Ressources en tension : comment l’industrie rurale tente de s’adapter

Source: The Conversation – in French – By Magali Talandier, Professeure des universités en études urbaines, Université Grenoble Alpes (UGA)

La ruralité possède aussi des sites industriels. Souvent isolés, ils peuvent être particulièrement fragiles en cas de conflit pour les ressources locales, qu’il s’agisse d’eau, de foncier ou d’énergie… Des stratégies s’inventent pour les préserver malgré l’adversité.


Les territoires ruraux restent des bastions industriels. Souvent oubliés par les politiques de réindustrialisation, ils sont pourtant aux avant-postes pour relever un défi crucial : maintenir une activité productive dans un monde où les ressources se raréfient. Eau, foncier, énergie, main-d’œuvre deviennent des facteurs critiques. Une enquête de terrain lève le voile sur les fragilités et les stratégies d’adaptation des industriels ruraux.

Une présence historique

Les campagnes françaises sont bien plus industrielles qu’on ne l’imagine. En 2021, selon Eurostat, 33,4 % des emplois des territoires à dominante rurale en France sont industriels, contre une moyenne de 23,3 % en Europe. Et 36 % du total des emplois industriels se situent dans un établissement public de coopération intercommunale (EPCI) rural en 2022, pour 25 % des emplois (carte 1).

Cette configuration s’explique historiquement. Des vallées textiles des Vosges aux scieries du Morvan, en passant par les forges du Cantal, les implantations ont longtemps été déterminées par l’accès aux ressources à la fois abondantes et bon marché. Mais cet équilibre vacille.

Avec le changement climatique, les tensions géopolitiques et les normes environnementales, les « ressources naturelles » sur lesquelles les industries rurales pouvaient s’appuyer deviennent des « facteurs limitants ».

Trois territoires observés aux configurations contrastées

Notre enquête, menée dans le cadre de la Caravane des ruralités, a porté sur trois intercommunalités rurales et industrielles : Porte de Drôm’Ardèche, dans la vallée du Rhône ; Ballons des Hautes-Vosges ; Bocage Bressuirais, dans les Deux-Sèvres.

Ces trois territoires illustrent l’hétérogénéité des trajectoires des campagnes industrielles. Porte de Drôm’Ardèche est un territoire en croissance forte (+6 % d’emplois industriels entre 2016 et 2019). Il cumule attractivité résidentielle, touristique et activités productives (agriculture, logistique, industrie). D’où des tensions pour l’usage du foncier ou des ressources en eau.

À l’inverse, la communauté de communes Ballons des Hautes-Vosges a perdu près de 60 % de ses emplois industriels et exportateurs entre 2006 et 2021. Ce territoire connaît un déclin démographique. Isolement géographique, vieillissement de la population et spécialisation industrielle (textile, métallurgie, automobile) pénalisent le territoire.

Enfin, la trajectoire du Bocage Bressuirais combine tradition industrielle (meuble, métallurgie, agro-alimentaire) et nouvelles dynamiques (robotique, services à l’industrie). Ces éléments lui confèrent une certaine résilience face aux chocs économiques.

Moins de ressources pour l’industrie rurale

L’enjeu de l’adaptation aux dérèglements climatiques préoccupe tous les acteurs industriels interrogés. Un fabricant de textile des Vosges interrogé dans le cadre du programme de recherche « Les Caravanes de la ruralité », nous a expliqué : « il y a trois ans, je n’aurai pas imaginé que le prix de l’électricité nous obligerait à arrêter certaines chaînes de production pendant des semaines entières, ni qu’il pourrait y avoir des arrêtés sécheresse ici. »

Un élu local de Porte Drôm’Ardèche complète : « nous refusons désormais de nouvelles implantations d’entreprises jugées trop consommatrices de ressources en eau dans le schéma de cohérence territoriale (Scot), car les voyants sont au rouge. » Même si des différences sont repérables d’un territoire à l’autre, et selon la taille et les secteurs d’activités des entreprises, partout s’expriment des craintes en particulier vis-à-vis des tensions sur l’énergie, l’eau et le foncier.

Les industries rurales sont plus dépendantes aux ressources que les autres. Dans les EPCI ruraux, la consommation d’énergie représente, en moyenne, 31 % de la consommation locale (carte 2). L’industrie rurale prélève en moyenne, à l’échelle des EPCI, plus de 1 100 m3 par emploi industriel, à comparer à un taux de 721 dans les EPCI urbains.




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Des secteurs industriels surreprésentés

Ceci s’explique par les secteurs surreprésentés dans le rural, intenses en consommation de ressources : industries extractives, agro-alimentaires, papeteries, cimenteries, textile… De plus, ces activités rentrent souvent en concurrence avec d’autres secteurs, comme l’agriculture ou le tourisme, eux-mêmes dépendants des ressources.

Plus dépendantes donc, les industries rurales sont aussi plus vulnérables, parce que les acteurs industriels ruraux s’inscrivent dans des bassins d’emplois moins denses, ce qui les rend plus interdépendants. C’est toute la chaîne de production qui vacille quand un des maillons est mis en difficulté. « Un de nos prestataires a mis la clé sous la porte à cause de l’explosion des prix de l’énergie, cela a mis tous les acteurs de la filière présents dans la vallée en grande difficulté », explique un fabricant de textile des Hautes-Vosges.

« Lorsque les prix de l’essence augmentent, ça pèse aussi sur nos capacités de recrutement car les travailleurs ne peuvent plus se permettre de faire quarante kilomètres pour venir travailler chez nous. Or les tensions sur la main-d’œuvre c’est concret, ça nous oblige à arrêter des chaînes parfois. », souligne un fabricant de meubles de Bressuire.

Stratégies d’adaptation

Trois grandes stratégies d’adaptation peuvent alors être mises en œuvre – souvent simultanément – par les industriels et les acteurs publics locaux apparaissent.

La première consiste à organiser des renoncements. Certaines entreprises choisissent de geler leur activité, de reporter des investissements, d’activer le chômage partiel, voire de fermer des lignes de production. Certains territoires renoncent à accueillir de nouvelles implantations industrielles, faute de capacité à négocier sur les ressources disponibles. Ces « retraits discrets » interrogent sur les impacts socio-spatiaux d’une telle adaptation.

Innover vers des industries sèches

La deuxième cherche à innover dans les processus de production, avec le développement d’industries dites « sèches », la mise en place de boucles locales énergétiques ou encore de dispositifs de captation du carbone. Prometteuses, ces stratégies supposent des investissements importants, au risque d’accentuer les inégalités entre entreprises ou territoires selon leur capacité à innover.

La dernière repose sur l’activation des ressources disponibles, via la valorisation de la biomasse, la relance de micro-centrales hydrauliques, la récupération des eaux usées ou l’utilisation de bâtiments sous-occupés. Cela suppose une ingénierie locale forte, capable d’animer des réseaux, d’agréger les besoins, de capter des financements. Ces démarches, souvent ingénieuses, se heurtent néanmoins à un cadre réglementaire parfois inadapté ou trop rigide.

France 3, 2025.

Une industrie vulnérable et stratégique

Dans un monde de plus en plus contraint, l’industrie rurale est à la fois vulnérable et stratégique. Elle est vulnérable, car fortement exposée aux tensions sur les ressources et aux limites structurelles (isolement, vieillissement, fragilité des PME). Mais elle est aussi stratégique, car elle incarne une possibilité de ré-ancrage productif, de sobriété localisée, et de transition juste.

Ces résultats montrent que la résilience industrielle des territoires dépend étroitement de la capacité à articuler ressources disponibles, gouvernance locale et accompagnement public. Or, cette articulation est loin d’être homogène dans l’espace et les dispositifs nationaux sont parfois mal adaptés aux spécificités rurales. Cela suppose de soutenir les coopérations locales (logistique, énergie, formation, circulaire), de réduire la fracture d’ingénierie entre territoires, de miser sur les complémentarités villes-campagnes.

Les débats sur la réindustrialisation ne peuvent faire l’économie d’une réflexion sur la matérialité des activités, leurs ancrages territoriaux et les impacts des dérèglements climatiques à venir.

The Conversation

Magali Talandier et Manon Loisel ont reçu des financements de l’Institut Universitaire de France et du GIP EPAU (Groupement d’intérêt public à vocation interministérielle, l’Europe des projets architecturaux et urbains)

Manon Loisel a reçu des financements du GIP EPAU (Groupement d’intérêt public à vocation interministérielle, l’Europe des projets architecturaux et urbains)

ref. Ressources en tension : comment l’industrie rurale tente de s’adapter – https://theconversation.com/ressources-en-tension-comment-lindustrie-rurale-tente-de-sadapter-259746

Frais de scolarité, sélection, individualisation des parcours : en Europe, une variété d’expériences étudiantes

Source: The Conversation – in French – By Patricia Loncle-Moriceau, Professeure en sociologie, École des hautes études en santé publique (EHESP)

Alors que de plus en plus de jeunes Européens suivent des études supérieures, la manière de gérer cette massification varie beaucoup d’un pays à l’autre. Tom Chevalier, chercheur en science politique, et Patricia Loncle-Moriceau, professeure de sociologie, en dressent un état des lieux dans les Politiques de jeunesse, publiées en juin 2025 aux PUF (« Que sais-je ? »). En voici un extrait permettant de mieux situer la position de la France par rapport à ses voisins.


Une part de plus en plus importante des jeunes poursuit des études supérieures en Europe. Or, celles-ci peuvent prendre des formes différentes d’un pays à l’autre.

Le développement de l’université : pour qui ? Pour quoi ?

Historiquement, les systèmes universitaires étaient « élitistes » dans le sens où une petite partie des jeunes poursuivait des études supérieures. Toutefois, en raison de l’essor de l’économie de la connaissance, les systèmes universitaires se sont développés dans la plupart des pays européens, abandonnant progressivement ces systèmes « élitistes » à faible participation et approchant de l’objectif de 50 % d’une cohorte diplômée de l’enseignement supérieur. La première grande différenciation porte alors sur le mode de financement de cette massification de l’enseignement supérieur : d’un côté, ce financement peut être porté par le secteur public, comme cela a été le cas dans les pays nordiques tels que la Suède, tandis que, de l’autre côté, il peut passer plutôt par des financements privés, comme au Royaume-Uni.

Pour aider les personnes à financer leurs études, la deuxième dimension structurant les différences institutionnelles entre systèmes renvoie à l’ampleur des aides individuelles, d’un côté, et au niveau des frais de scolarité, de l’autre. En croisant ces deux caractéristiques, Garritzmann a montré qu’il existait « quatre mondes des finances étudiantes », avec des frais de scolarité élevés et des aides importantes (Royaume-Uni), des frais de scolarité élevés mais des aides peu développées (États-Unis), des frais de scolarité peu élevés et peu d’aides (Japon) et des frais de scolarité faibles mais des aides importantes (Suède).




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Enfin, si l’enseignement supérieur a historiquement promu des compétences dites « générales », c’est-à-dire transférables d’un emploi à un autre, certains pays ont développé des pans d’enseignement supérieur destinés à la production de compétences élevées mais « spécifiques », en fonction des besoins de leur économie. Durazzi a ainsi montré que, lorsqu’une économie était surtout structurée autour d’une industrie 2.0, la production de telles compétences, permettant de multiplier par exemple le nombre d’ingénieurs, était encouragée. C’est ce qui a, par exemple, abouti au développement en Allemagne des matières dites STEM (science, technologie, ingénierie, mathématiques) et des universités de sciences appliquées.

