L’hyperstition, un concept au cœur de la vision de Nick Land, idéologue des Lumières sombres autour de Trump

Source: The Conversation – in French – By Arnaud Borremans, Chercheur associé à l’Institut de recherche Montesquieu (IRM), Université Bordeaux Montaigne

La pensée de Nick Land influence profondément un certain nombre de milliardaires de la Silicon Valley proches de Donald Trump.
Clarice Pelotas

Autour de Donald Trump, nous retrouvons bon nombre de personnalités influencées par l’idéologie des Lumières sombres. L’auteur de l’essai qui a donné son nom à cette école de pensée, Nick Land, demeure relativement peu connu mais ses travaux sont de plus en plus étudiés. Pour les comprendre, il est nécessaire de bien appréhender la notion d’hyperstition qu’il a forgée.


Philosophe britannique né en 1962, Nick Land est connu pour avoir popularisé l’idéologie de l’accélérationnisme. Son travail s’émancipe des conventions académiques et utilise des influences peu orthodoxes et même ésotériques.

Dans les années 1990, Land était membre de l’Unité de Recherche sur la Culture cybernétique (CCRU), un collectif qu’il a cofondé avec la philosophe cyber-féministe Sadie Plant à l’Université de Warwick et dont l’activité principale consistait à écrire de la « théorie-fiction ». À cette époque, Land a cherché, dans ses travaux, à unir la théorie post-structuraliste, principalement la pensée d’auteurs comme Marx, Bataille, Deleuze et Guattari, avec des éléments issus de la science-fiction, de la culture rave et de l’occultisme. Si la démarche de la CCRU en tant que telle était expérimentale, plusieurs éléments laissent penser rétrospectivement que Land y a insufflé des éléments relevant de sa propre idéologie.

Land a démissionné de Warwick en 1998. Après une période de disparition, il réapparaît à Shanghai où il réside toujours, sans reprendre de poste universitaire, devenant alors le penseur fondateur du mouvement (néo-) réactionnaire (NRx), connu sous le nom de Lumières sombres (Dark Enlightenment), du nom de son essai paru en 2013. Un ouvrage qui aura un impact majeur.

De l’importance des Lumières sombres et de Land en leur sein

Il est important aujourd’hui d’étudier l’idéologie des Lumières sombres car celle-ci est devenue très influente au sein de la droite radicale, spécialement aux États-Unis depuis le début du second mandat de Donald Trump.

Il s’agit d’une contre-culture de droite qui promeut la réaction politique et sociétale face au fonctionnement actuel des sociétés démocratiques, appelant notamment à un retour à une forme de féodalisme et à un cadre de valeurs conservatrices imprégné de religiosité, non pour elle-même mais en tant que garantie d’ordre social.

Pour autant, les promoteurs des Lumières sombres ne se veulent nullement passéistes : ils sont technophiles et capitalistes, deux considérations éminemment modernes et qu’ils cherchent à concilier avec leur démarche de réaction. D’où des tensions de plus en plus sensibles avec une bonne partie de la droite chrétienne au sein de la coalition MAGA (Make America Great Again) : de nombreuses personnalités conservatrices, qui se méfient de l’intelligence artificielle et même la diabolisent, se méfient de la fascination assumée des NRx pour cette technologie.

Il n’en demeure pas moins que les tenants des Lumières sombres sont indiscutablement influents au sein de MAGA, notamment parce qu’ils comptent dans leurs rangs le multimilliardaire Peter Thiel qui est non seulement un soutien électoral majeur de Donald Trump mais aussi un idéologue. Thiel cherche de plus en plus ouvertement à réconcilier les Lumières sombres avec la droite chrétienne, notamment en se réclamant du christianisme dans sa pensée politique, tout en y injectant des considérations accélérationnistes.

Or, Land fut justement le premier à théoriser dûment l’accélérationnisme, c’est-à-dire l’une des considérations qui fédèrent le plus les tenants des Lumières sombres : il faut un État fort, appuyé sur un ordre social rigide, en vue de faciliter le progrès technologique, lui-même alimenté par la croissance capitalistique.

Il faut préciser que, dans le modèle de Land, cela créera inévitablement une inégalité sociale amenant même, de par le recours à des augmentations technologiques du corps humain, à une séparation des élites, vouées à devenir une « race » à part ; tout le propos de Land est clairement antidémocratique et relève du darwinisme social.

Même si Land et les autres figures des Lumières sombres échangent peu, quand elles ne marquent pas leur incompréhension et même leur mépris réciproque, comme entre Land et le polémiste étatsunien Curtis Yarvin, Land est incontestablement influent au sein du mouvement et, par association, auprès de l’administration Trump II.

En-dehors de Peter Thiel qui, même s’il ne le cite pratiquement jamais, semble influencé par Land, notamment par sa démarche conciliant techno-capitalisme et mysticisme, l’un des relais les plus évidents du penseur britannique auprès du pouvoir étatsunien est Marc Andreessen, magnat de la tech devenu conseiller officieux du président Trump sur les nominations aux fonctions publiques. En effet, Andreessen s’est fendu en 2023 d’un « Manifeste techno-optimiste » dans lequel il cite nommément Land et partage sa conception du techno-capitalisme comme une entité autonome et même consciente, encourageant une production culturelle qui facilite sa propre expansion.

Visuel inséré dans la traduction française par le site techno-optimisme.com du chapitre « L’Avenir » du « Manifeste techno-optimiste » de Marc Andreesen.
techno-optimisme.com

Cette dernière considération est intéressante puisqu’elle illustre la portée prise par le concept d’« hyperstition », élaboré par Land durant ses années au sein de la CCRU et qui se retrouve, en creux, dans sa pensée ultérieure, estampillée NRx.

La nature de l’hyperstition

Pour mieux comprendre la notion d’« hyperstition », le blog de Johannes Petrus (Delphi) Carstens, maître de conférences en littérature, à l’Université du Cap-Occidental (Afrique du Sud), et son entretien avec Nick Land constituent les meilleures vulgarisations disponibles.

Comme le rappelle Carstens, cette approche considère les idées comme des êtres vivants qui interagissent et mutent selon des schémas très complexes et même totalement incompréhensibles, tels que des « courants, interrupteurs et boucles, pris dans des réverbérations d’échelle ». Carstens définit l’hyperstition comme une force qui accélère les tendances et les fait se concrétiser, ce qui explique en soi pourquoi l’hyperstition est cruciale pour la pensée politique de Land puisque cette dernière est accélérationniste. Carstens précise que les fictions participent de l’hyperstition parce qu’elles contribuent à diffuser des idées et renforcent ainsi l’attrait pour leur concrétisation. Par exemple, durant son entretien avec Land, Carstens présente l’Apocalypse non pas comme une révélation sur l’avenir mais comme un narratif qui invite les gens à le réaliser.

En outre, Carstens approfondit la nature en propre de l’hyperstition. Tout d’abord, il rappelle le lien entre l’hyperstition et le concept de « mèmes », mais précise que les hyperstitions sont une sous-catégorie très spécifique d’agents mémétiques puisqu’elles sont supposées participer de la confusion postmoderne dans laquelle tout semble « s’effondrer », selon Land et les autres auteurs de la CCRU. D’après les explications de Carstens, notamment via ses citations de Land, le capitalisme est l’un des meilleurs exemples d’hyperstition et même le premier d’entre tous, puisqu’il contribue puissamment à l’accélération postmoderne et facilite ainsi toutes les autres dynamiques hyperstitionnelles.

Ensuite, Carstens souligne la dimension occultiste de l’hyperstition, assumée par Land lui-même. Selon ce dernier, les hyperstitions sont constituées de « nombreuses manipulations, du fait de “sorciers”, dans l’histoire du monde » ; il s’agit de « transmuter les fictions en vérités ». Autrement dit, les hyperstitions sont en réalité « des idées fonctionnant de manière causale pour provoquer leur propre réalité ». Land précise même que les hyperstitions « ont, de manière très réelle, “conjuré” leur propre existence de par la manière qu’elles se sont présentées. » Par exemple, Land et ses co-auteurs de la CCRU présentaient dans leurs théories-fictions le « bug de l’an 2000 » non pas comme une panique injustifiée mais comme un narratif qui aurait pu provoquer un véritable effondrement de la civilisation moderne, ce qui aurait requis un contre-narratif puissamment asséné par les autorités pour calmer les populations.

Enfin, Land insiste sur le fait que l’hyperstition est un outil opérationnel, c’est-à-dire « la (techno-) science expérimentale des prophéties auto-réalisatrices ». Dès lors, Land instille la tentation de manipuler l’hyperstition pour procéder à de l’action politique, notamment en produisant et en propageant des narratifs de manière à les rendre viraux et à atteindre, pour ne pas dire « contaminer », autant d’esprits que possible.

Le rôle de l’hyperstition dans la néo-réaction

Même si Land n’a jamais mentionné l’Ordre architectonique de l’Eschaton (AOE) dans son essai de 2013, sa vision du mouvement NRx correspondait si bien aux intentions et aux comportements de ce groupe fictif inventé par la CCRU que l’hypothèse qu’il aurait servi de modèle à Land mérite d’être examinée. Même si la CCRU, majoritairement constituée de militants de gauche, présentait l’AOE comme une force malfaisante parce que conservatrice et même réactionnaire, il est envisageable que Land ait contribué à forger ce narratif au contraire pour exprimer sa propre sensibilité, qu’il gardait alors pour lui. Dès lors, l’AOE apparaît non plus comme une tentative d’action sur l’hyperstition pour nuire aux forces réactionnaires, en les dénonçant, mais comme une manière de les sublimer en un idéal-type à atteindre.

Selon la diégèse créée par la CCRU, l’AOE est une société plus que secrète. Elle est également décrite comme une « fraternité blanche », un cercle ésotérique strictement clandestin qui se manifeste au monde au travers d’organisations-satellites, même si ces dernières semblent se concurrencer les unes les autres.

Des liens évidents entre l’AOE et les Lumières sombres apparaissent lorsque nous lisons sa représentation dans les théories-fictions de la CCRU. L’AOE est décrit comme une organisation de mages dont les racines remontent à la mythique Atlantide, « source de la tradition hermétique occidentale », et qui considère l’histoire post-atlante comme prédestinée et marquée par la décadence. Cependant, l’AOE ne se résume pas à un ordre ésotérique qui n’agirait qu’au travers de la magie : la CCRU le décrit aussi comme une organisation politique avec des ressources importantes et une intention de remodeler le monde, y compris par des moyens autoritaires et violents.

L’Atlantide et l’AOE sont donc des idéalisations précoces des attentes de Land en termes de politique, notamment en mariant son goût pour la magie avec la réaction et l’autoritarisme. L’hyperstition apparaît dès lors comme une clé de voûte pour les militants néo-réactionnaires, à la fois comme un moyen et comme une fin : leur objectif même devrait être d’aider à la réalisation de l’AOE comme modèle, en diffusant cette fiction et en subjuguant les gens avec ce narratif. Les néo-réactionnaires espèrent qu’en assénant que la réaction est acquise par une forme de providence, qu’elle est sanctuarisée par une puissante société secrète et que celle-ci va dans le sens de leurs propres idées, cela confortera la conviction de leurs propres sympathisants et démobilisera les rangs des forces adverses.

