Comment réagir lorsque votre enfant s’entend bien avec un camarade que vous jugez trop turbulent, malpoli, voire tyrannique ? Est-il bienvenu en tant que parent de s’immiscer dans les relations de vos enfants ?
Nombreux sont les parents qui connaissent cette situation : leur enfant a un bon, voire un meilleur ami, mais ils ne l’aiment pas…
Cet ami peut être autoritaire, mal élevé ou sauter sur vos meubles. Vous n’aimez peut-être pas la façon dont votre enfant se comporte lorsqu’il est avec lui.
Quand il s’agit d’enfants plus âgés, votre aversion peut être liée au langage de l’ami, à sa posture vis-à-vis de l’école ou à sa façon de prendre des risques. Peut-être aussi que cet ami souffle le chaud et le froid, provoquant des drames en série.
Que faire alors, en tant que parents, dans ce genre de circonstances ?
Fixer des règles
Si vous estimez que votre enfant est maltraité, cela peut susciter en vous un instinct de protection qui se manifeste par une réaction corporelle de lutte ou de fuite.
Cela provoque une montée d’adrénaline qui peut vous pousser en tant que parents à réagir par la critique, voire tenter de vous opposer à cette amitié.
Cependant, cette façon de faire peut causer plus de mal que de bien, en particulier dans le cas d’adolescents enclins à rejeter leurs parents.
Avec les enfants plus jeunes, des limites claires peuvent être fixées dès le début de la rencontre. Par exemple, en leur disant : « les jeux sont interdits dans la chambre des parents » ou « on ne saute pas sur le canapé ».
Si les enfants utilisent un langage méchant ou grossier les uns envers les autres, vous pouvez d’emblée annoncer qu’on n’utilise pas tel ou tel mot dans cette maison et que la courtoisie est ici la règle.
Les séances de jeu peuvent être organisées de préférence à l’extérieur, ce qui peut être particulièrement utile en cas de comportement bruyant, destructeur ou grossier. Et, si vous le pouvez, prévoyez moins de séances de jeu avec l’enfant en question.
Mais les parents peuvent également réfléchir à la raison pour laquelle cet enfant les dérange. Cette réaction est-elle justifiée ou provient-elle de leurs propres préjugés et opinions ? Les amis de votre enfant ne doivent pas nécessairement être ceux que vous choisiriez.
Être à l’écoute des besoins des adolescents
Pour devenir des adultes accomplis, les adolescents doivent franchir différentes étapes de développement les aidant à devenir plus autonomes et indépendants. Interférer avec leurs relations amicales perturbe ce processus et, en fin de compte, les déresponsabilise.
Dans les années 1960, la psychologue américaine Diana Baumrind a publié une célèbre recherche sur la parentalité établissant qu’un style autoritaire se traduit par moins de confiance et moins d’indépendance chez l’enfant que s’il est élevé dans un foyer qui, au-delà des règles, est à l’écoute de ses besoins.
Afficher des réticences à l’égard des amis ou des partenaires potentiels de votre enfant risque également d’entraîner un effet « Roméo et Juliette », où la désapprobation lui donne encore plus envie de rencontrer ces personnes.
Ainsi, dans le cas d’adolescents et de leurs amis, l’approche doit être encore plus nuancée. L’objectif premier est d’encourager l’enfant à considérer le parent comme une personne à qui s’adresser en cas de problème. Si vous êtes tentés d’être critiques, posez-vous au préalable la question suivante : cela est-il dans l’intérêt de votre enfant ?
Il est important de laisser les enfants faire des erreurs pour qu’ils puissent en tirer des leçons. Apprendre à discerner ce qu’ils veulent ou ne veulent pas dans les relations est une compétence essentielle pour la vie.
Des amitiés qui évoluent
Favoriser un dialogue ouvert sur les relations de l’enfant vous permet d’exercer une influence de manière plus subtile et adaptée à son développement.
Pour les plus jeunes, vous pouvez profiter d’un moment de calme pour poser des questions du type : « Que peux-tu dire à Charlotte si tu ne veux plus jouer à son jeu ? » ou « Quelle est la meilleure façon de réagir si elle est trop autoritaire ? »
Pour les enfants plus âgés, l’idéal est d’attendre qu’ils aient envie d’échanger avec vous, plutôt que de les questionner d’emblée. Informez-vous gentiment, sans porter de jugement, sur cette amitié, avec des questions comme : « Qu’aimez-vous faire ensemble ? » ou « Parlez-moi de ce que vous avez en commun. »
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Si l’adolescent semble contrarié ou mal à l’aise, résistez à l’envie de rejeter le problème ou de vouloir le résoudre. L’écoute est la clé pour aider un jeune à affronter un problème, en lui montrant qu’il est soutenu et non jugé.
Et n’oubliez pas que toutes les amitiés ne durent pas. Au fur et à mesure que les enfants grandissent, la plupart d’entre eux se font naturellement de nouvelles connaissances et en abandonnent parmi les anciennes.
Seule exception à cette approche tournée vers les adolescents : s’il y a un risque pour la sécurité de l’enfant. En cas de brimades ou d’abus sous quelque forme que ce soit, les parents doivent intervenir et parler directement à l’école ou à d’autres autorités compétentes, même si leur enfant s’y oppose.
Rachael Murrihy ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
Comment faire pour exister quand on est une entreprise française face aux géants que sont Apple Music, Amazon Music ou Spotify ? Deezer a innové et cela semble payer pour le moment. Parmi les facteurs de succès, la création d’un lien, via la plateforme, entre les artistes et leur public joue un rôle. Démonstration avec le cas de la musique metal.
En moins de deux décennies, l’industrie musicale est passée de la vente de produits physiques à une économie de l’accès numérique. Cette transition ne s’est pas faite sans heurts. Ce changement a bouleversé les équilibres économiques, fragilisant disquaires et labels indépendants, tout en faisant émerger de nouvelles formes de médiation. Dans ce paysage, les plateformes comme Spotify, Apple Music, Amazon Music ou Deezer sont devenues incontournables.