Des expériences étudiantes hétérogènes

L’enseignement supérieur ne se définit pas seulement par son fonctionnement interne en tant que service, c’est-à-dire à propos de la façon dont il délivre du savoir et des compétences à ses publics. Plus généralement, il s’inscrit dans un paysage de politiques publiques et d’institutions qui façonnent également les expériences étudiantes, c’est-à-dire la façon dont les jeunes vivent ces années de formation.

Dans une analyse comparée des systèmes universitaires français, anglais et suédois, Charles s’est également penché sur les formes que prenaient les expériences étudiantes, structurées par les conceptions de la justice sociale qui innervent ces systèmes. En France, le mérite est objectivé par les notes produites par le corps enseignant et par l’importance des concours : il s’agit d’une méritocratie scolaire où la place de l’État est centrale. Le parcours d’études renvoie à l’image du TGV : il faut bien choisir sa destination, car il n’y aura que très peu de possibilités de changement et tout ira très vite, de façon linéaire.

En Angleterre, le mérite est tout aussi important, mais sa conception est différente, dans le sens où il déborde le seul enjeu scolaire pour intégrer les motivations, la vie extrascolaire et les potentialités des jeunes. L’individualisation y est plus poussée puisqu’il s’agit d’essayer d’apprécier la « valeur personnelle » des jeunes dans leur globalité lors des procédures d’admission. Le parcours d’études ressemble davantage à la circulation automobile : tout le monde peut aller où il veut, mais chacun possède une voiture différente. Les parcours peuvent donc être très différents, individualisés, mais aussi très inégalitaires en raison de l’importance des dotations initiales et du coût des études.

En Suède, enfin, le mérite n’est qu’un mal nécessaire à l’orientation, face auquel l’idéal de la seconde chance est promu : les universités sont ainsi obligées de réserver un tiers de leur recrutement sur la base des notes obtenues dans le secondaire, un tiers sur la base d’un test d’aptitude que tout le monde peut passer (ce qui permet les retours en études et donc les deuxièmes chances), le tiers restant étant laissé à leur discrétion. Les études sont ainsi plutôt organisées comme le métro : il s’agit d’une infrastructure collective où chacun se déplace où et comme il veut, et où il est possible de revenir en arrière, mais aussi de changer de destination ou de wagon.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

ref. Frais de scolarité, sélection, individualisation des parcours : en Europe, une variété d’expériences étudiantes – https://theconversation.com/frais-de-scolarite-selection-individualisation-des-parcours-en-europe-une-variete-dexperiences-etudiantes-260974

Interdire les munitions au plomb pour sauver les oiseaux de l’empoisonnement ? L’exemple britannique

Source: The Conversation – in French – By Deborah Pain, Visiting Academic, University of Cambridge; Honorary Professor, University of East Anglia, University of Cambridge

La majorité des grenailles tirées ne touchent pas leur cible et des milliers de tonnes de plomb se retrouvent dispersées dans l’environnement. Chuyko Sergey/Shutterstock

La Commission européenne a proposé le 27 février 2025 d’interdire l’usage du plomb dans les munitions de chasse. Au Royaume-Uni, une pareille interdiction vient d’être annoncée. Ces mesures devraient permettre de sauver des milliers d’oiseaux mais également de protéger les humains qui consomment du gibier.


Au Royaume-Uni, la sous-secrétaire d’État à l’eau et aux inondations, Emma Hardy, a annoncé l’interdiction des munitions toxiques au plomb afin de protéger les campagnes du pays. Cette interdiction concerne la vente et l’usage, à des fins de chasse, aussi bien des cartouches de fusils chargées de plomb (comportant des centaines de petites billes appelées « grenailles ») et utilisées pour chasser le petit gibier, que des balles de gros calibre en plomb, destinées à la chasse au grand gibier, comme les cerfs.

C’est une excellente nouvelle pour les oiseaux britanniques : cette mesure devrait permettre d’épargner chaque année la vie de dizaines de milliers d’entre eux, actuellement victimes d’empoisonnements au plomb. La majorité des grenailles tirées ne touchent pas leur cible et des milliers de tonnes de plomb se retrouvent dispersées dans l’environnement chaque année. Or, les oiseaux aquatiques comme terrestres les confondent avec de la nourriture ou du gravier, qu’ils consomment pour broyer leurs aliments dans leur gésier. Les grenailles s’y désagrègent et le plomb est alors absorbé dans le sang.

On estime qu’entre 50 000 et 100 000 oiseaux d’eau meurent chaque année au Royaume-Uni des suites de cette intoxication, souvent après de longues souffrances. D’autres oiseaux subissent des effets dits « sublétaux » : leur système immunitaire et leur comportement sont altérés, ce qui augmente leur vulnérabilité face à d’autres menaces.

L’utilisation de grenailles de plomb pour la chasse aux oiseaux d’eau et au-dessus de certaines zones humides est déjà interdite en Angleterre et au Pays de Galles. En Écosse, cette interdiction s’applique à l’ensemble des zones humides, sans exception.

Cependant, le respect de la réglementation en Angleterre n’atteint qu’environ 30 %, et il est également faible en Écosse, tandis qu’aucune donnée n’est disponible pour le Pays de Galles. Cette nouvelle interdiction générale, plus étendue, devrait améliorer considérablement la situation dans tous les milieux naturels à travers la Grande-Bretagne.

Les rapaces comme les aigles, les buses variables ou les milans royaux sont également touchés : ils ingèrent des fragments de plomb en se nourrissant d’animaux tués ou blessés par des munitions en plomb. L’acidité dans leur estomac favorise l’absorption du métal. Nos recherches montrent que, bien que l’on estime que moins de rapaces que d’oiseaux d’eau meurent directement d’un empoisonnement au plomb, les conséquences sur leurs populations peuvent être bien plus graves. Cela concerne en particulier les espèces qui commencent à se reproduire tardivement, dont le taux de reproduction annuel est naturellement faible et qui, en temps normal, bénéficient d’un taux élevé de survie annuelle chez les adultes.

Ce bannissement bénéficiera aussi bien aux oiseaux résidents qu’aux migrateurs de passage au Royaume-Uni. Mais tant que d’autres pays continueront à autoriser ces munitions , les oiseaux migrateurs resteront exposés ailleurs, pendant leur trajet ou sur leurs lieux de reproduction ou d’hivernage.

Au-delà des frontières

Pour protéger toutes les espèces, les munitions au plomb doivent être remplacées partout par des alternatives sans plomb. L’usage de grenailles de plomb est déjà interdit dans de nombreuses zones humides à travers le monde. Dans l’Union européenne, (en France notamment, ndlr), une interdiction de l’utilisation de grenailles de plomb dans ou à proximité des zones humides est entrée en vigueur en février 2023 .

Le Danemark a été le premier pays à interdire les munitions au plomb dans tous les milieux. En 1996, il a interdit l’usage des grenailles de plomb et, en avril 2024, il a interdit les balles en plomb. Nos recherches montrent que l’interdiction des grenailles de plomb au Danemark a été très efficace, avec un bon niveau de conformité.

Le Royaume-Uni s’apprête maintenant à devenir le deuxième pays à interdire la plupart des usages des munitions au plomb. Cela a été rendu possible grâce à la disponibilité croissante d’alternatives sans plomb, sûres, efficaces et abordables, principalement les grenailles en acier et les balles en cuivre.

En février 2025, la Commission européenne a publié un projet de règlement interdisant la plupart des usages des munitions et des plombs de pêche en plomb. Ce projet attend encore l’approbation dans le cadre des procédures de l’UE. S’il est adopté, cela constituera une avancée majeure.

Au-delà des oiseaux

Les oiseaux sont particulièrement sensibles aux effets du plomb issu des munitions qu’ils ingèrent, en raison de leur gésier musculeux et de l’acidité de leur estomac. Mais ce plomb met aussi en danger la santé de nombreux autres animaux, y compris les animaux domestiques et les humains.

Au Royaume-Uni, nous avons trouvé dans des aliments crus pour chiens à base de faisan, provenant de trois fournisseurs, des concentrations moyennes de plomb plusieurs dizaines de fois supérieures à la limite maximale autorisée de résidus de plomb dans les aliments pour animaux.

Le gouvernement britannique a fondé sa décision d’interdire les munitions au plomb sur un rapport de l’agence REACH pour la Grande-Bretagne, ou Health and Safety Executive, qui soulignait les risques pour la santé des jeunes enfants et des femmes en âge de procréer, en cas de consommation fréquente de viande de gibier chassé avec des munitions au plomb. Le système nerveux en développement des enfants est particulièrement sensible aux effets du plomb.

Nous avons récemment appelé le comité des États appliquant la réglementation sur les produits chimiques (REACH), le Parlement européen et le Conseil à soutenir pleinement la proposition de la Commission européenne visant à restreindre les munitions au plomb.

Nous avons également encouragé l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) à recommander à la Commission européenne de fixer une limite légale maximale de plomb dans la viande de gibier commercialisée pour la consommation humaine, similaire à celle déjà établie pour la viande issue de la plupart des animaux d’élevage.

Tant que cela n’aura pas été mis en place, et tant que davantage de pays n’auront pas interdit tous les usages de munitions au plomb pour la chasse, la santé de la faune sauvage, des animaux domestiques et des groupes humains les plus vulnérables continuera d’être menacée par les effets toxiques du plomb issu de ces balles.

The Conversation

Deborah Pain est professeure honoraire à l’Université d’East Anglia (sciences biologiques) et chercheuse invitée au département de zoologie de l’Université de Cambridge. Elle est scientifique indépendante depuis avril 2018. Depuis cette date, elle n’a perçu aucune rémunération pour ses recherches sur l’intoxication au plomb, mais, avec ses collègues, elle a reçu des financements pour couvrir les coûts de la recherche et des analyses chimiques de la part de plusieurs sources, comme indiqué dans les publications scientifiques. Elle a été membre du groupe d’experts scientifiques indépendants du Royaume-Uni pour la réglementation REACH (RISEP), et dans ce cadre, du groupe de travail sur le plomb dans les munitions, ce pour quoi elle a été rémunérée. Cependant, ses travaux publiés sur l’intoxication au plomb ont été réalisés indépendamment de ce processus.

Rhys Green a reçu des financements pour ses recherches de la part de plusieurs organisations, dont la RSPB (Royal Society for the Protection of Birds), au sein de laquelle il a occupé le poste de principal scientifique en conservation jusqu’en 2017. Il est désormais à la retraite. Il est chercheur bénévole non rémunéré à la RSPB et professeur honoraire émérite en sciences de la conservation au département de zoologie de l’Université de Cambridge. Il est membre du groupe d’experts scientifiques indépendants du Royaume-Uni pour la réglementation REACH (RISEP), un groupe mis en place par une agence gouvernementale britannique, la Health & Safety Executive. Il reçoit ponctuellement des paiements pour les travaux réalisés dans le cadre de RISEP. Il siège également au conseil d’administration du zoo de Chester.

Niels Kanstrup ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Interdire les munitions au plomb pour sauver les oiseaux de l’empoisonnement ? L’exemple britannique – https://theconversation.com/interdire-les-munitions-au-plomb-pour-sauver-les-oiseaux-de-lempoisonnement-lexemple-britannique-261617

Comment favoriser la réutilisation des eaux usées traitées en France ?

