Kabylie-État algérien : une confrontation politique persistante

Source: The Conversation – in French – By Salem Chaker, Professeur émérite à l’Université d’Aix-Marseille, Aix-Marseille Université (AMU)

De gauche à droite, les dirigeants du Front de libération nationale algérien, Ahmed Ben Bella, Mohamed Boudiaf, Hocine Aït Ahmed, Mostefa Lacheraf et Mohamed Khider, arrêtés par l’armée française après le détournement de leur avion reliant Rabat à Tunis, le 22 octobre 1956. Picryl, CC BY

La Kabylie reste le théâtre d’un face-à-face politique et idéologique avec Alger, enraciné dans les divisions du mouvement national algérien. Ce texte rassemble une série de constats et de réflexions nourris par plus d’un demi-siècle d’observation et d’engagement – une observation que l’on pourrait qualifier de participante – au sein de la principale région berbérophone d’Algérie : la Kabylie.


À bien des égards, la Kabylie peut être vue comme un condensé de l’histoire politique de l’Algérie depuis son indépendance. Condensé caractérisé par la continuité des pratiques de répression et de neutralisation d’une région qui s’est trouvée maintes fois en opposition frontale avec le pouvoir central.

En 1982, à l’occasion du vingtième anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, le chanteur kabyle Ferhat Mehenni du groupe Imaziɣen Imula composait et interprétait une chanson dont le refrain disait à peu près ceci :

« Vingt ans de dictature déjà,
Sans compter ce qui nous attend »

Le futur fondateur du Mouvement pour l’autonomie de la Kabylie (MAK, 2001) n’imaginait certainement pas que sa chanson, quarante ans plus tard, serait encore d’une tragique actualité. Quarante ans plus tard, le caractère autoritaire et répressif du régime algérien n’a fait que se renforcer et se généraliser et la Kabylie en a fait, et en fait, la cruelle et permanente expérience. Certes, cette situation concerne bien sûr l’ensemble de l’Algérie, mais elle se présente pour cette région sous une forme à la fois récurrente, quasiment systémique, et particulièrement diversifiée.

À ce sujet, on me permettra de mentionner ici un souvenir personnel. La première fois que j’ai rencontré, fin 1981 ou début 1982 à Paris, le grand historien algérien Mohamed Harbi, celui-ci, au cours de la conversation, constatant chez ses interlocuteurs une certaine naïveté et improvisation, nous déclara :

« Vous êtes des boy-scouts ! Ne savez-vous pas que les plans de mise en état d’alerte de l’armée algérienne sont fondés sur deux scénarios uniquement : une guerre sur la frontière algéro-marocaine et une insurrection armée en Kabylie ? »

Cette spécificité kabyle est déterminée par un ensemble de facteurs historiques, sociologiques, culturels bien connus : un particularisme linguistique et culturel marqué, une densité démographique élevée, le maintien d’une tradition communautaire villageoise forte, une scolarisation significative ancienne, une émigration précoce et massive vers la France et une politisation sensible des élites et de l’émigration ouvrière… On trouvera une présentation précise de ces paramètres dans mon dernier ouvrage Berbères aujourd’hui.
Kabyles et Berbères : luttes incertaines
(éditions L’Harmattan, 2022).

Continuité d’une répression multiforme

Depuis 1962, la Kabylie a connu à peu près toutes les formes de répression envisageables :

  • L’intervention militaire directe dès 1963 pour mater la rébellion armée du Front des forces socialistes (FFS) de Hocine Aït Ahmed (septembre 1963-juin 1965), qui tentait de s’opposer à la mise en place du système de parti unique et au régime autoritaire du tandem Ben Bella- Boumediene. Intervention qui se soldera par des centaines de morts et des centaines d’arrestations, de détentions arbitraires et de tortures sauvages.

  • La répression violente de manifestations pacifiques. On n’évoquera ici que les événements de grande ampleur, pour un historique détaillé, on se reportera à l’article de Chaker et Doumane (2006). Parmi ces événements, le printemps berbère de 1980 (entre mars et juin) ; les manifestations du printemps 1981 ; celles de juin 1998 à la suite de l’assassinat, dans des conditions suspectes, du chanteur Matoub Lounès ; et surtout celles du « printemps noir » de 2001-2002 qui seront sévèrement réprimées et se solderont par au moins 130 morts et des milliers de blessés.

  • La répression judiciaire récurrente aboutissant à des centaines d’arrestations et condamnations de manifestants et à de nombreuses condamnations des meneurs par la Cour de sûreté de l’État.

  • L’interdiction et la répression de toute tentative d’organisation légale notamment celle de la Ligue algérienne des droits de l’homme, créée autour de feu maître Abdennour Ali Yahia, dissoute en tant que « ligue berbériste » en 1985 (plus d’une dizaine de ses membres ont été arrêtés et sévèrement condamnés et maltraités).

  • Les assassinats ciblés d’opposants politiques, y compris à l’étranger : parmi les plus importants, on citera celui de Krim Belkacem (Francfort, 1970) et celui d’Ali Mecili (Paris, 1987).

  • Des manipulations par les services secrets contre de prétendus groupes terroristes ou armés : affaire des poseurs de bombes (1974), affaire de Cap Sigli (1978).

Le dernier épisode en date (printemps/été 2021) a consisté à classer comme « organisations terroristes » le MAK et le mouvement Rachad et à arrêter des centaines de leurs militants et d’opposants indépendants accusés d’appartenir à ces organisations. Ce dernier épisode n’est pas sans rappeler les pratiques de la Turquie d’Erdogan qui tendent à museler toute opposition en la qualifiant de « terroriste ».

Cette affaire s’est soldée en novembre 2022 par une parodie de justice à l’issue de laquelle ont été prononcés, en moins de trois jours, 102 lourdes condamnations. On vient donc d’atteindre un degré tout à fait inédit dans la répression, sans doute symptomatique d’une crise profonde au sein du régime et/ou d’une volonté de liquider en Algérie toutes les oppositions politiques significatives en les criminalisant.

Dans tous ces cas, la presse officielle s’est déchaînée contre « les ennemis de l’unité nationale, les agents de l’impérialisme et du néo-colonialisme, du Maroc, du sionisme, voire les agents des services secrets occidentaux ». Le but étant de démanteler des groupes ennemis de l’État et de la nation, et de ressouder le peuple autour de ses dirigeants.

Et bien sûr, une répression culturelle structurelle, pendant une trentaine d’années, inscrite officiellement dans les orientations idéologiques, les Constitutions et les lois de l’État algérien qui définissaient l’Algérie comme un pays exclusivement arabe et musulman (Ce n’est qu’en 2016 que le tamazight a accédé au statut de langue nationale et officielle). Le paramètre berbère étant considéré comme ayant disparu ou devant disparaître, car susceptible de porter atteinte à l’unité de la nation. C’était la position tout à fait officielle du FLN et notamment de sa commission culture, totalement investie par le courant arabiste.

Continuité d’une politique de neutralisation

Une autre permanence de la politique de l’État central par rapport à la région est la neutralisation de ses élites politiques et culturelles par intégration dans l’appareil d’État et ses structures satellites. Je ne parle évidemment pas du rôle considérable qu’ont joué les Kabyles au sein de l’appareil d’État, en particulier dans ses sphères technocratiques et sécuritaires, pendant les deux ou trois premières décennies qui ont suivi l’indépendance. Cette surreprésentation des Kabyles dans ces secteurs était une conséquence directe à la fois de leur implication forte dans la guerre de libération et de données socio-culturelles plus anciennes, notamment la formation d’élites locales assez nombreuses.

Je pense en fait surtout à ce que j’ai appelé ailleurs « la nouvelle politique berbère » qui se met progressivement en place à partir de la fin des années 1980/début 1990. En réalité, les premiers signes de cette évolution sont décelables dès 1985, après l’apparition des premières actions terroristes islamistes : certains milieux du pouvoir, son aile « moderniste », ont tenté dès cette époque une approche des milieux berbéristes.

Jusque-là, une grande partie des élites politiques, intellectuelles et culturelles kabyles était globalement dans une relation d’opposition au pouvoir central, du fait même de l’ostracisme prononcé contre le paramètre berbère. Exclue de l’espace institutionnel, la mouvance berbère s’est développée pendant deux à trois décennies en dehors et largement contre le système étatique algérien, particulièrement en émigration. Que ce soit dans le champ de la culture et de la langue ou dans le champ politique, ces deux courants se recoupant largement, en particulier autour du FFS de Hocine Aït Ahmed.

À partir de la fin des années 1980 et le début des années 1990 se dessine progressivement une nouvelle ligne politique officielle, plus tolérante à la berbérité et à ses élites représentatives politiques et culturelles.

Le contexte politique global de cette évolution est bien connu : il est clairement déterminé par la montée en puissance des islamistes qui deviennent pour le pouvoir le danger principal.

Cette nouvelle politique berbère va explicitement se mettre en place pendant la décennie 1990, avec Mohamed Boudiaf et, surtout, avec la prise de pouvoir par les généraux : des composantes significatives du courant berbère soutiendront le pouvoir militaire au nom de la lutte contre les islamistes. Cette politique va s’accentuer et s’accélérer pendant la période Bouteflika. Un des axes majeurs de cette nouvelle orientation, incarnée par la ministre de la culture Khalida Toumi Messaoudi à la longévité exceptionnelle (2002-2014), sera l’intégration systématique des élites culturelles kabyles et la prise en charge de la langue et de la culture berbères dans le cadre d’une politique de gestion patrimoniale et nationale. Le 10 avril 2002, une révision de la Constitution algérienne ajoute l’article 3bis, qui reconnaît le berbère comme langue nationale. Au fond, il s’agit d’une opération méthodique d’intégration d’un paramètre et d’une élite jusque-là hors système d’État.

On notera d’ailleurs qu’une politique similaire peut être observée au Maroc dans le cadre de ce que j’ai appelé « la makhzénisation » de la culture et des élites berbères marocaines. Dans ce pays, cette opération d’intégration a été cependant beaucoup plus aisée, car les élites politiques et intellectuelles berbères marocaines, à l’exception notable de celles du Rif, ont toujours été parties prenantes du système politique.

Dans les deux cas, il s’agit clairement d’une entreprise de neutralisation et de dépossession : la langue et la culture berbères ne sont pas l’apanage des régions berbérophones ou des berbérophones, mais celui de l’État, incarnation de la nation unie et indivisible. Le discours officiel et les réformes constitutionnelles de 2002 et de 2016 en Algérie (et celles de 2011 au Maroc) sont parfaitement explicites et adoptent des formulations strictement parallèles : la langue et la culture berbères font partie du patrimoine indivis de la nation.

Sur ce point précis, la filiation avec la tradition politique et juridique jacobine française est flagrante ; j’ai montré ailleurs (Chaker 2022, chapitre 7) que la République française avait développé exactement le même type d’approche à propos des langues régionales de France : les experts du gouvernement français ont ainsi affirmé, en 1999, que « le breton (le basque, etc.) n’appartient pas aux Bretons ou à la Bretagne, mais au patrimoine indivis de la nation française ».