The Conversation

Arnaud Borremans ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. L’hyperstition, un concept au cœur de la vision de Nick Land, idéologue des Lumières sombres autour de Trump – https://theconversation.com/lhyperstition-un-concept-au-coeur-de-la-vision-de-nick-land-ideologue-des-lumieres-sombres-autour-de-trump-268864

Comment les banques centrales peuvent éviter la spirale des anticipations d’inflation

Source: The Conversation – in French – By Éric Mengus, Professeur associé en économie et sciences de la décision, HEC Paris Business School

Dans la zone euro, ces anticipations ont contribué à atténuer les pics d’inflation après la pandémie de Covid-19. Earthphotostock/Shutterstock

Lorsque les anticipations d’inflation s’emballent, les banques centrales font face à un défi crucial : le risque de désancrage, ou emballement incontrôlé, par les différends économiques, notamment les consommateurs. Des recherches récentes mettent en lumière les stratégies potentielles pour préserver la stabilité des prix.


L’inflation dans la zone euro a atteint son pic à 10,6 % en octobre 2022. Elle est repassée à 1 %. sur l’année 2025. La Banque centrale européenne (BCE) a de toute façon pour cible un taux d’inflation de 2 % à moyen terme.

Il est bien établi que des anticipations d’inflation ancrées ont historiquement permis de limiter la durée et l’ampleur des épisodes inflationnistes. Une étude de la Banque de France montre que, dans la zone euro, ces anticipations ont contribué à atténuer et à rendre plus transitoires les pics d’inflation lors de la vague post-pandémie de Covid-19.

Cette vague inflationniste a ravivé la crainte d’un désancrage des anticipations – c’est-à-dire leur emballement incontrôlé. Cette inquiétude ne semble pas s’estomper avec la baisse des taux d’inflation, comme en témoigne la récente hausse des anticipations d’inflation des ménages aux États-Unis.

Renforcer la crédibilité à long terme

Les anticipations ne sont pas indépendantes des pressions inflationnistes actuelles et de la manière dont la banque centrale y répond.

Des travaux, comme Monetary Policy & Anchored Expectations : An Endogenous Gain Learning Model, soulignent que les agents privés tirent des enseignements des décisions actuelles des banques centrales. Ils anticipent leurs décisions grâce à l’observation des taux d’inflation.

Comparaison des mesures des anticipations tirées d’enquêtes par rapport aux données de marché (en %).
Banque de France

Ce mécanisme peut pousser les autorités à adopter des positions plus agressives pour éviter que les anticipations ne dérapent, même au prix d’un ralentissement de l’activité économique. Ignorer une inflation « transitoire » liée à des chocs d’offre – une stratégie parfois appelée look-through – peut se retourner contre elles, signalant une forme de complaisance et risquant d’affaiblir leur crédibilité à long terme.

Alors, comment préserver la stabilité des prix ?

Lien entre politique monétaire et budgétaire

Parfois, la maîtrise des anticipations d’inflation dépasse les moyens de la banque centrale. Cela peut être le cas lorsque le désancrage provient d’un risque de dominance budgétaire. La banque centrale doit alors adapter sa politique monétaire pour aider l’État à respecter ses contraintes budgétaires. Des recherches, comme celles menées avec les économistes Philippe Andrade, Erwan Gautier, Emanuel Moench et Tobias Schmidt sur les croyances des ménages concernant la dominance budgétaire, montrent que certains ménages perçoivent ce risque et l’associent à une inflation future plus élevée. Dans ce cas, l’ancrage des anticipations ne dépend pas seulement de la politique monétaire, mais aussi de la politique budgétaire.




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Le défi ne se limite pas aux périodes inflationnistes. En contexte déflationniste, comme dans les trappes à liquidité – lorsqu’une politique monétaire devient inefficace –, les banques centrales peuvent regagner le contrôle de l’inflation actuelle. Comment ? En stimulant activement les anticipations d’inflation à moyen terme – c’est l’objet des politiques de forward guidance, à savoir une stratégie d’une banque centrale pour donner des indications sur l’orientation future de sa politique monétaire.

Cela peut exiger de la banque centrale qu’elle signale sa position non seulement par des mots, mais aussi par des actes, comme je le mets en avant avec Jean Barthélemy dans un article publié dans Science Direct en 2018.

Pro-inflationniste et anti-inflationniste

N’y a-t-il pas là une certaine contradiction ? La banque centrale doit en effet afficher une posture anti-inflationniste en cas de risque inflationniste, et pro-inflationniste en cas de risque déflationniste.

Une partie de la réponse réside dans le fait que, qu’en tolérant une inflation supérieure à la cible en raison d’un choc d’offre ou qu’elle recoure au forward guidance, la banque centrale doit gérer avec soin l’impact de ces écarts sur les anticipations d’inflation à long terme. En particulier, les périodes normales, où rien ne justifie de s’écarter de la cible d’inflation, sont des opportunités à ne pas manquer pour assurer la stabilité des prix.

Quoi qu’il en soit, les banques centrales doivent arbitrer un équilibre délicat : rester flexibles à court et moyen terme, tout en préservant leur crédibilité à long terme. Tout écart par rapport aux objectifs d’inflation – qu’il soit dû à des chocs d’offre ou à du forward guidance – doit être clairement communiqué pour que le public en comprenne la justification et le caractère temporaire.

À l’inverse, cela signifie aussi que la banque centrale doit faire preuve de modestie et être prête à renoncer à ses plans si elle observe une variation des anticipations d’inflation à long terme, signe que le public commence à perdre confiance dans son engagement en faveur de la stabilité des prix.

En résumé, pour gérer le risque de désancrage, il faut a minima :

  • Construire sa crédibilité en temps normal : un historique solide est crucial pour maintenir la confiance lorsque celle-ci est le plus nécessaire.

  • Communiquer clairement : expliquer les objectifs, les conditions et le caractère temporaire de tout écart à court ou moyen terme par rapport aux cibles.

  • Faire preuve de modestie : des écarts marqués ou prolongés peuvent éroder la confiance du public.

The Conversation

Éric Mengus ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Comment les banques centrales peuvent éviter la spirale des anticipations d’inflation – https://theconversation.com/comment-les-banques-centrales-peuvent-eviter-la-spirale-des-anticipations-dinflation-268509

Le paradoxe de la Sécurité sociale : et si, pour faire des économies, il fallait l’étendre ?

Source: The Conversation – in French – By Nicolas Da Silva, Maître de conférences en économie de la santé, Université Sorbonne Paris Nord

L’architecture du financement de la Sécurité sociale n’est pas neutre et a même un coût. Illustration avec l’Assurance maladie, qui cumule les sources de financement, tout en produisant des inégalités.

Cet article est publié en partenariat avec Mermoz, la revue du Cercle des économistes dont le numéro 8 a pour thème « Notre modèle social, un chef-d’œuvre en péril ».


Malgré leur diversité, les économistes de la santé s’accordent pour regretter l’organisation actuelle du financement des soins. Au cœur de la critique se trouve l’idiosyncrasie hexagonale : le financement par deux acteurs distincts du même panier de soins. Par exemple, la consultation chez le médecin généraliste donne lieu à un remboursement à hauteur de 70 % par la Sécurité sociale et de 30 % par la complémentaire santé (au tarif opposable).

Cette architecture est coûteuse et inégalitaire. En comparaison internationale, la France consacre une plus grande part de ses dépenses de santé aux coûts de gouvernance du système (Graphique 1). Ces derniers représentent 5 % du total des dépenses contre 4,3 % en Allemagne, 1,8 % au Royaume-Uni et 1,7 % en Italie. Seuls les États-Unis et la Suisse font moins bien. La raison principale de cette situation est la place occupée par les complémentaires santé. Alors que celles-ci sont responsables de la moitié des coûts de gouvernance, elles ne prennent en charge que 12,1 % des dépenses de santé.




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Près de 96 euros de soins pour 100 euros cotisés

Pour le même montant, la Sécurité sociale finance près de 80 % des dépenses de santé. Les frais de gestion de celle-ci s’élèvent à 4 % contre 19,4 % en moyenne pour les complémentaires santé. Pour 100 euros cotisés, la Sécurité sociale rend 96 euros de soins et les complémentaires 80,6 €. Il est possible de discuter à la marge du montant exact, mais le constat reste sans appel. Le monopole public est particulièrement économe tandis que le marché impose de nombreux coûts évitables (gestion des contrats, marketing, etc.).

Graphique 1 : Dépense de gouvernance des systèmes de santé en 2021

En pourcentage de la dépense courante de consommation au sens international

Systèmes d’assurance maladie gérés par des assurances publiques (à gauche systèmes d’assurance maladie gérés par des assurances privées (au milieu) et systèmes nationaux de santé (à droite).

Source : DREES (2023, p. 180)

Un trio d’inégalités

Les complémentaires santé ne sont pas seulement chères, elles sont aussi inégalitaires. La première source d’inégalité vient du fait que toute la population ne dispose pas d’une complémentaire santé. Environ 2,5 millions de personnes n’ont pas de complémentaire santé, quand tout le monde a accès à la Sécurité sociale.

La seconde source d’inégalité concerne le niveau différencié de solidarité entre Sécurité sociale et complémentaire. La Sécurité sociale opère une redistribution massive entre classes de revenu. Le financement est très progressif et l’accès aux prestations est lié à l’état de santé. À l’inverse, les complémentaires sont peu solidaires et chaque catégorie de revenu récupère sa mise.

Une troisième source d’inégalité porte sur la variété des contrats de complémentaire santé : si presque toute la population a une complémentaire, tout le monde n’a pas la même. Or, ce sont les plus riches, qui sont aussi les moins malades, qui disposent des meilleurs contrats.

Une grande Sécu

Toutes ces critiques (et bien d’autres) conduisent des économistes divers à recommander la fin de la complémentarité. Dans une note du Conseil d’analyse économique de 2014, Brigitte Dormont, Pierre-Yves Geoffard et Jean Tirole préconisaient d’« [e]n finir avec [le] système mixte d’assurance maladie ». Un éditorial de 2021 publié par Florence Jusot et Jérôme Wittwer sur le site Internet du Collège des économistes de la santé se réjouissait de l’hypothèse d’une « Grande Sécu ». Ces positions émanant du centre de la discipline rejoignent celle des tenants de l’approche de l’économie politique de la santé.

La publication en 2021 d’un rapport du Haut Conseil sur l’avenir de l’assurance maladie a apporté un argument de poids supplémentaire. Pour la première fois, une estimation de l’impact de l’extension de la Sécurité sociale aux dépens des complémentaires santé a été réalisée. L’augmentation des prélèvements obligatoires serait plus que compensée par la réduction des cotisations versées aux complémentaires santé. L’économie a été estimée à 5,4 milliards d’euros par an. Contrairement aux idées reçues, la gestion publique permettrait de réaliser des économies de grande ampleur tout en facilitant l’accès aux soins.

France 24 2022.