Source: The Conversation – in French – By Jérôme Harmand, Directeur de Recherche, Inrae

Le plan Eau de la France vise 10 % de réutilisation des eaux usées traitées à horizon 2030. Comment y parvenir sans augmenter la quantité d’eau consommée au total – c’est-à-dire, sans risquer un effet rebond ? Panorama des bonnes pratiques identifiées par la recherche scientifique.


En France, le plan Eau annoncé par le président de la République en 2023 affichait un objectif de développement de 1 000 projets de réutilisation des « eaux non conventionnelles (ENC) » en 2027. Il s’agit d’un objectif intermédiaire avant de viser 10 % de réutilisation des eaux usées traitées (REUT) à horizon 2030.

S’il est poursuivi sans suffisamment de discernement, cet objectif quantitatif national pourrait conduire à une maladaptation et à des projets inadéquats. Par exemple, à des projets qui auraient pour conséquence d’augmenter la quantité globale d’eau consommée à la faveur de l’« effet rebond ». Le risque serait de présenter la REUT comme une nouvelle ressource, alors même que cette eau remobilisée est susceptible de manquer aux milieux naturels.

Pourtant, l’état de l’art scientifique et l’analyse des retours d’expériences internationaux confirment l’intérêt du réusage de l’eau pour répondre à des situations de fortes tensions. Ces mêmes expériences démontrent aussi que les projets sont fortement conditionnés par les contraintes locales.

Autrement dit, leur réussite va dépendre de l’implication des acteurs, de l’adéquation entre la qualité de l’eau requise et le niveau de technologie des traitements, de la viabilité économique des projets, etc.

Les eaux usées, une ressource plutôt qu’un déchet

Pour aider nos sociétés à s’adapter au changement climatique et préserver notre environnement, une gestion maîtrisée et responsable de l’eau est essentielle, tant d’un point de vue quantitatif que qualitatif. Il s’agit d’un enjeu stratégique pour assurer des conditions de vie soutenables à tous.

Cela passe notamment par la sobriété et l’optimisation des usages et le partage de la ressource. Surtout, il ne faut pas oublier de prendre en compte de l’état des milieux aquatiques. Par exemple, en considérant le rôle environnemental des eaux usées traitées dans le maintien des débits d’étiage pendant les périodes de sécheresse.

Dans ce contexte, les eaux usées ne doivent plus être considérées comme un déchet à traiter et évacuer, mais comme une ressource. Ces eaux peuvent par exemple être riches en fertilisants utiles aux cultures agricoles. Dans une logique d’économie circulaire, on peut les considérer comme des flux de valeur, en fonction des spécificités territoriales (adéquation entre les besoins des cultures et l’eau disponible, proximité des usages…).

Les eaux usées domestiques constituent la principale ressource pouvant être mobilisée. Il est toutefois nécessaire d’élargir le concept d’économie circulaire de l’eau à l’ensemble des eaux non conventionnelles. Par exemple, les eaux de pluie, eaux de piscine ou encore les eaux évacuées du sous-sol pour permettre l’exploitation d’ouvrages enterrés tels les métros, tunnels ou parkings… Ceci permet d’équilibrer au mieux les usages et les prélèvements à l’échelle d’un territoire.

Boucler le « petit » et le « grand » cycle de l’eau

Pour faire face aux tensions sur la ressource, il nous faut donc inventer de nouvelles approches. L’enjeu est de repenser son utilisation tout au long des chaînes de valeur. Pour cela, on peut imaginer des usages en boucles (réusage après un usage précédent), là où ils étaient jusqu’à maintenant linéaires (mobilisation, utilisation, rejet).

Il s’agit de concevoir une gestion de l’eau plus intégrée à l’échelle d’un territoire, qui va contraindre ressources et besoins. L’objectif est que le cycle d’usage perturbe le moins possible le « grand » cycle (ou cycle naturel) de l’eau, aussi bien quantitativement que qualitativement.

Le contexte agricole, urbain ou industriel a également son importance. Il impose d’examiner les risques environnementaux et sanitaires. En effet, il s’agit de modifier le cycle de l’eau. La mise en place de solutions favorisant des cycles courts peut impacter les milieux et les populations à des degrés divers. C’est particulièrement vrai en périodes de sécheresse sévère.

Par exemple, la qualité microbiologique de l’eau peut poser question dans les situations de réutilisation indirecte. Dans ce cas, l’eau n’est pas prélevée directement en sortie de station (où elle serait alors soumise à des normes de qualité afin d’être réutilisée), mais en aval, dans le cours d’eau dans lequel la sortie de station s’est déversée. Ce type de prélèvement n’est réglementairement conditionné qu’à des contraintes quantitatives, et non plus qualitatives.

Quels sont les projets qui aboutissent ?

L’état de l’art scientifique et l’analyse des retours d’expériences internationaux sont utiles pour identifier les facteurs de réussite de ces projets.

Ils tirent tout d’abord parti d’un contexte géographique favorable. Par exemple, lorsque la distance entre les gisements et les usages potentiels est raisonnable ou que des aménagements hydrauliques existent déjà.

Ils organisent aussi la concertation des diverses parties prenantes concernées (gestionnaires, agriculteurs, consommateurs, financeurs…). L’enjeu est de les impliquer dans la gouvernance pour permettre de mieux aligner leurs intérêts respectifs.

Ils mettent également en place un plan de maîtrise des risques sanitaires et environnementaux, par exemple en adoptant une approche multibarrière.

Ces projets gagneraient à s’inscrire dans un cadre réglementaire et normatif clair et harmonisé, à une échelle dépassant le cadre national afin de tirer parti des retours d’expériences internationaux. À l’exception de la réutilisation à usage agricole, la réglementation sur les eaux usées pourrait être améliorée pour être mieux calibrée, plus cohérente, moins complexe et davantage inscrite dans la durée.

Enfin, ces projets doivent mobiliser des modèles économiques équilibrés entre les parties prenantes productrices et bénéficiaires. Ils devraient reposer sur une analyse au cas par cas de la rentabilité des infrastructures, dont le financement et l’exploitation croisent souvent acteurs privés et publics.

Les bonnes pratiques à adopter

Pour favoriser le succès des projets de REUT, il faut d’abord faire de la gestion responsable de l’eau une priorité dans chaque pays du monde. Cela implique d’inscrire dans la loi des instruments réglementaires de politique environnementale le permettant, sans alourdir et complexifier les cadres actuels.

Cela passe également par la promotion de mesures préalables. Notamment la sobriété, l’optimisation et le recyclage in situ des eaux lors de la conception puis l’exploitation de nouvelles d’infrastructures. Pour minimiser les impacts anthropiques de l’homme sur le cycle naturel de l’eau, il vaut mieux réutiliser un mètre cube d’eaux usées plutôt que de le puiser dans le milieu naturel.

Il convient d’intégrer dans l’analyse de rentabilité du projet, ses impacts et bénéfices sanitaires, sociaux et environnementaux sur l’ensemble de son cycle de vie, ainsi que le coût de renoncement global.

On pourrait également intégrer le recyclage de l’eau prélevée dans tous les schémas directeurs de l’aménagement et de gestion des eaux. La REUT peut ainsi être intégrée aux projets de territoire pour la gestion de l’eau (PTGE) et aux schémas d’aménagement et de gestion de l’eau (SAGE).

C’est à cette condition que l’on peut concevoir et planifier une réutilisation multiressource et multiusage (lorsqu’elle est possible et pertinente) des eaux usées. Cela permet de substituer la REUT à d’autres prélèvements sur le milieu ou à l’utilisation d’eau potable. Pour cela il faut prendre en compte de façon systématique les enjeux de restauration et de préservation des ressources et des écosystèmes

Cela nécessite également de repenser les appels d’offres et contrats de délégation de service public. Il faudrait tenir compte de la raison d’être et des fonctions diverses des stations de traitement des eaux usées, et élargir leur rôle de « stations d’épuration » à celui de véritables usines de valorisation, lorsque c’est pertinent.

Au-delà de la récupération de l’eau, on peut y prélever des nutriments, comme l’azote ou le phosphore, ou encore produire de la chaleur. Mais, pour que cela possible, il convient d’adapter en conséquence les instruments fiscaux, les modalités de tarification et plus largement les modèles économiques.

Renforcer le soutien financier à la recherche sur cette question est crucial. À diverses échelles, on peut par exemple citer le Défi Clé Water Occitanie (WOc), le projet REUTOSUD, le programme de financement Water4All ou encore le réseau européen de recherche Water4Reuse.

Cela passe aussi par la création et l’animation de structures de sensibilisation, d’échange de connaissances et de concertation. Celles-ci doivent impliquer les pouvoirs publics nationaux, régionaux et locaux aux côtés des autres parties prenantes. Ces dispositifs de recherche-action interdisciplinaire, appelés « Living Labs », sont ancrés dans les territoires et à l’interface science-politique-société. À l’image des Living Labs, mis en place dans le cadre du WOc déjà mentionné, ils doivent faciliter la conception d’outils, de services ou d’usages nouveaux autour du recyclage de l’eau.

Enfin, il convient de favoriser l’acculturation de toute la chaîne technique et administrative. Ceci passe par la formation initiale et continue des professionnels, des bureaux d’études, des élus et des fonctionnaires centraux et territoriaux. Ceci permettra une mise en œuvre plus aisée de ces nouvelles approches de gestion de l’eau, au service d’une économie circulaire de l’eau.


Les personnes suivantes ont collaboré à cet article, par ordre alphabétique :

Nassim Ait-Mouheb (Inrae ; Eau, Agriculture et Territoires), Claire Albasi (Université de Toulouse, Défi Clé Water Occitanie), Christophe Audouin (Suez), Gilles Belaud (Chaire EACC ; Eau, Agriculture et Territoires), Sami Bouarfa (Inrae ; Eau, Agriculture et Territoires), Frédéric Bouin (Université de Perpignan Via Domitia, UPVD), Pierre Compère (Explicite Conseil), Ehssan El Meknassi (Costea), Jérôme Harmand (Inrae ; Eau, Agriculture et Territoires), Marc Heran (Institut européen des membranes, Chaire SIMEV), Barbara Howes (SCP), Marie-Christine Huau (Veolia, Direction du Développement Eau), Vincent Kulesza (SCP ; Eau, Agriculture et Territoires), Rémi Lombard-Latune (Inrae ; EPNAC ; Groupe de travail national Eaux non conventionnelles), Alain Meyssonnier (Institut méditerranéen de l’eau), Bruno Molle (EIA/Inrae), Simon Olivier (Pôle de compétitivité Aqua-Valley), Carmela Orea (Eau, Agriculture et Territoires), Céline Papin (Eau, Agriculture et Territoires), Nicolas Roche (Aix-Marseille Université/University Mohammed VI Polytechnic, Eau, Agriculture et Territoires), Stéphane Ruy (Inrae, Institut Carnot), Pierre Savey (BRL ; Eau, Agriculture et Territoires) et Salomé Schneider (Chaire EACC).