Le but évident de cette affirmation, en contradiction manifeste avec la réalité historique et sociolinguistique, étant d’éviter de reconnaître des droits spécifiques à des minorités linguistiques, situation qui pourrait aisément dériver vers des revendications autonomistes ou fédéralistes.

The Conversation

Salem Chaker ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Kabylie-État algérien : une confrontation politique persistante – https://theconversation.com/kabylie-etat-algerien-une-confrontation-politique-persistante-262078

Centenaire de Patrice Lumumba : la jeunesse dessine l’avenir du panafricanisme

Source: The Conversation – in French – By Christophe Premat, Professor, Canadian and Cultural Studies, Stockholm University

Patrice Lumumba, héros de l’indépendance congolaise, demeure une source d’inspiration pour la jeunesse Wikimedia Commons, CC BY-SA

Du 30 juin au 2 juillet 2025 s’est tenu à Kinshasa un événement majeur pour les dynamiques politiques et culturelles africaines : le Congrès panafricain des jeunes pour un éveil patriotique. Organisé à l’initiative de la Représentation des étudiants du Congo (REC) et du Centre culturel de l’Afrique centrale. Ce rassemblement a réuni des acteurs engagés autour de grandes causes panafricaines.

Il s’est inscrit dans une double temporalité marquante : les violences persistantes dans l’est de la RDC et le centenaire de la naissance de Patrice Lumumba. Ce dernier reste une figure tutélaire du panafricanisme, invoquée comme symbole de résistance et de souveraineté.

Lumumba est né en juillet 1925 au Congo belge (actuelle RD Congo), et mort en 1961 au Katanga. Il fut dirigeant du Mouvement national congolais (MNC) et premier Premier ministre du Congo indépendant en 1960. Il incarnait le nationalisme africain et le panafricanisme, menant la lutte contre la colonisation belge pour transformer le Congo en république souveraine.

Soupçonné d’alignement à gauche dans le contexte de la guerre froide, il fut renversé, arrêté puis assassiné en janvier 1961 avec la complicité de dirigeants congolais et de puissances étrangères, y compris la Belgique et les États‑Unis.

Plusieurs décennies après sa mort, il reste une figure majeure de la mémoire collective africaine, célébrée pour son courage, sa vision d’une Afrique libre et sa dénonciation des dominations néocoloniales.

En tant que spécialiste des théories postcoloniales, il me semble essentiel de comprendre que la figure de Patrice Lumumba ne se limite pas à une mémoire strictement héroïque. Elle devient un levier actif pour repenser les enjeux contemporains de souveraineté, d’éducation et de diplomatie culturelle en Afrique.

Ce contexte a offert un espace inédit d’expression à une nouvelle génération de penseurs, militants, croyants et étudiants africains, porteurs d’un discours panafricaniste renouvelé, pluraliste et de plus en plus structuré.

Lumumba comme catalyseur

Le choix des dates n’a rien de fortuit. Lumumba reste une figure emblématique de la souveraineté africaine, de la lutte contre l’impérialisme et de l’indépendance des esprits. La RDC a marqué son centenaire par une série d’événements commémoratifs, avec le soutien de plusieurs pays, dont la Russie.

À Kinshasa, un dépôt de gerbe a été organisé devant la stèle du héros national et un programme d’expositions et de conférences est prévu jusqu’en juillet 2026.

Le Congrès panafricain s’inscrivait pleinement dans ce contexte mémoriel. Loin de se contenter de célébrer une icône, les participants ont cherché à réactiver la pensée de Lumumba à travers des revendications concrètes, tournées vers l’avenir. Parmi elles, la proposition de créer un institut panafricaniste Patrice-Émery Lumumba, destiné à structurer l’enseignement et la diffusion des idéaux panafricains auprès des jeunesses africaines.

Une parole étudiante plurielle et offensive

L’un des traits les plus marquants du congrès a été la centralité de la jeunesse dans les interventions. Le congrès est ainsi apparu comme une plateforme d’affirmation politique où les étudiants ont pris acte de leur responsabilité civique.

Au-delà du contexte congolais, le congrès a permis de faire émerger une parole collective qui interroge les modèles éducatifs africains, la marginalisation des figures historiques locales et la persistance d’une domination culturelle.

Panafricanisme spirituel et souverainetés multiples

Un autre aspect novateur du congrès a résidé dans la place accordée aux dimensions religieuses et spirituelles spécifiquement africaines. Des représentants de la spiritualité Vuvamu, issue de traditions africaines anciennes, ont souligné la nécessité d’une décolonisation intégrale, incluant la pensée religieuse.

L’idée selon laquelle l’Afrique ne peut être politiquement souveraine sans être d’abord culturellement et spirituellement indépendante a traversé plusieurs prises de parole.

Longtemps marginalisé dans les discours panafricanistes classiques, ce registre tend aujourd’hui à s’imposer comme un axe fort de mobilisation. Il implique à la fois la réappropriation des références culturelles endogènes et l’autonomie des institutions religieuses face aux tutelles extérieures, qu’elles soient ecclésiastiques, missionnaires ou issues de puissances étrangères.

Cette pluralité des approches — politique, éducative, mémorielle, spirituelle — témoigne de la vitalité d’un néopanafricanisme qui refuse la simplification idéologique. Il ne s’agit plus seulement de dénoncer l’impérialisme ou d’appeler à l’unité africaine de manière incantatoire. Il s’agit désormais de proposer des instruments, des espaces et des méthodes pour construire une souveraineté active et plurielle.

Vers un soft power panafricain ?

La proposition d’un institut panafricain Patrice-Émery Lumumba, portée par des figures comme Kemi Seba, marque un tournant important : le passage d’un discours contestataire à une volonté d’institutionnalisation. Ce projet, pensé comme un levier de formation, de diffusion culturelle et de diplomatie populaire, participe à l’émergence d’un véritable soft power panafricain.

Ce nouveau pouvoir d’influence s’appuie sur les mémoires locales, les récits de résistance, la mobilisation des jeunesses, les langues africaines, les spiritualités endogènes et la critique active des héritages coloniaux. Il ne s’exerce pas du haut vers le bas, mais depuis les marges, dans une logique ascendante, souvent à contre-courant des canaux institutionnels traditionnels.

Le centenaire de Lumumba agit ici comme un déclencheur. En rendant hommage à celui qui a incarné le refus de la soumission politique, les acteurs du congrès réactivent une mémoire vivante et performative. La figure de Lumumba ne sert pas uniquement à construire une identité nationale, mais bien à fédérer des projets transnationaux, à l’échelle continentale.

Une diplomatie alternative est-elle en train d’émerger ?

À travers ce congrès, ce sont aussi les limites des institutions francophones classiques qui se trouvent indirectement interrogées. Ni l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), ni l’Union africaine, ni les grands bailleurs multilatéraux ne figuraient parmi les partenaires ou intervenants de l’événement. Cette absence n’a pas empêché la tenue d’un rassemblement structuré, mobilisateur, et à haute portée symbolique. Bien au contraire : elle a renforcé l’idée qu’une autre diplomatie africaine, moins verticale, plus enracinée dans la société civile et les réseaux associatifs, peut exister et rayonner.

Début juin, l’OIF a mené une mission en RDC pour évaluer la situation politique et les violences dans l’est du pays. En parallèle, un congrès organisé à Kinshasa par des étudiants et acteurs culturels a mis en lumière des enjeux négligés. Parmi eux : l’éducation souveraine, la mémoire historique, la spiritualité africaine et le rôle central de la jeunesse dans l’avenir du continent.

Ces thématiques s’inscrivent dans une diplomatie alternative qui mobilise les récits, les corps, les rituels, les affects — autant de ressources d’un soft power panafricain en formation.

Kinshasa 2025 pourrait ainsi rester dans l’histoire non seulement comme un élan générationnel, mais aussi comme un jalon vers un modèle d’action géopolitique et culturelle post-institutionnelle, porté par les jeunesses africaines, et non plus simplement au nom d’elles.

Le Congrès panafricain de Kinshasa a mis en lumière une recomposition profonde du discours panafricaniste en Afrique francophone. Loin des nostalgies ou des rhétoriques figées, ce rassemblement a montré que les jeunesses africaines entendent proposer leurs propres modèles de souveraineté, de mémoire et de diplomatie.

En convoquant Lumumba à l’aube de son centenaire, les participants n’ont pas seulement rendu hommage à une figure historique. Ils ont affirmé la nécessité de penser un avenir panafricain qui ne soit pas dicté par les anciens centres du pouvoir, mais qui prenne racine dans les dynamiques populaires, éducatives et culturelles du continent. Ce moment constitue peut-être l’amorce d’un nouvel âge du panafricanisme : plus horizontal, plus pragmatique, mais tout aussi ambitieux.

The Conversation

Christophe Premat est actuellement membre de la CISE (Confédération Internationale Solidaire Écologiste), une association des Français de l’étranger créée en 2018.

ref. Centenaire de Patrice Lumumba : la jeunesse dessine l’avenir du panafricanisme – https://theconversation.com/centenaire-de-patrice-lumumba-la-jeunesse-dessine-lavenir-du-panafricanisme-261118

C’est normal de ne pas comprendre une expo d’art contemporain ?

Source: The Conversation – in French – By Antonio Félix Vico Prieto, Profesor Educación Musical, Universidad de Jaén, Universidad de Jaén

Le public connaît des œuvres d’art contemporain sans toujours les « comprendre », mais est-ce indispensable pour être sensible à leur contemplation ? Think A./Shutterstock

L’art contemporain exclut-il le spectateur ? Entre provocation, élitisme et discours abstraits, une réflexion sur la place du public dans la création artistique.


Dans le livre Du spirituel dans l’art, Vassily Kandinsky affirmait que la période matérialiste avait façonné, dans la vie comme dans l’art, un type de spectateur incapable de se confronter simplement à l’œuvre. Le spectateur d’aujourd’hui, assure Kandinsky, cherche et analyse tout : chromatisme, composition, coup de pinceau, etc. – sauf la vie intérieure du tableau et l’effet sur sa sensibilité.

Art excluant : tout cela ne serait-il qu’une imposture ?

De fait, aujourd’hui encore, l’art contemporain demeure souvent une expérience non assimilée.

Visuels de la Biennale de Liverpool dessinés par Yoko Ono (2004).
David Lambert-Rod Tidnam/Liverpool Biennial

Le critique britannique John Carey racontait, dans What Good Are the Arts? (2006), que, pour promouvoir la Biennale de Liverpool en 2004, des affiches et badges montrant une poitrine féminine nue et un pubis avec poils pubiens, dessinés par Yoko Ono, avaient été distribués dans la ville.

Cela avait profondément choqué le public britannique. Pour John Carey, les organisateurs étaient convaincus que les citoyens qui s’étaient plaints vivaient à un niveau de sophistication bien inférieur au leur. Ils avaient une posture délibérément excluante, notamment à l’égard des couches de population aux niveaux d’éducation plus faibles que le leur et souvent, aussi, moins favorisées économiquement : le cliché selon lequel il faut « être trop ignorant pour ne pas comprendre cela ». De toute évidence, la Biennale de Liverpool ne cherchait pas à transmettre des idées à un large public. Tout son matériel explicatif visait à exclure le citoyen ordinaire.