Parmi elles se trouve une plateforme française fondée en 2007 : Deezer. Elle se distingue par une stratégie singulière, alliant innovation technologique, responsabilité culturelle et ancrage communautaire.
Un acteur industriel à part entière
Comme ses concurrents, Deezer propose un abonnement donnant accès à des millions de titres en streaming. La plateforme permet par ailleurs la création de playlists et de recommandations personnalisées. Son algorithme « Flow » structure les pratiques d’écoute en hiérarchisant les contenus selon les goûts de l’utilisateur.
Derrière cette logique standardisée, Deezer adopte une stratégie distincte reposant sur trois axes :
valorisation des scènes locales et francophones,
éditorialisation humaine en complément de l’algorithme,
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Le metal : une niche exemplaire
Parmi les multiples genres musicaux présents sur les plateformes, le metal occupe une place singulière. Historiquement ancré dans une culture de l’objet attachée aux CD et vinyles, son accès s’est longtemps fait en marge des circuits traditionnels, reposant sur l’achat de supports physiques. Peu visible dans les classements globaux, peu présente dans les médias généralistes, la musique metal représente pourtant l’une des scènes les plus structurées, fidèles et engagées.
Si la place des labels a largement évolué ces dernières années, cette transformation est particulièrement marquante dans le metal, où ils continuent de jouer un rôle de pivot, que ces labels soient internationaux ou des disquaires locaux. Dans un écosystème encore très attaché à la production physique, à la cohérence esthétique et à la construction d’une identité sonore, les labels sont des acteurs culturels, à la fois garants de la ligne artistique et médiateurs entre les groupes et leur public.
Nouvelles visibilités pour des groupes underground
Mehdi El Jaï, PDG du label Verycords (Mass Hysteria, Ultra Vomit, Psykup, Akiavel, etc.), souligne que les plateformes, comme Deezer, ont offert une visibilité inédite à des groupes jusque-là confinés aux circuits spécialisés. Grâce à une éditorialisation ciblée et à des partenariats pertinents, les labels prolongent leur rôle de prescripteurs tout en s’adaptant aux nouvelles logiques d’accès. Il note que, si ces plateformes ont aidé à réduire le piratage, elles ont aussi profondément bouleversé l’écosystème. Il reconnaît néanmoins l’intérêt particulier de Deezer pour la scène metal :
« On a organisé de beaux événements avec eux, comme une pré-écoute de “Matière noire”, de Mass Hysteria, qui a contribué à un beau lancement. La plateforme est très à cheval sur la chasse aux “fake streams”, qui polluent aussi une partie du business, car on est sur un modèle de “market-share” et pas “user-centric”, donc c’est très pernicieux. […] Deezer est très à cheval sur des enjeux liés à l’économie du disque, l’économie du producteur phonographique et donc à des enjeux d’avenir. »
Cohérences communautaires
Contrairement à des styles portés par les playlists virales, le metal s’appuie sur une écoute active, fidèle et passionnée, même s’il existe des différences en fonction des différents sous-genres, plus ou moins attachés au support physique. Pour Mehdi El Jaï :
« Aujourd’hui, tu achètes un disque d’artistes dont tu es fondamentalement fan, ce qui a des implications sur les ventes et donc sur la popularité, l’exposition, et sur l’ensemble de la chaîne de valeur. À l’instar des réseaux sociaux, il y a [avec les plateformes de streaming] une volonté de développer les communautés qui sont liées aux artistes, c’est le sens de l’histoire. »
BFM 2022.
Conscient de ce potentiel, Deezer a créé plusieurs dispositifs pour valoriser la scène metal :
playlists spécialisées créées par des éditeurs humains, couvrant à la fois les grands sous-genres (black, death, thrash, prog et des niches plus pointues ;
présence renforcée dans les recommandations personnalisées grâce à une hiérarchisation adaptée, avec des contenus éditoriaux spécifiques (interviews, sélections liées à des festivals comme le Hellfest ou le Motocultor.
Un levier d’ouverture
Fort de cette stratégie, Deezer peut tisser un lien fort avec une scène exigeante, attachée à la fidélité et à la connaissance. Le streaming devient ainsi un levier d’ouverture internationale pour les groupes underground, à condition d’être bien éditorialisé.
« Les plateformes nous permettent aussi des revenus que l’on n’aurait pas sans elles. Tu prends des gens qui écoutent Myrath en Indonésie, comment je les aurais touchés avant, je n’en sais rien. Aujourd’hui, on a des gens qui écoutent Myrath en Indonésie, au Pérou, en Argentine. »
Si Deezer cherche à mieux rémunérer les artistes, le modèle du streaming reste imparfait. L’algorithme tend à uniformiser les écoutes, au détriment de la diversité, notamment dans des genres comme le metal, dont il peine à saisir les spécificités.
Côté utilisateurs, l’abonnement limite l’accès complet et l’abondance de contenus peut rendre l’écoute plus superficielle. Néanmoins, face à un disquaire en difficulté ou à des médias spécialisés en crise, Deezer, malgré ces limites, reste aujourd’hui un moyen privilégié d’accès à la musique.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
Source: The Conversation – Indonesia – By Christine Marsal, Maitre de conférences HDR, Contrôle de gestion, gouvernance des banques, Université de Montpellier
Mais qu’arrive-t-il à Boeing ? Le constructeur aérien, symbole de la puissance des États-Unis, traverse des turbulences depuis plusieurs années. Depuis les crashs du 737 Max et l’accident très récent du 787 d’Air India, les causes sont multiples. Reste une interrogation sur cette succession de difficultés. La gouvernance de l’entreprise pourrait livrer une partie de la solution.