Retrouver l’esprit de 1945

Le projet d’extension de la Sécurité sociale laisse cependant une question dans l’ombre : quelles limites fixer à cette extension ? Qui doit décider du panier de soin pertinent et des patients éligibles ? Deux grandes options sont envisageables. D’un côté, il paraît naturel d’envisager que cela soit le gouvernement et l’administration compétente qui continue à gouverner la Sécurité sociale. L’extension du financement parachèverait l’étatisation du financement des soins en France.

D’un autre côté, il est possible de prendre au sérieux la célébration cette année des 80 ans de la Sécurité sociale. En 1945, cette institution relève d’une socialisation et non d’une nationalisation. Afin d’échapper au paternalisme social d’avant-guerre, la Sécurité sociale est confiée aux intéressés qui élisent leurs représentants du niveau local au niveau national. Il ne faut pas confondre cette socialisation et la gestion par les organisations syndicales et patronales. Aux premières élections à la Sécurité sociale en 1947, chaque cotisant peut être candidat qu’il soit ou non adhérent à un syndicat. S’instaure alors une forme de double pouvoir entre État et Sécurité sociale, un pluralisme démocratique qui permet d’orienter la politique sociale. Si tout cela peut sembler fantaisiste, il est utile de rappeler que le régime local d’Alsace-Lorraine fonctionne aujourd’hui en grande partie sur ces principes. Le régime est gouverné par les intéressés qui peuvent décider du niveau de financement de certains soins et même du taux de cotisation. Et si on renouait avec l’esprit de 1945 ?


Cet article est publié en partenariat avec Mermoz, la revue du Cercle des économistes dont le numéro 8 a pour objet « Notre modèle social, un chef-d’œuvre en péril ». Vous pourrez y lire d’autres contributions.

Le titre et les intertitres sont de la rédaction de The Conversation France.

The Conversation

Nicolas Da Silva ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Le paradoxe de la Sécurité sociale : et si, pour faire des économies, il fallait l’étendre ? – https://theconversation.com/le-paradoxe-de-la-securite-sociale-et-si-pour-faire-des-economies-il-fallait-letendre-268618

Le Brésil est-il en mesure de respecter ses engagements climatiques ?

Source: The Conversation – in French – By Pierre-Éloi Gay, Chercheur en sciences de gestion, ESSEC

La réalisation des objectifs climatiques du Brésil repose principalement sur la diminution de la déforestation. Cette réduction nécessite l’assentiment et l’engagement de l’agrobusiness, principal secteur vecteur de la déforestation. Pourtant, celui-ci paraît de plus en plus réticent à assumer cette responsabilité climatique et environnementale.


C’est un rendez-vous hautement symbolique. Le Brésil s’enorgueillit d’accueillir cette année la COP 30 à Belém, au cœur de l’Amazonie. Le gouvernement de Lula espère que cette localité illustrera la nécessité de revoir à la hausse nos ambitions climatiques et de mettre en place les actions et les mécanismes, notamment financiers, nécessaires à la réalisation des objectifs de l’accord de Paris.

Pour convaincre un maximum de pays, le Brésil peut s’appuyer sur un historique d’action climatique ambitieux. En effet, en 2009, avec déjà Lula à sa tête, lors de la COP de Copenhague, il était le premier pays non-développé à prendre des engagements internationaux de réduction de ses émissions, et à les avoir atteints en 2020. En 2015, à l’occasion de la COP 21, il annonce aussi des objectifs de réduction de ses émissions de 37 % en 2025 par rapport à 2005. En 2024, le gouvernement brésilien s’est engagé à réduire ses émissions en 2035 entre 59 % et 67 % par rapport à 2005. Lors de cette annonce, le Brésil a réaffirmé son ambition d’atteindre la neutralité carbone en 2050 et l’alignement de sa politique climatique à l’objectif d’un réchauffement de la planète 1,5 degré par rapport à la période préindustrielle.

Comme en 2009 et en 2015, la stratégie énoncée en 2024 et complétée cette année par des plans sectoriels, repose à moyen terme principalement sur la réduction de la déforestation. Le gouvernement compte arriver à une déforestation « zéro » (où les zones reforestées compensent les zones déforestées) à partir de 2030. Comme lors des précédents engagements climatiques internationaux du pays, ce pari sur la lutte contre la déforestation permet au Brésil de laisser les secteurs de l’énergie, de l’industrie et des transports maintenir (voire augmenter à moyen terme) leurs émissions. Il permet même l’exploitation de nouveaux gisements de pétrole, projet sur lequel alertent régulièrement diverses ONG. Une autre faiblesse, moins évidente mais tout aussi sérieuse, survient également lorsqu’il est question de dans la crédibilité de ces engagements climatiques : il concerne l’agrobusiness.

En effet, l’agrobusiness, qui représente un quart des émissions au niveau mondial, est responsable de 29 % des émissions brutes du Brésil (derrière les 42 % des émissions liées à la déforestation, elle-même en grande partie liée aux activités du secteur). De fait, de nombreux signaux politiques montrent que le secteur est de moins en moins aligné avec les orientations du gouvernement actuel et les alertes des scientifiques.

L’agrobusiness brésilien représente près de 50 % des exportations du pays en valeur (et près de 25 % du PIB selon certaines estimations qui incluent toutes les activités en amont en aval de la production agricole). Le pays figure parmi les principaux exportateurs de nombreux produits agricoles (soja, canne à sucre, café, jus d’orange, etc.). Le « complexe soja » (soja en grain et ses dérivés) demeure le principal produit d’exportation du pays (plus d’un tiers des exportations du secteur en valeur) et c’est principalement l’extension de cette culture qui explique l’augmentation de la surface cultivée au Brésil. Les industries de la viande représentent ensuite le deuxième poste d’exportation et les pâturages destinés à l’élevage bovin occupent plus de la moitié de la surface agricole du pays.

Cette puissance économique se traduit par une influence politique considérable. Son expression la plus emblématique est le Frente Parlamentar da Agropecuária (FPA) que l’on peut traduire comme le « front parlementaire de défense de l’agriculture et de l’élevage ». Ce groupe parlementaire s’aligne généralement sur les intérêts des plus gros agriculteurs et de l’agrobusiness. Du fait qu’il rassemble plus de la moitié des députés et sénateurs du pays, il est très puissant au sein du pouvoir législatif et possède une capacité d’influence ou de blocage du pouvoir exécutif.

L’objectif de déforestation zéro d’ici 2030 passe par l’arrêt de la déforestation illégale et la réduction drastique de la déforestation légale. La lutte contre la déforestation illégale fait l’objet d’un consensus au sein des syndicats patronaux de l’agrobusiness. Néanmoins, lors du gouvernement Bolsonaro, il a été clair que de nombreux pans du secteur agricole (notamment chez les grands propriétaires fonciers des états de l’Amazonie) soutenaient explicitement les efforts du gouvernement d’extrême droite d’alors pour mettre à bas les politiques et institutions publiques de lutte contre la déforestation.

Ces lobbys n’ont pas disparu et continuent d’œuvrer auprès d’un parlement au sein duquel les élections législatives de 2022 ont renforcé l’influence de l’extrême droite et la puissance des intérêts anti-environnementaux. Ainsi, la lutte contre la déforestation illégale ne saurait être tenue pour acquise et toute alternance politique pourra remettre en question les résultats de l’actuel gouvernement en la matière.

La question de la déforestation légale est tout aussi complexe. En effet, la législation environnementale brésilienne encadre strictement les possibilités de déforester pour les propriétaires terriens (c’est particulièrement le cas en Amazonie où 80 % des terres rurales doivent rester préservées). Néanmoins, ces protections sont moins strictes dans les autres biomes du Brésil et le respect de la loi et des procédures nécessaires pour déforester sont variables d’une localité à une autre.

Quand bien même, le Brésil ne pourra pas respecter ses engagements climatiques si toutes les zones qui peuvent être légalement déforestées le sont d’ici 2050. Or, tout changement de la législation environnementale vers une restriction des droits des propriétaires terriens est une ligne rouge pour les syndicats agricoles. C’est également une bataille dans laquelle les mouvements politiques écologistes sont peu susceptibles de s’engager puisque le dernier grand débat législatif en la matière en 2012 s’est achevé sur une défaite de leurs positions alors même que l’équilibre politique leur était plus favorable à l’époque.

Cela veut donc dire que la réduction de la déforestation légale doit passer par une redirection volontaire du système productif agricole brésilien qui aspire toujours à plus de croissance. La promesse faite par le gouvernement et les syndicats agricoles est que la surface agricole globale restera stable. Selon eux, il n’y aura pas besoin de déforester plus pour produire plus. Selon leurs projections, l’essentiel de l’augmentation de la production se fera par l’augmentation de la productivité. Les éventuelles surfaces supplémentaires nécessaires pour la production de grains comme le soja viendront de l’abandon par l’élevage bovin des pâturages les moins productifs.

Néanmoins, cette politique a déjà été conduite depuis 2010 et elle a eu des résultats mitigés. Si la déforestation a bien été réduite par rapport à 2005, elle reste à un niveau élevé et surtout elle a connu des oscillations à la hausse et à la baisse. D’autre part, le volontarisme du secteur sur la question apparaît affaibli. Cette année, quand le plan de réduction des émissions du secteur agricole a été présenté publiquement, les syndicats patronaux et agricoles ont fortement protesté contre le fait que les émissions liées à la déforestation ayant eu lieu au sein de propriétés agricoles leur aient été imputées. Pour eux, cela donne une image injuste et erronée du secteur alors que celui-ci est « déjà durable ».

Également, l’organisme qui s’assure du respect de la libre concurrence au sein des différents secteurs de l’économie brésilienne a acté en septembre dernier un rétropédalage historique en annonçant la fin en janvier 2026 d’un dispositif clé de lutte contre la déforestation en Amazonie au motif qu’il représentait un accord anti-concurrentiel nocif aux producteurs de soja. Ce dispositif, appelé moratoire du Soja, avait été signé en 2006 entre les grandes entreprises du secteur du soja et plusieurs ONGs écologistes face à la pression engendrée par une campagne de boycott du soja brésilien lancée par Greenpeace. Dans le cadre de ce moratoire en vigueur jusqu’à aujourd’hui, les plus grandes entreprises de négoce de commodities agricoles (par exemple les géants américains comme Cargill et Bunge ou des entreprises brésiliennes comme Amaggi) s’engagent à ne pas financer ou acheter de soja issu de terres nouvellement déforestées en Amazonie. Cette décision de s’attaquer à un des emblèmes de l’agriculture « responsable » et de l’engagement du secteur envers la protection de l’Amazonie met en évidence les tensions au sein du secteur et la détermination des syndicats agricoles à lever les « freins » à l’expansion de leurs exploitations.

Il est donc aujourd’hui peu probable que le secteur se mette en ordre de marche pour atteindre les objectifs de réduction de la déforestation et partant les objectifs climatiques du Brésil. Outre ces éléments politiques, la persistance de la déforestation a renforcé une spirale négative de dégradation des écosystèmes. La région amazonienne s’assèche et devient plus vulnérable aux incendies. Certains scientifiques alertent sur un point de rupture de plus en plus proche, avec une forêt qui commencerait à se dégrader d’elle-même. Également, la pression agricole sur le Cerrado, autre grand biome du pays composé d’une mosaïque de paysages ouverts et de forêts plus ou moins denses dont l’importance en termes de stockage de carbone est maintenant souligné par les scientifiques, met à mal sa fonction de château d’eau du Brésil. L’urgence à arrêter la destruction des milieux naturels n’en est donc que plus forte.