Le plus ironique est que ce sentiment d’ignorance concerne sans doute le public dans son ensemble (moi, y compris), et ne découle pas d’un manque d’intelligence ni de curiosité culturelle.

Les visiteurs des expositions d’art contemporain ont souvent le douloureux soupçon que tout ce qui est exposé n’est qu’une supercherie. Un large public connaît par exemple l’œuvre de Marcel Duchamp ou Carl André sans pour autant la comprendre.

De la vision objective de l’art à la provocation

En résumé, on peut dire que le concept d’art a évolué depuis l’Antiquité classique, où il reposait sur une vision objective fondée sur l’idée de beauté et des règles artistiques, vers la pensée esthétique de notre époque. Celle-ci repose sur une vision subjective de l’art, qui ne réside pas dans une caractéristique particulière de l’objet, mais dans la capacité réceptive du sujet. Ce concept a permis l’émergence des formes d’art contemporain que nous connaissons aujourd’hui.

Série de blocs empilés sur le sol en forme de rectangle
Équivalent VIII, de Carl André.
Tate Gallery

Cette vision subjective a ouvert la voie à un dernier élan : l’art comme provocation. Ainsi, dès le XXe siècle, les artistes ont développé la liberté de défendre leurs idées en dehors des cadres de la beauté, des règles et du bon goût Les artistes contemporains pensent que l’art doit provoquer des expériences artistiques, même si elles ne sont pas liées à la beauté. Il s’agit, dans la plupart des cas, d’expériences déroutantes et audacieuses.

Nous assistons donc à l’avènement de la « dé-définition » de l’art. Dans le concept actuel, si quelqu’un affirme qu’un objet donné est une œuvre d’art, nous devons le considérer comme tel.

Si tout est art, il faut bien l’expliquer

Mais évidemment, si soudain tout peut être considéré comme de l’art, un discours esthétique devient nécessaire pour expliquer cet objet artistique que personne ne comprend. Ce discours apparaît toujours a posteriori. C’est précisément à ce moment-là, avec l’apparition du langage comme support, que nous assistons à la naissance de l’art conceptuel.

À ce sujet, le grand historien espagnol José García Leal pose une question perfide, mais pertinente : nous admirons des œuvres hermétiques dans leur signification, mais aurions-nous le même intérêt pour elles si elles n’étaient pas revêtues du manteau révérencieux de l’art, si leurs auteurs ne se revendiquaient pas comme artistes, si ces objets n’étaient pas exposés dans des galeries ? La réponse est, probablement, non.

C’est là que réside le cœur du problème : une idée artistique est (ou devrait être) inséparable du sensible, car seul ce qui relève du domaine du sensible possède un caractère artistique. L’œuvre appartient aux émotions, à la condition humaine.

La cuisine de l’art

Quiconque a eu l’occasion de goûter à ce qu’on appelle la nouvelle cuisine a sans doute perçu le puissant discours esthétique qui sous-tend ses recettes – et en tirer une conclusion bien plus importante qu’on ne le pense : le cuisinier (contemporain) peut élaborer un concept complexe derrière sa recette, mais il ne perd jamais de vue le convive.

Dessert de nouvelle cuisine
Esthétique, conceptuel… et délicieux.
Bambo/Shutterstock

Poursuivons cette analogie avec la dérive actuelle des relations entre l’art contemporain et le public. Dans la nouvelle cuisine, le discours est extrêmement développé – bien qu’il convienne de rappeler qu’il s’agit d’un discours créé a priori. Mais sur un point, les cuisiniers et chefs de la nouvelle cuisine surpassent de loin les artistes : la cuisine est redevable envers celui qui la mange.

Il n’y a ni stratégie ni subterfuge pour échapper à l’épreuve finale de leurs créations. Si un groupe de personnes rejette une recette, c’est que, tout simplement, elle ne fonctionne pas. Aucun discours a posteriori ne peut rattraper ce que le palais rejette.

L’art appartient à la condition humaine

En suivant cette voie, nous disposons peut-être d’un outil précieux et efficace pour aborder l’œuvre d’art de façon claire et profonde.

On accorderait alors de la valeur au discours élaboré en amont, presque toujours rattaché à une réalité étrange où tout doit être guidé par l’intellect – la plupart du temps, celui des élites. Mais on prendrait aussi conscience de la nécessité de revenir au sensible, à la dimension humaine de l’œuvre d’art.

En abordant ainsi l’œuvre, le discours a posteriori, tel qu’il est proposé par une certaine forme d’art contemporain, deviendrait inutile et inopérant.

The Conversation

Antonio Félix Vico Prieto ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. C’est normal de ne pas comprendre une expo d’art contemporain ? – https://theconversation.com/cest-normal-de-ne-pas-comprendre-une-expo-dart-contemporain-258248

Ce qui conduit à la guerre : les leçons de l’historien Thucydide

Source: The Conversation – France in French (3) – By Andrew Latham, Professor of Political Science, Macalester College

Retraite des Athéniens de Syracuse lors d’une des batailles de la guerre du Péloponnèse, tirée de l’_Histoire universelle_, publiée en 1888 par la maison d’édition londonienne Cassel and Company. Ken Welsh/Design Pics/Universal Images Group/Getty Images

Depuis plusieurs années, des spécialistes des relations internationales se fondent sur l’œuvre de l’auteur grec ancien Thucydide pour affirmer que les conflits entre nouvelles et anciennes puissances sont inévitables. Appliquée à notre temps, cette idée conduit à penser que les États-Unis et la Chine marchent vers la guerre. Mais est-ce bien là ce qu’affirme Thucydide ?


Le supposé piège de Thucydide est devenu un classique du vocabulaire de la politique étrangère depuis une dizaine d’années, régulièrement invoqué pour expliquer la rivalité grandissante entre les États-Unis et la Chine.

Formulée par le politologue Graham Allison – d’abord dans un article de 2012 du Financial Times, puis développée dans son livre de 2017 Destined For War (Destinés à la guerre, en français) – l’expression renvoie à une phrase de l’historien grec Thucydide (Ve-IVeavant notre ère), qui écrivit dans son Histoire de la guerre du Péloponnèse :

« Ce fut la montée en puissance d’Athènes et la peur qu’elle inspira à Sparte qui rendirent la guerre inévitable. »

À première vue, l’analogie est séduisante : l’émergence de nouvelles puissances inquiète les puissances établies, menant inévitablement au conflit. Dans le contexte actuel, l’implication semble claire : la montée en puissance de la Chine provoquera un jour où l’autre un affrontement militaire avec les États-Unis, tout comme celle d’Athènes en déclencha un avec Sparte.

Cette lecture risque cependant de ne pas rendre honneur à la complexité de l’œuvre de Thucydide et d’en déformer le message philosophique profond. L’objectif de Thucydide n’était pas, en effet, de formuler une loi déterministe de la géopolitique, mais d’écrire une tragédie.

Un auteur imprégné de l’imaginaire de la tragédie grecque

Thucydide a combattu durant la guerre du Péloponnèse (431-404 av. n. è.) du côté athénien. Son univers mental était imprégné des codes de la tragédie grecque et son récit historique porte la trace de ces codes du début à la fin.

Son œuvre n’est pas un traité sur l’inévitabilité structurelle de la guerre, mais une exploration de la manière dont la faiblesse humaine, l’erreur politique et la décadence morale sont susceptibles de se combiner pour provoquer une catastrophe.

Ce goût du tragique chez Thucydide est essentiel. Là où les analystes contemporains cherchent des schémas prédictifs et des explications systémiques, lui attire l’attention du lecteur sur le rôle des choix, des perceptions et des émotions des acteurs individuels. Son récit est rempli des réactions délétères que suscite la peur, des attraits de l’ambition, des échecs des dirigeants et, finalement, du naufrage tragique de la raison. C’est une étude sur l’hubris et la némésis – la folie de la démesure et la vengeance obsessionnelle – et non pas sur le déterminisme structurel des relations entre États.

Une grande partie de cette complexité est perdue lorsque le « piège de Thucydide » est élevé au rang de quasi-loi des relations internationales. Elle devient une justification pour plaider l’inévitabilité : une puissance monte, les autres ont peur, la guerre suivra.

Mais Thucydide s’intéressait davantage aux raisons pour lesquelles la peur s’empare des esprits, à la façon dont l’ambition corrompt le jugement et à la manière dont les dirigeants – piégés face à des options toutes plus mauvaises les unes que les autres – se convainquent que la guerre est la seule voie possible. Son récit montre que les conflits surgissent souvent non par nécessité, mais par erreur d’analyse de la situation, mêlée à des passions détachées de la raison.

Les utilisations fautives de l’« Histoire de la guerre du Péloponnèse »

Il convient de rendre justice à Graham Allison, l’auteur de Destined For War : lui-même n’a jamais prétendu que le « piège » était inévitable. Le cœur de sa pensée est que la guerre est probable, mais non certaine, lorsqu’une puissance montante défie une puissance dominante. En réalité, une grande partie de ses écrits est supposée servir d’avertissement pour sortir de ce schéma destructeur, non pour s’y résigner.

Malgré tout, le « piège de Thucydide » a été bien mal utilisé, aussi bien par les commentateurs que par les décideurs politiques. Certains y voient une confirmation que la guerre est structurellement liée aux transitions de pouvoir – une excuse, par exemple, pour augmenter les budgets de la défense ou pour tenir un discours musclé face à Pékin – quand ce concept devrait plutôt nous pousser à la réflexion et à la retenue.

Lire attentivement Thucydide, c’est en effet comprendre que la guerre du Péloponnèse ne portait pas uniquement sur un rééquilibrage des puissances régionales. Il y était surtout question de fierté, d’appréciations fautives et de gouvernements insuffisamment sages.

Examinons cette remarque célèbre, tirée de l’Histoire de la guerre du Péloponnèse :

« L’ignorance est audacieuse, et la connaissance prudente. »

Ce n’est pas une analyse structurelle, mais une vérité humaine. Elle s’adresse directement à ceux qui prennent leurs pulsions pour une stratégie, et la fanfaronnade pour de la force.

Ou encore cette formule glaçante :

« Le fort fait ce qu’il veut, et le faible supporte ce qu’il doit. »

Il ne s’agit pas d’une adhésion au réalisme politique, mais d’une lamentation tragique sur ce qui se produit lorsque le pouvoir du fort devient incontrôlé et que la justice est abandonnée.

Dans cette optique, la véritable leçon de Thucydide n’est pas que la guerre est déterminée à l’avance, mais qu’elle devient plus probable quand les nations laissent la peur obscurcir leur raison, quand les dirigeants délaissent la prudence au profit de postures et quand les décisions stratégiques sont guidées par la peur plutôt que par la lucidité.

Thucydide nous rappelle à quel point la perception peut facilement devenir trompeuse – et combien il est dangereux que des dirigeants, convaincus de leur vertu ou de leur caractère indispensable, cessent d’écouter les voix dissidentes.

