Nutri-Score, par exemple, n’est pas affilié aux marques de la grande distribution. Il a été développé par le ministère français de la santé qui s’est appuyé sur les travaux d’une équipe de recherche publique ainsi que sur l’expertise de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) et du Haut Conseil de la santé publique (HCSP).

C’est quoi, le Nutri-Score ?

  • Le Nutri-Score est un logo apposé, sur la base du volontariat, sur l’emballage de produits alimentaires pour informer le consommateur sur leur qualité nutritionnelle.
  • L’évaluation s’appuie sur une échelle de cinq couleurs allant du vert foncé au orange foncé. Chaque couleur est associée à une lettre, de A à E.
  • La note est attribuée en fonction des nutriments et aliments à favoriser dans le produit pour leurs qualités nutritionnelles (fibres, protéines, fruits, légumes, légumes secs) et de ceux à éviter (énergie, acides gras saturés, sucres, sel et édulcorants pour les boissons).

De son côté, la base de données Open Food Facts (créée en France en 2012, ndlr) apparaît comme un projet collaboratif avec, aux manettes, une association à but non lucratif. Quant à l’application Yuka, elle a été créée par une start-up.

Des applis nutritionnelles perçues comme plus indépendantes

Ces applications sont vues comme liées à de plus petites entités qui, de ce fait, apparaissent comme plus indépendantes. Cette différence de perception de la source engendre un véritable fossé de confiance entre les deux types de signaux. Les consommateurs les plus défiants se montrent plus enclins à se fier à une application indépendante qu’à une étiquette apposée par l’industrie ou par le gouvernement (Nutri-Score), accordant ainsi un avantage de confiance aux premières.

Ce phénomène, comparable à un effet « David contre Goliath », illustre la manière dont la défiance envers, à la fois, les autorités publiques et les grandes entreprises alimente le succès de solutions perçues comme plus neutres. Plus largement, dans un climat où rumeurs et désinformation prospèrent, beaucoup préfèrent la transparence perçue d’une application citoyenne aux communications officielles.

Dimension participative et « volet militant »

Outre la question de la confiance, l’attrait des applications de scan tient aussi à l’empowerment ou empouvoirement (autonomisation) qu’elles procurent aux utilisateurs. L’empowerment du consommateur se traduit par un sentiment accru de contrôle, une meilleure compréhension de son environnement et une participation plus active aux décisions. En scannant un produit pour obtenir instantanément une évaluation, le citoyen reprend la main sur son alimentation au lieu de subir passivement l’information fournie par le fabricant.

Cette dimension participative a même un volet qui apparaît militant : Yuka, par exemple, est souvent présentée comme l’arme du « petit consommateur » contre le « géant agro-industriel ». Ce faisant, les applications de scan contribuent à autonomiser les consommateurs qui peuvent ainsi défier les messages marketing et exiger des comptes sur la qualité des produits.

Des questions de gouvernance algorithmique

Néanmoins, cet empowerment s’accompagne de nouvelles questions de gouvernance algorithmique. En effet, le pouvoir d’évaluer les produits bascule des acteurs traditionnels vers ces plateformes et leurs algorithmes. Qui définit les critères du score nutritionnel ? Quelle transparence sur la méthode de calcul ? Ces applications concentrent un pouvoir informationnel grandissant : elles peuvent, d’un simple score, influer sur l’image d’une marque, notamment celles à la notoriété modeste qui ne peuvent contrer une mauvaise note nutritionnelle.

Garantir la sécurité et l’intégrité de l’information qu’elles fournissent devient dès lors un enjeu essentiel. À mesure que le public place sa confiance dans ces nouveaux outils, il importe de s’assurer que leurs algorithmes restent fiables, impartiaux et responsables. Faute de quoi, l’espoir d’une consommation mieux informée pourrait être trahi par un excès de pouvoir technologique non contrôlé.

À titre d’exemple, l’algorithme sur lequel s’appuie le Nutri-Score est réévalué en fonction de l’avancée des connaissances sur l’effet sanitaire de certains nutriments et ce, en toute transparence. En mars 2025, une nouvelle version de cet algorithme Nutri-Score est ainsi entrée en vigueur.

La montée en puissance des applications de scan alimentaire est le reflet d’une perte de confiance envers les institutions, mais aussi d’une aspiration à une information plus transparente et participative. Loin d’être de simples gadgets, ces applis peuvent servir de complément utile aux politiques de santé publique (et non s’y substituer !) pour reconstruire la confiance avec le consommateur.

En redonnant du pouvoir au citoyen tout en encadrant rigoureusement la fiabilité des algorithmes, il est possible de conjuguer innovation numérique et intérêt général. Réconcilier information indépendante et gouvernance responsable jouera un rôle clé pour que, demain, confiance et choix éclairés aillent de pair.

The Conversation

Marie-Eve Laporte a reçu des financements de l’Agence nationale de la recherche (ANR).