À l’avenir, les pressions des clients de l’agrobusiness pourraient changer la donne. L’Union européenne jouait ce rôle mais les tensions en son sein concernant sa politique environnementale et le fait qu’elle ait perdu son statut de premier acheteur du Brésil ont amoindri son pouvoir de pression. La Chine, comme premier acheteur et important investisseur, pourrait la remplacer. De nombreux programmes d’agriculture durable sont lancés entre les deux pays. Pour l’instant, la Chine n’a pas opté pour des exigences plus explicites quant à la déforestation. D’autre part, la pression de la société civile et le changement des équilibres politiques dans le pays pourraient accroître la pression sur le secteur afin qu’il change ses pratiques.

The Conversation

Pierre-Éloi Gay ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Le Brésil est-il en mesure de respecter ses engagements climatiques ? – https://theconversation.com/le-bresil-est-il-en-mesure-de-respecter-ses-engagements-climatiques-269242

Le problème des « méga-COP » : une conférence de 50 000 personnes peut-elle encore lutter contre le changement climatique ?

Source: The Conversation – in French – By Dr Hayley Walker, Assistant Professor of International Negotiation, IÉSEG School of Management

Les COP attirent désormais des dizaines de milliers de participants. Une affluence qui pose de nombreux problèmes, et qui doit être réduite, à la fois pour que l’empreinte carbone d’un événement centré sur la lutte contre le réchauffement climatique ne soit pas démesurée et pour que les participants ne soient pas frustrés, ce qui ne peut qu’avoir un effet délétère sur leur participation ultérieure à le mise en œuvre des mesures adoptées durant les COP.


Les gouvernements du monde entier se réuniront bientôt à Belém au Brésil, pour la 30e Conférence des Parties (COP30), accompagnés de nombreux représentants du monde de l’industrie et des entreprises, de la société civile, d’instituts de recherche, d’organisations de jeunesse et de groupes de peuples autochtones – liste non exhaustive.

Depuis l’adoption de l’accord de Paris sur le changement climatique en 2015, le nombre de participants à la COP a explosé. La COP28 à Dubaï a réuni 83 884 participants, un record, et bien que ce nombre soit tombé à 54 148 lors de la COP29 à Bakou l’année dernière, il est resté bien supérieur à celui de la COP21 à Paris.

Les récentes « méga-COP » ont été critiquées pour leur énorme empreinte carbone. La recherche sur la participation des acteurs non étatiques aux COP que nous avons menée avec Lisanne Groen de l’Open Universiteit (Heerlen, Pays-Bas) identifie deux autres problèmes.

Premièrement, la quantité de participants nuit à la qualité de la participation, car un grand nombre d’acteurs non étatiques sont contraints de se disputer un nombre limité de salles de réunion, de créneaux horaires pour l’organisation d’événements parallèles, d’occasions de s’exprimer publiquement et de chances d’entrer en dialogue avec les décideurs. Deuxièmement, la tendance aux « méga-COP » creuse un fossé entre, d’une part, les attentes de ces acteurs en termes d’impact qu’ils espèrent avoir sur le déroulement des événements et, d’autre part, la réalité des faits.

Réduire le nombre de participants d’une façon équitable

En ce qui concerne le premier problème, la solution évidente consiste à réduire la taille des COP, mais cela n’est pas si facile dans la pratique. La décision d’organiser la COP30 dans la ville amazonienne de Belém, difficile d’accès et ne disposant que de 18 000 lits d’hôtel, a été considérée comme une tentative de dépasser ce qu’on a appelé le « pic COP »

Des dizaines de milliers de participants, qui ne semblent pas découragés par l’éloignement du lieu, sont tout de même attendus, mais l’offre limitée de lits a provoqué une flambée des prix, ce qui soulève des inquiétudes quant aux coûts et à leur effet potentiel sur « la légitimité et la qualité des négociations », comme le rapporte Reuters.

À mesure que les COP ont pris de l’ampleur, elles ont suscité de plus en plus d’attention de la part des milieux politiques et des médias, au point d’être désormais considérées comme « un événement où il faut absolument être présent ». Cela incite les organisations non gouvernementales et d’autres acteurs non étatiques à y participer. Tout comme la force gravitationnelle des grands corps massifs attire d’autres objets vers eux, la masse des « méga-COP » attire un nombre croissant de participants, en un cycle qui ne cesse de se renforcer et devient difficile à briser.

La force gravitationnelle des « méga-COP ».
Hayley Walker, Fourni par l’auteur

Selon nous, la manière la plus équitable de réduire la taille des COP consisterait à mettre en lumière la catégorie peu connue des participants « excédentaires ». Cette catégorie permettait autrefois aux gouvernements d’ajouter des délégués aux événements sans que leurs noms n’apparaissent sur les listes de participants, mais leurs noms sont désormais rendus publics depuis l’introduction de nouvelles mesures de transparence en 2023. Lors de la COP28, il y avait 23 740 participants « excédentaires ». Il ne s’agit pas de négociateurs gouvernementaux, mais souvent de chercheurs ou de représentants de l’industrie qui entretiennent des liens étroits avec les gouvernements.

Les COP sont des processus intergouvernementaux : elles sont créées par les gouvernements, pour les gouvernements. Par conséquent, la priorité est donnée aux demandes d’accréditation émanant des gouvernements.

Ce n’est qu’une fois toutes les demandes gouvernementales satisfaites que les accréditations restantes peuvent être attribuées à des acteurs non étatiques admis, appelés « observateurs ».

Les participants excédentaires bénéficient d’accréditations au détriment de ces organisations observatrices. Faire pression sur les gouvernements pour qu’ils limitent ou suppriment la catégorie des participants excédentaires permettrait donc de libérer beaucoup plus de badges pour les observateurs tout en réduisant le nombre total de participants à la COP de manière plus équitable.

L’écart entre les attentes des participants et la réalité des COP

Le deuxième problème, celui de l’écart entre les attentes des acteurs et ce qui se passe concrètement durant les COP, est lié à une conception de plus en plus erronée du rôle des acteurs non étatiques dans le processus de négociation des politiques climatiques.

Les États souverains sont les seuls acteurs légitimes pour négocier et adopter le droit international. Le rôle des acteurs non étatiques est d’informer et de mener des actions de plaidoyers, mais pas de négocier. Pourtant, ces dernières années, certains groupes d’acteurs non étatiques ont multiplié les appels pour obtenir « une place à la table des négociations » dans l’espoir de pouvoir participer aux réunions sur un pied d’égalité avec les gouvernements.

Ce discours, largement amplifié sur les réseaux sociaux, conduit inévitablement à la frustration et à la déception lorsque ces acteurs sont confrontés à la réalité des négociations intergouvernementales.

Nous constatons ce décalage en particulier chez les acteurs non étatiques qui sont nouveaux dans le processus. Les « méga-COP » attirent de plus en plus de nouveaux participants, qui ne disposent peut-être pas des ressources, notamment du savoir-faire et des contacts, nécessaires pour atteindre efficacement les décideurs politiques. La désillusion croissante de ces participants sape la légitimité des COP ; or cette légitimité est un atout précieux dans un contexte géopolitique où elles sont confrontées aux défis posés par l’administration Trump, mais risque également de gaspiller les idées et l’enthousiasme précieux apportés par les nouveaux venus.

Se concentrer sur la mise en œuvre des décisions

Nous voyons deux solutions. Premièrement, les initiatives visant à renforcer les capacités peuvent sensibiliser à la nature intergouvernementale des négociations et aider les nouveaux participants à s’engager efficacement. L’un de ces outils est le « Guide de l’observateur » de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC). De nombreuses organisations et personnes produisent leurs propres ressources pour aider les nouveaux participants à comprendre le fonctionnement du processus et la manière de s’impliquer. Deuxièmement, et de manière plus fondamentale, il convient de détourner l’attention des responsables politiques, des médias et du public des négociations en tant que telles pour la diriger vers le travail essentiel de mise en œuvre des politiques climatiques.

Les COP sont bien plus que de simples négociations : elles constituent également un forum qui rassemble les nombreux acteurs qui mettent en œuvre des mesures climatiques sur le terrain afin qu’ils puissent apprendre les uns des autres et créer une dynamique. Ces activités, qui se déroulent dans une zone dédiée de la COP appelée « Programme d’action », revêtent une importance capitale maintenant que les négociations sur l’accord de Paris ont abouti et qu’un nouveau chapitre axé sur la mise en œuvre s’ouvre. Si le rôle des acteurs non étatiques dans les négociations intergouvernementales est plutôt limité, il est en revanche central lorsqu’il s’agit de la mise en œuvre des mesures décidées lors des COP. Les actions des villes, des régions, des entreprises, des groupes de la société civile et d’autres acteurs non étatiques peuvent contribuer à combler l’écart entre les objectifs de réduction des émissions fixés par les gouvernements et les réductions qui seront nécessaires pour atteindre les objectifs de l’Accord de Paris.

La question clé est donc de concentrer l’énergie et l’attention des acteurs sur le programme d’action et la mise en œuvre des politiques, de façon à leur donner suffisamment d’importance pour qu’ils exercent leur propre force d’attraction et déclenchent une dynamique positive en faveur de l’action climatique. Il est encourageant de voir la présidence brésilienne qualifier la COP30 de « COP de la mise en œuvre » et appeler à un « Mutirão », un sentiment collectif d’engagement et d’action sur le terrain qui ne nécessite pas une présence physique à Belém. Cela permet à la fois de résoudre les problèmes liés aux « méga-COP » et de canaliser l’énergie collective vers les domaines qui en ont le plus besoin.

The Conversation

Dr Hayley Walker ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Le problème des « méga-COP » : une conférence de 50 000 personnes peut-elle encore lutter contre le changement climatique ? – https://theconversation.com/le-probleme-des-mega-cop-une-conference-de-50-000-personnes-peut-elle-encore-lutter-contre-le-changement-climatique-269206

De COP en COP, une géopolitique de la procrastination climatique

Source: The Conversation – France (in French) – By Moïse Tsayem, professeur en géographie, Le Mans Université

Entre promesses ajournées et coalitions aux intérêts divergents, les COP se suivent et démultiplient les arènes de négociation sans nécessairement réussir à accélérer l’action climatique. À l’aube de la COP30, organisée au Brésil, l’enjeu est de taille : sortir de la procrastination climatique. Les organisations de la société civile jouent un rôle crucial et bousculent de plus en plus les arènes onusiennes.


La trentième conférence des parties sur le climat (COP 30), présidée par le Brésil, a lieu à Belém, en Amazonie, en novembre 2025. Depuis 1995, ce rendez-vous annuel des États qui ont ratifié la Convention-Cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC) a produit seulement deux traités majeurs : le protocole de Kyoto et l’accord de Paris. Leur mise en œuvre, dont les effets positifs en termes de réduction des émissions de gaz à effet de serre tardent encore à pleinement se concrétiser, est révélatrice de la « procrastination » qui caractérise la gouvernance internationale de la lutte contre les changements climatiques.