Les vraies leçons de Thucydide

Dans le contexte actuel, invoquer le « piège de Thucydide » pour justifier une confrontation des États-Unis avec la Chine pourrait faire plus de mal que de bien. En effet, ce raisonnement renforce l’idée selon laquelle le conflit est déjà en marche, et qu’il n’est plus question de l’arrêter.

S’il y a une leçon à tirer de l’Histoire de la guerre du Péloponnèse, ce n’est pourtant pas que la guerre est inévitable, mais qu’elle devient probable quand la place réservée à la prudence et à la réflexion s’effondre face à la peur et à l’orgueil. Thucydide ne nous offre pas une théorie des relations internationales, mais un avertissement, un rappel aux dirigeants qui, obsédés par leur propre place dans l’histoire, précipitent leur nation vers l’abîme.

Éviter ce destin demande un jugement avisé. Cela demande surtout l’humilité de reconnaître que l’avenir ne dépend pas uniquement de déterminismes structurels, mais aussi des choix que les femmes et les hommes font.

The Conversation

Andrew Latham ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Ce qui conduit à la guerre : les leçons de l’historien Thucydide – https://theconversation.com/ce-qui-conduit-a-la-guerre-les-lecons-de-lhistorien-thucydide-260274

Le projet iCRIME : Recréer virtuellement une scène de crime pour aider les enquêteurs et les magistrats à établir la vérité

Source: The Conversation – France in French (2) – By David Brutin, Enseignant-chercheur, Aix-Marseille Université (AMU)

Dans les enquêtes criminelles, chaque détail compte. Une trace de sang, l’angle d’un impact, la position d’un corps : tous ces éléments peuvent changer la compréhension d’une scène de crime. Pourtant, malgré les avancées technologiques en matière de criminalistique, les enquêteurs, les magistrats ou les jurés restent encore trop souvent confrontés à des difficultés majeures (difficile représentation d’une scène 3D pour les jurés, scène de crime originelle altérée, impossibilité de reconstitution) lorsqu’il s’agit de reconstituer des faits sanglants, par nature complexes.

C’est ce constat qui a conduit à la naissance du projet iCRIME, que je porte, un programme de recherche pluridisciplinaire financé par l’Agence nationale de la recherche (ANR), visant à transformer notre manière d’aborder les scènes de crime sanglantes grâce aux outils de la simulation numérique et de la réalité virtuelle.


Dans le cadre d’une enquête judiciaire, la scène de crime joue un rôle fondamental. C’est là que débute la construction du récit des événements. Mais cette scène, par nature éphémère, est rapidement figée, nettoyée, voire détruite. La fixation de la scène, quand cela est considéré comme nécessaire par le magistrat, est réalisée par la prise de photographies éventuellement complétées par un nuage de points dans l’espace captés par une technologie de télédétection qui utilise un laser.

Lors des procès, les magistrats doivent alors se baser sur des plans en deux dimensions, des photos ou des témoignages, souvent incomplets, pour comprendre ce qui s’est passé. Ce manque de lisibilité nuit parfois à l’analyse objective des faits, en particulier dans les affaires complexes où plusieurs versions s’opposent.

De plus, les reconstitutions judiciaires sont coûteuses, difficiles à organiser et peuvent être biaisées par l’environnement dans lequel elles se déroulent (lieux différents, conditions lumineuses éloignées de la réalité, impossibilité de reproduire des gestes avec précision, etc.). Ces limites sont connues de longue date par les acteurs de la justice.

Mais comment faire évoluer les pratiques tout en garantissant la rigueur scientifique et le respect du droit ? C’est à cette question qu’a voulu répondre iCRIME.

Pouvoir évoluer virtuellement dans une scène de crime

Notre projet est né d’une collaboration entre chercheurs, magistrats et acteurs des forces de sécurité intérieure. L’objectif est simple : mettre au service de la justice des outils immersifs et interactifs permettant de mieux comprendre les scènes de crime et les dynamiques d’événements.

iCRIME repose sur le traitement automatisé de quantités de données massives issues de l’archivage des scènes de crimes puis de leur restitution en réalité virtuelle. La simulation physique et dynamique des scènes de crimes est également ajoutée à iCRIME, c’est-à-dire la modélisation des comportements des corps, des projectiles, des fluides et des interactions entre objets dans un espace 3D réaliste.

D’ores et déjà, iCRIME propose de s’immerger dans un environnement virtuel en présence d’un avatar qu’il est possible de poignarder. La trajectoire des gouttes de sang résultantes est visualisée en direct et les impacts de gouttes de sang sur le sol ou sur les murs sont fidèles aux équations de la mécanique des fluides. Notre outil permet également d’effectuer le calcul inverse du point d’origine sur la base de taches de sang permettant ainsi de confronter différentes hypothèses sur la position de l’avatar.

Rassembler tous les acteurs de l’enquête dans une même scène

À terme, iCRIME proposera une immersion en réalité virtuelle dans des scènes de crime ensanglantées fidèlement modélisées. Grâce à un casque de réalité virtuelle, les utilisateurs peuvent déjà se déplacer librement dans un environnement numérique qui reproduit les lieux à l’identique. Cette immersion permettra une exploration intuitive, une meilleure appropriation de l’espace et une interaction directe avec les éléments de preuve. iCRIME ne se contentera pas de montrer une scène figée : il permettra d’analyser les hypothèses, de comparer plusieurs versions des faits et d’en débattre dans un espace partagé, que l’on soit enquêteur, expert, avocat ou magistrat. iCRIME permettra de « faire parler » la scène de crime.

Notre apport majeur réside dans notre capacité à simuler numériquement les événements via des modèles physiques élaborés par des chercheurs. Qu’il s’agisse d’un mouvement de corps ou de la dispersion de gouttelettes de sang, iCRIME repose sur des modèles physiques issus de la recherche expérimentale. Ces modèles validés, par des protocoles expérimentaux, permettront de confronter les différentes versions des faits par une analyse objective. Concrètement, cela signifie que l’on peut déjà reproduire une projection de sang depuis un point donné, analyser la trajectoire de la goutte, sa vitesse, son interaction avec des obstacles ou des surfaces.

Quand iCRIME sera certifié, il sera ainsi possible de vérifier si une version des faits est compatible avec les traces observées.

Améliorer la transparence et la contradiction

Cette approche ne se substitue pas à l’enquête, mais elle enrichit l’analyse en objectivant certaines hypothèses. La robustesse scientifique est au cœur du projet. Chaque simulation peut être paramétrée, rejouée, comparée, et surtout, elle laisse une trace : on peut documenter ce qui a été testé, selon quelles hypothèses, et avec quels résultats. C’est un outil au service de la transparence et de la contradiction, deux piliers du procès équitable.

iCRIME est certes encore en cours de développement, mais plusieurs usages sont d’ores et déjà envisagés. Par exemple, son utilisation dans ce que l’on appelle les « Cold Case » pour immerger un témoin, un suspect ou un mis en cause dans une scène de crime ancienne qui existerait toujours et qui serait reconstituée fidèlement en réalité virtuelle. iCRIME permettra ainsi de plonger une personne dans l’environnement pour lui faire évoquer des souvenirs ou des ressentis. Des images ou des sons pourront être joués pour favoriser la remontée de souvenirs afin d’aider à faire avancer une ancienne enquête. Les magistrats et les professionnels du droit voient clairement dans ces outils un levier pour renforcer la compréhension des affaires complexes.

Mais l’introduction de ces technologies dans la justice ne va pas sans débats : quel statut juridique accorder à une simulation même ouverte au contradictoire ? Comment éviter l’effet de persuasion que peut produire une scène immersive ? Quelle formation pour les magistrats, les avocats et les jurés ?

Autant de questions auxquelles notre projet tente de répondre. Son ambition n’est pas de trancher à la place du juge, mais de donner des clés de lecture plus fiables et rigoureuses. En cela, iCRIME s’inscrit dans une démarche de justice augmentée : une justice qui utilise les technologies non pour impressionner, mais pour éclairer.


David Brutin est le coordinateur d’un projet de recherche sur les technologies immersives au service des acteurs de la justice pénale, iCrime, soutenu par l’Agence nationale de la recherche ANR. Il a présenté ce projet au workshop interdisciplinaire pour la sécurité globale qui s’est déroulé les 26 et 27 mars 2025 à Paris-Saclay.

The Conversation

David Brutin a reçu des financements de l’ANR.

ref. Le projet iCRIME : Recréer virtuellement une scène de crime pour aider les enquêteurs et les magistrats à établir la vérité – https://theconversation.com/le-projet-icrime-recreer-virtuellement-une-scene-de-crime-pour-aider-les-enqueteurs-et-les-magistrats-a-etablir-la-verite-256612

Kabylie-État algérien : une confrontation politique persistante (1)

Source: The Conversation – France in French (3) – By Salem Chaker, Professeur émérite à l’Université d’Aix-Marseille, Aix-Marseille Université (AMU)

De gauche à droite, les dirigeants du Front de libération nationale algérien, Ahmed Ben Bella, Mohamed Boudiaf, Hocine Aït Ahmed, Mostefa Lacheraf et Mohamed Khider, arrêtés par l’armée française après le détournement de leur avion reliant Rabat à Tunis, le 22 octobre 1956. Picryl, CC BY

La Kabylie reste le théâtre d’un face-à-face politique et idéologique avec Alger, enraciné dans les divisions du mouvement national algérien. Ce texte rassemble une série de constats et de réflexions nourris par plus d’un demi-siècle d’observation et d’engagement – une observation que l’on pourrait qualifier de participante – au sein de la principale région berbérophone d’Algérie : la Kabylie. Première partie.


À bien des égards, la Kabylie peut être vue comme un condensé de l’histoire politique de l’Algérie depuis son indépendance. Condensé caractérisé par la continuité des pratiques de répression et de neutralisation d’une région qui s’est trouvée maintes fois en opposition frontale avec le pouvoir central.

En 1982, à l’occasion du vingtième anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, le chanteur kabyle Ferhat Mehenni du groupe Imaziɣen Imula composait et interprétait une chanson dont le refrain disait à peu près ceci :

« Vingt ans de dictature déjà,
Sans compter ce qui nous attend »

Le futur fondateur du Mouvement pour l’autonomie de la Kabylie (MAK, 2001) n’imaginait certainement pas que sa chanson, quarante ans plus tard, serait encore d’une tragique actualité. Quarante ans plus tard, le caractère autoritaire et répressif du régime algérien n’a fait que se renforcer et se généraliser et la Kabylie en a fait, et en fait, la cruelle et permanente expérience. Certes, cette situation concerne bien sûr l’ensemble de l’Algérie, mais elle se présente pour cette région sous une forme à la fois récurrente, quasiment systémique, et particulièrement diversifiée.