Béatrice Parguel, Camille Cornudet, Fabienne Berger-Remy et Jean-Loup Richet ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.

ref. Le succès des applis de scans alimentaires à l’ère de la défiance – https://theconversation.com/le-succes-des-applis-de-scans-alimentaires-a-lere-de-la-defiance-267489

The problem with ‘mega-COPs’: can a 50,000-person conference still tackle climate change?

Source: The Conversation – France in French (3) – By Dr Hayley Walker, Assistant Professor of International Negotiation, IÉSEG School of Management

Governments from around the world will soon descend upon Belém, Brazil for the 30th Conference of the Parties (COP30) to the United Nations Framework Convention on Climate Change (UNFCCC), and with them, many actors from industry and business, civil society, research institutions, youth organisations and Indigenous Peoples’ groups, to name but a few. Since the adoption of the Paris agreement on climate change in 2015, COP participation numbers have ballooned. COP28 in Dubai was attended by 83,884 participants – a record – and while numbers fell to 54,148 at COP29 in Baku last year, they remained well above those at COP21 in Paris.

These events, which have been described as “mega-COPs”, have come under criticism for the enormous carbon footprint they generate. Research I conducted with Lisanne Groen of Open Universiteit on the participation of non-state actors identifies two further problems. First, the quantity of participants is undermining the quality of participation, as large numbers of non-state actors have to compete for a limited number of meeting rooms, side event slots, opportunities to speak publicly, and chances to engage in dialogue with decision makers. Second, the “mega-COP” trend is driving a widening gap between these actors’ expectations of participation and the realities of the process.

A fair way to downsize

When it comes to the first problem, the obvious solution is to downsize the COPs, but this is not so easy in practice. The decision to hold COP30 in the Amazonian city of Belém – difficult to access and with only 18,000 hotel beds – was thought to be an attempt to move beyond “peak COP”. With tens of thousands of people predicted to attend, some participants appear undeterred by the remote location, but the limited supply of beds has caused prices to surge, raising concerns about costs and their potential effect on the “legitimacy and quality of negotiations”, as reported by Reuters.

As the COPs have grown in size, they have generated more and more political and media attention, so that they are now seen as “the place to be”. This creates pressure on nongovernmental organisations and other non-state actors to attend. Just as the gravitational force of large bodies of mass attracts other objects to them, the mass of “mega-COPs” attracts increasing numbers of participants, in a self-reinforcing cycle that is difficult to break.

The fairest way to downsize the COPs, we argue, is by shining a spotlight on the little-known “overflow” category of participants. This category once allowed governments to add delegates to the events without their names appearing on participant lists, but these names have been publicly reported since the introduction of new transparency measures in 2023. At COP28, there were 23,740 “overflow” participants. These are not government negotiators, but often researchers or industry representatives who have close connections with governments.

COPs are intergovernmental processes: they are created by governments, for governments. Consequently, priority goes to government requests for access badges. Only once all government requests have been met can remaining badges be allocated to admitted non-state actors, which are known as “observers”. Overflow participants are therefore benefiting at the expense of these observer organisations. Pressuring governments to either limit or remove the overflow category could free up many more badges for observers while still reducing the overall number of COP participants in a more equitable manner.

An ‘expectation gap’

The second problem – the expectation gap – relates to a growing misconception of the role of non-state actors in the climate policy negotiation process. Sovereign states are the only actors with the legitimacy to negotiate and adopt international law. The role of non-state actors is to inform and advocate, not to negotiate. Yet, recent years have seen increasing calls among certain groups of non-state actors for “a seat at the table” and the expectation that they will be able to participate on an equal footing with governments. This framing is reproduced online, including via social media, and inevitably leads to frustration and disappointment when they are confronted with the realities of the intergovernmental negotiations.

We see these misaligned expectations particularly in non-state actors who are newcomers to the process. The “mega-COPs” attract more and more first-time participants, who may not have the resources, including know-how and contacts, to effectively reach policymakers. These participants’ growing disillusionment undermines the legitimacy of the COPs – a precious commodity at a geopolitical moment when they are facing challenges from the new US administration – but also risks wasting the valuable ideas and enthusiasm that the newcomers bring.

Focusing on implementation

We see two solutions. First, capacity-building initiatives can build awareness around the intergovernmental nature of the negotiations, and help new participants to engage effectively. One such initiative is the UNFCCC’s “Observer Handbook”. Many organisations and individuals produce their own resources to help first-time participants understand how the process works and how to get involved. Second, and more fundamentally, we need to channel the political, media and public attention away from the negotiations and toward the vital work of climate policy implementation.

COPs are much more than just negotiations – they are also a forum for bringing together the many actors that implement climate action on the ground to learn from each other and drive momentum. These activities, which take place in a dedicated zone of the COP called the “Action Agenda”, are of the utmost importance now that the negotiations on the Paris agreement have concluded and a new chapter focused on implementation begins. Whereas the role for non-state actors in the intergovernmental negotiations is rather limited, when it comes to implementation, their role is central. The actions of cities, regions, businesses, civil society groups and other NSAs can help bridge the gap between emissions-reduction targets in government pledges and the cuts that will be necessary to reach them.