Les engagements pris sont souvent recyclés d’une COP à l’autre et leur mise en œuvre est trop souvent repoussée aux calendes grecques. C’est par exemple le cas de l’engagement des pays développés, de financer à hauteur de 100 milliards de dollars par an, les pays en développement, dans le cadre du fonds vert pour le climat, créé lors de la COP 15 à Copenhague en 2009. Il a été recyclé lors des COP suivantes, sans pour autant être tenu. L’inertie s’explique par les intérêts divergents des États, regroupés au sein de coalitions hétérogènes.

Le monopole des États est toutefois bousculé par les organisations de la société civile (OSC). Que peuvent-elles pour l’action climatique ? Comment cette tension s’inscrit-elle dans le cadre de la COP30 à venir au Brésil ?

Une démultiplication des arènes officielles depuis 30 ans

Depuis la première COP en 1995, le paysage des négociations climatiques s’est complexifié : au format initial s’est ajoutée une deuxième arène avec l’entrée en vigueur du protocole de Kyoto (CMP) en 1997, puis une troisième avec l’accord de Paris (CMA) en 2015, chacune réunissant les États ayant ratifié ces accords.

Considéré comme un traité « expérimental », un « signal », ou une « impulsion » devant conduire à des engagements futurs plus ambitieux, le protocole de Kyoto n’a pas produit les résultats escomptés. Il reposait sur des engagements chiffrés de réduction des EGES des pays développés, avec des mécanismes de flexibilité, donc les échanges de quotas d’émissions. Mais en l’absence de ratification par les États-Unis, il n’a jamais pu être pleinement mis en application.




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En 2009, lors de la COP15, des négociations sont engagées pour un accord multilatéral de plus grande envergure pour l’après Kyoto. Celles-ci échouent du fait des tensions et des rivalités entre les États (confrontation entre l’Union européenne, les États-Unis et la Chine, marginalisation des pays en développement…).

L’accord de Paris, deuxième résultat majeur des COP, ouvre en 2015 une nouvelle approche. Les États, qu’ils soient développés ou en développement, doivent élaborer puis soumettre leurs Contributions nationales déterminées (CND). Autrement dit, des engagements et une feuille de route des actions qu’ils prévoient de mettre en œuvre pour lutter contre les changements climatiques à l’horizon 2030.

Chaque année depuis 2016, les COP, les CMP et les CMA ont lieu conjointement. Les CND ont fait l’objet d’un premier bilan en 2023. Il est prévu qu’elles soient examinées et rehaussées tous les 5 ans. Certains États en sont à la troisième version, pour des engagements à mettre en œuvre d’ici 2035.

Au fil du temps, le nombre d’arènes onusiennes relatives à la lutte contre le changement climatique s’est démultiplié, pour un succès tout relatif…
Conception : Moïse Tsayem Demaze, réalisation : Sébastien Angonnet, laboratoire ESO Le Mans, 2025, Fourni par l’auteur

Bien qu’ayant été ratifié par davantage d’États que le protocole de Kyoto, l’accord de Paris souffre du même écueil : il est non contraignant. Quant aux engagements pris par les États dans le cadre des CND, ils aboutiraient, en l’état, à une hausse de la température moyenne de l’ordre de 3,5 °C à l’horizon 2100, largement au-dessus de l’objectif de 1,5 °C.

Comme le protocole de Kyoto avant lui, l’accord n’a pas pris en compte la complexité de la gouvernance du monde, avec l’influence économique grandissante exercée notamment par les multinationales et par les pays émergents (donc la Chine et l’Inde), qui refaçonnent les relations commerciales internationales. La question environnementale a été progressivement reléguée à l’arrière-plan : l’imaginaire d’un grand régulateur central apte à définir et à distribuer des droits d’émissions semble de moins en moins en prise avec la réalité. Tout cela s’inscrit en réalité dans la reconfiguration des rapports géopolitiques internationaux, avec la montée en puissance du Sud global, et la crise latente du multilatéralisme.




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Dans le même temps, l’accord de Paris, tout comme le processus d’élaboration du texte des COP, tend à mettre les désaccords sous le tapis, puisque les décisions sont prises au consensus. Il en résulte des difficultés bien concrètes, notamment pour sortir des énergies fossiles.

Des coalitions d’États qui orientent les négociations

Au fil des ans, la COP s’est alourdie avec une multitude de coalitions d’États défendant des intérêts variés. Un clivage classique oppose généralement les pays développés aux pays en développement. Lors des dernières COP, l’ONU a recensé 14 coalitions d’États qui ont pris part aux négociations.

L’arène des COP : une hétérogénéité de groupes d’acteurs étatiques aux intérêts divergents.
Fourni par l’auteur

Beaucoup de ces coalitions sont constituées d’États du Sud (Afrique, Amérique du Sud, Asie) : groupe africain, Alliance bolivarienne des Amériques, Groupe des pays en développement partageant les mêmes idées, etc.). Pour faire entendre leurs positionnements ou leurs spécificités, et porter leur voix au sein des COP, les pays en développement ont multiplié les coalitions, parfois hétérogènes.

Plusieurs États sont ainsi membres de plusieurs coalitions à la fois, suivant leurs enjeux et intérêts par rapport aux changements climatiques et à leurs niveaux de développement économique et social. Par exemple, la Chine, l’Inde et le Brésil sont membres de quatre coalitions, les Comores sont membres de six coalitions, et le Soudan est membre de six coalitions.

Il existe ainsi plusieurs groupes attentifs à la question des financements climatiques en lien avec des sujets bien précis. Par exemple, les Petits États insulaires en développement, très attentifs à la problématique de la hausse du niveau de la mer, ou encore les pays de forêt tropicale humide, très attentifs à la lutte contre la déforestation.

On retrouve aussi des regroupements plus traditionnels, comme celui des pays les moins avancés

ou le G77+Chine. Le groupe parapluie (États-Unis, Australie, Canada, Nouvelle Zélande…) rassemble de son côté plusieurs États peu prompts à l’ambition climatique. Quelques États qui ont voulu se démarquer et garder une position neutre sont membres du groupe pour l’intégrité environnementale (Suisse, Corée du Sud, Mexique, etc.). L’Union européenne participe aux négociations en tant que groupe à part entière, même si chaque État membre participe parallèlement aux négociations en tant que Partie à la CNUCC.

Ces coalitions peuvent refléter les intérêts économiques des États vis-à-vis des énergies fossiles : le Groupe des États arabes, par exemple, réunit plusieurs membres de l’OPEP, qui ont davantage intérêt à maintenir le statu quo sur les énergies fossiles.

Les COP mises au défi par la société civile

Si les États sont au cœur des COP, ils ne sont pas pour autant les seuls acteurs. Les organisations de la société civile (OSC) ont pris une place considérable dans les négociations, soit aux côtés des États, soit en constituant leurs propres arènes, subsidiaires aux négociations officielles.

Ces OSC, très hétérogènes, sont organisées en groupes et réseaux d’une grande diversité. Des ONG peuvent ainsi être associées à des fondations humanitaires, à des think tanks, à des syndicats, à des églises, à des chercheurs, etc. C’est par exemple le cas de l’ONG 350.org, ou encore de l’ONG Climate Action Network.

Les OSC s’expriment non seulement à titre individuel, mais aussi à travers les réseaux qui les représentent ou les fédèrent, par exemple le Climate Action Network, ou le réseau Climate Justice Now. Certaines OSC et leurs réseaux organisent des off ou des side-events plus ou moins informels pour médiatiser et rendre visibles des sujets bien spécifiques ou des angles morts des négociations (la question des océans, celle des peuples autochtones, la compensation carbone, les énergies fossiles, etc.). Par exemple, l’ONG Climate Justice Alliance médiatise le renoncement aux énergies fossiles articulé, avec une transition énergétique juste portée par les communautés et les collectifs de citoyens, tandis que l’ONG Ocean Conservancy se positionne sur la question des océans. Quant à la Organización de los Pueblos Indígenas de la Amazonía, elle œuvre pour une meilleure prise en compte des peuples indigènes.

Hétérogénéité des organisations de la société civile constituant des arènes subsidiaires aux COP.
Fourni par l’auteur

Depuis 2015, on assiste à une évolution majeure, caractérisée par une multiplication des fronts de mobilisation, avec un foisonnement des actions par le bas, sur le terrain, ce qui décentre le regard par rapport à l’arène onusienne. Pour ces OSC, celle-ci n’est plus le point névralgique de la lutte contre les changements climatiques.

Une nouvelle vague d’OSC (Just Stop Oil, Friday for future, Extinction Rebellion…) entend mettre la pression sur des décideurs, sur des entreprises, généralement des acteurs « clés », en politisant et en radicalisant le débat, parfois sur la base des rapports du GIEC, soulignant ainsi l’importance de la prise en compte des travaux scientifiques.

Grace aux OSC, la justice climatique est devenue un sujet majeur qui reconfigure la lutte contre les changements climatiques. Parallèlement à ces actions (grèves pour le climat, blocages et sit in, etc.), d’autres OSC, plus anciennes et/ou plus structurées, judiciarisent la lutte contre les changements climatiques en portant plainte contre des États. C’est ce qui s’est passé par exemple en France, avec l’Affaire du Siècle, procédure judiciaire inédite engagée en 2018 contre l’État français, accusé d’inaction climatique, par quatre ONG (Notre Affaire à Tous, la Fondation pour la Nature et l’Homme, Greenpeace France et Oxfam France).




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Qu’attendre de la COP30 au Brésil ?

Cette reconfiguration devrait une fois de plus être à l’œuvre durant la COP30, d’autant plus que celle-ci revêt plusieurs symboles : ce sera la première COP en Amazonie, le 20e anniversaire de l’entrée en vigueur du protocole de Kyoto et le 10e anniversaire de l’accord de Paris. Elle a lieu dans le pays hôte de l’adoption de la CCNUCC, un des traités fondateurs du développement durable, institué en 1992 lors du sommet de Rio de Janeiro sur l’environnement et le développement.

Les lettres de cadrage diffusées par le président de cette COP, nommé par le président du Brésil, donnent le ton. Comme pour les précédentes COP, le financement de l’action climatique des États en développement sera un enjeu majeur. Ces États, dans la dynamique géopolitique du Sud global, avec les pays émergents en tête desquels le Brésil, souligneront la nécessité d’alimenter et d’augmenter les fonds dédiés à leur participation à la lutte contre les changements climatiques, dans le respect des principes de la justice climatique.

Souhaitant que cette COP 30 soit la « COP amazonienne », le Brésil envisage que l’importance accordée aux forêts tropicales soit renforcée, avec une augmentation des financements et des investissements pour réduire la déforestation et la dégradation des forêts.

Déforestation par transformation de la forêt tropicale en espace agraire en Amazonie brésilienne (Benfica, Para).
M. Tsayem, 2003, Fourni par l’auteur

Le Brésil espère que cette COP soit celle du déclic – ou du tournant – pour la mise en œuvre des actions ambitieuses, innovantes et incluses. Le mutirão, c’est-à-dire l’effort collectif, dans un esprit de coopération associant toutes les parties prenantes (États, organisations internationales, collectivités locales, OSC, peuples indigènes, entreprises, citoyens, etc.), est prôné pour rehausser et réactiver l’action climatique dans une perspective globale.