The Conversation

Jérôme Harmand a reçu des financements de la Région Occitanie dans le cadre du financement du projet WOc WoD visant à étudier le traitement des eaux usées brutes pour les réutiliser. Il anime le réseau REUSE d’INRAE au niveau national et porte l’action COST CA23104 “Mainstreaming water reuse into the circular economy paradigm (Water4Reuse)”.

ref. Comment favoriser la réutilisation des eaux usées traitées en France ? – https://theconversation.com/comment-favoriser-la-reutilisation-des-eaux-usees-traitees-en-france-257141

Allô… la Chine ? Entre silence stratégique et ambitions globales, que peut faire Pékin dans un Moyen-Orient en feu ?

Source: The Conversation – in French – By Nadine Loutfi, Sciences politiques, Université Libre de Bruxelles (ULB)

« Allô… la Chine ? » La question a semblé flotter dans les chancelleries durant la guerre entre Israël et l’Iran. Si les lignes ont chauffé à Washington, Paris ou Moscou, celle de Pékin est restée désespérément « hors réseau ». Et son silence, autrefois vu comme une forme de sagesse, commence à être interprété comme une fuite. Dans un monde où l’on attend des puissances qu’elles prennent position, la Chine pourra-t-elle jouer la carte de la retenue sans se voir mise à l’écart ?


À mesure que le Moyen-Orient se transforme sous l’impact des rééquilibrages mondiaux, Pékin tente de consolider sa présence dans la région à travers des relations économiques avancées et la protection de ses voies commerciales, tout en appliquant sa politique de non-ingérence. Pour l’instant, la Chine avance à pas feutrés. Elle refuse de choisir entre les blocs rivaux, préférant signer des contrats tous azimuts et multiplier les investissements – une manière de garder de bonnes relations aussi bien avec l’Arabie saoudite qu’avec l’Iran, avec Israël qu’avec la Palestine, avec l’Égypte qu’avec le Qatar, sans provoquer de ruptures diplomatiques majeures.

Cette approche est aujourd’hui particulièrement mise à l’épreuve : guerre à Gaza, effondrement du régime syrien, affrontements entre Israël et le Hamas, le Hezbollah, les Houthis, guerre entre Israël et l’Iran, tensions autour du détroit d’Ormuz, sans oublier le retour en force des États-Unis.

Le paradoxe de l’équilibre silencieux : Pékin face au dilemme Iran–Israël

Face au conflit opposant l’Iran à Israël, la diplomatie de la Chine oscille entre une rhétorique de neutralité et un pragmatisme aligné sur ses intérêts structurels. Si elle reste fidèle à sa doctrine fondamentale de non-ingérence, de respect de la souveraineté et de résolution pacifique des différends, cette approche se traduit dans la pratique par une stratégie d’évitement.

Pékin s’abstient de prendre position. Face aux violences visant les civils, la République populaire de Chine (RPC) omet de désigner un agresseur. Elle appelle au « dialogue », mais sans prendre d’initiative concrète, et sans proposer de mécanisme institutionnalisé. Elle déplore certes les tensions, mais sans exprimer de prise de position claire sur le fond. Cette prudence sélective dessine les contours d’une diplomatie du « clair-obscur », une neutralité performative, qui feint l’équilibre tout en préservant des préférences tacites. Bien qu’efficace à court terme pour préserver ses relations avec des acteurs aux intérêts contradictoires, cette stratégie engendre un déficit de lisibilité stratégique.

En effet, elle brouille les perceptions sur la volonté réelle de la Chine à agir en tant que puissance stabilisatrice et renforce l’idée d’une actrice réticente à assumer des responsabilités systémiques.

Pourtant, le conflit irano-israélien ne constitue nullement une crise périphérique pour les intérêts chinois. Il affecte trois axes structurants de la stratégie globale de Pékin :

  • La sécurité énergétique : la Chine, premier importateur mondial de pétrole brut depuis 2017, n’a pas réussi à réduire sa dépendance aux importations en provenance du Moyen-Orient. La zone lui fournit près de la moitié des 11 millions de barils de pétrole par jour qu’elle importe aujourd’hui. Ainsi, une aggravation du conflit ou son extension au détroit d’Ormuz ou dans les zones de transit du Golfe menacerait la continuité de ses approvisionnements, avec des conséquences économiques immédiates, alors que sa situation interne dans ce domaine est déjà problématique.

  • La stabilité des corridors de la BRI : les principaux tracés des nouvelles Routes de la soie (Belt and Road Initiative, BRI), terrestres (par l’Iran, le Pakistan, l’Asie centrale) ou maritimes (par la mer Rouge et le canal de Suez), traversent des zones potentiellement touchées par le conflit. L’extension de la guerre toucherait non seulement la sécurisation de ces routes, mais aussi la rentabilité des investissements et la crédibilité des engagements pris auprès des partenaires régionaux.

  • La réputation internationale de la Chine comme puissance responsable : en prétendant incarner une alternative à l’unilatéralisme des États-Unis, le gouvernement chinois est naturellement scruté quant à sa capacité à limiter, contenir ou résoudre les conflits. Son inaction et son silence prolongés face à des crises majeures pourraient ternir l’image qu’il cherche à projeter : celle d’un acteur global constructif, promoteur du multilatéralisme et du dialogue, et porter ainsi atteinte à sa crédibilité.

La prudence chinoise peut s’expliquer par la complexité de ses relations avec les deux protagonistes du conflit. D’un côté, la RPC entretient un partenariat stratégique approfondi avec l’Iran, notamment dans les domaines énergétique, sécuritaire et diplomatique. De l’autre, elle bénéficie d’une coopération technologique de haut niveau avec Israël, cruciale pour sa stratégie d’autonomie industrielle et sa compétition avec les États-Unis.

Dans ce contexte, il serait risqué pour la Chine de privilégier l’un au détriment de l’autre. Cette position intermédiaire la pousse à adopter une diplomatie d’équilibriste, marquée par l’absence de médiation directe ou d’initiative publique, de peur d’altérer ses intérêts de part et d’autre.

Pékin avance donc avec la plus grande prudence, soucieuse de préserver un équilibre fragile entre deux partenaires que tout oppose.

Le précédent irano-saoudien : un tournant diplomatique ou une exception conjoncturelle ?

La réconciliation historique entre l’Arabie saoudite et l’Iran, conclue à Pékin en mars 2023, a marqué un tournant pour la diplomatie chinoise au Moyen-Orient. Pour la première fois, la Chine ne se limitait plus à son rôle d’investisseur majeur ou de partenaire commercial discret : elle endossait celui de médiateur, capable de réunir deux puissances rivales autour d’un langage commun : non-ingérence, dialogue, respect mutuel.

Spectaculaire et habilement mise en scène, cette séquence a nourri l’idée d’un basculement stratégique : celui d’une Chine qui ne se contentait plus d’observer, mais qui commençait à agir en puissance stabilisatrice, à l’heure où les États-Unis semblaient décrocher.

Mais cette « réussite », aussi saluée soit-elle, reste aujourd’hui l’exception plutôt que la norme. Elle a été rendue possible par un alignement rare de facteurs favorables : une lassitude croissante des deux camps, usés par des années de rivalité indirecte aux conséquences de plus en plus coûteuses – au Yémen, au Liban, à Bahreïn. Et, plus largement, un vide relatif laissé par le désengagement américain, dont la Chine a pu profiter, en s’appuyant sur un processus de rapprochement Riyad-Téhéran très avancé et le travail majeur déjà réalisé par les médiateurs régionaux comme Oman ou l’Irak. Pékin n’a au final joué qu’un rôle marginal, offrant surtout un lieu pour orchestrer la conclusion de l’accord.

Le pari du silence : une puissance mondiale peut-elle rester à l’écart ?

Au‑delà de la gestion immédiate des tensions, le face‑à‑face Iran–Israël pose à Pékin une question plus fondamentale : la Chine est‑elle prête à endosser le rôle d’une puissance normative – capable de proposer une architecture de sécurité, de trancher dans les crises asymétriques, et de réguler l’ordre international – ou préfère‑t‑elle demeurer une « puissance d’infrastructure » dont l’influence repose surtout sur le commerce et l’investissement, sans véritable socle politique ?

Cette posture du silence maîtrisé atteint aujourd’hui ses limites. Elle suscite une série de paradoxes. Sur le plan géopolitique, le refus d’assumer un rôle plus affirmé dans les zones de crise pourrait entamer les prétentions chinoises à un leadership global. Sur le plan normatif, l’absence de condamnation claire face à certaines formes de violence – en particulier les bombardements indiscriminés – alimente un sentiment d’ambiguïté dans le monde arabe. Enfin, sur le plan stratégique, la volonté de ménager simultanément des partenaires aux intérêts irréconciliables, comme l’Iran et Israël, pourrait finir par aliéner les deux.

La véritable question, dès lors, n’est pas tant de savoir si la Chine peut rester silencieuse, mais combien de temps encore ce silence pourra être interprété comme diplomatie « d’intelligence », et non comme un signe d’impuissance stratégique.

La ligne est-elle occupée ou coupée ?

Alors, « Allô… la Chine ? » Est-ce un silence tactique, un calcul à long terme, ou un aveu des limites de sa diplomatie et de sa puissance ? Probablement un peu des trois.

La Chine parle, mais à sa manière : par le commerce et par les infrastructures. Le silence, jusqu’à présent, a été dans son intérêt, mais dans un monde où la parole est une arme de positionnement, ce silence peut aussi devenir une forme de message ambigu, voire risqué.

Pour Pékin, le Moyen-Orient est peut-être encore un théâtre secondaire. Mais pour beaucoup de pays de la région, la question reste entière : la Chine peut-elle réellement être un partenaire de paix… si elle se tait quand tout brûle ?

The Conversation

Nadine Loutfi travaille au Centre Public d’Action Sociale à Etterbeek (Bruxelles). Elle est membre des centres de recherches REPI, EASt et OMAM, dans le cadre de son doctorat en Relations Internationales à l’Université Libre de Bruxelles.

ref. Allô… la Chine ? Entre silence stratégique et ambitions globales, que peut faire Pékin dans un Moyen-Orient en feu ? – https://theconversation.com/allo-la-chine-entre-silence-strategique-et-ambitions-globales-que-peut-faire-pekin-dans-un-moyen-orient-en-feu-260943

Pourquoi les nazis ont volé un fragment de la tapisserie de Bayeux

Source: The Conversation – in French – By Millie Horton-Insch, Postdoctoral Research Fellow, History of Art Department, Trinity College Dublin

L’obsession des nazis pour l’art européen n’était pas un simple goût esthétique : elle constituait une pièce maîtresse du régime génocidaire d’Hitler et de son aspiration à la domination mondiale. La découverte d’un fragment de la tapisserie de Bayeux dans des archives allemandes en est une preuve supplémentaire.


Ce mois-ci, l’annonce de l’exposition au British Museum, en 2026, de la tapisserie de Bayeux – l’épopée brodée du XIe siècle représentant la conquête de l’Angleterre par Guillaume le Conquérant en 1066 – a suscité un grand enthousiasme. Mais la tapisserie avait déjà fait parler d’elle plus tôt cette année, dans une relative indifférence.

En mars, on apprenait qu’un fragment de la tapisserie de Bayeux avait été découvert en Allemagne, dans les archives de l’État du Schleswig-Holstein. Pour comprendre comment ce fragment a pu s’y retrouver, il faut se pencher sur un épisode aussi troublant que méconnu de l’histoire de la tapisserie : l’opération spéciale Bayeux (Sonderauftrag Bayeux), un projet mené par l’Ahnenerbe, l’institut de recherche historique rattaché aux SS.