The key issue, therefore, is to divert energy and attention toward the Action Agenda and policy implementation, to make them big enough to exert their own gravitational pull and set in motion positive, self-reinforcing dynamics for climate action. We are heartened to see the Brazilian presidency labelling COP30 as “the COP of implementation” and calling for “Mutirão”, a collective sense of engagement and on-the-ground action that does not require a physical presence in Belém. This addresses both problems with the “mega-COPs” and offers exciting encouragement to channel the groundswell of energy to where it is most needed.


A weekly e-mail in English featuring expertise from scholars and researchers. It provides an introduction to the diversity of research coming out of the continent and considers some of the key issues facing European countries. Get the newsletter!


The Conversation

Dr Hayley Walker ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. The problem with ‘mega-COPs’: can a 50,000-person conference still tackle climate change? – https://theconversation.com/the-problem-with-mega-cops-can-a-50-000-person-conference-still-tackle-climate-change-268944

The Conversation France obtient la certification Journalism Trust Initiative (JTI)

Source: The Conversation – in French – By Caroline Nourry, Directrice générale, The Conversation

The Conversation obtient la certification JTI Shutterstock

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ref. The Conversation France obtient la certification Journalism Trust Initiative (JTI) – https://theconversation.com/the-conversation-france-obtient-la-certification-journalism-trust-initiative-jti-267758

COP après COP, les peuples autochtones sont de plus en plus visibles mais toujours inaudibles

Source: The Conversation – in French – By Marine Gauthier, PhD Candidate International Relations, Graduate Institute – Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID)

Le cacique Raoni Metuktire et son traducteur, le 29 novembre 2015, lors du lancement de l’opération « One Heart, One Tree » à la COP 21. Gert-Peter Bruch, CC BY

Ils occupent 20 % des territoires terrestres. Les peuples autochtones sont de plus en plus présents aux COP, mais leurs voix demeurent souvent inaudibles lorsque les décideurs du monde entier se réunissent.


« Nous ne sommes pas ici simplement pour poser sur vos photos. Nous sommes titulaires de droits en vertu de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones et devons être présents à la table des décisions », avait prévenu, à la COP28 (Dubaï, 2023), Sarah Hanson, membre de la communauté anishinaabée de Biigtigong Nishnaabeg au Canada, et du Forum international des peuples autochtones sur le changement climatique.

Cette année-là comme les suivantes, cependant, bien peu de représentants des peuples autochtones se trouvaient à la table des négociations. Ils sont pourtant de plus en plus nombreux à se rendre aux COP pour tâcher de faire entendre les voix de leurs communautés dans des pavillons, panels, au moyen de déclarations solennelles ou d’interventions médiatiques. Ils représentent environ 476 millions de personnes et occupent 20 % du territoire terrestre parmi les plus cruciaux pour la préservation de la biodiversité et du climat. Leur rôle est donc crucial dans la lutte contre le changement climatique.

Mais derrière cette façade inclusive, un paradoxe persiste. Si la visibilité des peuples autochtones augmente, leurs voix peinent encore à peser réellement sur les décisions.

À l’approche de la prochaine COP, qui se tiendra du 10 au 21 novembre 2025 à Belém (Brésil), aux portes de la forêt amazonienne, cette contradiction mérite toute notre attention. Elle met en lumière les hiérarchies persistantes de savoirs et de pouvoir qui structurent encore les négociations climatiques internationales.

Un effet vitrine qui ne débouche pas sur l’influence

Un contraste revient de manière frappante : les sessions plénières et les panels où interviennent des représentants autochtones sont largement médiatisés, mais les espaces fermés où s’écrivent les décisions finales leur restent inaccessibles. L’essentiel des discussions techniques se joue de fait dans des « salles de négociation » réservées aux États et à quelques acteurs institutionnels disposant de sièges permanents et de droit à la parole.

La visibilité accrue ne s’est donc pas encore traduite en véritable pouvoir de décision. Ce déséquilibre se retrouve dans les contributions déterminées au niveau national (CDN), les plans que chaque pays soumet dans le cadre de l’accord de Paris (2015) pour expliquer comment il compte réduire ses émissions de gaz à effet de serre et s’adapter au changement climatique. Ces documents sont au cœur des COP, car ils servent de base à l’évaluation collective des efforts de chaque État. Or, dans de nombreux pays, leur élaboration reste très technocratique : confiée à des cabinets de consultants ou à des institutions internationales, elle se fait souvent sans véritable consultation des communautés locales ni des peuples autochtones, pourtant directement concernés par les politiques climatiques. De nouveau, à la COP28, à Dubaï en 2023, leurs voix étaient audibles sur les scènes publiques, mais absentes des textes finaux sur le mécanisme de Loss and damage (destiné à indemniser les pays et populations les plus vulnérables face aux pertes et dommages causés par le changement climatique) et les dispositifs financiers associés.