Les déconvenues financières de Boeing n’en finissent plus de se creuser : après des pertes cumulées de près de 20 milliards d’euros perdus entre 2020 et 2023, l’exercice 2024 fait ressortir une perte de près de 11,345 milliards d’euros. La « descente aux enfers » semble inéluctable et pourtant l’avionneur a récemment remporté un important contrat militaire et de nouvelles commandes en provenance d’un loueur d’avions basé à Singapour. Si les raisons des déboires financiers sont connues, comment expliquer que l’entreprise conserve la confiance des investisseurs ? Tout d’abord, le poids de fonds de pension dans le capital de l’entreprise est-il passé de 47 % en 2020 à près de 68 % en 2025. Entre 1997 et 2019, les dirigeants décident d’augmenter progressivement le dividende de 0,56 dollar par action en 1997 à 8,19 dollars en 2019. Destinée à rassurer les actionnaires, cette politique de dividendes ne peut expliquer, seule, l’apparente stabilité des investisseurs.
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Alors que de graves problèmes de qualité ont émaillé l’actualité récente de l’avionneur, rien ne semble stopper Boeing. Au fil des ans, l’entreprise a su se constituer un solide réseau d’affaires, doublé d’un réseau d’influence qui la rendent aujourd’hui « intouchable ». Pour comprendre cette résistance aux aléas technologique et financier nous analysons la composition de son conseil d’administration sur plusieurs années.
Dans les grandes entreprises cotées, le Conseil d’administration (CA) est censé représenter les actionnaires, qui sont les propriétaires des entreprises. Il nomme le président, valide la stratégie, surveille l’action du directeur général et peut même le révoquer. Ses membres sont élus en assemblée générale, souvent sur recommandation d’un comité de nomination, selon des critères de compétence, de diversité et d’indépendance.
Mais ce fragile équilibre peut être remis en cause quand le directeur général est aussi président du Conseil. Ce cumul des fonctions – le fameux PDG – fait de la même personne le stratège, l’exécutant… et le contrôleur de sa propre action. Ce qui pose la question du maintien de ce cumul. Le cas de Boeing illustre parfaitement les dérives de ce cumul à travers les résultats d’un article de recherche paru en 2023. Les données observées portent sur la période allant de 1997 à 2020. Il en ressort notamment que le manque de diversité au sein du conseil d’administration peut expliquer en partie les déboires rencontrés par l’entreprise.
Un Conseil d’administration dominé par son PDG
Ce cumul des fonctions – président du CA et directeur général – concentre les pouvoirs au sommet et réduit la capacité de contre-pouvoir interne. C’est d’autant plus vrai que le Conseil d’administration (CA) reste resserré, entre 11 et 13 membres seulement sur la période considérée.
La diversité progresse timidement. En 1997, seules deux femmes siègent au CA. Elles sont trois en 2020, soit à peine 23 % des membres (toujours 3 femmes en 2024). Sur l’ensemble de la période, on compte rarement plus de deux ou trois représentants des minorités ethniques (afro-américaine, hispanique, asiatique ou indienne), souvent des femmes issues de ces communautés.
Le CA s’organise autour de quatre comités classiques – audit, finance, rémunérations, nominations – auxquels se sont ajoutés en 2020 deux nouveaux comités. Le premier consacré aux « programmes spéciaux » réunit d’anciens PDG et des membres ayant une expérience militaire. Le second, centré sur la sécurité, est une réaction directe aux accidents du 737 Max.
En moyenne, les administrateurs rejoignent le Conseil à 56 ans et le quittent autour de 66 ans. Le taux de renouvellement est élevé : pas moins de 38 administrateurs différents se sont succédé au fil des années. Un renouvellement qui n’a pas toujours permis d’assurer un meilleur équilibre des profils ni une gouvernance plus indépendante.
Le Figaro 2019.
Ingénieurs en recul, financiers en force
Les profils techniques issus de l’industrie, les spécialistes des projets complexes sont évincés au fil du temps. Entre 2012 et 2014, ils disparaissent quasiment du Conseil d’administration. Leur place est désormais occupée par des experts en réduction des coûts, des directeurs financiers, d’anciens banquiers. L’arrivée de JimcNerney en 2005 marque la montée en puissance d’anciens collaborateurs du groupe General Electric.
Entre 2012 et 2016, le Conseil d’administration de Boeing se politise un peu plus. Plusieurs anciens hauts responsables rejoignent ses rangs un ex-secrétaire à la Défense, un ancien représentant des États-Unis à l’ONU, deux ambassadeurs, un ancien assistant à la Maison Blanche… Des figures influentes, républicaines comme démocrates, se succèdent au CA.
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Présence des militaires
La présence des militaires (anciens militaires ou militaires à la retraite) se renforce aussi. De 1997 à 2020 on identifie successivement un ancien « Marines », un ancien général ayant travaillé au secrétariat d’État à la défense, un général retraité des marines, un vice-amiral et un amiral à la retraite. Par ailleurs, plusieurs militaires ont exercé des fonctions au sein de l’OTAN. Cet aspect est toujours présent en 2024.
Ce virage confirme une tendance déjà amorcée : Boeing renforce ses liens avec les sphères du pouvoir, au moment même où il s’éloigne de ses racines industrielles. Le Conseil devient moins un organe de pilotage technique qu’un levier stratégique et politique.
Focus sur l’efficacité financière
Dans le même temps, Boeing taille dans ses effectifs : 231 000 salariés en 1997, 141 000 en 2020. Le ton est donné : priorité à l’efficacité financière, au détriment des compétences techniques et écologiques, reléguées au second plan.
Ce virage intervient pourtant à un moment clé pour le groupe. Le programme 787 « Dreamliner » est lancé avec son lot d’innovations : matériaux composites, nouveaux moteurs, nouveaux modes de collaboration avec les sous-traitants. Des projets de cette envergure nécessitent un pilotage éclairé. Mais paradoxalement, alors que la technologie prend de l’ampleur, le Conseil d’administration se vide de ses experts techniques.