On a souvent noté que l’art occupait une place démesurée dans les préoccupations des nazis. Leur manipulation de la culture visuelle et matérielle doit être comprise comme une composante essentielle du régime génocidaire d’Hitler et de son ambition de domination mondiale.

Mythologies « aryennes »

L’Ahnenerbe, placé sous l’autorité suprême de Heinrich Himmler, avait pour mission d’élaborer et de diffuser des récits historiques soutenant la mythologie centrale du régime nazi : la « supériorité de la race aryenne ». Dans ce but, il supervisait des recherches prétendant s’appuyer sur des méthodes scientifiques irréfutables.

Mais il est établi de longue date que ces projets manipulaient délibérément les sources historiques afin de construire des récits fabriqués, servant à justifier des idéologies racistes. Pour ce faire, de nombreuses expéditions scientifiques furent organisées. Des chercheurs sillonnèrent le monde à la recherche d’objets pouvant faire office de monuments aux mythologies « aryennes ». L’opération spéciale Bayeux s’inscrivait dans cette logique.

L’intérêt des nazis pour la tapisserie de Bayeux peut surprendre les Britanniques, pour qui elle symbolise un moment fondateur de l’histoire nationale. Pourtant, de la même manière que des responsables politiques britanniques contemporains n’ont pas hésité à s’en emparer pour servir leurs agendas, l’Ahnenerbe s’en saisit.

La prétendue supériorité des Normands

Le projet Sonderauftrag Bayeux visait à produire une étude en plusieurs volumes qui présenterait la tapisserie comme intrinsèquement scandinave. L’objectif était de la brandir comme une preuve de supériorité des Normands du haut Moyen Âge, que l’Ahnenerbe revendiquait comme les ancêtres des « Aryens » allemands modernes, descendants des vikings d’Europe du Nord.

Dès juin 1941, le projet est lancé sérieusement. Parmi les membres envoyés en Normandie pour étudier la tapisserie sur place figurait Karl Schlabow, expert textile et directeur de l’Institut du costume germanique à Neumünster, en Allemagne. Il passa deux semaines à Bayeux et, à la fin de son séjour, il emporta en Allemagne un fragment du tissu de doublure de la tapisserie.

Bien que des premières sources ont suggéré que Schlabow aurait prélevé ce fragment plus tard, lorsque la tapisserie fut transférée par les nazis à Paris, il est plus probable qu’il l’ait fait en juin 1941, alors qu’il se trouvait encore à Bayeux avec les autres membres du projet.

Dans un croquis réalisé pendant cette visite par Herbert Jeschke – artiste chargé de produire une reproduction peinte de la tapisserie –, on voit Jeschke, Schlabow et le directeur du projet, Herbert Jankuhn, penchés sur la tapisserie. Le dessin est accompagné du titre enthousiaste « Die Tappiserie ! », comme un cri de joie devant le privilège d’étudier de si près ce chef-d’œuvre médiéval.

L’Ahnenerbe et le nazisme

Pour intégrer l’Ahnenerbe, Schlabow, comme les autres membres du projet, fut enrôlé dans les SS. Il portait le grade de SS-Unterscharführer, équivalent approximatif de sergent dans l’armée française. Après la guerre, beaucoup de membres de l’Ahnenerbe nièrent toute adhésion aux idées nazies.

Mais des documents saisis par les services de renseignement américains à la fin du conflit montrent qu’on pouvait être refusé à l’Ahnenerbe, par exemple, si l’on avait eu des amis juifs ou exprimé des idées communistes. Il fallait donc, au minimum, afficher son adhésion aux principes du nazisme pour être accepté dans ses rangs.

Il reste difficile de savoir exactement ce que les membres de l’Ahnenerbe espéraient découvrir ou prouver à travers cette étude de la tapisserie. Il semble que le simple fait d’organiser une étude illustrée et d’envoyer des chercheurs examiner l’objet original suffisait à s’en approprier symboliquement la valeur historique, comme un monument de l’héritage aryen. L’influence supposée des styles scandinaves dans les motifs de la tapisserie devait être au cœur de leurs conclusions – mais le projet ne fut jamais achevé en raison de la défaite allemande.

Comme beaucoup de membres de l’Ahnenerbe, Schlabow reprit ses recherches après la guerre, cette fois au musée d’État du Schleswig-Holstein, au château de Gottorf.

Un fragment symbolique

La redécouverte, même d’un infime fragment, d’un tel objet médiéval reste un événement exceptionnel. Mais il est essentiel de replacer cette trouvaille dans le contexte de son prélèvement. Il n’est pas surprenant que Schlabow se soit senti légitime à voler ce morceau de tapisserie : le régime auquel il appartenait considérait cet objet comme faisant partie de son héritage, un droit de naissance d’« Aryen allemand ».

Cette découverte nous rappelle opportunément que le passé est plus proche qu’on ne le pense, et qu’il reste encore beaucoup à faire pour éclairer les zones d’ombre laissées par les pratiques idéologiques du passé. Le fragment retrouvé est actuellement exposé au Schleswig-Holstein, mais il rejoindra le Musée de la Tapisserie de Bayeux en Normandie lors de sa réouverture en 2027, où les deux parties seront réunies pour la première fois depuis 1941.

The Conversation

Millie Horton-Insch a reçu des financements de la Leverhulme Trust.

ref. Pourquoi les nazis ont volé un fragment de la tapisserie de Bayeux – https://theconversation.com/pourquoi-les-nazis-ont-vole-un-fragment-de-la-tapisserie-de-bayeux-261577

À l’âge des crises, ce que nous dit encore Engels

Source: The Conversation – in French – By Victor Bianchini, Maître de conférences en sciences économiques, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Face aux crises, le capitalisme ne fait pas que trébucher : il échoue à les penser. C’est ce que Friedrich Engels montre, en 1878, dans la Révolution de la science par Monsieur Eugen Dühring, ou Anti-Dühring, publié dix ans après le premier volume du Capital de Karl Marx, en dénonçant l’incapacité structurelle du capitalisme à comprendre ses propres contradictions. Une critique plus que jamais d’actualité.


Crise écologique sans précédent, endettement généralisé, précarisation de masse, perte de sens au travail, montée des autoritarismes, à mesure que les crises éclatent au grand jour, les contradictions du capitalisme apparaissent indéniables.

Une question centrale dans la tradition marxienne reste rarement posée : un système fondé sur l’appropriation exclusive des moyens de production, sur l’exploitation du travail salarié et sur l’accumulation du profit peut-il reconnaître, ou même affronter, les contradictions qu’il engendre ? Si tel n’est pas le cas, comment comprendre alors la persistance, voire l’aggravation, de ses déséquilibres ?

Essai Anti-Dühring

Friedrich Engels et né le 28 novembre 1820 à Barmen (Rhénanie) et décédé le 5 août 1895 à Londres.
Wikimediacommons

Ce n’est pas Karl Marx, mais son plus proche collaborateur, Friedrich Engels, qui affronte cette problématique dans la Révolution de la science par Monsieur Eugen Dühring (Anti-Dühring). Celui-ci est publié d’abord par fragments en 1877, puis sous forme de livre en 1878. Engels y répond à Eugen Dühring, auteur en vogue dans la social-démocratie allemande, qui prétendait fonder un système intégral, de la science à la morale, jusqu’au socialisme, sur des principes universels.

Ce n’est pas l’ambition du projet que critique Engels, mais sa méthode : une pensée abstraite, déconnectée du réel, incapable de saisir les contradictions internes du capitalisme.

Car ce système ne connaît pas de crises qui lui viendraient de l’extérieur ; il produit lui-même ses déséquilibres, du fait même de son fonctionnement. À cette logique aveugle, Engels oppose une approche dialectique, ancrée dans l’histoire, les rapports sociaux et les conflits de classe.

Anti-Dühring n’est pas un simple pamphlet. Derrière la réfutation polémique, Engels y développe une synthèse théorique ambitieuse – de la philosophie à l’économie politique – qui jette les bases d’une conception matérialiste et scientifique du socialisme. Ce cadre d’analyse sera systématisé dans une version abrégée, publiée en 1880 sous le titre désormais classique, Socialisme utopique et socialisme scientifique, rapidement devenu un texte de référence pour les mouvements ouvriers européens.

Loin d’un système clos, Engels propose une lecture dynamique de l’histoire, où les crises révèlent les contradictions d’un ordre économique fondamentalement instable. Dans un monde confronté à une crise multiple de grande ampleur, relire Engels ne relève pas d’un simple exercice académique ; c’est une manière de retrouver une pensée systémique, capable d’articuler les discordances du présent à leur logique historique, et d’interroger la capacité réelle du capitalisme à en sortir.

Crise économique

Pour Engels, l’une des impasses majeures du capitalisme est d’ordre économique. Contrairement à l’idée que les crises seraient de simples accidents passagers, Anti-Dühring montre que le système porte en lui sa propre instabilité. Ce n’est pas la pénurie, mais l’abondance elle-même qui provoque les blocages. Le capitalisme produit trop, du moins, trop pour être vendu avec profit.

Premier article sur Anti-Dühring dans le Vorwärts, journal du Parti social-démocrate des travailleurs d’Allemagne, du 3 janvier 1877.
Wikimediacommons

Ce paradoxe – une surproduction dans un monde de besoins insatisfaits – résulte d’une contradiction structurelle. La production, non planifiée, guidée par la concurrence et la recherche du profit, devient aveugle à la demande sociale. Les marchandises s’accumulent sans trouver preneur, déclenchant périodiquement des crises.

« Le commerce s’arrête, les marchés sont encombrés, les produits sont là aussi en quantités aussi massives qu’ils sont invendables, l’argent comptant devient invisible, le crédit disparaît, les fabriques s’arrêtent, les masses travailleuses manquent de moyens de subsistance pour avoir produit trop de moyens de subsistance, les faillites succèdent aux faillites, les ventes forcées aux ventes forcées. »

Engels ne formule pas la loi de la baisse tendancielle du taux de profit, que Marx élaborera plus tard dans le livre III du Capital. Il en pressent la logique sous-jacente : l’accumulation capitaliste tend à rendre de plus en plus difficile la valorisation du capital. À mesure que la productivité augmente, les débouchés ne suivent pas, et le profit, moteur du système, devient lui-même un facteur de déséquilibre. Le mode de production entre alors en conflit avec l’échange.

La société ne règle pas sa production selon ses besoins, résume Engels. Tant que le profit reste la boussole, les déséquilibres ne sont pas des anomalies, mais des secousses régulières d’un système instable.

Crise sociale

Une autre impasse majeure du capitalisme, selon Friedrich Engels, est sociale. Le système ne se contente pas de produire des inégalités, il les organise et les reproduit. Dans Anti-Dühring, Engels rappelle que le capitalisme repose sur une division fondamentale : une minorité détient les moyens de production, tandis que la majorité ne possède que sa force de travail.

Le travail salarié génère une richesse dont seule une fraction revient au producteur. L’essentiel est capté par le capital, sous forme de profit, d’une ponction permanente qui alimente l’accumulation. Dans ce cadre, l’inégalité n’est pas une anomalie, mais une condition de fonctionnement.

L’exploitation dépasse pourtant le seul champ économique. Elle s’inscrit dans l’expérience du travail lui-même : dépossession du produit, du temps, de l’autonomie. La machine, loin de libérer, intensifie encore cette aliénation. Le travail devient simple dépense de force, privé de maîtrise et de sens.