L’écoute sélective des savoirs autochtones

Les revendications des peuples autochtones, qu’il s’agisse de leurs droits fonciers, de leur souveraineté politique ou de la reconnaissance de leur histoire, sont ainsi rarement prises en compte. Sans doute parve que les admettre reviendrait à redistribuer le pouvoir au sein du système climatique international, ce que les États et les institutions internationales évitent soigneusement au travers de différentes stratégies, volontaires ou non.

Certes, les COP valorisent volontiers la contribution des peuples autochtones sur une série de sujets seulement. C’est le cas pour les « solutions fondées sur la nature », telles que la préservation des forêts utilisées pour compenser les émissions de carbone. Mais les contributions autorisées s’accordent avec les instruments financiers et technologiques déjà en place : ils permettent d’intégrer les savoirs autochtones tant qu’ils ne remettent pas en cause l’ordre établi. La participation devient alors une vitrine d’inclusivité, plus qu’un véritable partage du pouvoir.

Cette reconnaissance sélective s’apparente à une « justice épistémique partielle » : les savoirs autochtones sont validés quand ils renforcent les cadres scientifiques dominants, mais rarement reconnus comme fondateurs d’autres modes de gouvernance. Lors de la COP29, tenue en Azerbaïdjan en 2024, le Baku Workplan a certes souligné l’importance d’intégrer les savoirs autochtones dans les stratégies climatiques, notamment dans les domaines de l’adaptation et de la gestion des écosystèmes. Les savoirs agricoles et hydrologiques des peuples vivant en zones arides ont comme cela été largement valorisés, présentés comme une ressource précieuse pour renforcer la résilience face aux sécheresses et aux inondations.

En revanche, les savoirs portant sur la gouvernance foncière, la propriété des territoires ou les modes de consultation communautaires ont été largement absents des discussions, qui déterminent pourtant directement l’avenir de leurs terres. Ces éléments sont d’ailleurs systématiquement absents à ce jour des plans nationaux de réduction des émissions de gaz à effet de serre et d’adaptation au changement climatique (les CDN).

Cette marginalisation se produit également via le fonctionnement même du régime climatique. Les négociations s’appuient sur une logique globale (des chiffres, des tonnes de carbone, des scénarios prospectifs de réduction d’émissions) qui ignore les réalités locales. Ce cadre « aplatit » la diversité des contextes et réduit les savoirs autochtones à des anecdotes culturelles. Les projets de réduction des émissions issues de la déforestation et de la dégradation des forêts (REDD+) illustrent ce décalage.

Ces initiatives visent à réduire les émissions issues de la déforestation en quantifiant le carbone stocké dans les forêts. Mais cette logique purement comptable ignore encore les usages coutumiers de la forêt (chasse, cueillette, cultures itinérantes) et les droits fonciers des communautés locales. Ces réalités demeurent marginales au milieu des indicateurs mesurables prédéfinis, tels que le nombre d’hectares « protégés », vidant de sens leur conception du territoire comme espace de vie.

Dans les débats de la COP, certains autochtones témoignent ainsi de la difficulté de faire entendre leurs savoirs. Les experts internationaux auxquels ils s’adressent « sont bien formés aux standards mondiaux, mais peu au contexte local » déplorait ainsi un représentant autochtone d’Afrique centrale. Ce décalage oblige alors les communautés à traduire leurs savoirs dans un langage normatif pour être audibles : un effort constant de « traduction culturelle » qui affaiblit la portée de leurs connaissances.

À cela s’ajoutent des obstacles pratiques : celui de la langue (l’anglais technique de la diplomatie), du rythme effréné des sessions parallèles, des moyens financiers limités pour envoyer des délégations complètes. Face à ces obstacles, les voix autochtones passent par l’intermédiaire d’ONG ou d’agences internationales, ou par des canaux de communication digitaux. Ce qu’ils disent sur leur territoire et leur vécu est alors reformulé dans un langage calibré pour les institutions internationales, au risque d’en édulcorer la portée critique.

Enfin, lorsqu’elle est institutionnalisée, la participation autochtone, cette image de protecteur, bien qu’elle leur ouvre certaines portes, peut aussi se retourner contre eux, car elle enferme leurs savoirs dans des cases figées.

Ainsi le plan de la République du Tchad pour réduire et s’adapter au changement climatique (CDN) indique-t-il la « mise en valeur des savoir-faire et connaissances autochtones » comme le deuxième pilier de son domaine d’intervention « environnement et forêts ». Mais dans le même temps, il désigne en coupable une grande partie des activités traditionnelles de ces peuples (« pression pastorale, braconnage, pêche, pression démographique, surexploitation des ressources naturelles, feux de brousse et agriculture ») comme cause de la dégradation de la biodiversité. Seule voie, aux yeux de ce plan gouvernemental, l’exploitation des produits forestiers non ligneux (écorces, feuilles, miel, champignons…) qui deviennent des « ressources durables » compatibles avec la logique de marché. Exploitation qui ne concerne d’ailleurs qu’une partie des communautés autochtones, souvent celles établies dans les zones boisées du Sud, et qui représente une part marginale de leurs activités économiques.