À ce sujet, on me permettra de mentionner ici un souvenir personnel. La première fois que j’ai rencontré, fin 1981 ou début 1982 à Paris, le grand historien algérien Mohamed Harbi, celui-ci, au cours de la conversation, constatant chez ses interlocuteurs une certaine naïveté et improvisation, nous déclara :

« Vous êtes des boy-scouts ! Ne savez-vous pas que les plans de mise en état d’alerte de l’armée algérienne sont fondés sur deux scénarios uniquement : une guerre sur la frontière algéro-marocaine et une insurrection armée en Kabylie ? »

Cette spécificité kabyle est déterminée par un ensemble de facteurs historiques, sociologiques, culturels bien connus : un particularisme linguistique et culturel marqué, une densité démographique élevée, le maintien d’une tradition communautaire villageoise forte, une scolarisation significative ancienne, une émigration précoce et massive vers la France et une politisation sensible des élites et de l’émigration ouvrière… On trouvera une présentation précise de ces paramètres dans mon dernier ouvrage Berbères aujourd’hui.
Kabyles et Berbères : luttes incertaines
(éditions L’Harmattan, 2022).

Continuité d’une répression multiforme

Depuis 1962, la Kabylie a connu à peu près toutes les formes de répression envisageables :

  • L’intervention militaire directe dès 1963 pour mater la rébellion armée du Front des forces socialistes (FFS) de Hocine Aït Ahmed (septembre 1963-juin 1965), qui tentait de s’opposer à la mise en place du système de parti unique et au régime autoritaire du tandem Ben Bella- Boumediene. Intervention qui se soldera par des centaines de morts et des centaines d’arrestations, de détentions arbitraires et de tortures sauvages.

  • La répression violente de manifestations pacifiques. On n’évoquera ici que les événements de grande ampleur, pour un historique détaillé, on se reportera à l’article de Chaker et Doumane (2006). Parmi ces événements, le printemps berbère de 1980 (entre mars et juin) ; les manifestations du printemps 1981 ; celles de juin 1998 à la suite de l’assassinat, dans des conditions suspectes, du chanteur Matoub Lounès ; et surtout celles du « printemps noir » de 2001-2002 qui seront sévèrement réprimées et se solderont par au moins 130 morts et des milliers de blessés.

  • La répression judiciaire récurrente aboutissant à des centaines d’arrestations et condamnations de manifestants et à de nombreuses condamnations des meneurs par la Cour de sûreté de l’État.

  • L’interdiction et la répression de toute tentative d’organisation légale notamment celle de la Ligue algérienne des droits de l’homme, créée autour de feu maître Abdennour Ali Yahia, dissoute en tant que « ligue berbériste » en 1985 (plus d’une dizaine de ses membres ont été arrêtés et sévèrement condamnés et maltraités).

  • Les assassinats ciblés d’opposants politiques, y compris à l’étranger : parmi les plus importants, on citera celui de Krim Belkacem (Francfort, 1970) et celui d’Ali Mecili (Paris, 1987).

  • Des manipulations par les services secrets contre de prétendus groupes terroristes ou armés : affaire des poseurs de bombes (1974), affaire de Cap Sigli (1978).

Le dernier épisode en date (printemps/été 2021) a consisté à classer comme « organisations terroristes » le MAK et le mouvement Rachad et à arrêter des centaines de leurs militants et d’opposants indépendants accusés d’appartenir à ces organisations. Ce dernier épisode n’est pas sans rappeler les pratiques de la Turquie d’Erdogan qui tendent à museler toute opposition en la qualifiant de « terroriste ».

Cette affaire s’est soldée en novembre 2022 par une parodie de justice à l’issue de laquelle ont été prononcés, en moins de trois jours, 102 lourdes condamnations. On vient donc d’atteindre un degré tout à fait inédit dans la répression, sans doute symptomatique d’une crise profonde au sein du régime et/ou d’une volonté de liquider en Algérie toutes les oppositions politiques significatives en les criminalisant.

Dans tous ces cas, la presse officielle s’est déchaînée contre « les ennemis de l’unité nationale, les agents de l’impérialisme et du néo-colonialisme, du Maroc, du sionisme, voire les agents des services secrets occidentaux ». Le but étant de démanteler des groupes ennemis de l’État et de la nation, et de ressouder le peuple autour de ses dirigeants.

Et bien sûr, une répression culturelle structurelle, pendant une trentaine d’années, inscrite officiellement dans les orientations idéologiques, les Constitutions et les lois de l’État algérien qui définissaient l’Algérie comme un pays exclusivement arabe et musulman (Ce n’est qu’en 2016 que le tamazight a accédé au statut de langue nationale et officielle). Le paramètre berbère étant considéré comme ayant disparu ou devant disparaître, car susceptible de porter atteinte à l’unité de la nation. C’était la position tout à fait officielle du FLN et notamment de sa commission culture, totalement investie par le courant arabiste.

Continuité d’une politique de neutralisation

Une autre permanence de la politique de l’État central par rapport à la région est la neutralisation de ses élites politiques et culturelles par intégration dans l’appareil d’État et ses structures satellites. Je ne parle évidemment pas du rôle considérable qu’ont joué les Kabyles au sein de l’appareil d’État, en particulier dans ses sphères technocratiques et sécuritaires, pendant les deux ou trois premières décennies qui ont suivi l’indépendance. Cette surreprésentation des Kabyles dans ces secteurs était une conséquence directe à la fois de leur implication forte dans la guerre de libération et de données socio-culturelles plus anciennes, notamment la formation d’élites locales assez nombreuses.

Je pense en fait surtout à ce que j’ai appelé ailleurs « la nouvelle politique berbère » qui se met progressivement en place à partir de la fin des années 1980/début 1990. En réalité, les premiers signes de cette évolution sont décelables dès 1985, après l’apparition des premières actions terroristes islamistes : certains milieux du pouvoir, son aile « moderniste », ont tenté dès cette époque une approche des milieux berbéristes.

Jusque-là, une grande partie des élites politiques, intellectuelles et culturelles kabyles était globalement dans une relation d’opposition au pouvoir central, du fait même de l’ostracisme prononcé contre le paramètre berbère. Exclue de l’espace institutionnel, la mouvance berbère s’est développée pendant deux à trois décennies en dehors et largement contre le système étatique algérien, particulièrement en émigration. Que ce soit dans le champ de la culture et de la langue ou dans le champ politique, ces deux courants se recoupant largement, en particulier autour du FFS de Hocine Aït Ahmed.

À partir de la fin des années 1980 et le début des années 1990 se dessine progressivement une nouvelle ligne politique officielle, plus tolérante à la berbérité et à ses élites représentatives politiques et culturelles.

Le contexte politique global de cette évolution est bien connu : il est clairement déterminé par la montée en puissance des islamistes qui deviennent pour le pouvoir le danger principal.

Cette nouvelle politique berbère va explicitement se mettre en place pendant la décennie 1990, avec Mohamed Boudiaf et, surtout, avec la prise de pouvoir par les généraux : des composantes significatives du courant berbère soutiendront le pouvoir militaire au nom de la lutte contre les islamistes. Cette politique va s’accentuer et s’accélérer pendant la période Bouteflika. Un des axes majeurs de cette nouvelle orientation, incarnée par la ministre de la culture Khalida Toumi Messaoudi à la longévité exceptionnelle (2002-2014), sera l’intégration systématique des élites culturelles kabyles et la prise en charge de la langue et de la culture berbères dans le cadre d’une politique de gestion patrimoniale et nationale. Le 10 avril 2002, une révision de la Constitution algérienne ajoute l’article 3bis, qui reconnaît le berbère comme langue nationale. Au fond, il s’agit d’une opération méthodique d’intégration d’un paramètre et d’une élite jusque-là hors système d’État.

On notera d’ailleurs qu’une politique similaire peut être observée au Maroc dans le cadre de ce que j’ai appelé « la makhzénisation » de la culture et des élites berbères marocaines. Dans ce pays, cette opération d’intégration a été cependant beaucoup plus aisée, car les élites politiques et intellectuelles berbères marocaines, à l’exception notable de celles du Rif, ont toujours été parties prenantes du système politique.

Dans les deux cas, il s’agit clairement d’une entreprise de neutralisation et de dépossession : la langue et la culture berbères ne sont pas l’apanage des régions berbérophones ou des berbérophones, mais celui de l’État, incarnation de la nation unie et indivisible. Le discours officiel et les réformes constitutionnelles de 2002 et de 2016 en Algérie (et celles de 2011 au Maroc) sont parfaitement explicites et adoptent des formulations strictement parallèles : la langue et la culture berbères font partie du patrimoine indivis de la nation.

Sur ce point précis, la filiation avec la tradition politique et juridique jacobine française est flagrante ; j’ai montré ailleurs (Chaker 2022, chapitre 7) que la République française avait développé exactement le même type d’approche à propos des langues régionales de France : les experts du gouvernement français ont ainsi affirmé, en 1999, que « le breton (le basque, etc.) n’appartient pas aux Bretons ou à la Bretagne, mais au patrimoine indivis de la nation française ».

Le but évident de cette affirmation, en contradiction manifeste avec la réalité historique et sociolinguistique, étant d’éviter de reconnaître des droits spécifiques à des minorités linguistiques, situation qui pourrait aisément dériver vers des revendications autonomistes ou fédéralistes.

The Conversation

Salem Chaker ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Kabylie-État algérien : une confrontation politique persistante (1) – https://theconversation.com/kabylie-etat-algerien-une-confrontation-politique-persistante-1-262078

Kabylie-État algérien : une confrontation politique persistante (½)

Source: The Conversation – France in French (3) – By Salem Chaker, Professeur émérite à l’Université d’Aix-Marseille, Aix-Marseille Université (AMU)

De gauche à droite, les dirigeants du Front de libération nationale algérien, Ahmed Ben Bella, Mohamed Boudiaf, Hocine Aït Ahmed, Mostefa Lacheraf et Mohamed Khider, arrêtés par l’armée française après le détournement de leur avion reliant Rabat à Tunis, le 22 octobre 1956. Picryl, CC BY

La Kabylie reste le théâtre d’un face-à-face politique et idéologique avec Alger, enraciné dans les divisions du mouvement national algérien. Ce texte rassemble une série de constats et de réflexions nourris par plus d’un demi-siècle d’observation et d’engagement – une observation que l’on pourrait qualifier de participante – au sein de la principale région berbérophone d’Algérie : la Kabylie. Première partie.


À bien des égards, la Kabylie peut être vue comme un condensé de l’histoire politique de l’Algérie depuis son indépendance. Condensé caractérisé par la continuité des pratiques de répression et de neutralisation d’une région qui s’est trouvée maintes fois en opposition frontale avec le pouvoir central.

En 1982, à l’occasion du vingtième anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, le chanteur kabyle Ferhat Mehenni du groupe Imaziɣen Imula composait et interprétait une chanson dont le refrain disait à peu près ceci :

« Vingt ans de dictature déjà,
Sans compter ce qui nous attend »

Le futur fondateur du Mouvement pour l’autonomie de la Kabylie (MAK, 2001) n’imaginait certainement pas que sa chanson, quarante ans plus tard, serait encore d’une tragique actualité. Quarante ans plus tard, le caractère autoritaire et répressif du régime algérien n’a fait que se renforcer et se généraliser et la Kabylie en a fait, et en fait, la cruelle et permanente expérience. Certes, cette situation concerne bien sûr l’ensemble de l’Algérie, mais elle se présente pour cette région sous une forme à la fois récurrente, quasiment systémique, et particulièrement diversifiée.