Le même scénario se reproduit avec le 737 Max. Officiellement, l’appareil n’est qu’une mise à jour d’un modèle existant. Officieusement, les ingénieurs tirent la sonnette d’alarme : les choix techniques sont risqués, un nouvel avion serait plus sûr. Mais leurs avertissements restent lettre morte. Faute de relais au sein du CA, ils ne sont pas entendus.
France 24 2025.
Un CA trop homogène pour débattre
À force de privilégier les profils issus de la finance ou des milieux politiques, Boeing s’est privé de diversité de pensée. Moins de débats, moins de confrontations d’idées. Or, c’est souvent dans ces frictions que naissent les bonnes décisions. Dans le cas du 737 Max, le manque de dialogue a permis à des failles de sécurité de passer sous les radars.
Pire encore, une enquête du Sénat américain suggère que la proximité du groupe avec certains décideurs politiques aurait facilité une certification accélérée de l’appareil. In fine, cela pourrait paradoxalement ne pas avoir servi l’entreprise dont la réputation est ternie depuis des catastrophes aériennes ayant provoqué des morts. Dans les faits, les causalités sont sûrement plus complexes et cette proximité est un des facteurs qui peut expliquer mais il serait excessif d’en faire le seul facteur.
Pendant les déboires des programmes Dreamliner et MAX, plusieurs actionnaires tentent de tirer la sonnette d’alarme. La ville de Livonia (Michigan), ainsi que les géants de la gestion d’actifs Vanguard et BlackRock, demandent des comptes. Livonia dénonce un manque de transparence sur le programme 787. Vanguard, de son côté, interpelle la direction sur la sécurité du 737 Max et s’interroge sur l’implication réelle du Conseil d’administration.
Administrateurs accusés
Ces pressions aboutissent à une action en justice : les membres du CA sont accusés de ne pas avoir exercé leur devoir de surveillance, notamment sur les questions de sécurité. Le dossier se solde par un accord à l’amiable. Boeing accepte de verser 225 millions de dollars… non pas directement, mais via ses assureurs.
En clair : les administrateurs condamnés échappent à toute responsabilité financière personnelle. Début 2025, un autre accord a mis fin aux poursuites pénales ouvertes après les deux crashs du 737 Max en 2018 et 2019. L’entreprise évite ainsi un procès public potentiellement explosif, au prix d’un règlement négocié avec le gouvernement américain.
Ironie de l’histoire : lors du développement du Dreamliner, les dirigeants de Boeing avaient reconnu le rôle crucial des ingénieurs dans la coordination avec les sous-traitants. Mais cette prise de conscience n’a pas résisté à la logique financière qui s’est installée au sommet. Chez Boeing, ce n’est pas une crise technologique qui a précipité la chute du 737 Max, mais une crise de gouvernance. Une entreprise qui conçoit des avions sans écouter ses ingénieurs prend le risque, un jour, de ne plus savoir les faire voler.
Christine Marsal ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
La vallée des vignobles de Bento Gonçalves dans Rio Grande do Sul au Brésil a été fortement influencée par les descendants des immigrants italiens venus dans la région.ViagenseCaminhos/Shutterstock
Le Brésil dispose de tous les atouts pour devenir un acteur clé du vin au XXIe siècle… à condition d’assumer pleinement son rôle : un laboratoire d’expérimentation, de consommation et de durabilité viticole à l’échelle mondiale. Après le football et le café, le vin, nouvel emblème du Brésil ?
Le Brésil, pays le plus peuplé d’Amérique du Sud avec 212 583 750 d’habitants et cinquième producteur de vin de l’hémisphère sud, suscite un intérêt international croissant. Longtemps perçu comme un acteur marginal sur la scène viticole, il connaît une transformation rapide, portée par des innovations techniques, une diversification de ses terroirs et une nouvelle génération de consommateurs.
Cette dynamique fait du pays un véritable laboratoire des nouvelles tendances mondiales du vin. Le marché brésilien connaît une croissance impressionnante : 11,46 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2024, avec des prévisions atteignant 19,12 milliards d’euros d’ici 2030, à un rythme de croissance annuelle moyen de 9,1 %. En valeur, le Brésil représente aujourd’hui 2,6 % du marché mondial du vin.
Le pays produit entre 1,6 et 1,7 million de tonnes de raisins par an, sur près de 81 000 hectares. Le sud du pays reste le cœur de la viticulture brésilienne, avec 90 % de la production concentrée dans l’État du Rio Grande do Sul. La région de Pinto Bandeira s’est distinguée pour ses vins mousseux de qualité, produits selon la méthode traditionnelle, à base de Chardonnay et de Pinot noir.
Le Brésil est le douzième producteur de vin au monde. Atlasbig
De nouvelles régions émergent. Santa Catarina, avec ses vignobles d’altitude à São Joaquim, favorise une production de mousseux fins dans un climat frais. Plus audacieux encore, la vallée du São Francisco, dans le nord-est tropical, permet deux vendanges par an grâce à son climat semi-aride. Dans les zones plus chaudes comme São Paulo ou Minas Gerais, les producteurs innovent avec la technique de la poda invertida, ou taille inversée. Ils repoussent la récolte vers des périodes plus fraîches, améliorant la qualité des raisins.
Vin d’entrée de gamme et vin blanc
En 2023, le Brésil a importé 145 millions de litres de vin, soit une baisse de 5,91 % en volume – en gommant l’inflation –, mais une hausse de 5 % en valeur – sans effet d’un changement de prix.