À l’approche de « la COP des COP »

Les savoirs autochtones ne servent ainsi fréquemment qu’à « réenchanter » une arène technocratique, sans pour autant en changer les règles du jeu.

À l’approche de la COP30, les peuples autochtones se préparent à une participation record, mais dans un scénario qui ressemble étrangement aux précédents. Cette conférence est un moment clé, car elle marquera la réévaluation des engagements climatiques dix ans après l’accord de Paris et elle abordera des thématiques chères aux peuples autochtones : arrêt de la déforestation d’ici à 2030, abandon des énergies fossiles, mise en place de ressources financières dédiées à la finance climatique.

Plus de 190 États et des milliers de représentants de la société civile et d’entreprises y seront présents. Le Brésil annonce la venue de 3 000 représentants autochtones, dont un millier participera à des sessions officielles – une première. Les organisations autochtones, notamment d’Amazonie, expriment déjà leurs revendications. Patricia Suarez, de l’Organisation nationale des peuples autochtones de l’Amazonie colombienne (OPIAC), rappelle à cet égard :

« Ce n’est pas seulement une question de climat, c’est une question de vie, de survie même de nos communautés. »

Pourtant, les règles du jeu n’ont pas changé. Ces représentants pourront écouter mais rarement parler. Leur inclusion dans les délégations nationales et les groupes techniques reste exceptionnelle. Surtout, la question des droits fonciers demeure un angle mort des négociations. Or, environ 22 % du carbone des forêts tropicales se trouve sur des terres gérées par des communautés autochtones, dont un tiers ne sont pas reconnues juridiquement. Sans titre foncier, ces territoires restent vulnérables à l’exploitation et à la déforestation : une menace directe pour le climat mondial comme pour la justice environnementale.

The Conversation

Marine Gauthier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. COP après COP, les peuples autochtones sont de plus en plus visibles mais toujours inaudibles – https://theconversation.com/cop-apres-cop-les-peuples-autochtones-sont-de-plus-en-plus-visibles-mais-toujours-inaudibles-268706

Pourquoi une diminution de la population humaine ne bénéficierait pas forcément à la biodiversité : l’exemple du Japon

Source: The Conversation – in French – By Peter Matanle, Senior Lecturer in Japanese Studies, University of Sheffield

Photo satellite de la préfecture rurale de Saga, au Japon. Google Earth Pro, CC BY-NC-ND

Même avec moins d’êtres humains, la faune sauvage ne disposerait pas nécessairement de davantage d’espace et de niches écologiques où s’installer. Dans certaines zones du Japon rural où l’humain se raréfie peu à peu, on voit la biodiversité décliner malgré tout.


Depuis 1970, 73 % de la faune sauvage mondiale a disparu, tandis que la population mondiale a elle doublé pour atteindre 8 milliards d’individus. Des recherches montrent qu’il ne s’agit pas d’une coïncidence : la croissance démographique entraîne un déclin catastrophique de la biodiversité.

Actuellement, cependant, un tournant démographique inverse est en train de se produire. Selon les projections de l’ONU, la population de 85 pays diminuera d’ici 2050, principalement en Europe et en Asie. D’ici 2100, la population humaine devrait connaître un déclin mondial. Certains affirment que cela sera bénéfique pour l’environnement.

Partant de l’hypothèse que le dépeuplement pourrait contribuer à la restauration de l’environnement, nous avons tâché de voir, avec nos collègues Yang Li et Taku Fujita, si la biodiversité japonaise bénéficiait de ce que nous avons appelé un « dividende lié à la dépopulation humaine ».

Depuis 2003, des centaines de citoyens japonais collectent des données sur la biodiversité pour le projet gouvernemental Monitoring Sites 1 000. Nous avons utilisé 1,5 million d’observations d’espèces enregistrées provenant de 158 sites.

Ces zones étaient boisées, agricoles et périurbaines. Nous avons comparé ces observations aux changements observés au niveau de la population locale, de l’utilisation des sols et de la température de surface sur des périodes de cinq à vingt ans.

Ces paysages ont connu le plus fort déclin démographique depuis les années 1990.

En raison de la taille de notre base de données, du choix des sites et du positionnement du Japon en tant que fer de lance du dépeuplement en Asie du Nord-Est, il s’agit de l’une des plus grandes études de ce type.

Notre étude, publiée dans la revue Nature Sustainability, a tâché d’analyser les populations d’oiseaux, les papillons, les lucioles, les grenouilles et 2 922 plantes indigènes et non indigènes sur ces mêmes sites.

Le Japon n’est pas Tchernobyl

Le constat est sans appel : la biodiversité a continué de diminuer dans la plupart des zones que nous avons étudiées, indépendamment de l’augmentation ou de la diminution de la population. Ce n’est que là où la population est restée stable que la biodiversité était la plus stable. Cependant, la population de ces zones vieillit et va bientôt décliner, ce qui les alignera sur les zones qui connaissent déjà une perte de biodiversité.