À ce sujet, on me permettra de mentionner ici un souvenir personnel. La première fois que j’ai rencontré, fin 1981 ou début 1982 à Paris, le grand historien algérien Mohamed Harbi, celui-ci, au cours de la conversation, constatant chez ses interlocuteurs une certaine naïveté et improvisation, nous déclara :

« Vous êtes des boy-scouts ! Ne savez-vous pas que les plans de mise en état d’alerte de l’armée algérienne sont fondés sur deux scénarios uniquement : une guerre sur la frontière algéro-marocaine et une insurrection armée en Kabylie ? »

Cette spécificité kabyle est déterminée par un ensemble de facteurs historiques, sociologiques, culturels bien connus : un particularisme linguistique et culturel marqué, une densité démographique élevée, le maintien d’une tradition communautaire villageoise forte, une scolarisation significative ancienne, une émigration précoce et massive vers la France et une politisation sensible des élites et de l’émigration ouvrière… On trouvera une présentation précise de ces paramètres dans mon dernier ouvrage Berbères aujourd’hui.
Kabyles et Berbères : luttes incertaines
(éditions L’Harmattan, 2022).

Continuité d’une répression multiforme

Depuis 1962, la Kabylie a connu à peu près toutes les formes de répression envisageables :

  • L’intervention militaire directe dès 1963 pour mater la rébellion armée du Front des forces socialistes (FFS) de Hocine Aït Ahmed (septembre 1963-juin 1965), qui tentait de s’opposer à la mise en place du système de parti unique et au régime autoritaire du tandem Ben Bella- Boumediene. Intervention qui se soldera par des centaines de morts et des centaines d’arrestations, de détentions arbitraires et de tortures sauvages.

  • La répression violente de manifestations pacifiques. On n’évoquera ici que les événements de grande ampleur, pour un historique détaillé, on se reportera à l’article de Chaker et Doumane (2006). Parmi ces événements, le printemps berbère de 1980 (entre mars et juin) ; les manifestations du printemps 1981 ; celles de juin 1998 à la suite de l’assassinat, dans des conditions suspectes, du chanteur Matoub Lounès ; et surtout celles du « printemps noir » de 2001-2002 qui seront sévèrement réprimées et se solderont par au moins 130 morts et des milliers de blessés.

  • La répression judiciaire récurrente aboutissant à des centaines d’arrestations et condamnations de manifestants et à de nombreuses condamnations des meneurs par la Cour de sûreté de l’État.

  • L’interdiction et la répression de toute tentative d’organisation légale notamment celle de la Ligue algérienne des droits de l’homme, créée autour de feu maître Abdennour Ali Yahia, dissoute en tant que « ligue berbériste » en 1985 (plus d’une dizaine de ses membres ont été arrêtés et sévèrement condamnés et maltraités).

  • Les assassinats ciblés d’opposants politiques, y compris à l’étranger : parmi les plus importants, on citera celui de Krim Belkacem (Francfort, 1970) et celui d’Ali Mecili (Paris, 1987).

  • Des manipulations par les services secrets contre de prétendus groupes terroristes ou armés : affaire des poseurs de bombes (1974), affaire de Cap Sigli (1978).

Le dernier épisode en date (printemps/été 2021) a consisté à classer comme « organisations terroristes » le MAK et le mouvement Rachad et à arrêter des centaines de leurs militants et d’opposants indépendants accusés d’appartenir à ces organisations. Ce dernier épisode n’est pas sans rappeler les pratiques de la Turquie d’Erdogan qui tendent à museler toute opposition en la qualifiant de « terroriste ».

Cette affaire s’est soldée en novembre 2022 par une parodie de justice à l’issue de laquelle ont été prononcés, en moins de trois jours, 102 lourdes condamnations. On vient donc d’atteindre un degré tout à fait inédit dans la répression, sans doute symptomatique d’une crise profonde au sein du régime et/ou d’une volonté de liquider en Algérie toutes les oppositions politiques significatives en les criminalisant.

Dans tous ces cas, la presse officielle s’est déchaînée contre « les ennemis de l’unité nationale, les agents de l’impérialisme et du néo-colonialisme, du Maroc, du sionisme, voire les agents des services secrets occidentaux ». Le but étant de démanteler des groupes ennemis de l’État et de la nation, et de ressouder le peuple autour de ses dirigeants.

Et bien sûr, une répression culturelle structurelle, pendant une trentaine d’années, inscrite officiellement dans les orientations idéologiques, les Constitutions et les lois de l’État algérien qui définissaient l’Algérie comme un pays exclusivement arabe et musulman (Ce n’est qu’en 2016 que le tamazight a accédé au statut de langue nationale et officielle). Le paramètre berbère étant considéré comme ayant disparu ou devant disparaître, car susceptible de porter atteinte à l’unité de la nation. C’était la position tout à fait officielle du FLN et notamment de sa commission culture, totalement investie par le courant arabiste.

Continuité d’une politique de neutralisation

Une autre permanence de la politique de l’État central par rapport à la région est la neutralisation de ses élites politiques et culturelles par intégration dans l’appareil d’État et ses structures satellites. Je ne parle évidemment pas du rôle considérable qu’ont joué les Kabyles au sein de l’appareil d’État, en particulier dans ses sphères technocratiques et sécuritaires, pendant les deux ou trois premières décennies qui ont suivi l’indépendance. Cette surreprésentation des Kabyles dans ces secteurs était une conséquence directe à la fois de leur implication forte dans la guerre de libération et de données socio-culturelles plus anciennes, notamment la formation d’élites locales assez nombreuses.

Je pense en fait surtout à ce que j’ai appelé ailleurs « la nouvelle politique berbère » qui se met progressivement en place à partir de la fin des années 1980/début 1990. En réalité, les premiers signes de cette évolution sont décelables dès 1985, après l’apparition des premières actions terroristes islamistes : certains milieux du pouvoir, son aile « moderniste », ont tenté dès cette époque une approche des milieux berbéristes.

Jusque-là, une grande partie des élites politiques, intellectuelles et culturelles kabyles était globalement dans une relation d’opposition au pouvoir central, du fait même de l’ostracisme prononcé contre le paramètre berbère. Exclue de l’espace institutionnel, la mouvance berbère s’est développée pendant deux à trois décennies en dehors et largement contre le système étatique algérien, particulièrement en émigration. Que ce soit dans le champ de la culture et de la langue ou dans le champ politique, ces deux courants se recoupant largement, en particulier autour du FFS de Hocine Aït Ahmed.

À partir de la fin des années 1980 et le début des années 1990 se dessine progressivement une nouvelle ligne politique officielle, plus tolérante à la berbérité et à ses élites représentatives politiques et culturelles.

Le contexte politique global de cette évolution est bien connu : il est clairement déterminé par la montée en puissance des islamistes qui deviennent pour le pouvoir le danger principal.

Cette nouvelle politique berbère va explicitement se mettre en place pendant la décennie 1990, avec Mohamed Boudiaf et, surtout, avec la prise de pouvoir par les généraux : des composantes significatives du courant berbère soutiendront le pouvoir militaire au nom de la lutte contre les islamistes. Cette politique va s’accentuer et s’accélérer pendant la période Bouteflika. Un des axes majeurs de cette nouvelle orientation, incarnée par la ministre de la culture Khalida Toumi Messaoudi à la longévité exceptionnelle (2002-2014), sera l’intégration systématique des élites culturelles kabyles et la prise en charge de la langue et de la culture berbères dans le cadre d’une politique de gestion patrimoniale et nationale. Le 10 avril 2002, une révision de la Constitution algérienne ajoute l’article 3bis, qui reconnaît le berbère comme langue nationale. Au fond, il s’agit d’une opération méthodique d’intégration d’un paramètre et d’une élite jusque-là hors système d’État.

On notera d’ailleurs qu’une politique similaire peut être observée au Maroc dans le cadre de ce que j’ai appelé « la makhzénisation » de la culture et des élites berbères marocaines. Dans ce pays, cette opération d’intégration a été cependant beaucoup plus aisée, car les élites politiques et intellectuelles berbères marocaines, à l’exception notable de celles du Rif, ont toujours été parties prenantes du système politique.

Dans les deux cas, il s’agit clairement d’une entreprise de neutralisation et de dépossession : la langue et la culture berbères ne sont pas l’apanage des régions berbérophones ou des berbérophones, mais celui de l’État, incarnation de la nation unie et indivisible. Le discours officiel et les réformes constitutionnelles de 2002 et de 2016 en Algérie (et celles de 2011 au Maroc) sont parfaitement explicites et adoptent des formulations strictement parallèles : la langue et la culture berbères font partie du patrimoine indivis de la nation.

Sur ce point précis, la filiation avec la tradition politique et juridique jacobine française est flagrante ; j’ai montré ailleurs (Chaker 2022, chapitre 7) que la République française avait développé exactement le même type d’approche à propos des langues régionales de France : les experts du gouvernement français ont ainsi affirmé, en 1999, que « le breton (le basque, etc.) n’appartient pas aux Bretons ou à la Bretagne, mais au patrimoine indivis de la nation française ».

Le but évident de cette affirmation, en contradiction manifeste avec la réalité historique et sociolinguistique, étant d’éviter de reconnaître des droits spécifiques à des minorités linguistiques, situation qui pourrait aisément dériver vers des revendications autonomistes ou fédéralistes.

The Conversation

Salem Chaker ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Kabylie-État algérien : une confrontation politique persistante (½) – https://theconversation.com/kabylie-etat-algerien-une-confrontation-politique-persistante-1-2-262078

« Comment ne pas être tué par une bombe atomique ? » En 1950, les curieux conseils de « Paris Match »

Source: The Conversation – France (in French) – By Anne Wattel, Professeure agrégée, Université de Lille

Il y a 80 ans, le 6 août 1945, se déroulait une tragédie nommée Hiroshima. Les mots de la bombe se sont alors imposés dans l’espace médiatique : « E = mc2 », « Little Boy et Fat Man », « radiations », « bikini », « gerboise », « globocide »…

Dans le Souffle d’Hiroshima, publié en 2024 aux éditions Epistémé (librement accessible en format numérique), la chercheuse Anne Wattel (Université de Lille) revient, à travers une étude culturelle qui s’étende de 1945 à 1960, sur la construction du mythe de l’atome bienfaisant.

Ci-dessous, nous reproduisons un extrait du chapitre 3, consacré à l’histoire du mot « bikini » ainsi qu’à un étonnant article publié par Paris Match en 1950.