Panneau du livre Bullshitjobs
« Dans la société moderne, beaucoup d’employés consacrent leur vie à des tâches inutiles et vides de sens. C’est ce que David Graeber appelle les bullshit jobs (jobs à la con). » (2018).
Hamdi Bendali/Shutterstock

Si Engels l’analyse dans le cadre de l’industrie du XIXe siècle, cette dépossession trouve des échos frappants dans des critiques contemporaines. David Graeber, dans Bullshit Jobs, décrit une absurdité vécue par de nombreux salariés modernes : enfermés dans des tâches ressenties comme inutiles, sans finalité sociale identifiable, ils perdent le sens même de leur activité. Une autre forme d’aliénation, sans chaînes ni usines, mais tout aussi destructrice. Ce système justifie ses effets au nom du mérite ; chacun serait responsable de sa place.

Engels démonte cette fiction idéologique avec vigueur. La pauvreté n’est pas un échec individuel, mais le produit d’un ordre social qui fabrique la subordination. Selon lui, il faut abolir la propriété privée des moyens de production, dépasser le salariat, et réorganiser le travail sur une base collective. L’émancipation ne relève pas d’un ajustement, elle exige une autre logique sociale.

En spécialisant les tâches, on finit par fragmenter l’être humain lui-même. Le perfectionnement d’une seule compétence se paie alors d’un prix élevé : l’appauvrissement de l’ensemble des capacités physiques et intellectuelles. Engels souligne avec ironie que même les classes dirigeantes ne sont pas indemnes des effets mutilants de la division du travail :

« Et ce ne sont pas seulement les ouvriers, mais aussi les classes qui exploitent directement ou indirectement les ouvriers, que la division du travail asservit à l’instrument de leur activité ; le bourgeois à l’esprit en friche est asservi à son propre capital et à sa propre rage de profit ; le juriste à ses idées ossifiées du droit, qui le dominent comme une puissance indépendante ; les “classes cultivées”, en général, à une foule de préjugés locaux et de petitesses, à leur propre myopie physique et intellectuelle, à leur mutilation par une éducation adaptée à une spécialité et par leur enchaînement à vie à cette spécialité même – cette spécialité fût-elle le pur farniente. »

Crise politique

Pour Engels, le capitalisme ne se contente pas de produire des déséquilibres économiques et sociaux : il organise les formes du pouvoir appelées à les contenir. Dans Anti-Dühring, il montre que l’État moderne n’est pas un arbitre neutre, mais l’instrument d’une classe dominante. Né de la division de la société en classes, il est chargé de maintenir un ordre fondé sur l’appropriation exclusive des moyens de production et l’exploitation.

« La société se divise en classes privilégiées et en classes désavantagées, exploiteuses et exploitées, dominantes et dominées, et l’État auquel les groupes naturels de communautés d’une même tribu avaient abouti dans leur évolution, simplement, au début, afin de veiller à leurs intérêts communs […] et pour assurer leur défense contre l’extérieur, a désormais tout autant pour fin de maintenir par la violence les conditions de vie et de domination de la classe dominante contre la classe dominée. »

À mesure que les contradictions du capitalisme s’approfondissent, la puissance publique se centralise, le droit devient un masque idéologique, et la coercition se rationalise. Loin de résoudre les conflits, l’État les gère, souvent en les dissimulant. Ce que le capitalisme ne peut stabiliser économiquement, il le pacifie politiquement, au prix d’une dépossession démocratique croissante.

Engels nous rappelle que la démocratie représentative, lorsqu’elle laisse intacte l’architecture économique du pouvoir, risque de masquer plus qu’elle ne libère. Elle offre l’apparence de la souveraineté sans la capacité de transformer les rapports sociaux.

Crise écologique

Engels n’utilise pas le terme d’« écologie » au sens contemporain, mais il développe une pensée dans laquelle l’activité de production est inséparable des processus naturels. Dans Anti-Dühring, il défend une conception matérialiste et dialectique de la nature, opposée aux abstractions idéalistes, et insiste sur l’intégration des sociétés dans l’ordre naturel.

« [L’]homme est lui-même un produit de la nature, qui s’est développé dans et avec son milieu ; d’où il résulte naturellement que les productions du cerveau humain, qui en dernière analyse sont aussi des produits de la nature, ne sont pas en contradiction, mais en conformité avec l’ensemble de la nature. »

Cette réflexion se prolonge dans ses manuscrits inachevés, publiés après sa mort sous le titre la Dialectique de la nature. Il y montre que toute activité économique repose sur un échange constant de matière et d’énergie avec la nature. C’est dans ce cadre qu’il emploie la notion de « métabolisme » entre les sociétés humaines et la nature, pour désigner ce lien matériel entre société et environnement.

Cette idée est également présente chez Marx, notamment dans le livre I du Capital. Marx décrit comment l’agriculture capitaliste engendre une rupture du métabolisme entre les dynamiques productives et la terre. L’extraction intensive des éléments nutritifs du sol, sans restitution adéquate, détruit l’équilibre écologique entre ville et campagne.

Cette intuition est aujourd’hui redéployée dans les analyses de la « rupture métabolique », ou metabolic rift. Elle est portée par la tradition éco-marxiste contemporaine, de John Bellamy Foster à Andreas Malm, en passant par Paul Burkett ou Kohei Saito.

Engels n’appelle pas à revenir en arrière, mais à penser autrement. La solution ne viendra pas d’un capitalisme « vert », car c’est la logique même du profit qui rend aveugle aux limites écologiques. Il faut une production consciente, organisée selon les besoins humains, et non contre les lois de la nature. Non pour dominer, mais pour coexister.

Penser les crises, ou penser contre le capitalisme

Ce qu’Engels montre dans Anti-Dühring, c’est que le capitalisme ne fait pas qu’échouer à résoudre les crises. Il échoue à les penser. Non pas par négligence, mais parce que le mode de pensée qu’il promeut l’en rend incapable. Il les traite comme des anomalies extérieures, jamais comme des expressions de ses contradictions internes.

Cette cécité n’est pas un défaut contingent, mais une nécessité structurelle : elle repose sur une pensée fragmentaire qui refuse de relier les phénomènes à leurs causes historiques et sociales.

Engels oppose à cette cécité une pensée capable de relier les faits à leurs causes profondes : une approche dialectique et matérialiste, attentive aux conflits structurels qui traversent la société. La crise n’est pas pour lui un simple dysfonctionnement temporaire, mais un moment de vérité, où les contradictions du système deviennent visibles – et potentiellement transformables.

Si les crises s’intensifient, c’est peut-être qu’il ne suffit plus de les contenir. Il faut les penser. Relire Engels, ce n’est pas revenir en arrière : c’est rouvrir un chemin critique, capable d’articuler les déséquilibres du présent pour en faire les leviers d’une transformation en profondeur.

The Conversation

Victor Bianchini ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. À l’âge des crises, ce que nous dit encore Engels – https://theconversation.com/a-lage-des-crises-ce-que-nous-dit-encore-engels-259322

La spiritualité a sa place dans les soins de santé. Voici pourquoi

Source: The Conversation – in French – By Marck Pépin, Doctorant en anthropologie, Université Laval

Différentes épreuves, comme le deuil et la maladie, peuvent laisser les individus démunis. Les intervenants en soins spirituels ont pour objectif d’accompagner ces personnes afin de leur apporter un support. (Shutterstock)

La profession d’accompagnants spirituels a vécu de profondes et radicales transformations, en particulier depuis les années 1960. Cette métamorphose, de pair avec les transformations sociales du Québec, a exigé une redéfinition et une explicitation du rôle de ceux et celles qui, depuis 2011, se nomment les « intervenants en soins spirituels (ISS) ».

Au Québec, la formation professionnelle passe par des études universitaires de 2e cycle, avec des programmes spécialisés ancrés dans les réalités du terrain. Une certification de niveau nationale est également recommandée.

Au cours de leur formation, les futurs ISS assimilent la tâche délicate, originale, mais essentielle, d’accompagner spirituellement les personnes malades ou accidentées. Les ISS sont sollicités par les équipes de soins, par les usagers ou par leur famille. Face à une maladie grave ou aux conséquences d’un accident, certains des éléments sur lesquels se construit notre existence (valeurs, convictions, buts, perception du monde, de soi ou de ce qui nous dépasse) se trouvent autant sollicités que bousculés, bouleversés, parfois dévastés. Les ISS accompagnent justement ces dimensions essentielles de chaque personne.

Certaines personnes malades, mais aussi celles qui les soignent, peuvent se trouver confrontées à des situations ou des questionnements qui leur occasionnent de la souffrance morale, voire de la détresse spirituelle. L’incompréhension face à l’absurdité de la souffrance, face à la mort d’un enfant, ou encore face à l’injustice ressentie par rapport à une maladie peut mettre à l’épreuve l’équilibre spirituel chez ces personnes.

À l’inverse, la spiritualité de chacune et chacun peut offrir des ressources uniques pour traverser les moments difficiles. Voilà pourquoi un accompagnement spirituel compétent devient crucial dans de tels moments.


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Vous avez dit « spiritualité » ?

Dans un Québec devenu laïque, les profondes mutations du rapport à la religion ont souvent contribué à une perception parfois biaisée de la spiritualité, la confondant avec le religieux, ou occultant sa dimension existentielle et relationnelle.

Or la spiritualité est une dimension dynamique de l’existence humaine, distincte du religieux. La spiritualité se manifeste par une quête de sens, de but et de transcendance. Elle s’exprime et se vit de manière subjective, à travers les relations à soi, aux autres, à la nature et au sacré. La spiritualité se reconnaît dans son dynamisme relationnel et existentiel, influençant la manière d’habiter le monde et de donner sens à l’expérience humaine.

Une femme pratique la méditation dans une forêt
La spiritualité peut se manifester de diverses manières, en fonction de la quête personnelle de chacun.
(Shutterstock)

Certaines personnes trouvent dans le religieux un espace communautaire qui nourrit leur quête de sens. Et c’est donc dans le religieux que s’exprime et se déploie pour eux la vie spirituelle. D’autres trouveront des ressources spirituelles dans des sagesses séculaires, des approches philosophiques, des pratiques corporelles ou rituelles, etc.

Les ISS sont habilités à reconnaître le profil spirituel des personnes accompagnées et faciliter l’actualisation des ressources qui contribuent au sens, au but et à la transcendance de sa vie.

Comment les ISS accompagnent-ils les personnes dans leur spiritualité ?

L’originalité du travail des ISS réside dans son approche profondément humaine et personnalisée : ils interviennent, non pas « sur », mais « avec » la personne et selon la personne.

Plutôt que de travailler à partir d’un cadre de références prédéfinies, les ISS se rendent attentifs et présents à l’autre qui vit des pertes, des doutes, un mal-être en s’adaptant aux ressources intérieures de chacun. Ils favorisent ainsi un cheminement personnel où l’individu peut retrouver lui-même son chemin spirituel.

Aux personnes malades ou endeuillées, à leurs proches et au personnel soignant, l’ISS offre une écoute singulière, un espace où exprimer ce qui a le plus de valeur, ou ce qui est souffrant. Plus qu’un soutien, il est aussi un auxiliaire entre la vie et la mort, un guide dans la quête de sens face à l’incompréhensible et à la souffrance.