Les vins d’entrée de gamme – inférieurs à 20 euros – dominent avec 65 % du volume. Les vins premium – supérieurs à 80 euros – ont progressé de 31 % en volume et 34 % en valeur. Le Chili reste le principal fournisseur, devant le Portugal et l’Argentine. La France, cinquième fournisseur avec 7 % de parts de marché. L’Hexagone consolide sa position grâce à ses effervescents et ses Indications géographiques protégées (IGP).
Longtemps dominé par le rouge et les mousseux, le marché brésilien voit le vin blanc progresser fortement : 11 % d’importations en plus en 2023, représentant désormais 22 % du marché. Cette tendance s’explique par le climat, mais aussi par une recherche de fraîcheur, de légèreté, et de moindres teneurs en alcool. Les vins blancs aromatiques et floraux séduisent particulièrement les jeunes et les femmes, bouleversant les codes traditionnels.
Millennials et Gen Z
Le renouveau du marché brésilien repose en grande partie sur les jeunes générations. Selon une étude, 37 % des millennials et Gen Z déclarent préférer le vin, juste derrière la bière (44 %), et devant les spiritueux. La consommation de vin devient plus quotidienne, intégrée à des moments conviviaux. Les Brésiliennes représentent 53 % des consommateurs en 2024, contre 47 % en 2019. La part des consommatrices âgées de 55 à 64 ans est même passée de 14 % à 19 %. Ce public, en pleine mutation, recherche des vins plus accessibles, des expériences partagées, et des marques engagées.
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Vers une viticulture plus durable
La durabilité devient un atout compétitif majeur. À Encruzilhada do Sul, le domaine Chandon (LVMH) a lancé un mousseux premium, à partir de pratiques durables certifiées PIUP, bien que non bio. Selon son œnologue Philippe Mével, ces démarches améliorent la santé des sols et la productivité, tout en réduisant les intrants.
Le domaine de Salton fait partie des grands domaines reconnus, dans l’état du Rio grande do sul située le long des frontières uruguayenne et argentine. ViagenseCaminhos/Shutterstock
La vinícola Salton, quant à elle, compense ses émissions de 951 tonnes de CO₂ en 2020 par la conservation de 420 hectares de pampa native, et des actions de reforestation. Elle vise la neutralité carbone d’ici 2030 via des énergies renouvelables et des matériaux recyclés.
Adapter la communication
Malgré ces avancées, le vin brésilien souffre d’une image encore trop classique. Pour séduire les jeunes, la filière doit adopter des codes plus spontanés, centrés sur les expériences, les moments de vie et les émotions. Instagram, TikTok, micro-influenceurs, étiquettes au design moderne : les leviers sont nombreux.
La consommation moyenne de vin par habitant reste faible (2,7 litres/an), mais le potentiel est considérable. Avec une offre en pleine diversification, des terroirs multiples, une jeunesse curieuse et exigeante, et une montée en gamme affirmée, le Brésil change de visage viticole.
Des événements comme ProWine São Paulo, devenu la plus grande foire du vin et des spiritueux des Amériques, témoignent de cet engouement croissant. Le Brésil dispose de tous les atouts pour devenir un acteur clé du vin au XXIe siècle… à condition d’assumer pleinement ce qu’il est en train de devenir : un laboratoire d’expérimentation, de consommation et de durabilité viticole à l’échelle mondiale.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
L’empreinte carbone de l’extraction pétrolière peut varier considérablement d’un gisement à un autre. Une stratégie fondée sur la décarbonation de l’offre pétrolière pourrait donc compléter avantageusement les mesures traditionnelles basées sur la réduction de la demande… à condition que l’on dispose de données fiables et transparentes sur les émissions de gaz à effet de serre de l’industrie pétrolière.
Réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) liées au pétrole ne se résume pas à réduire seulement la consommation de produits pétroliers. En effet, l’empreinte carbone liée à leur production varie considérablement d’un gisement à un autre. Dans ces conditions, pour limiter leur impact environnemental, il est crucial de privilégier des gisements dont l’empreinte carbone et les coûts d’extraction sont les plus faibles.
Combinée aux mesures traditionnelles pour réduire la demande de pétrole (sobriété énergétique, développement des transports électriques…), une stratégie centrée sur la décarbonation de l’offre pétrolière peut donc accélérer les baisses d’émissions, tout en réduisant leur coût économique. C’est ce que nous montrons dans une recherche récemment publiée.
Mais pour que cela fonctionne, il est essentiel de disposer de données précises et transparentes quant aux émissions de cette industrie. Sans quoi, toute régulation basée sur l’intensité carbone de l’exploitation des gisements de pétrole risque d’être inefficace.
Les barils de pétrole n’ont pas tous la même intensité carbone
Les barils de pétrole diffèrent non seulement par leur coût d’extraction, mais aussi par leur empreinte carbone.
L’exploitation des sources de pétrole les plus polluantes, comme les sables bitumineux du Canada, génère en moyenne plus de deux fois plus d’émissions de GES par baril que l’exploitation de pétroles plus légers provenant de pays comme l’Arabie saoudite ou la Norvège.
Cette hétérogénéité des gisements, combinée à l’abondance du pétrole au regard des objectifs climatiques discutés lors des COP, fait de la sélection des gisements à exploiter un levier important de réduction des émissions.
L’offre pétrolière, un levier d’atténuation sous-estimé
Depuis le Sommet de la Terre de Rio en 1992, date historique dans la reconnaissance du problème climatique et de son origine humaine, les producteurs de pétrole n’ont pas tenu compte des différences d’intensité carbone de leurs produits, liées à l’extraction et au raffinage.
Ce n’est guère surprenant : aucune réglementation ou régulation notable ne les a incités à le faire. De manière générale, les émissions de GES dues à la production et au raffinage du pétrole n’ont pas été tarifées par les grands pays producteurs de manière à refléter les dommages causés à l’environnement.
Nos recherches montrent que cette omission a eu d’importantes conséquences climatiques.