« Il y a eu Hiroshima […] ; il y a eu Bikini avec sa parade de cochons déguisés en officiers supérieurs, ce qui ne manquerait pas de drôlerie si l’habilleuse n’était la mort. » (André Breton, 1949

Juillet 1946 : Bikini, c’est la bombe

Lorsqu’en 1946, le Français Louis Réard commercialise son minimaliste maillot de bain deux pièces, il l’accompagne du slogan : « Le bikini, première bombe anatomique. »

On appréciera – ou pas – l’humour et le coup de com’, toujours est-il que cette « bombe », présentée pour la première fois à la piscine Molitor, le 5 juillet 1946, est passée à la postérité, que le bikini s’est répandu sur les plages et a occulté l’atoll des îles Marshall qui lui conféra son nom, atoll où, dans le cadre de l’opération Crossroads, les Américains, après avoir convaincu à grand renfort de propagande la population locale de s’exiler (pour le bien de l’humanité), multiplièrent les essais atomiques entre 1946 et 1958.

La première bombe explose le 1er juillet 1946 ; l’opération est grandement médiatisée et suscite un intérêt mondial, décelable dans France-soir qui, un mois et demi avant « l’expérience », en mai 1946, renoue avec cet art subtil de la titraille qui fit tout son succès :

« Dans 40 jours, tonnerre sur le Pacifique ! Bikini, c’est la bombe » (France-soir, 19-20 mai 1946)

Mais la bombe dévie, ne touche pas l’objectif et la flotte cobaye est quasiment intacte. C’est un grand flop mondial, une déception comme le révèlent ces titres glanés dans la presse française :

  • « Deux navires coulés sur soixante-treize. “C’est tout ?” » (Ce soir, 2 juillet 1946) ;

  • « Bikini ? Ce ne fut pas le knockout attendu » (Paris-presse, 2 juillet 1946) ;

  • « À Bikini, la flotte cobaye a résisté » (France-soir, 2 juillet 1946).

C’est un « demi-ratage », un possible « truquage » pour l’Aurore (2 juillet 1946) ; et le journal Combat se demande si l’expérience de Bikini n’a pas été volontairement restreinte (Combat, 2 juillet 1946).

Les essais vont se poursuivre, mais le battage médiatique va s’apaiser. Le 26 juillet, Raymond Aron, dans Combat, évoque, effaré, la déception générale occasionnée par la première bombe et se désespère alors qu’on récidive :

« Les hommes seuls, maîtres de leur vie et de leur mort, la conquête de la nature, consacrée par la possession d’un pouvoir que les sages, dans leurs rêves, réservaient aux dieux : rien ni personne ne parviendra à voiler la grandeur tragique de ce moment historique. »

Et il conclut :

« […] Aujourd’hui, rien ne protège l’humanité d’elle-même et de sa toute-puissance mortelle. »




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Premier-Avril 1950 : « Comment ne pas être tué par une bombe atomique »

L’hebdomadaire français Paris Match, qui a « le plus gros tirage dans les années 1950 avec près de 2 millions d’exemplaires chaque semaine », dont « l ‘impact est considérable » et qui « contribue à structurer les représentations », propose dans son numéro du 1er avril 1950 une couverture consacrée, comme c’est fréquemment le cas, à l’aristocratie (ici la famille royale de Belgique) mais, dans un unique encadré, bien visible en haut de page, le titre, « Comment ne pas être tué par une bombe atomique », se présente comme un véritable produit d’appel d’autant plus retentissant qu’on sait officiellement, depuis septembre 1949, que l’URSS possède la bombe atomique.

Paris Match, 54, 1er avril 1950, première de couverture et titres des pages 11 et 12.
© Paris Match/Scoop

L’article, qui nous intéresse et qui se déploie sur deux pleines pages, est écrit par Richard Gerstell qu’un encadré présente comme « un officier de la marine américaine », « un savant », « docteur en philosophie », « conseiller à la défense radiologique à l’Office de la défense civile des États-Unis ». L’auteur est chargé par le ministère de la défense d’étudier les effets de la radioactivité des essais atomiques de Bikini et d’élaborer des « plans pour la protection de la population civile contre une éventuelle attaque atomique ».

L’encadré inséré par la rédaction de Paris Match vise donc à garantir la crédibilité du rédacteur de l’article, un homme de terrain, un scientifique, dont on précise qu’il « a été exposé plusieurs fois aux radiations atomiques et n’en a d’ailleurs pas souffert physiquement (il n’a même pas perdu un cheveu) », qui rend compte de sa frayeur lorsque le compteur Geiger révéla que ses cheveux étaient « plus radioactifs que la limite ». Il s’agit donc, du moins est-ce vendu ainsi, du témoignage, de l’analyse d’un témoin de choix ; il s’agit d’une information de première main.




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Dans les premiers paragraphes de l’article de Match, Gerstell explique avoir eu, dans les premiers temps, « la conviction que la destruction atomique menaçait inévitablement une grande partie de l’humanité ». C’est pourquoi il accueillit favorablement la parution de l’ouvrage de David Bradley, No Place to Hide (1948), qui alertait sur les dangers de la radioactivité. Mais il ne s’appuyait alors, confie-t-il, que sur une « impression » ; il manquait de recul. En possession désormais des « rapports complets des expériences de Bikini et des rapports préliminaires des nouvelles expériences atomiques d’Eniwetok », il a désormais « franchement changé d’avis ».

L’article publié dans Match vise un objectif : convaincre que la radioactivité, sur laquelle on en sait plus que sur « la poliomyélite ou le rhume », « n’est, au fond, pas plus dangereuse que la fièvre typhoïde ou d’autres maladies qui suivent d’habitude les ravages d’un bombardement ».

Fort de son « expérience “Bikini” », durant laquelle, dit-il, « aucun des 40 000 hommes » qui y participèrent « ne fut atteint par la radioactivité », Gerstell entend mettre un terme aux « légendes » sur les effets de cette dernière (elle entraînerait la stérilité, rendrait des régions « inhabitables à jamais »). « Tout cela est faux », clame-t-il ; la radioactivité est « une menace beaucoup moins grande que la majorité des gens le croient ».

Un certain nombre de précautions, de conseils à suivre pour se protéger de la radioactivité en cas d’explosion nucléaire sont livrés aux lecteurs de Paris Match : fermer portes et fenêtres, baisser les persiennes, tirer les rideaux ; ôter ses souliers, ses vêtements avant de rentrer chez soi, les laver et frotter ; prendre des douches « copieuses » pour se débarrasser des matières radioactives ; éviter les flaques d’eau, marcher contre le vent ; s’abriter dans une cave, « protection la plus adéquate contre les radiations »…

On laisse le lecteur apprécier l’efficacité de ces mesures…

Pour se protéger de la bombe elle-même dont « la plupart des dégâts sont causés par les effets indirects de l’explosion », se coucher à plat ventre, yeux fermés ; pour éviter les brûlures, trouver une barrière efficace (mur, égout, fossé) ; porter des « vêtements en coton clair », des pantalons longs, des blouses larges, « un chapeau aux bords rabattus »…

Ainsi, ce témoin, ce « savant », qui étudia l’impact de la radioactivité, rassure-t-il le lectorat français de Match : on peut se protéger de la bombe atomique, des radiations ; il suffit d’être précautionneux.

Foin des légendes ! Ce regard éclairé, scientifiquement éclairé, s’appuie sur l’expérience, sur Bikini, sur Hiroshima et Nagasaki pour minorer (et c’est peu dire) le danger des radiations, car, c’est bien connu, « les nuages radioactifs à caractère persistant sont vite dissipés dans le ciel » (cela n’est pas sans nous rappeler l’incroyable mythe du nuage qui, à la suite de la catastrophe de Tchernobyl, le 26 avril 1986, se serait arrêté aux frontières de la France) ; « la poussière radio-active persistante qui se dépose sur la peau ne paraît pas dangereuse » ; « au voisinage immédiat du point d’explosion, une pleine sécurité peut être assurée par 30 centimètres d’acier, 1 mètre de béton ou 1 m 60 de terre. À un kilomètre et demi, la protection nécessaire tombe à moins d’un centimètre d’acier et quelques centimètres de béton ».

En avril 1950, l’Américain Richard Gerstell, dont les propos sont relayés en France par l’hebdomadaire Paris Match, niait encore l’impact de la radioactivité.

The Conversation

Anne Wattel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. « Comment ne pas être tué par une bombe atomique ? » En 1950, les curieux conseils de « Paris Match » – https://theconversation.com/comment-ne-pas-etre-tue-par-une-bombe-atomique-en-1950-les-curieux-conseils-de-paris-match-259333

Le « fibremaxxing » est à la mode. Voici pourquoi cela pourrait poser problème

Source: The Conversation – in French – By Lewis Mattin, Senior Lecturer, Life Sciences, University of Westminster

Les fibres sont essentielles, c’est incontestable. Mais dans le monde des tendances santé en ligne, ce qui était au départ un conseil alimentaire judicieux s’est transformé en « fibremaxxing », une tendance qui consiste à consommer des quantités astronomiques de fibres au nom du bien-être.

Au Canada, les recommandations suggèrent que les femmes ont besoin de 25 grammes de fibres par jour et les hommes 38 grammes de fibres par jour. Les enfants et les adolescents ont généralement besoin de beaucoup moins.

Pourtant, malgré des recommandations claires, la plupart des Canadiennes et Canadiens n’atteignent pas leur objectif quotidien en matière de fibres. L’un des principaux responsables ? L’essor des aliments ultra-transformés. Pas moins de 46 % de l’apport énergétique quotidien consommé au pays en 2015 provenait d’aliments ultratransformés. Les enfants étaient d’ailleurs les plus grands consommateurs.

Quand les bons aliments disparaissent de nos assiettes

Les aliments ultra-transformés sont généralement pauvres en fibres et en micronutriments, tout en étant riches en sucre, en sel et en graisses malsaines. Lorsque ces aliments dominent notre assiette, les aliments complets naturellement riches en fibres sont évincés.

Des études montrent que plus la consommation d’aliments ultra-transformés augmente, plus la consommation de fibres diminue, ainsi que celle d’autres nutriments essentiels. Il en résulte une population qui est loin d’atteindre son objectif quotidien en matière de fibres.

Les fibres alimentaires sont essentielles à une bonne santé dans le cadre d’une alimentation équilibrée. On les trouve principalement dans les aliments d’origine végétale.

Ajouter des aliments riches en fibres à vos repas et collations tout au long d’une journée type, par exemple en optant pour du pain complet au petit-déjeuner, en conservant la peau des fruits comme les pommes, en ajoutant des lentilles et des oignons à un chili pour le dîner et en mangeant une poignée de graines de citrouille ou de noix du Brésil entre les repas, aiderait une personne moyenne à atteindre ses besoins quotidiens de 30 g.

Consommer trop de fibres

Avec le fibremaxxing, ce qui pourrait rendre cette tendance quelque peu dangereuse, c’est le fait de supprimer d’autres groupes d’aliments tels que les protéines, les glucides et les lipides et de les remplacer par des aliments riches en fibres, des compléments alimentaires ou des poudres.

C’est là que le risque potentiel pourrait atténuer les avantages d’une augmentation de la consommation de fibres, car, à ma connaissance, aucune étude solide n’a été menée chez l’homme sur la consommation à long terme de plus de 40 g de fibres par jour. (Certains partisans du « fibremaxxing » recommandent de consommer entre 50 et 100 g par jour.)