Par leur posture d’intermédiaire, les ISS, avec les autres intervenants psychosociaux, jouent un rôle central de médiateur entre la personne malade ou endeuillée, ses proches et l’équipe soignante. Témoins des tensions familiales, ils facilitent le dialogue et contribuent à la résolution des conflits. Ils veillent à préserver un espace d’écoute et de respect.

Leur médiation s’étend également au personnel soignant, dont les avis, les convictions et le regard sur la situation peuvent parfois diverger de l’expérience vécue du patient ou de ses proches. En informant et en conciliant ces différentes perspectives, les ISS assurent une présence apaisante, favorisant une communication harmonieuse dans des contextes souvent marqués par la vulnérabilité et l’incertitude.

Les ISS accompagnent les personnes endeuillées au-delà de leur douleur, les aidant à puiser en elles la force spirituelle de traverser l’épreuve. Ils facilitent l’émergence des ressources spirituelles et renforcent l’identité de la personne accompagnée en s’adaptant à ce qui fait sens pour elle et pour son entourage.

Cette approche repose sur une grande flexibilité dans la posture de l’intervenant, qui tient compte de la diversité des expériences, des réalités et des perspectives sociales, culturelles et spirituelles. Les ISS accompagnent sans imposer, et laissent ainsi place à la réinvention possible des croyances et de la spiritualité.

De la posture à l’acte : comment opèrent ces spécialistes de la spiritualité ?

Se démarquant de l’exercice coutumier des professionnelles de santé, l’intervention en soins spirituels repose avant tout sur l’« être » plutôt que sur le « faire ». Le processus relationnel propre à cette intervention évolue au fil des interactions, nourri par la posture propre des ISS, inscrite dans la compassion, l’attention et la bienveillance.

Des gens assis en rond se tiennent la main
Pour certaines, la spiritualité en passe par un sentiment de communauté. Pour d’autres, elle est quelque chose de résolument personnel. Peu importe les besoins des patients, les intervenants en soins spirituels cherchent à les accompagner, plutôt qu’à s’imposer.
(Shutterstock)

L’accompagnement prend diverses formes, notamment par des rituels et des activités adaptées aux besoins spirituels et symboliques de la personne et de son entourage. Ces pratiques, qu’elles soient laïques (humanistes) ou religieuses, permettent d’apporter du réconfort, de structurer l’expérience et d’offrir un espace de communion chaleureuse.

Les organisations peuvent-elles se passer de spiritualité ?

Les recherches sur l’impact de la spiritualité dans les pratiques de soins à partir d’un modèle holistique qui intègre le spirituel au biopsychosocial sont abondantes et concluantes. Elles reconnaissent la spiritualité comme composante fondamentale du mieux-être de la personne, tant chez les personnes malades qu’auprès des membres de leur famille.

L’intégration compétente du spirituel dans les pratiques de soins s’avère d’autant plus crucial dans un système de santé qui « vit une crise » marquée par de profondes et multiples pressions systémiques, se manifestant notamment par la détresse morale des professionnels de santé, leur épuisement et les répercussions psychologiques liées aux deuils vécus. Des études montrent également que la dimension spirituelle contribue aussi au mieux-être des professionnels confrontés à des contextes exigeants.

La reconnaissance tardive des intervenants en soin spirituel (ISS) en milieu de santé ne cesse d’étonner alors que les professionnels de la santé prennent progressivement conscience de l’importance du spirituel dans les pratiques de soins. L’un des freins à cette pleine intégration de professionnels du spirituel semble résider dans la difficulté des milieux de santé à intégrer une approche fondée sur la présence et le sens, pourtant essentielle pour accompagner les usagers au-delà des seules logiques médicales.

Les ISS guident sans diriger, soutiennent sans prescrire, et accompagnent la personne endeuillée dans une quête de sens qui dépasse la seule perte. Leur rôle, empreint d’une profonde humanité, s’inscrit dans une dynamique relationnelle où chaque échange contribue à tisser un chemin de résilience et de transformation.

Parce qu’elle soutient la traversée de l’expérience de la maladie, du deuil, de la perte et de la détresse, la spiritualité devrait imposer sa place dans les institutions de santé. Face à la souffrance, elle éclaire, ouvre un espace d’expression de la quête de sens et de l’actualisation de soi.

La Conversation Canada

Audrey Simard est membre de l’Ordre des travailleurs sociaux et thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec. Elle a obtenu la Bourse d’études supérieures du Canada au niveau de la maîtrise (BESC M) octroyée par le Conseil de recherches en
sciences humaines. Elle est intervenante pour l’organisme Albatros Capitale-Nationale et auxiliaire d’enseignement et de recherche à l’Université Laval.

Chantal Verdon est professeure titulaire de l’Université du Québec en Outaouais au département des sciences infirmières et membre de l’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec. Elle est cochercheuse dans le projet Partenariat Spiritualité qui a reçu un financement du Conseil de recherche en sciences humaines – engagement partenarial.

Elaine Champagne est titulaire de la Chaire Religion, spiritualité et santé, Université Laval.
Elle a obtenu du subvention d’engagement partenarial du CRSH (chercheure principale) pour le projet Partenariat Spiritualité: Partenariat pratique/recherche pour mieux soutenir les interventions spirituelles en contexte de deuil.

Marck Pépin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. La spiritualité a sa place dans les soins de santé. Voici pourquoi – https://theconversation.com/la-spiritualite-a-sa-place-dans-les-soins-de-sante-voici-pourquoi-254880

En ces temps incertains, trois stratégies pour mieux maîtriser vos finances

Source: The Conversation – in French – By Omar H. Fares, Assistant Professor, Faculty of Business, University of New Brunswick

Les consommateurs canadiens semblent passer d’une inquiétude économique passagère à un sentiment de précarité financière plus durable, qui commence à modifier en profondeur leurs habitudes de vie.

Ils retardent les achats importants et expriment une lassitude croissante envers les services par abonnement. Une enquête récente a révélé que 70 % des Canadiens repoussent des décisions majeures, y compris l’achat d’une maison et la planification familiale, en raison de l’incertitude économique persistante.

Cette inquiétude se reflète désormais dans le moral général. La dernière enquête de la Banque du Canada sur les attentes des consommateurs a révélé une forte hausse du pessimisme économique. Environ deux tiers des Canadiens anticipent maintenant une récession dans l’année, contre 47 % à la fin de 2024.

Les inquiétudes concernent la sécurité de l’emploi, le remboursement des dettes et l’accès au crédit augmentent également. Pour la première fois depuis début 2024, davantage de consommateurs déclarent réduire leurs dépenses. Les intentions d’achat de logement diminuent, en particulier chez ceux qui s’attendent à un ralentissement. Une part croissante des détenteurs de prêts hypothécaires prévoient de réduire leurs dépenses en prévision de l’augmentation des paiements de renouvellement.

Les Canadiens ne réagissent plus seulement à l’inflation ou aux taux d’intérêt : ils s’ajustent à l’idée que l’incertitude financière fait désormais partie du quotidien.

Pourquoi cette incertitude semble différente

Si le lien entre l’incertitude économique et la baisse des dépenses est bien documenté, la conjoncture actuelle se distingue par la convergence de plusieurs facteurs de stress auxquelles sont confrontés les consommateurs : un marché de l’emploi difficile, en particulier pour les jeunes, des inquiétudes liées aux effets perturbateurs de l’automatisation induite par l’IA, la menace de droits de douane imposés par les États-Unis, les conflits internationaux et l’augmentation du coût de la vie.

Dans ce contexte, le sentiment de précarité s’installe comme une réalité quotidienne, influençant la manière dont les gens planifient, dépensent et envisagent l’avenir.

Pour faire face à cette nouvelle réalité, nous devons nous doter d’outils et de réflexes qui peuvent nous aider à développer une stabilité financière, même en période d’incertitude.

Voici trois moyens fondés sur la recherche pour y parvenir.

1. Établissez un budget aligné sur vos valeurs

À l’heure où de nombreuses personnes ressentent une pression financière croissante, adopter une approche plus réfléchie et basée sur les valeurs en matière de finances personnelles, au-delà des méthodes traditionnelles de budgétisation, est essentiel. Si vous souhaitez mieux contrôler vos finances, il peut être utile de ne plus vous concentrer uniquement sur le suivi de vos dépenses, mais plutôt sur la manière dont vous dépensez votre argent.

Les recherches sur le comportement des consommateurs confirment ce changement de mentalité. La « comptabilité mentale », introduite par l’économiste Richard Thaler, montre que les individus répartissent naturellement leur argent en catégories symboliques telles que la stabilité, la famille ou l’apprentissage. Il ne s’agit plus simplement de réduire ses dépenses, mais de faire des choix financiers alignés sur ses priorités.

Des recherches montrent qu’en associant cette approche à des gestes simples – comme la définition d’objectifs précis et la mise en place de virements automatiques vers l’épargne ou les dépenses importantes –, on améliore sa capacité à faire des choix cohérents sur le long terme. L’idée n’est pas de tout comptabiliser au centime près, mais de faire en sorte que votre argent serve ce qui a du sens pour vous.

Étant donné que les valeurs ont tendance à guider la prise de décisions durables, un point de départ pratique consiste à identifier trois à cinq valeurs fondamentales, telles que la sécurité financière, le développement personnel ou le temps passé en famille. Ensuite, passez en revue vos transactions récentes et regroupez-les en fonction de la valeur qu’elles représentent. Cela permet de recadrer la budgétisation non plus comme une simple contrainte, mais comme un moyen d’évaluer si vos dépenses actuelles correspondent à ce que vous considérez comme le plus important.

À partir de là, attribuez un montant mensuel raisonnable à chaque catégorie en fonction de vos revenus et de vos obligations fixes. Vous n’avez pas besoin de suivre chaque détail, mais le fait d’avoir des repères basés sur vos valeurs vous donne une direction claire et vous aidera à faire de meilleurs choix au quotidien.

Renommer les catégories dans votre application ou votre feuille de calcul budgétaire est une autre approche importante. Par exemple, remplacer « dépenses discrétionnaires » par « temps en famille » ou « bien-être » peut renforcer le lien entre les dépenses et les valeurs. Mettez en place des virements automatiques qui reflètent vos objectifs ; cela peut inclure la création d’une réserve d’épargne, le financement des études ou la contribution à un compte d’investissement à faible risque. Automatiser ce processus peut vous aider à rester constant, même en période d’incertitude. L’automatisation permet de réduire la fatigue décisionnelle et favorise la cohérence.

2. Utilisez le pessimisme à votre avantage

S’il est tout à fait rationnel de reconnaître les risques économiques, la manière dont les gens y réagissent fait une différence considérable. Les psychologues ont étudié un état d’esprit appelé « pessimisme défensif », une stratégie qui consiste à anticiper les problèmes potentiels afin de planifier efficacement, plutôt que de se laisser submerger par l’incertitude.


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Contrairement à l’anxiété chronique ou à la peur, qui peuvent nuire à la prise de décision et conduire à de mauvais choix financiers et de consommation, le pessimisme défensif encourage les gens à adopter une approche plus mesurée et réfléchie. Il combine réalisme et préparation et aide les individus à rester concentrés et réactifs dans des conditions incertaines.

Les gens sont plus résilients lorsqu’ils se concentrent sur ce qui peut être changé. Concrètement, cela peut consister à acquérir une nouvelle compétence, à lancer un projet parallèle ou à renforcer son réseau personnel ou professionnel.