Nous avons calculé les émissions qui auraient pu être évitées de 1992 à 2018, si l’on avait modifié l’allocation de la production entre les différents gisements en activité – sans modifier les niveaux globaux de production et en prenant en compte les contraintes de production de chaque gisement – de sorte à en minimiser le coût social total – c’est-à-dire, en prenant en compte à la fois les coûts d’extraction et les émissions de GES. Près de 10 milliards de tonnes équivalent CO2 (CO2e) auraient ainsi pu être évitées, ce qui équivaut à deux années d’émissions du secteur du transport mondial.
Au coût actuel du dommage environnemental, estimé à environ 200 dollars par tonne de CO₂, cela représente 2 000 milliards de dollars de dommages climatiques évités (en dollars constants de 2018).
Les efforts actuels visent surtout à réduire la consommation globale de pétrole, ce qui est nécessaire. Mais nos résultats montrent qu’il est également important de prioriser l’exploitation des gisements moins polluants.
Pour réduire le coût social de l’extraction à production totale constante, il aurait mieux valu que des pays aux gisements très carbonés, comme le Venezuela ou le Canada, réduisent leur production, remplacée par une hausse dans des pays aux gisements moins polluants, comme la Norvège ou l’Arabie saoudite.
Même au sein des pays, les différences d’intensité carbone entre gisements sont souvent importantes. Des réallocations internes aux pays permettraient d’obtenir des réductions d’émissions du même ordre de grandeur que celles obtenues en autorisant les productions agrégées de chaque pays à changer.
Intégrer ce levier aux politiques publiques
Même si ces opportunités de baisse d’émissions ont été manquées dans le passé, nous avons encore la possibilité de façonner l’avenir de l’approvisionnement en pétrole.
Si l’on reprend les hypothèses de calcul qui précèdent, et en supposant que le monde s’engage sur une trajectoire zéro émissions nettes (Net Zero Emissions, NZE) en 2050, prendre en compte l’hétérogénéité de l’intensité carbone entre les gisements dans les décisions d’approvisionnement en pétrole permettrait :
de réduire nos émissions de 9 milliards de tonnes (gigatonnes) CO2e d’ici à 2060,
d’éviter environ 1 800 milliards de dollars en dommages, et cela sans réduire davantage la consommation par rapport au scénario NZE.
Pour suivre au plus près les questions environnementales, retrouvez chaque jeudi notre newsletter thématique « Ici la Terre ».
Or, le débat politique se concentre souvent sur la réduction de la demande de pétrole, avec la mise en place d’outils tels que les incitations à l’adoption des véhicules électriques ou les taxes sur les produits pétroliers. Une baisse de la demande de pétrole est évidemment indispensable pour maintenir le réchauffement planétaire en dessous de 1,5 °C ou même 2 °C.
Mais tant que l’on continue d’en consommer, prioriser les gisements à moindre intensité carbone offre une opportunité complémentaire pour réduire les émissions.
Pour gagner en efficacité, les politiques publiques pourraient intégrer une tarification carbone plus exhaustive, qui tiendrait compte des émissions sur tout le cycle de vie des produits pétroliers, de l’exploration pétrolière jusqu’à la combustion des énergies fossiles.
Celles-ci pourraient être complétées par des ajustements aux frontières, sur le modèle de ce que l’Union européenne s’apprête à faire pour l’empreinte carbone des produits importés, si cette tarification n’est pas adoptée à l’échelle mondiale. Ou encore, cela pourrait passer par l’interdiction directe de l’extraction des types de pétrole dont l’exploitation de gisement émet le plus d’émissions de GES (par exemple, le pétrole extra-lourd ou les gisements présentant des niveaux très élevés de torchage), dans un soucis de simplification administrative.
Certaines politiques vont déjà dans ce sens. La Californie, avec son Low Carbon Fuel Standard, a été pionnière en différenciant les carburants selon leurs émissions sur l’ensemble du cycle de vie, afin de réduire l’intensité carbone moyenne du carburant utilisé sur le territoire.
En Europe, la directive sur la qualité des carburants (modifiée par la nouvelle directive sur les énergies renouvelables) promeut les biocarburants, mais ne distingue pas finement les produits pétroliers selon leur intensité carbone.
L’enjeu crucial de l’accès aux données
La mise en œuvre de ces politiques repose toutefois sur un pilier crucial : l’accès à des données publiques fiables sur l’intensité carbone des gisements de pétrole.
Et c’est là le nœud du problème : ces estimations varient fortement selon les sources. Par exemple, l’Association internationale des producteurs de pétrole et de gaz (IOGP) publie des chiffres presque trois fois inférieurs à ceux issus d’outils plus robustes, comme celui développé par l’Université de Stanford et l’Oil-Climate Index.
Cet écart s’explique en partie par des différences dans le périmètre des émissions prises en compte (exploration, construction des puits, déboisement, etc.), mais aussi par des écarts dans les données utilisées. En ce qui concerne le torchage et le rejet direct dans l’atmosphère du gaz naturel, l’IOGP s’appuie sur des chiffres déclarés volontairement par les entreprises. Or, ceux-là sont notoirement sous-estimés, d’après des observations provenant de l’imagerie satellitaire.
Il est ainsi impossible d’appliquer de façon efficace des régulations visant à discriminer les barils de pétrole selon leur intensité carbone si on ne dispose pas de données fiables et surtout vérifiables. La transparence est donc essentielle pour vérifier les déclarations des entreprises.
Cela passe par des mécanismes de surveillance rigoureux pour alimenter des bases de données publiques, que ce soit par satellite ou par des mesures indépendantes au sol. Le recul récent aux États-Unis quant à la publication de données climatiques fiables par les agences gouvernementales accentue encore ces défis. En effet, les estimations des émissions liées au torchage de méthane utilisées dans notre étude reposent sur l’imagerie satellite de la National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA) et de la Nasa.