The Conversation

Moïse Tsayem ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. De COP en COP, une géopolitique de la procrastination climatique – https://theconversation.com/de-cop-en-cop-une-geopolitique-de-la-procrastination-climatique-268952

Combien de temps une tique peut-elle vivre sans piquer un humain ?

Source: The Conversation – France in French (2) – By Claudio Lazzari, Professeur des Universités, Département de biologie animale et de génétique, Université de Tours

La tique est un acarien parasite bien connu pour se nourrir de sang (on dit qu’elle est hématophage) et pour transmettre des maladies, telles que la maladie de Lyme. Contrairement à une idée reçue, les tiques ne dépendent pas de l’être humain : elles piquent principalement des animaux sauvages et domestiques. La question devient alors : combien de temps peuvent-elles survivre sans se nourrir ?


Les scientifiques ont identifié environ 900 espèces de tiques, dont une quarantaine est présente en France. La durée d’existence d’une tique et les particularités de son cycle de vie varient beaucoup d’une espèce à l’autre.

La piqûre de la tique

Contrairement aux moustiques ou aux punaises qui mènent une vie libre et ne cherchent un hôte que lorsqu’ils ont besoin de sang, les tiques s’accrochent fermement à leur hôte pendant de longues périodes, parfois de plusieurs mois, durant lesquelles elles se nourrissent lentement et de façon continue.

L’attachement d’une tique à la peau d’un animal ou d’un humain est très ferme grâce à ses pièces buccales munies de crochets et à la sécrétion d’une substance qui la colle à la peau. De cette façon, la bouche de la tique reste en contact permanent avec une petite accumulation interne de sang produit par l’action de sa salive qui détruit des tissus et des vaisseaux capillaires de l’intérieur de la peau, ce qui lui assure un apport de nourriture permanent.

Un besoin de sang à chaque étape de sa vie

Une tique passe par quatre stades de développement :

  • œuf,
  • larve (6 pattes),
  • nymphe (8 pattes),
  • adulte.

Chaque étape, de la larve à l’adulte, nécessite du sang pour se développer et pour passer au stade suivant de même que pour survivre et se reproduire. Il s’agit d’organismes dits « hématophages obligés », car le sang des animaux constitue leur unique source de nutriments tout au long de leur vie.

Une fois qu’elle est prête à passer au stade suivant, ou lorsque la femelle a accumulé suffisamment d’œufs, la tique se détache pour muer ou pondre dans le sol. Ce cycle peut nécessiter, selon les espèces, un, deux ou trois hôtes différents que la tique parasitera au cours de sa vie.

La quantité d’œufs qu’une tique femelle peut produire avant de se détacher de l’hôte est énorme, grâce à son corps souple qui augmente de taille à mesure que les œufs s’accumulent par milliers à l’intérieur. Une petite tique à peine repérable devient ainsi une boule d’œufs et de sang de plus d’un ou deux centimètres lorsqu’elle est prête à pondre.

Certaines espèces montent à l’état de larve sur un hôte et ne le quittent qu’une fois adultes, au bout de quelques mois, au moment de la ponte des œufs et le cycle se répète de manière continue.

D’autres espèces passent leur première année de vie en tant que larve sur un rongeur, leur seconde année en tant que nymphe sur un herbivore de taille moyenne, comme un lapin, puis leur troisième année en tant qu’adulte sur une vache, pendant laquelle la femelle produit une quantité colossale d’œufs qu’elle laisse par terre avant de mourir.

Une question de santé humaine et animale

En France, la maladie de Lyme est principalement transmise par la tique dure Ixodes ricinus, qui est largement répandue sur le territoire hexagonal, à l’exception du pourtour méditerranéen et des régions en altitude. La même espèce peut transmettre d’autres maladies, comme l’encéphalite à tiques.

D’autres espèces de tiques aussi présentes en France transmettent également des maladies qui affectent l’homme, comme la fièvre boutonneuse méditerranéenne et le Tibola, qui sont causées par des bactéries du genre Rickettsia et transmises par des tiques comme Rhipicephalus sanguineus ou Dermacentor.

Les tiques impactent également la santé animale, car elles transmettent des micro-organismes pathogènes au bétail, comme les responsables de la piroplasmose et de l’anaplasmose bovine, provoquant des pertes économiques importantes dans les élevages et dans la production laitière.

La survie sans piquer

Les tiques ont la capacité remarquable de survivre longtemps sans se nourrir. Pour supporter le manque de nourriture, elles mettent en place diverses stratégies, comme ralentir leur métabolisme et ainsi leurs dépenses énergétiques, ou consommer leurs propres tissus, un processus appelé « autophagie ».

Selon plusieurs études scientifiques, à l’état de nymphe ou d’adulte, les tiques peuvent survivre plus d’un an sans se nourrir dans la litière (l’ensemble de feuilles mortes et débris végétaux en décomposition qui recouvrent le sol), si les conditions environnementales sont favorables, notamment une température basse et une humidité élevée. Comme tout organisme de taille relativement petite, les tiques sont particulièrement exposées à la perte d’eau corporelle par dessiccation. Elles possèdent néanmoins des mécanismes pour absorber de l’eau de l’air si l’humidité relative de l’environnement le permet, comme au moment de la rosée.

Le jeûne hors hôte se caractérise par un métabolisme lent avec de longs intervalles d’inactivité, ponctués par des déplacements courts afin d’augmenter l’absorption d’eau ou de rechercher une position permettant de détecter un hôte. Si la température et l’humidité relative restent adéquates, la survie dépend alors du maintien d’un équilibre délicat entre une utilisation judicieuse de l’énergie et le maintien de la teneur en eau du corps, car l’équilibre hydrique est probablement le facteur le plus critique.

Pour maximiser les possibilités de trouver un hôte, les tiques ont un comportement assez particulier, consistant à grimper sur une brindille à côté des corridors de passage d’animaux et restent longtemps accrochées avec les pattes étendues. Ce comportement, appelé « de quête », leur permet de détecter le passage d’un hôte et de monter sur lui.

Il est important de rappeler que les tiques ne préfèrent pas les humains comme hôtes. Elles s’attaquent naturellement aux mammifères sauvages (cerfs, rongeurs), aux oiseaux et aux animaux domestiques. Elles ne dépendent donc pas de l’homme pour survivre ou évoluer. Une tique peut très bien vivre toute sa vie sans jamais piquer un être humain, pourvu qu’elle trouve un autre hôte.

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Claudio Lazzari ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Combien de temps une tique peut-elle vivre sans piquer un humain ? – https://theconversation.com/combien-de-temps-une-tique-peut-elle-vivre-sans-piquer-un-humain-268802

Grenades lacrymogènes, LBD, Flash-Ball : une doctrine d’État au service de la violence légale ?

Source: The Conversation – in French – By Clément Rouillier, MCF en droit public, Université Rennes 2

Filmées à Sainte-Soline (Deux-Sèvres) en mars 2023, lors de la mobilisation contre les mégabassines, des vidéos, diffusées par « Médiapart » et « Libération », issues des caméras-piétons des forces de l’ordre montrent des gendarmes lançant illégalement des grenades en tirs tendus sur les manifestants et se félicitant d’en avoir blessé certains. Ces images ravivent le débat sur l’utilisation des armes dites « non létales ». Présentées comme un moyen d’éviter le recours aux armes à feu, leur usage est censé être strictement encadré. Mais ces règles apparaissent largement théoriques, ces armes infligeant régulièrement des blessures graves. Dans le cas du lanceur de balles de défense, l’évolution des règles d’emploi interroge : cherche-t-on vraiment à protéger les manifestants ou à légitimer l’usage d’une arme controversée ?


Tirs de lanceurs de balles de défense LBD 40 depuis des quads en mouvement, tirs tendus de grenades lacrymogènes ou encore jubilation des agents à l’usage de la violence armée (« Une [grenade] dans les couilles, ça fait dégager du monde », « Je compte plus les mecs qu’on a éborgnés », « On n’a jamais autant tiré de notre life »), la manifestation de Sainte-Soline (Deux-Sèvres, 25 mars 2023) montre que les pratiques et consignes pourtant illégales revêtent une certaine constance dans les opérations de maintien de l’ordre.

La gravité des blessures causées par les lanceurs de balles de défense (Flash-Ball et LBD 40) et leurs modalités d’emploi interroge la doctrine des autorités publiques. Les conditions d’usage des lanceurs sont fixées par la loi, qui arrête un nombre limité de cas où leur utilisation est légale. C’est notamment le cas de la légitime défense, de l’état de nécessité, ou encore, en maintien de l’ordre, dans l’hypothèse où les agents sont visés par des violences ou qu’ils ne peuvent défendre autrement le terrain qu’ils occupent, à la condition de respecter une stricte exigence de nécessité et de proportionnalité.

Toutefois, au-delà de ce cadre très général, la loi n’indique rien quant à la manière d’utiliser ces armes, notamment en ce qui concerne leurs précautions d’emploi. Celles-ci sont fixées par les autorités du ministère de l’intérieur elles-mêmes : ministre de l’intérieur, directeur général de la police nationale (DGPN) et directeur général de la gendarmerie nationale (DGGN) ont adopté de nombreuses circulaires, instructions et notes de service. Ces dernières renseignent sur la façon dont les autorités de la police et de la gendarmerie interprètent la nécessité et la proportionnalité inhérentes à l’usage de la force, et la façon dont elles se représentent l’intensité acceptable de la force physique armée contre les manifestants.

LBD : de l’absence de cadre légal à l’introduction progressive de précautions d’emploi

Les lanceurs de balles de défense (LBD) ont été introduits dans l’arsenal des forces de l’ordre avec des précautions d’emploi très superficielles. Alors que certaines unités de police s’équipent des premiers Flash-Balls, dès 1992, en dehors de tout cadre légal, le DGPN réglemente leur usage par une note de service en 1995, sans prévoir de précautions particulières d’emploi. Les premières distances de tirs n’apparaissent dans les textes qu’en 2001 à titre indicatif. L’introduction expérimentale du LBD 40, en 2007, est accompagnée d’une instruction qui indique des distances opérationnelles (lesquelles varient dans le texte même de l’instruction), mais sans fixer de distance minimale ou maximale ni interdire les tirs à la tête.

Ce n’est qu’après son expérimentation in vivo en manifestation et les premières blessures qu’une instruction rectificative de 2008 interdit explicitement les tirs à la tête et dans le triangle génital.

Aujourd’hui, si les précautions réglementaires en vigueur prohibent les tirs à la tête, ceux dans le triangle génital sont à nouveau autorisés, et aucune distance minimale de tir n’est impérativement prescrite. Les textes précisent simplement qu’un tir en deçà de 3 mètres ou de 10 mètres, selon le type de munitions, « peut générer des risques lésionnels plus importants ».

La protection des manifestants : une considération secondaire

L’encadrement succinct des lanceurs de balles de défense (LBD) et leur enrichissement a posteriori semble s’expliquer par une logique institutionnelle. L’essentiel est d’éviter que les policiers aient à tirer avec leur arme létale.