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Consommer trop de fibres trop rapidement, surtout sans boire suffisamment d’eau, peut entraîner des ballonnements, des crampes et de la constipation. Cela peut également provoquer une accumulation de gaz qui peut aussi entraîner des flatulences au mauvais moment, comme pendant les trajets quotidiens.

Des passagers regardent avec suspicion quelqu’un hors champ
Quelqu’un a fait du fibremaxxing.
William Perugini/Shutterstock

Une augmentation rapide de la consommation de fibres ou une consommation excessive peut interférer avec l’absorption de micronutriments essentiels tels que le fer, qui soutient le fonctionnement normal de l’organisme, ainsi que des macronutriments, qui fournissent l’énergie nécessaire au mouvement, à la réparation et à l’adaptation.

Pas que des inconvénients

Cependant, il est important de se rappeler que l’augmentation de la quantité de fibres dans votre alimentation offre de nombreux avantages pour la santé. Elles favorisent un système digestif sain en stimulant le transit intestinal et en réduisant l’apparition de maladies inflammatoires de l’intestin.

Les fibres solubles aident à réguler la glycémie en ralentissant l’absorption du glucose, ce qui les rend particulièrement utiles pour les personnes à risque de diabète de type 2. Elles réduisent également le taux de cholestérol LDL (mauvais cholestérol), ce qui diminue le risque de maladies cardiaques. Les fibres procurent une sensation de satiété plus longue, ce qui favorise une gestion saine du poids et la régulation de l’appétit. Ces résultats sont tous bien documentés.

De plus, une alimentation riche en fibres a été associée à un risque moindre de certains cancers, en particulier le cancer du côlon, car elle aide à éliminer efficacement les toxines de l’organisme. Augmenter progressivement votre consommation de fibres jusqu’à atteindre les niveaux recommandés, grâce à une alimentation équilibrée et variée, peut avoir de réels bienfaits pour la santé.

Au vu des preuves, il est clair que beaucoup d’entre nous pourraient tirer profit d’une consommation plus importante de fibres, mais dans la limite du raisonnable.

En attendant d’en savoir plus, il est plus prudent de respecter les recommandations actuelles en matière de consommation de fibres et de les consommer sous forme naturelle plutôt que sous forme de poudres ou de compléments alimentaires. Les fibres sont essentielles, mais il ne faut pas nécessairement en consommer davantage.

Ignorez les modes sur les réseaux sociaux et privilégiez l’équilibre : céréales complètes, légumes, noix et graines. Votre intestin – et vos compagnons de trajet – vous en remercieront.

La Conversation Canada

Lewis Mattin est affilié à la Physiological Society, à la Society for Endocrinology, à In2Science et au réseau Ageing and Nutrient Sensing Network financé par l’UKRI.

ref. Le « fibremaxxing » est à la mode. Voici pourquoi cela pourrait poser problème – https://theconversation.com/le-fibremaxxing-est-a-la-mode-voici-pourquoi-cela-pourrait-poser-probleme-262282

Donald Trump limoge la cheffe des statistiques sur le travail et affaiblit les bases des politiques sociales

Source: The Conversation – in French – By Sarah James, Assistant Professor of Political Science, Gonzaga University

Les programmes gouvernementaux sont-ils efficaces ? Impossible de le savoir sans données. Andranik Hakobyan/iStock/GettyImagesPlus

En freinant la production de données officielles, l’administration Trump met en péril la transparence et l’avenir des politiques sociales aux États-Unis.

Le 1er août 2025, le président Donald Trump a limogé la commissaire du Bureau de la statistique du travail (Bureau of Labor Statistics ou BLS) Erika McEntarfer, après la publication d’un rapport défavorable sur le chômage. Cette décision a suscité de vives critiques en raison du risque qu’elle sape la crédibilité de l’agence. Mais ce n’est pas la première fois que l’administration Trump prend des mesures susceptibles d’affaiblir l’intégrité de certaines données gouvernementales.

Prenons l’exemple du suivi de la mortalité maternelle aux États-Unis, qui est la plus élevée parmi les pays développés. Depuis 1987, les centres pour le contrôle et la prévention des maladies (Centers for Disease Control and Prevention) administrent le système de surveillance de l’évaluation des risques liés à la grossesse afin de mieux comprendre quand, où et pourquoi ces décès surviennent. En avril 2025, l’administration Trump a placé ce département, chargé de la collecte et du suivi de ces données, en congés forcés.

Pour l’instant, rien n’indique que des données du BLS ont été supprimées ou altérées. Mais des rapports font état de situations similaires dans d’autres agences.

La Maison-Blanche collecte également moins d’informations, qu’il s’agisse de savoir combien d’Américains disposent d’une assurance maladie ou du nombre d’élèves inscrits dans les écoles publiques, et elle rend inaccessibles au public de nombreuses données gouvernementales. Donald Trump tente également de supprimer des agences entières, comme le département de l’éducation, qui sont responsables de la collecte de données cruciales liées à la pauvreté et aux inégalités. Son administration a aussi commencé à supprimer des sites web et des répertoires qui partagent les données gouvernementales avec le public.

Pourquoi les données sont essentielles pour le filet de sécurité

J’étudie le rôle que jouent les données dans la prise de décision politique, y compris quand et comment les responsables gouvernementaux décident de les collecter. Au fil de plusieurs années de recherche, j’ai constaté que de bonnes données sont essentielles non seulement pour les responsables politiques, mais aussi pour les journalistes, les militants ou les électeurs. Sans elles, il est beaucoup plus difficile de déterminer quand une politique échoue et encore plus compliqué d’aider les personnes qui ne sont pas dans les radars et qui n’ont pas de connexions politiques.

Depuis que Trump a prêté serment pour son second mandat, je surveille de près les conséquences de la perturbation, de la suppression et du sous-financement des données sur les programmes de filet de sécurité sociale, comme l’aide alimentaire ou les services destinés aux personnes en situation de handicap.

J’estime que perturber la collecte de données rendra plus difficile l’identification des personnes éligibles à ces programmes ou la compréhension de ce qui se passe lorsque des bénéficiaires perdent leur aide. Je crois aussi que l’absence de ces données compliquera considérablement le travail des défenseurs de ces programmes sociaux pour les reconstruire à l’avenir.

Pourquoi le gouvernement collecte ces données

Il est impossible de savoir si des politiques et programmes fonctionnent, sans données fiables collectées sur une longue période. Par exemple, sans un système permettant de mesurer avec précision combien de personnes ont besoin d’aide pour se nourrir, il est difficile de déterminer combien le pays doit consacrer au Supplemental Nutrition Assistance Program (le programme alimentaire fédéral), au programme fédéral d’aide nutritionnelle (connu sous le nom de WIC) destiné aux femmes, nourrissons et enfants, ainsi qu’aux programmes associés.

Les données sur l’éligibilité et l’inscription à Medicaid avant et après l’adoption de l’Affordable Care Act (ACA) en 2010 en sont un autre exemple. Les données nationales ont montré que des millions d’Américains ont obtenu une couverture santé après la mise en œuvre de l’ACA.

De nombreuses institutions et organisations, comme les universités, les médias, les think tanks et les associations à but non lucratif qui se concentrent sur des enjeux tels que la pauvreté et les inégalités ou le logement, collectent elles aussi des données sur l’impact des politiques sociales sur les Américains à faible revenu.

Il ne fait aucun doute que ces efforts non gouvernementaux vont se poursuivre, voire s’intensifier. Cependant, il est très improbable que ces initiatives indépendantes puissent remplacer les programmes de collecte de données du gouvernement – encore moins l’ensemble d’entre eux. Parce qu’il met en œuvre les politiques officielles, le gouvernement est dans une position unique pour collecter et pour conserver des données sensibles sur de longues périodes. C’est pourquoi la disparition de milliers de sites web officiels peut avoir des conséquences à très long terme.

Ce qui distingue l’approche de Trump

La mise en pause, la réduction de financement et la suppression des données gouvernementales par l’administration Trump marquent une rupture majeure avec ses prédécesseurs.

Dès les années 1930, les chercheurs en sciences sociales et les responsables politiques locaux américains avaient compris le potentiel des données pour identifier quelles politiques étaient efficaces et lesquelles représentaient un gaspillage d’argent. Depuis lors, les responsables politiques de tout l’éventail idéologique se sont de plus en plus intéressés à l’utilisation des données pour améliorer le fonctionnement de l’État.

Cet intérêt pour les données s’est accentué à partir de 2001, lorsque le président George W. Bush a fait de la responsabilisation du gouvernement sur la base de résultats mesurables une priorité. Il considérait les données comme un outil puissant pour réduire le gaspillage et évaluer les résultats des politiques publiques. Sa réforme phare en matière d’éducation, le No Child Left Behind Act, a profondément élargi la collecte et la publication de données sur les performances des élèves dans les écoles publiques de la maternelle à la terminale.

George W. Bush
Le président George W. Bush parle d’éducation en 2005 dans un lycée de Falls Church, en Virginie, exposant ses plans pour le No Child Left Behind Act.
Alex Wong/Getty Images

En quoi cela contraste avec les administrations Obama et Biden

Les présidents Barack Obama et Joe Biden ont mis l’accent sur l’importance des données pour évaluer l’impact de leurs politiques sur les populations à faible revenu, historiquement peu influentes sur le plan politique. Obama a mis en place un groupe de travail chargé d’identifier des moyens de collecter, analyser et intégrer davantage de données utiles dans les politiques sociales.

Biden a mis en œuvre plusieurs des recommandations de ce groupe. Par exemple, il a exigé la collecte et l’analyse de données démographiques pour évaluer les impacts des nouvelles politiques sociales. Cette approche a influencé la manière dont son administration a géré les changements dans les pratiques de prêts immobiliers, l’expansion de l’accès au haut débit et la mise en place de programmes de sensibilisation pour inscrire les citoyens à Medicaid et Medicare.

Pourquoi il sera difficile de reconstruire

Il est plus difficile de défendre l’existence de programmes sociaux lorsqu’il n’existe pas de données pertinentes. Par exemple, des programmes qui aident les personnes à faible revenu à consulter un médecin, à avoir accès à des produits frais ou à trouver un logement peuvent être plus rentables que de simplement laisser les gens vivre dans la pauvreté.

Bloquer la collecte de données peut aussi compliquer le rétablissement du financement public après la suppression ou l’arrêt d’un programme. En effet, il sera alors plus difficile pour les anciens bénéficiaires de ces programmes de convaincre leurs concitoyens qu’il est nécessaire d’investir dans l’extension d’un programme existant ou dans la création d’un nouveau.

Faute de données suffisantes, même des politiques bien intentionnées risquent à l’avenir d’aggraver les problèmes qu’elles sont censées résoudre, et ce, bien après la fin de l’administration Trump.

The Conversation

Sarah James ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Donald Trump limoge la cheffe des statistiques sur le travail et affaiblit les bases des politiques sociales – https://theconversation.com/donald-trump-limoge-la-cheffe-des-statistiques-sur-le-travail-et-affaiblit-les-bases-des-politiques-sociales-262632