Pour appliquer le pessimisme défensif, commencez par identifier clairement ce qui pourrait mal tourner, puis définissez des mesures spécifiques pour faire face à ces éventualités. Divisez les tâches importantes en étapes plus petites et plus faciles à gérer, élaborez un plan de secours et réévaluez régulièrement vos progrès. Cette approche permet de rester concentré, de réduire les surprises et de transformer l’inquiétude en préparation.

Ces petites mesures proactives, accompagnées d’une réflexion personnelle approfondie, peuvent donner un sentiment d’autonomie qui contrebalancent le sentiment d’impuissance. Plutôt que d’ignorer les défis, le pessimisme défensif, associé à une réflexion constante, consiste à trouver des moyens de les contourner.

3. Adoptez une vision à long terme

Malgré l’incertitude actuelle, il reste très important de conserver une perspective financière à long terme. Les études montrent systématiquement que les personnes qui s’engagent dans une planification à long terme ont tendance à accumuler davantage de richesse au fil du temps.

La planification à long terme consiste à continuer à planifier des objectifs futurs tels que la retraite ou les études, même lorsque les délais doivent être modifiés en raison de circonstances changeantes.

L’un des plus grands défis de cette approche est connu sous le nom « d’effet de la grappe acide ». Il s’agit de la tendance qu’ont les gens à minimiser un objectif ou une récompense future après avoir connu des revers ou des échecs précoces.

Une étude réalisée en 2020 auprès de 1304 participants en Norvège et aux États-Unis a révélé que les revers peuvent amener les individus à se désengager de leurs objectifs. Les participants ont reçu des commentaires positifs ou négatifs sur une tâche initiale, puis ont été invités à prédire leur niveau de bonheur s’ils réussissaient lors d’une deuxième série.

Ceux qui avaient connu l’échec anticipaient beaucoup moins de bonheur en cas de réussite future. Lorsque tout le monde a finalement réussi, leur niveau de bonheur était le même, indépendamment des commentaires initiaux. Les revers peuvent amener les gens à dévaloriser leurs objectifs comme stratégie d’autoprotection. Cependant, les participants ayant une forte motivation à la réussite ne présentaient pas ce biais.

En d’autres termes, lorsque des déceptions à court terme sont interprétées comme des échecs, les gens risquent d’abandonner complètement leurs projets à long terme. Dans ces moments-là, la meilleure chose à faire est de rester cohérent et engagé, tout en restant suffisamment agile pour s’adapter si nécessaire.

La Conversation Canada

Omar H. Fares ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. En ces temps incertains, trois stratégies pour mieux maîtriser vos finances – https://theconversation.com/en-ces-temps-incertains-trois-strategies-pour-mieux-maitriser-vos-finances-261330

À bord de l’« Ocean Viking » (1) : paroles de personnes exilées secourues en mer

Source: The Conversation – France in French (3) – By Morgane Dujmovic, Chargée de recherche CNRS, Géographe et politiste spécialiste des frontières et migrations, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)

Atelier sur le pont de l’_Ocean Viking_.
Morgane Dujmovic, Fourni par l’auteur

Cet article est le premier d’une série en quatre volets consacrée à un travail de recherche mené à bord de l’Ocean Viking, navire de sauvetage de l’ONG SOS Méditerranée. Morgane Dujmovic, géographe et politiste, a recueilli les récits de 110 personnes secourues en Méditerranée centrale pour mieux comprendre leur parcours. Ce premier épisode revient sur la méthodologie employée. L’épisode 2 est ici. Une version immersive de cette série existe également.


« Nous étions prêts à sauter. Nous avions tellement peur que les Libyens arrivent ! »

Je lis ces mots d’un jeune homme syrien dans le tableau de données. Ils sont issus de l’étude que j’ai coordonnée, de l’été 2023 à l’été 2024, à bord de l’Ocean Viking, le navire civil de recherche et sauvetage en mer de SOS Méditerranée. Ces mots ne sont pas isolés. Parmi les 110 personnes rescapées qui se sont exprimées via l’enquête par questionnaire déployée à bord, près d’un tiers ont décrit une peur semblable à la vue d’un navire à l’horizon : non pas la peur du naufrage imminent ou de la noyade, mais celle d’être interceptées par les forces libyennes et renvoyées en Libye.



Ces mots résonnent avec ceux de Shakir, un Bangladais que j’ai connu sur l’OV (surnom donné à l’Ocean Viking) :

« Tes ateliers nous ont rafraîchi l’esprit. Depuis la Libye et la mer, nous nous sentions perdus. Maintenant, nous comprenons le chemin parcouru. »

Portrait de Shakir.
Morgane Dujmovic, Fourni par l’auteur

Sur le pont de l’OV et dans les containers servant d’abri jusqu’au débarquement en Italie, j’ai proposé des ateliers participatifs de cartographie sensible. Une soixantaine de personnes s’en sont emparées, en retraçant les étapes, les lieux et les temporalités de leurs voyages par des cartes dessinées. Si je développe des méthodes de recherche créatives et collaboratives pour encourager l’expression des savoirs qui se construisent en migration, je n’avais pas anticipé que ces gestes et tracés puissent aussi contribuer à « rafraîchir l’esprit », se réapproprier des repères ou valoriser « le chemin parcouru ».

Ces mots résonnent aussi avec ceux de Koné, un Ivoirien rencontré à Ancône (Italie), une semaine après avoir été débarqué par une autre ONG de sauvetage :

« Le pire n’est pas la mer, crois-moi, c’est le désert ! Quand tu pars sur l’eau, c’est la nuit et tu ne vois pas autour : c’est seulement quand le jour se lève que tu vois les vagues. Dans le désert, on te met à cinquante sur un pick-up prévu pour dix : si tu tombes, tu restes là. Dans l’eau, tu meurs d’un coup, alors que, dans le désert, tu meurs à petit feu. »

Portrait de Koné.
Morgane Dujmovic, Fourni par l’auteur

Tous ces mots m’ont amenée à reformuler mes hypothèses sur les frontières et leurs dangers. Pourquoi prendre le risque de la traversée en mer, à l’issue incertaine ? Que perçoit-on du sauvetage, depuis une embarcation en détresse ? Comment vit-on les journées à bord d’un navire d’ONG ? Que projette-t-on dans l’arrivée en Europe, et après ? Si les sauvetages et naufrages font assez souvent la une des médias, les perceptions des personnes rescapées sont rarement étudiées ; elles nous parviennent le plus souvent à travers le filtre des autorités, journalistes ou ONG. Recueillir ces vécus, permettre aux personnes exilées de se raconter : c’était là l’objet de ma mission de recherche embarquée.

« Sur le terrain : Quand les cartes racontent l’exil », avec Morgane Dujmovic, The Conversation France, 2025.

Une recherche embarquée

À bord de l’OV, j’occupe le « 25e siège », habituellement réservé à des personnalités. Ma présence a quelque chose d’inédit : c’est la première mission SAR (Search and Rescue) qui accueille une chercheuse extérieure à une ONG. Pour le Département des opés de SOS Méditerranée, c’est l’occasion d’amener à bord une méthodologie de sciences sociales, nourrie par un regard distancié, pour tenter d’améliorer la réponse opérationnelle à partir des priorités exprimées par les personnes secourues.

L’Ocean Viking à Syracuse (Italie).
Morgane Dujmovic, Fourni par l’auteur

Côté navire, plusieurs membres de l’équipage expriment leur soutien pour ce travail, destiné à enrichir leurs pratiques, comme la compréhension de parcours d’exil auxquels ils sont confrontés depuis des années. C’est le cas de Charlie, l’un des anciens de l’ONG, impliqué depuis une dizaine d’années dans le perfectionnement des techniques d’approche et de secours des embarcations en détresse. En tant que SAR Team Leader, il coordonne les équipes des RHIBs (Rigid-Hulled Inflatable Boats), les bateaux semi-rigides d’intervention mis à l’eau depuis l’OV pour réaliser les sauvetages :

« Ce travail est vraiment utile, car nous cherchons constamment à nous améliorer. Mais la chose dont je suis vraiment curieux, c’est ce qu’il se passe avant. Je parle avec eux parfois, mais je voudrais en savoir plus sur eux. »

Quant à moi, si je travaille depuis quinze ans avec des personnes exilées, c’est la première fois que j’écris sur les frontières en étant moi-même dans la frontière – un sentiment d’immersion amplifié par l’horizon de la mer et par le quotidien confiné à bord de l’OV.

Navigation vers la zone d’opérations.
Morgane Dujmovic, Fourni par l’auteur

L’étude est déployée au fil de cinq rotations, missions en zone de recherche et sauvetage de six semaines chacune. L’ensemble du crew (équipes de sauvetage, de protection, de logistique et de communication) a été formé à la méthodologie d’enquête.

Issu d’un dialogue entre objectifs scientifiques et opérationnels, le protocole de recherche articule des méthodes quantitatives et qualitatives. Un questionnaire est élaboré autour de trois thèmes :

  • le sauvetage en mer (ou rescue),

  • la prise en charge sur le bateau-mère (ou post-rescue),

  • les projets et parcours de migration, du pays de départ jusqu’aux lieux d’installation imaginés en Europe.

Ma présence à bord permet d’affiner le questionnaire initial, pour parvenir à une version stabilisée à partir des retours de personnes secourues et de membres de l’équipage. Les données statistiques sont complétées, d’autre part, par des méthodes plus qualitatives que je déploie habituellement sur terre, aux frontières franco-italiennes, franco-espagnoles ou dans les Balkans, avec le projet La CartoMobile.

Ces ateliers itinérants visent la co-construction de savoirs expérientiels sur les frontières, en proposant aux personnes qui les franchissent des outils de cartographie sensible et participative pour se raconter.

Ateliers cartographiques sur le pont de l’OV.
Alisha Vaya/SOS Méditerranée, Fourni par l’auteur

Pour transférer ces méthodes en mer, j’apporte à bord de l’OV des cartes dessinées avec d’autres personnes exilées, dispose du matériel de création, aménage un espace. Dans ce laboratoire improvisé, je cherche à générer un espace-temps propice à la réflexion, pour faire émerger des savoirs mis en silence et les porter auprès du grand public. L’invitation à participer se veut accessible : l’atelier est guidé et ne nécessite pas de compétences linguistiques ou graphiques particulières ; le résultat esthétique importe moins que l’interaction vécue au cours du processus cartographique.

Ces enjeux scientifiques et éthiques rejoignent bien les préoccupations opérationnelles : durant les journées de navigation et jusqu’au débarquement dans un port italien, il faut combler l’attente, redonner le moral. Sur le pont de l’OV, la cartographie trouve progressivement sa place parmi les activités post-rescue dont certaines, à dimension psychosociale, visent à revaloriser la dignité des personnes rescapées et les préparer à la suite de leur parcours en Europe. Les mappings collectifs où s’affichent textes et dessins deviennent un langage et un geste partagé, entre membres de l’équipage et personnes secourues invitées à l’atelier.

Mapping collectif sur le pont de l’OV.
Alisha Vaya/SOS Méditerranée et Morgane Dujmovic, Fourni par l’auteur

The Conversation

Morgane Dujmovic ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. À bord de l’« Ocean Viking » (1) : paroles de personnes exilées secourues en mer – https://theconversation.com/a-bord-de-l-ocean-viking-1-paroles-de-personnes-exilees-secourues-en-mer-257597