Selon l’ancien préfet de police Didier Lallement, « les LBD visent à maintenir à distance les manifestants pour éviter un corps-à-corps qui serait tout à fait catastrophique, les fonctionnaires risquant même d’utiliser leur arme de service s’ils étaient en danger ». Les blessures infligées par le LBD semblent parfois regardées comme un « moindre mal ».

Considérer que l’utilisation du LBD 40 évite le recours à l’arme létale renseigne sur la doctrine française du maintien de l’ordre et explique pourquoi les LBD sont introduits dans l’arsenal des forces de l’ordre sans aucun critère de puissance et sans concertation avec des médecins spécialisés en traumatologie. Le préfet de police et le commissaire en charge de l’ordre public à Paris eux-mêmes semblent ignorer les caractéristiques balistiques de l’arme lorsqu’ils estiment que la balle d’un LBD 40 est d’une vitesse de 10 mètres par seconde. Elle est en réalité dix  fois supérieure.

Auditions du 3 avril 2019 devant la commission des lois du Sénat de la ministre de la justice Nicole Belloubet et du préfet de police de Paris Didier Lallement qui semble ignorer (à partir 3:32:17) les caractéristiques balistiques du LBD.

Aujourd’hui, les précautions d’emploi des LBD sont particulièrement fournies. L’instruction de 2017 impose une multitude de paramètres à prendre en compte avant un tir : s’assurer que les tiers se trouvent hors d’atteinte, prendre en compte la distance de tir, la mobilité, les vêtements et la vulnérabilité de la personne, s’assurer qu’elle ne risque pas de chuter, etc. Cependant, cette méticulosité ne signifie pas nécessairement une meilleure protection des manifestants, les agents soulignant eux-mêmes la grande difficulté à les respecter en pratique :

« Pour bosser avec des collègues habilités LBD, j’ai pu constater la difficulté [à l’utiliser] sur les manifs, avec la mobilité et la foule autour. Souvent, le point visé n’est pas celui atteint, à cause de ces conditions, et aussi parce que, passé une certaine distance, le projectile n’a plus une trajectoire rectiligne. » (Déclaration d’un syndicaliste policier.)

Une guerre de communication : encadrer pour légitimer la violence légale

Pourquoi prévoir autant de précautions d’emploi si leur respect semble aussi délicat en pratique ? Ce caractère en partie théorique des précautions d’emploi s’explique parce qu’elles ne visent pas seulement à fournir un guide de maniement des armes : elles remplissent également une fonction de légitimation de la violence légale.

En maintien de l’ordre, les forces de l’ordre sont engagées dans une guerre de communication destinée à imposer un récit officiel des événements. Légitimer l’usage de la force suppose de garder la main sur ce récit, là où une blessure ou un décès fait toujours courir le risque de la perdre. L’édiction et l’enrichissement des textes réglementaires au gré des blessures que causent les LBD et des critiques permettent notamment aux autorités de démontrer leur activisme sur la dangerosité d’une arme.

Bien plus, en définissant les contours du « bon usage » des armes, ces textes posent un cadre juridique formel qui permet de désamorcer les critiques en sous-entendant que les blessures ou les décès résultent d’un mauvais usage individuel ou d’une faute de la victime.

Pour autant, cet encadrement est problématique pour les autorités policières, car il réduit la marge de manœuvre des agents sur le terrain en les soumettant à des règles à respecter au moment de tirer. C’est le double tranchant des instructions : elles permettent de légitimer l’usage des armes en montrant qu’elles sont bien encadrées, mais elles contraignent les agents parce que les victimes pourront se servir de ces instructions dans leurs recours juridictionnels (pénal ou en responsabilité) en montrant qu’elles ne sont pas respectées. C’est toute l’ambiguïté de la légitimation par le droit, et c’est ce qui explique la réticence initiale à prévoir des conditions trop strictes ou à les publier trop ouvertement.

Mais cette rhétorique réglementaire du mauvais usage individuel semble validée par les juridictions elles-mêmes. Lorsque le Conseil d’État est saisi, en 2019, de la demande d’interdiction du LBD 40, un magistrat compare à l’audience les 193 blessures graves causées par le LBD 40 durant le mouvement des gilets jaunes aux quelque 12 000 tirs effectués entre novembre 2018 et janvier 2019 pour conclure que les précautions d’emploi paraissent respectées.

C’est probablement là une des fonctions essentielles des textes réglementaires adoptés par les autorités du ministère de l’intérieur. Dans un État de droit, pour être légitime, le monopole étatique de la violence physique doit apparaître contrôlé, soumis à des règles juridiques qui neutralisent les arbitrages politiques fondant le choix d’autoriser la force armée contre les individus. À travers les précautions réglementaires d’emploi, les autorités publiques prévoient des règles juridiques à respecter qui, en encadrant et en limitant la violence légale, permettent d’en légitimer le principe même.

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Clément Rouillier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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Madagascar : les clés d’une véritable refondation démocratique

Source: The Conversation – in French – By Juvence Ramasy, Maître de Conférences en sciences politiques et juridiques, University of Toamasina

Madagascar a été secoué par une crise majeure avec les manifestations de rue qui ont débuté le 25 septembre. La révolte de la génération Z, née de la colère contre les coupures d’eau et d’électricité, a conduit le 13 octobre à la chute du président Andry Rajoelina, renversé par le Corps d’armée des personnels et des services administratifs et techniques (Capsat). Suspendue de l’Union africaine, l’île aborde une transition incertaine.

Dans cet entretien, le politologue Juvence Ramasy – qui a étudié la formation de l’Etat malgache, l’armée et la trajectoire démocratique du pays – décrypte les racines sociales du mouvement, les risques qui pèsent sur cette transition et le rôle majeur de l’armée dans la vie politique malgache.

Quels sont les principaux risques auxquels Madagascar fait face après le départ d’Andry Rajoelina ?

Le nouveau régime devrait faire en sorte que sa suspension par l’Union africaine, suite au changement inconstitutionnel de régime conformément à la Charte de Lomé, n’entraîne pas un arrêt des financements internationaux. Ces financements proviennent de bailleurs multilatéraux et bilatéraux.

En 2023, Madagascar a reçu 1,25 milliard de dollars d’aide publique, d’après l’OCDE, dont un demi-milliard de la Banque mondiale, 172 millions des États-Unis, 126 millions de l’Union européenne, 100 millions du Japon, 81 millions de la France et 22 millions de la Banque africaine de développement.

Cette aide ne représente que 3,5 % du PIB, mais reste vitale, bien qu’elle soit assez faible en comparaison avec d’autres pays en développement. Par ailleurs, la faible part des appuis budgétaires de 1,2 % du PIB en 2025 reflète la méfiance des bailleurs.

L’aide extérieure soutient aussi les importations de riz, aliment de base de la population, et de carburant, essentiels pour maintenir des prix accessibles et pour offrir de l’électricité. Si ces importations venaient à diminuer, des tensions sociales pourraient surgir. D’ailleurs, le FMI venait de décaisser 107 millions de dollars. Un financement destiné à soutenir les réformes de la compagnie nationale d’électricité et d’eau, Jirama.

Toutefois, la présence diplomatique à l’investiture du 17 octobre marque un début de reconnaissance renforcé par les rencontres entre les représentations diplomatiques et les nouvelles autorités.

Face à un possible arrêt de l’aide internationale, les nouvelles autorités pourraient se tourner vers des solutions alternatives. Elles pourraient solliciter des bailleurs non traditionnels pour obtenir des financements parallèles. Une autre option risquée serait de recourir à l’économie illicite, suivant l’exemple de la transition de 2009-2013.




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Quels facteurs ont sous-tendu les manifestations de la GenZ?

La Gen Z, composée principalement des jeunes urbains, est descendue dans la rue pour plusieurs raisons. Elle a exigé le respect de la liberté d’expression, l’accès à l’eau et à l’électricité en raison de délestages fréquents. D’après la Banque mondiale, avec seulement 30 % de taux d’électrification, 7 Malgaches sur 10 n’ont pas accès à l’électricité, et 54,4 % de la population a accès à l’eau avec seulement 12,3 % qui a accès à l’assainissement. Cette situation place Madagascar parmi les 76 pays les plus mal classés en la matière.

Elle s’est également levée contre la corruption systémique. Tous les régimes précédents ont érigé la corruption en mode de gouvernance. Madagascar se situe à la 140ème place sur 180 pays, au même rang que l’Irak, le Cameroun, le Mexique. Malgré les discours officiels, la lutte anti-corruption se heurte à des moyens insuffisants, à l’impunité des puissants et à une justice souvent instrumentalisée, une restriction de l’espace civique, une capture et une privatisation de l’État. Le régime de Rajoelina a été éclaboussé par plusieurs affaires de corruption impliquant des membres du gouvernement, sans que des poursuites ne soient engagées.




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L’île a une longue histoire de crises politiques. En quoi la situation actuelle est-elle différente ?

En effet, depuis la première crise postcoloniale en 1972, la rue est devenue l’arbitre des luttes politiques. Son contrôle reste un enjeu politique central et s’inscrit dans une logique de production de pouvoir par le bas.

La Gen Z a démontré que la « rue-cratie » continue de peser sur les manières de faire et défaire les équilibres politiques. Ce mouvement a permis une mobilisation coordonnée à l’échelle nationale au sein des principaux centres urbains (Antananarivo, Antsiranana, Mahajanga, Toamasina, Toaliary), contrairement au précédentes crises grâce notamment à une utilisation habile des réseaux sociaux (Facebook, Discord, WhatsApp, Tik Tok).

Autre différence, ce sont les jeunes qui ont été les meneurs de ce mouvement au sein d’une société hiérarchisée où prédomine l’idéologie lignagère de l’aînesse. Les Z ou Zandry, cadet en malgache, se sont saisis de la parole pour porter à voix haute les maux de la société malgache.

Quel rôle l’armée a-t-elle joué dans la vie politique malgache jusqu’à présent ?

Les militaires malgaches correspondent à la figure du prétorien, c’est-à-dire qu’ils exercent un pouvoir politique indépendant de l’utilisation – ou la menace d’utilisation – de la force. Cette entrée dans le monde politique, déjà perceptible dans le Royaume de Madagascar, s’est manifestée au sein de l’État postcolonial en 1972, marquant le début de la prétorianisation de la vie politique.

Depuis lors, elle exerce le pouvoir de manière officielle ou officieuse participant à la régulation de l’ordre politique aussi bien dans les luttes de conquête, de monopole et de conservation du pouvoir. Son soutien est donc recherché par la société civile et politique en temps de crise. D’ailleurs, selon une enquête d’Afrobaromètre de fin 2024, 6 Malgaches sur 10 (60 %) considèrent qu’il est « légitime que les forces armées prennent le contrôle du gouvernement lorsque les dirigeants élus abusent du pouvoir à leurs propres fins ».

La prise de pouvoir par le Capsat, le 14 octobre, s’apparente à un « bon » coup d’État ayant reçu le soutien de l’autorité constitutionnelle et celui de la population. Ce “coup correctif” se donne comme mission de rectifier la trajectoire de l’État en vue de rétablir un ordre plus démocratique après sa refondation.