Contrairement à Tchernobyl, où une crise soudaine a provoqué une évacuation quasi totale de la population qui a donné lieu à des récits surprenants sur la renaissance de la faune sauvage, la perte de population au Japon s’est développée progressivement.

Si la plupart des terres agricoles continuent d’être cultivées, certaines sont laissées à l’abandon ou désaffectées, d’autres sont vendues à des promoteurs immobiliers ou transformées en zones d’agriculture intensive. Tout cela empêche le développement naturel des plantes ou un reboisement qui enrichiraient la biodiversité.

Dans ces régions, les êtres humains sont les agents de la durabilité des écosystèmes. L’agriculture traditionnelle et les pratiques saisonnières, telles que l’inondation, la plantation et la récolte des rizières, la gestion des vergers et des taillis ainsi que l’entretien des propriétés, sont importantes pour le maintien de la biodiversité. Le dépeuplement peut donc être destructeur pour la nature. Certaines espèces prospèrent, mais il s’agit souvent d’espèces non indigènes qui posent d’autres problèmes, tels que l’assèchement et l’étouffement des rizières autrefois humides par des herbes envahissantes.

Les bâtiments vacants et abandonnés, les infrastructures sous-utilisées et les problèmes socio-juridiques (tels que les lois complexes en matière d’héritage et les taxes foncières, le manque de capacités administratives des autorités locales et les coûts élevés de démolition et d’élimination) aggravent encore plus le problème.

Une maison abandonnée dans la préfecture de Niigata
Une maison abandonnée ou akiya dans la préfecture de Niigata, au Japon.
Peter Matanle, CC BY-NC-ND

Alors même que le nombre d’akiya (maisons vides, désaffectées ou abandonnées) atteint près de 15 % du parc immobilier national, la construction de nouveaux logements se poursuit sans relâche. En 2024, plus de 790 000 logements ont été construits, en partie du fait de l’évolution de la répartition de la population et de la composition des ménages au Japon. À cela s’ajoutent les routes, les centres commerciaux, les installations sportives, les parkings et les supérettes omniprésentes au Japon. Au final, malgré la diminution de la population, la faune sauvage dispose de moins d’espace et de moins de niches écologiques où s’installer.

Comment changer la donne

Les données démographiques montrent que l’on peut s’attendre à une dépopulation croissante au Japon et en Asie du Nord-Est. Les taux de fécondité restent faibles dans la plupart des pays développés. L’immigration n’offre qu’un répit temporaire, car les pays qui fournissent actuellement des migrants, comme le Vietnam, sont également en voie de dépopulation.

Nos recherches démontrent que la restauration de la biodiversité doit être gérée de manière active, en particulier dans les zones en déclin démographique. Malgré cela, il n’existe que quelques projets de renaturation au Japon. Pour favoriser leur développement, les autorités locales pourraient se voir attribuer le pouvoir de convertir les terres inutilisées en réserves naturelles communautaires gérées localement.

L’épuisement des ressources naturelles constitue un risque systémique pour la stabilité économique mondiale. Les risques écologiques, tels que le déclin des stocks halieutiques ou la déforestation, nécessitent une meilleure responsabilisation de la part des gouvernements et des entreprises.

Plutôt que de dépenser pour davantage d’infrastructures destinées à une population en constante diminution, par exemple, les entreprises japonaises pourraient investir dans la croissance des forêts naturelles locales pour obtenir des crédits carbone.

Le dépeuplement apparaît comme une mégatendance mondiale du XXIe siècle. Bien géré, le dépeuplement pourrait contribuer à réduire les problèmes environnementaux les plus urgents dans le monde, notamment l’utilisation des ressources et de l’énergie, les émissions et les déchets, ainsi que la conservation de la nature. Mais pour que ces opportunités se concrétisent, il faut la gérer activement.

The Conversation

Kei Uchida a reçu un financement de la JSPS Kakenhi 20K20002.

Masayoshi K. Hiraiwa et Peter Matanle ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.

ref. Pourquoi une diminution de la population humaine ne bénéficierait pas forcément à la biodiversité : l’exemple du Japon – https://theconversation.com/pourquoi-une-diminution-de-la-population-humaine-ne-beneficierait-pas-forcement-a-la-biodiversite-lexemple-du-japon-268227

L’urbanisme pervers de la « reconstruction » de Gaza

Source: The Conversation – in French – By Marco Cremaschi, Professeur d’urbanisme, Centre d’études européennes et École urbaine, Sciences Po

Le plan de « requalification urbaine » de Gaza, rédigé par des consultants américains et cité dans la proposition d’« accord de paix » de Donald Trump, dessine un avenir inquiétant pour la ville. Loin d’être une exception, il révèle une logique déjà à l’œuvre dans de nombreuses métropoles contemporaines. Comme toujours, le diable se cache dans les détails : l’urbanisme devient le langage du pouvoir économique dont la victime collatérale est l’idée même de la ville.


Dès le premier mandat de Donald Trump, son gendre Jared Kushner avait noué des relations d’affaires avec d’importants entrepreneurs saoudiens et qataris. Ces derniers avaient financé – et probablement sauvé de la faillite – une de ses entreprises immobilières à Manhattan, et soutenu ensuite la société qu’il a fondée après avoir quitté l’administration de son beau-père.