Renaud Coulomb a reçu des financements de Mines Paris-Université PSL, Université de Melbourne, Fondation Mines Paris, La Chaire de Mécénat ENG (Mines Paris – Université Dauphine – Toulouse School of Economics – DIW, parrainée par EDF, GRTGaz, TotalEnergies). Il ne conseille pas et ne détient pas d’actions de sociétés pétrolières ou gazières.
Fanny Henriet a reçu des financements de l’Agence Nationale de la Recherche et de la Banque de France. Elle est membre du Conseil d’Analyse Economique. Elle ne conseille pas et ne détient pas d’actions de sociétés pétrolières ou gazières.
Léo Reitzmann a reçu des financements de l’Agence Nationale de la
Recherche via le programme Investissements d’Avenir ANR-17-EURE-0001. Il ne conseille pas et ne détient pas d’actions de sociétés pétrolières ou gazières.
Pensée et voulue pour éviter une nouvelle crise de 2008, la compensation centralisée crée paradoxalement de nouveaux risques. Le bilan des risques et des protections apportées par ce dispositif est très complexe à réaliser. Régulateurs et investisseurs débattent de la question de la compensation depuis plusieurs années, avec des arguments et des intérêts pas toujours convergents.
Ce mécanisme exige que les échanges de produits dérivés passent par une chambre de compensation indépendante, et ne soient plus directement conclus entre les parties qui vendent et achètent ces produits. Pour rappel, les produits dérivés sont des titres dont la valeur dépend d’un indice ou du prix d’un autre titre. Ils permettent aux spéculateurs de prendre des risques : si un titre est assis sur le cours du dollar et qu’il pense que celui va s’envoler, il aura tout intérêt à en faire l’acquisition pour réaliser une plus-value. Le céder aujourd’hui pour qui en possède un, c’est se débarrasser d’un risque, celui d’un effondrement de la monnaie américaine.
Des garanties conséquentes
Contrairement à la négociation d’actions, qui s’effectue principalement par l’intermédiaire d’une bourse indépendante tierce, la négociation de produits dérivés s’effectue de gré à gré, c’est-à-dire directement entre les parties qui vendent et achètent. Pour mettre en œuvre cette réforme, en 2012, les régulateurs de l’UE et des États-Unis ont adopté des règles visant à instaurer des exigences de compensation pour certains produits dérivés et ils ont ensuite progressivement élargi la liste des types de produits dérivés concernés.
La mise en œuvre de la compensation centralisée des produits dérivés exige que les parties négociantes déposent des garanties conséquentes auprès de la chambre de compensation pour mener à bien la transaction. Évidemment, de telles exigences augmentent les contraintes de qui veut négocier, ce qui a suscité des inquiétudes parmi les politiques.
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Néanmoins, le mécanisme permet, plutôt que d’avoir à régler tous ses achats et encaisser toutes ses ventes, de ne régler auprès de la chambre ou de recevoir d’elle que le solde net qui apparaît lorsque l’on fait la somme de toutes les transactions. Imaginons une institution A qui achète un titre deux millions à B, un autre trois millions à C et en vend un six millions à D. Plutôt que de réaliser trois mouvements sur son compte, elle n’en réalisera qu’un seul de montant moindre : recevoir un million. Cet exemple montre que le mécanisme peut de factocompenser les exigences accrues de garanties. Cela peut finalement contribuer à atténuer les contraintes de capital des institutions financières. D’autant plus si elles répercutent le mécanisme au sein de leur bilan.
Le paradoxe de la transparence
La question de savoir si la compensation doit être autorisée fait l’objet d’un débat permanent entre les régulateurs et les investisseurs. Les principes comptables généralement admis aux États-Unis (GAAP) permettent aux institutions financières de choisir de compenser ou non leurs actifs et leurs passifs et de ne comptabiliser que les valeurs nettes, ce qui peut réduire de manière significative le capital réglementaire nécessaire. En comparaison, les normes internationales d’information financière (IFRS) sont plus restrictives et n’autorisent la compensation et la présentation nette que lorsque la partie déclarante dispose d’un droit donné par la loi de compenser les montants comptabilisés.
Banque de France 2017.
La différence entre les GAAP et les IFRS réside dans les divergences de vues quant à la compensation. Tandis que les institutions financières soutiennent que la compensation peut alléger leurs contraintes en termes de capital et de liquidité, les régulateurs craignent qu’elle ne réduise la transparence des rapports financiers, ce qui pourrait nuire à la stabilité financière. En effet, une fois les actifs et les passifs financiers compensés, les risques contenus dans ces actifs et ces passifs ne seraient plus détectables par les régulateurs et les investisseurs extérieurs.
Une réforme paradoxale ?
La réforme de la compensation centralisée s’appuie pourtant sur l’argument qu’elle peut améliorer la transparence du marché des produits dérivés. Le mécanisme accroît par exemple la transparence post-négociation grâce à la publication d’informations sur la position des débiteurs, comme le volume quotidien des transactions, l’intérêt ouvert et les prix de règlement. Un mécanisme de compensation centralisée enregistre toutes les transactions par compensation et génère une transparence des positions qui permet aux acteurs du marché de fixer le prix de leurs contrats sur la base du risque des positions globales de leur partenaire (selon qu’on le sache plus ou moins débiteur déjà).
Ainsi, la transparence créée par la compensation centralisée décourage l’accumulation de dettes excessives et réduit l’externalité du risque qu’un créancier fasse défaut sur le marché. Il semble donc y avoir un paradoxe au cœur de la réforme de la compensation centralisée. Qu’en penser ?
Nos recherches indiquent que les banques visant une adéquation du capital élevée (leurs risques sont fortement couverts par leurs fonds propres) ont augmenté significativement leur compensation des produits dérivés au sein de leurs bilans après la mise en œuvre de la réglementation sur la compensation centralisée obligatoire, tandis que celles dont l’adéquation visée est faible (les risques sont peu couverts) la diminuent.