N’y a-t-il pas un risque que les militaires décident de conserver le pouvoir ?

La nomination d’un Premier ministre civil et d’un gouvernement majoritairement civil s’inscrit dans une tradition remontant à 1972, permettant de rassurer une partie de la société civile et politique et les partenaires internationaux. Or, cela est contesté par la Gen Z et une partie de la société en raison des liens présumés avec les anciennes élites dirigeantes.

Par ailleurs, l’accès au rang de chef d’État des quatre colonels composant le Conseil présidentiel de la refondation pourrait fragiliser le passage au pouvoir civil et ouvrir la voie à une restauration prétorienne. Gageons que les prochaines assises militaires veilleront à une meilleure délimitation des frontières entre le politique et le militaire.

Quelles mesures seraient nécessaires pour répondre aux revendications qui ont poussé les citoyens à descendre dans la rue ?

La refondation, à travers les assises sectorielles, devrait s’atteler à mettre un terme à la bonne gouvernance “autoritaire” où le capitalisme de connivence se combine à un autoritarisme concurrentiel avec des élections non libres. Elle devra en outre :

  • restaurer la confiance envers les institutions et surtout la politique ;

  • assurer une meilleure inclusion des citoyens, avec une emphase sur les ruraux ; la définition d’un nouveau contrat social ;

  • établir une Constitution non partisane ;

  • fournir des services publics de qualité (l’adoption du budget national au cours de la session parlementaire actuelle et les aides bailleurs donneront une indication) ;

  • reconquérir la confiance des bailleurs en vue d’obtenir une aide budgétaire plus importante.

En définitive, la refondation devra garantir de manière effective la liberté et l’égalité des citoyens grâce au fonctionnement légitime et correct de ses institutions et mécanismes. Cela suppose une réinvention de l’État passant d’une réalité symbolique à un État “juste” et proche de la population reposant sur des valeurs partagées par la majorité des Malgaches en tant que socle du vivre-ensemble.

The Conversation

Juvence Ramasy does not work for, consult, own shares in or receive funding from any company or organisation that would benefit from this article, and has disclosed no relevant affiliations beyond their academic appointment.

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Intelligences collectives au siècle des Lumières : parterres de théâtre et foules séditieuses

Source: The Conversation – in French – By Charline Granger, chargée de recherche, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)

Le parterre de théâtre, un laboratoire à partir duquel réfléchir aux conditions d’apparition du consensus. BNF, Arts du spectacle, FOL-O-ICO-412

À l’heure où les chaînes parlementaires diffusent des débats houleux à l’Assemblée nationale, alors que le consensus, dans une France politiquement déchirée, semble un horizon de plus en plus inaccessible, des théoriciens et dramaturges se sont demandé, à l’orée de la Révolution française, si et comment une opinion majoritaire pouvait émerger d’une foule d’individus hétérogènes. Les milieux clos que constituent des salles de théâtre furent un laboratoire opportun pour penser la contagion émotionnelle et l’apparition d’une intelligence collective.


Les salles de spectacle des XVIIe et XVIIIe siècles en France sont très différentes de celles auxquelles nous sommes habitués. De grands lustres éclairent indistinctement la scène et la salle, on entre et on sort en cours de spectacle et, surtout, plus de 80 % des spectateurs sont debout, dans le vaste espace qui se trouve en contrebas de la scène et qu’on appelle le parterre.

Ce public, composé uniquement d’hommes, est particulièrement tumultueux. Ils sifflent, baillent, hurlent, s’interpellent, prennent à parti les acteurs, interrompent la représentation. Aussi sont-ils régulièrement et vivement critiqués, par exemple en 1780, dans un des plus grands journaux de l’époque où le parterre est assimilé à une « multitude de jeunes insensés pour la plupart, tumultuairement sur leurs pieds crottés » : les pieds sont « crottés », parce que ces spectateurs, quoiqu’aux profils sociologiques variés, ne sont pas des membres de la noblesse, qui se trouvent majoritairement dans les loges.

Une multitude pleine de promesses

Pourtant, à partir de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, cette multitude est de plus en plus perçue par certains dramaturges et philosophes comme pleine de promesses : le tumulte qu’elle produit, au fond, serait une énergie qu’il suffit de savoir canaliser. En 1777, Marmontel, homme de lettres proche du courant des Lumières, s’ébahit de la force que recèlent les manifestations de ces spectateurs rassemblés :

« Ce que l’émotion commune d’une multitude assemblée et pressée ajoute à l’émotion particulière ne peut se calculer : qu’on se figure cinq cents miroirs se renvoyant l’un à l’autre la lumière qu’ils réfléchissent, ou cinq cents échos le même son. »

C’est que, selon lui, l’exemple est contagieux : on rit de voir rire, on pleure de voir pleurer, on bâille de voir bâiller. Les émotions sont démultipliées et, surtout, tendent à converger collectivement vers l’expression d’une seule et même émotion.

Les parterres de théâtre deviennent ainsi les laboratoires à partir desquels réfléchir aux conditions d’apparition du consensus. Car c’est dans le bouillonnement de la séance théâtrale, alors que les individus sont serrés, qu’ils ont bien souvent trop chaud et qu’ils sont gênés par une position très inconfortable, qu’une émotion puissante se communique.

Aux antipodes du jugement à froid, apparaîtrait alors une intelligence collective proprement émotionnelle, grâce à la circulation d’une énergie qui échappe à la partie la plus rationnelle de la raison. Toujours d’après Marmontel, une telle contagion des émotions donne naissance à un jugement de goût aussi fulgurant que juste : « On est surpris de voir avec quelle vivacité unanime et soudaine tous les traits de finesse, de délicatesse, de grandeur d’âme et d’héroïsme […] [sont] saisi[s] dans l’instant même par cinq cents hommes à la fois ; et de même avec quelle sagacité les fautes les plus légères […] contre le goût […] sont aperçues par une classe d’hommes dont chacun pris séparément semble ne se douter de rien de tout cela ».

Échos avec la physique de l’époque

La valorisation de cette émotion collective unifiée se fonde en grande partie sur les travaux contemporains menés sur l’électricité. Ou plutôt, sur ce qu’on appelle alors le fluide électrique, dont les physiciens Jean-Antoine Nollet et François Boissier de Sauvages montrent, entre autres, qu’il s’apparente au fluide nerveux. L’objet recevant le choc électrique devenant lui-même une source électrique, il est à son tour susceptible d’en électriser d’autres.

Cette conductivité est une caractéristique majeure de l’électricité.

Du phénomène physique à la métaphore, il n’y a qu’un pas et l’électricité est convoquée pour désigner l’unanimité qui se produit parmi les spectateurs. Marmontel affirme que « c’est surtout dans le parterre, et dans le parterre debout, que cette espèce d’électricité est soudaine, forte, et rapide ».

Le dramaturge Louis-Sébastien Mercier constate avec dépit, après que la Comédie-Française a fait installer des sièges au parterre et que les spectateurs ont été forcés de s’asseoir, que l’« électricité est rompue, depuis que les banquettes ne permettent plus aux têtes de se toucher et de se mêler ».

Une illustration tirée de l’Essai sur l’électricité des corps, par M. l’abbé Nollet, de l’Académie royale des sciences. Seconde édition, 1765.
BNF Gallica

Cette image d’une foule d’individus saisis par une même impulsion, Marmontel et Mercier ne l’inventent pas. Ils la tirent de scènes d’électrisations collectives qui sont depuis quelques décennies un véritable phénomène mondain. Le savant Pierre van Musschenbrœk se fait connaître par l’expérience connue sous le nom de « bouteille de Leyde », condensateur qui permet de délivrer une commotion générale et instantanée à une chaîne d’individus se tenant par la main : le fluide électrique, se manifestant à la surface par des étincelles, se transmet à travers l’organisme et relie entre eux des corps distincts. Après l’abbé Nollet, Joseph Priestley, qui mène des expérimentations analogues où un groupe d’individus forme une sorte de ronde, constate qu’« il est souvent fort amusant de les voir tressaillir dans le même instant ».

Un superorganisme fantasmé

La mise au jour, par le biais du modèle électrique, de cette intelligence collective dans les salles de théâtre a des implications politiques. Si, d’après ce modèle, les spectateurs du parterre ayant renoncé à leur aisance physique individuelle peuvent espérer former une véritable communauté, sensible et unifiée par la circulation d’un même fluide en son sein, c’est parce que la posture du spectateur, debout ou assis, ainsi que l’espace dans lequel il se trouve, ouvert ou fermé, sont les révélateurs de la capacité de ces publics à constituer un véritable organe politique et à représenter le peuple.

La Petite Loge (1776 ou 1779), de Charles-Emmanuel Patas (1744-1802), Troisième suite d’estampes pour servir à l’Histoire des modes et du costume en France dans le XVIIIᵉ siècle (1783), gravure de Jean-Michel Moreau, dit Moreau le Jeune.
BNF Gallica.

Les spectateurs debout au parterre s’opposent aux spectateurs assis dans les loges : ces places onéreuses forment de petites alvéoles qui compartimentent et divisent le public, alors que les spectateurs du parterre font corps les uns avec les autres dans un large espace fait pour les accueillir tous en même temps.

L’électricité se répandant de manière homogène entre tous les corps, le parterre n’est plus alors considéré comme la juxtaposition hétérogène de spectateurs, mais comme un corps cohérent qui pense et qui sent d’un seul mouvement. Le caractère holistique de cette proposition, qui veut que le tout soit plus que la somme de ses parties, dit bien combien le modèle promu par Marmontel et Mercier est une projection idéalisée de la société.

Expérience de la bouteille de Leyde, Louis-Sébastien Jacquet de Malzet, In Précis de l’électricité ou Extrait expérimental et théorétique des phénomènes électriques, Vienne, J. T.de Trattnern, [1775], planche V, fig. 36.
CNUM/CNAM

À l’aube de la Révolution française, le tumulte d’une foule désordonnée a pu être pensé comme une énergie susceptible de faire naître une véritable cohésion politique à partir d’un consensus relatif, qui se construit contre un autre groupe. Alors que le contexte politique fabriquait déjà, inévitablement, des fractures françaises, la salle de théâtre s’est présentée comme le laboratoire où pourrait s’incarner en acte, dans un espace restreint, une fiction de société, fondée sur une intelligence collective non rationnelle. Cette intuition « met en relation » (inter-legere), littéralement, les membres de l’assemblée qui baignent dans le fluide électrique, en excluant les autres, ceux qui n’occupent pas le parterre et qui incarnent, de manière si visible, les hiérarchies et les iniquités de l’Ancien Régime.

Ce superorganisme, qui illustre le jugement éclairé de la multitude, fut certainement plus rêvé que réel. Mais il a eu le mérite de tenter de figurer un temps l’émergence d’un groupe dont il fallait prouver à la fois l’unité et la légitimité politiques.


Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science (qui a lieu du 3 au 13 octobre 2025), dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition porte sur la thématique « Intelligence(s) ». Retrouvez tous les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr.

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Charline Granger a reçu une subvention publique de l’ANR.

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