Aujourd’hui, Kushner ne représente plus le gouvernement américain : il n’est qu’un homme d’affaires, qui se trouve être proche au président. Son rôle diplomatique, aux côtés de l’envoyé spécial des États-Unis au Moyen-Orient, l’investisseur immobilier Steve Witkoff, est purement officieux, et il n’a naturellement aucun compte à rendre sur les conflits d’intérêts liés à ses activités économiques. Ce chevauchement complet entre réseaux diplomatiques et réseaux d’affaires illustre un enchevêtrement politico-économique dont la logique est au cœur même du projet pour Gaza.

Kushner en avait déjà formulé la ligne directrice il y a longtemps : la côte de Gaza constitue une opportunité immobilière. Pourtant, ses habitants doivent être relogés, par exemple quelque part dans le désert du Néguev. Pour en discuter, Trump a réuni à la Maison Blanche Witkoff, Kushner et l’ancien premier ministre britannique Tony Blair à la fin du mois d’août 2025. Selon certains analystes, la Gaza Humanitarian Foundation – dirigée par Johnnie Moore, un évangélique allié de la Maison Blanche – a alors élaboré le plan, ensuite publié par le Washington Post. Présenté comme un exercice technique sophistiqué, le plan est également cité dans le texte de l’accord de paix proposé.

Composé de quelque quarante diapositives riches en chiffres mais pauvres en images, ce document cherche à démontrer la « faisabilité » de la reconstruction tout en ignorant la tragédie humaine des habitants de Gaza et en effaçant la dimension politique. Son seul horizon est la rentabilité financière d’un vaste projet calqué sur le modèle de Dubaï.

Gaza, une approche immobilière

Ce document mérite l’attention non pour sa valeur morale – inexistante – mais parce qu’il illustre la manière dont le capitalisme financier dicte désormais la grammaire même de la vie sociale. Le « projet de paix » de Trump remplace le pacifisme marchand de la mondialisation par une pax imperialis d’inspiration romaine : d’abord l’anéantissement, ensuite le profit. Ce modèle, qui rappelle les affaires immobilières de Kushner dans le Golfe, conçoit Gaza comme un site de requalification géopolitique et urbaine, et non comme un espace habité. D’où l’accent mis sur les infrastructures et le design urbain : un développement fondé sur des tableaux Excel, des rendements attendus et les clichés du marketing d’entreprise.

Gaza n’est plus envisagée comme une ville ou un territoire, mais comme un nœud logistique reliant Israël, l’Arabie saoudite et la Méditerranée – un corridor global hors taxes. Le plan laisse entendre que le rapprochement saoudo-israélien est plus solide qu’on ne le croit, du moins vu de Washington. Le pétrole et les terres rares venant d’Arabie et de l’océan Indien atteindraient la Méditerranée sans passer par le canal de Suez, garantis par une alliance stratégique bâtie sur le dos des Palestiniens.

L’absence la plus grave

Dans la brochure du projet de « Riviera », les habitants de Gaza apparaissent uniquement comme une catégorie résiduelle, perçue comme un obstacle démographique ou un pion iranien. Deux millions de résidents sont effacés de l’histoire et remplacés par un récit où les « méchants de l’histoire » sont trop mauvais pour mériter des droits. Et le Hamas n’est mentionné que comme une organisation criminelle, sans aucune considération politique.

Le plan suppose qu’un quart de la population émigrera – davantage encore si des incitations économiques sont offertes. L’arithmétique est glaçante : chaque départ est évalué à un « gain » de 23 000 dollars (un peu plus de 20 000 euros). L’indemnisation des biens repose sur leur valeur actuelle, quasi nulle, tandis que les logements neufs sont estimés aux prix de Tel-Aviv, inaccessibles pour la quasi-totalité des Gazaouis.

Dans les visualisations générées par l’intelligence artificielle, les habitants ont disparu, remplacés par des investisseurs en robes blanches et keffiehs, sortant de luxueuses voitures Tesla.

Une terre dévastée

Les Romains étaient plus sincères. Comme l’écrivait Tacite à propos de la conquête de la Bretagne :

« Ils font un désert et ils appellent cela la paix. »

La même logique prévaut ici – sans même feindre d’écouter les voix des concernés.

Après deux années de destruction systématique, la matérialité de Gaza – son histoire, sa topographie et même son cadastre – a été effacée ; sur 365 km2 entre désert et mer, sa densité est 50 % supérieure à celle de Tel-Aviv. Les dégâts sont terrifiants : 61 millions de tonnes de décombres, 78 % des bâtiments détruits ou endommagés, la moitié des hôpitaux hors service, et seulement 1,5 % de terres encore cultivables pour deux millions d’habitants.

Le déblaiement nécessiterait environ 18 milliards de dollars (15,6 milliards d’euros), des milliers de machines, des dizaines de milliers de mois de travail, des unités mobiles de traitement et des décharges spécialisées.

Mais comment ? Disperser ces débris sur toute la bande reviendrait à en élever la surface de 30 centimètres. Les rejeter à la mer déplacerait simplement la catastrophe ailleurs – une solution sans doute envisagée par ces entrepreneurs rapaces qui rêvent d’un port et d’îles artificielles à la manière de Dubaï.

Ce processus effacerait également la topographie et le cadastre existants. Une opportunité pour ce plan qui propose de remplacer les registres fonciers par des droits de propriété « tokenisés », échangeables sur des marchés spéculatifs basés sur la blockchain – transformant les ruines de Gaza en loterie immobilière.

Le mirage économique

Plutôt que de répondre à la famine et à l’effondrement humanitaire, on évoque la promesse d’une « Riviera du Moyen-Orient » chère à Trump. Le plan ambitionne de porter la valeur immobilière de Gaza à 300 milliards de dollars (261 milliards d’euros) en dix ans, avec plus de 100 milliards (87 milliards d’euros) d’investissements. Le contrôle et la sécurité resteraient entre des mains militaires.

La Gaza Humanitarian Foundation deviendrait un trust chargé d’administrer le territoire « jusqu’à ce qu’une communauté palestinienne réformée et déradicalisée soit prête ». Ce trust détiendrait un tiers du territoire et acquerrait la majeure partie du reste, tandis que la population serait confinée dans des « logements temporaires » – un euphémisme pour des camps.

La Gaza du futur telle que présentée par le plan que promeut Donald Trump.
The Great Trust « From a Demolished Iranian Proxy to a Prosperous Abrahamic Ally », Gaza Reconstitution, Economic Acceleration and Transformation

La liste des investisseurs potentiels inclut de grands groupes de construction saoudiens et internationaux, la famille Ben Laden, Tesla, Ikea, Amazon ou Systra. Ces entreprises n’ont peut-être jamais été consultées, ou peut-être que si ; on le saura bientôt mais, en attendant, leurs logos figurent sur la brochure. Le récit de la « Riviera » masque le véritable objectif : spéculation foncière et monopole sur les infrastructures.

Le design comme instrument de contrôle

Le dessin urbain occupe une place centrale dans le plan. À l’image du Paris d’Haussmann, le projet vise à éradiquer l’insurrection par la réorganisation spatiale. Le présupposé est celui d’une tabula rasa totale – matérielle, topographique et juridique. La côte est envisagée comme une frontière extractive pour les plateformes gazières et pétrolières.

L’ordre spatial proposé est uniforme et inquiétant : sept ou huit villes de 200 000 habitants, chacune définie par une fonction économique ou un acteur privé – centres de données, logistique, tourisme – isolées et reliées par des corridors d’infrastructures et de surveillance. Des outils d’IA produisent des projets d’une précision trompeuse, dissimulant une absence totale d’empathie, d’expérience et d’échelle humaine.

À l’École urbaine de Sciences Po, j’ai demandé aux étudiants d’imaginer la ville la plus « maléfique » possible. Leurs réponses anticipaient cette vision : quartiers fermés, espaces publics artificiels, infrastructures-barrières, surveillance totale, monumentalité anonyme. Ils ont instinctivement compris que le contraire du bon urbanisme n’est pas le désordre, mais le contrôle – l’élimination calculée de la diversité, de la proximité et de la vie commune.

Un catalogue de l’urbanisme pervers

Le schéma proposé pour Gaza n’est pas un exercice académique. C’est l’application délibérée d’une logique urbaine perverse, conçue pour créer un environnement « sûr » pour le capital global. Une logique qui isole, clôture, marchandise toute ressource, détruit la nature, réprime la vie sociale, limite la mobilité et impose la surveillance et l’hostilité. Elle anéantit la capacité d’agir, la communauté et la dignité au nom de la sécurité et du profit.

Ce phénomène ne concerne pas seulement Gaza. Les mêmes principes sont déjà visibles du Golfe à l’Asie : espaces privatisés, paysages artificiels, enclaves surveillées, infrastructures de contrôle. La « ville perverse » n’est plus une fiction dystopique – elle est le modèle émergent de l’urbanisation contemporaine qui, après l’urbicide, prône tout simplement une nécrocité.

On pourrait conclure par une réflexion plus inquiétante encore : les États-Unis des suprémacistes réactionnaires, qui jurent d’anéantir l’ennemi intérieur, regardent Gaza comme un modèle. Les bombes pour détruire, le promoteur pour reconstruire. Que reconstruire, demanderez-vous ?

Le guerrier Pete Hegseth et le promoteur Donald Trump l’ont dit explicitement aux 800 généraux qu’ils ont récemment réunis à Quantico : l’ennemi est parmi nous, préparez-vous – vos prochaines zones de combat seront les villes des États-Unis.

The Conversation

Marco Cremaschi ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. L’urbanisme pervers de la « reconstruction » de Gaza – https://theconversation.com/lurbanisme-pervers-de-la-reconstruction-de-gaza-268855