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L’ampleur de nos résultats suggère un phénomène qui n’est pas économiquement négligeable. Nos calculs démontrent qu’avec l’adoption de la compensation centralisée obligatoire, les banques ayant un objectif élevé d’adéquation de fonds propres ont augmenté leur compensation de produits dérivés de 25,8 % de plus en juste valeur que les banques ayant un objectif faible d’adéquation de fonds propres. C’est une part significative de l’ensemble des actifs de la banque qui est ainsi concernée.
Nos données suggèrent un potentiel revers de la réforme de la compensation centralisée. Si la réforme de la compensation centralisée améliore la transparence du marché des produits dérivés, les possibilités accrues de compensation peuvent être exploitées par les dirigeants des banques dans leurs bilans en fonction de leurs objectifs. Les banques visant des ratios de fonds propres plus élevés peuvent choisir d’augmenter les compensations afin d’atteindre cet objectif. En outre, une compensation accrue réduirait également la transparence des rapports financiers au sein de ces banques. Les régulateurs doivent ainsi parvenir à un équilibre optimal entre les avantages et les inconvénients de la compensation afin d’atteindre les objectifs de cette réforme d’envergure.
John Zhang ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
_Le Pavillon Sazai du temple des Cinq Cents Arhats_ (Gohyaku Rakanji Sazaidô), v. 1829-1833, vingt-troisième des _Trente-six vues du mont Fuji_.Hokusai-kan Museum.
Avec l’exposition « La vague Hokusai », le musée d’histoire de Nantes accueille, du 28 juin au 7 septembre 2025, de nombreux chefs-d’œuvre du peintre Katsushika Hokusai (1760-1849), appartenant au musée Hokusai-kan d’Obuse, dans les Alpes japonaises.
Le titre de l’exposition nantaise rend hommage à l’estampe la plus illustre d’Hokusai, celle dont les reproductions et les détournements ont envahi l’espace public jusqu’à saturation : Sous la vague au large de Kanagawa, première des Trente-six vues du mont Fuji, cette « vague comme mythologique » d’un Hokusai « emporté, expéditif, bouffon, populacier », saluée en 1888 par le critique Félix Fénéon.
La reconnaissance européenne
L’icône a été baptisée par un écrivain français, Edmond de Goncourt, dans la monographie qu’il consacra à Hokusai en 1896 :
« Planche, qui devrait s’appeler “la Vague”, et qui en est comme le dessin, un peu divinisé par un peintre, sous la terreur religieuse de la mer redoutable entourant de toute part sa patrie : dessin qui vous donne le coléreux de sa montée dans le ciel, l’azur profond de l’intérieur transparent de sa courbe, le déchirement de sa crête, qui s’éparpille en une pluie de gouttelettes, ayant la forme de griffes d’animaux. »
Hokusai, dont le Japon proclame aujourd’hui le génie, apparaît comme une gloire universelle.
Publicité sur un bus municipal à Onomichi (située sur le littoral de la mer intérieure de Seto, dans la préfecture d’Hiroshima). Fabrice van de Kerckhove Étal de poissonnier à Athènes (Grèce). Sophie Basch
L’avocat des impressionnistes et de l’art japonais, Théodore Duret, pouvait ainsi écrire en 1882 :
« Homme du peuple, au début sorte d’artiste industriel, [Hokusai] a occupé vis-à-vis des artistes, ses contemporains, cultivant “le grand art” de la tradition chinoise, une position inférieure, analogue à celle des Lenain vis-à-vis des Lebrun et des Mignard ou des Daumier et des Gavarni en face des lauréats de l’école de Rome. […] C’est seulement depuis que le jugement des Européens l’a placé en tête des artistes de sa nation que les Japonais ont universellement reconnu en lui un de leurs grands hommes. »
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Déclassé au Japon
Confirmant ce diagnostic, l’éminent orientaliste bostonien Ernest Fenollosa rédigea une préface cinglante au catalogue de la première rétrospective Hokusai organisée en 1900 à Tokyo par l’éditeur et collectionneur Kobayashi Bunshichi :
« Il semblerait étrange que Hokusai, reconnu en Occident depuis quarante ans comme l’un des plus grands maîtres mondiaux du dessin, n’ait jamais été considéré comme digne d’étude dans son pays natal, si nous n’étions conscients du clivage fatal entre aristocrates et plébéiens à l’époque Tokugawa, dont le présent prolonge l’ombre sinistre. […] Des représentants du gouvernement ont jugé cette exposition démoralisante ; quant aux rares collectionneurs clandestins, ils rougiraient, dit-on, de voir leur nom publié parmi les contributeurs. »
Qui aurait alors pu prédire que l’ukiyo-e deviendrait l’instrument privilégié du soft power japonais ?
Le rôle des collectionneurs privés
La spectaculaire exposition récemment dédiée par le Musée national de Tokyo à l’éditeur du XVIIIe siècle Tsutaya Juzaburo, notamment commanditaire d’Utamaro, témoigne du changement de paradigme amorcé au début du XXe siècle. Dans les vitrines, de nombreuses estampes de contemporains de Hokusai, aujourd’hui vénérés mais méprisés dans le Japon de Meiji (1868-1912), portent le sceau du fameux intermédiaire Hayashi Tadamasa, fournisseur, dans le Paris du XIXe siècle, des principaux collectionneurs japonisants : les frères Goncourt, le marchand Siegfried Bing et le bijoutier Henri Vever, dont les plus belles pièces passèrent ensuite dans les collections publiques japonaises par l’entremise du mécène Matsukata Kōjirō. Hokusai doit sa fortune à la clairvoyance de collectionneurs particuliers qui bravaient au Japon, un dogmatisme esthétique et social et, en France, l’académisme institutionnel.
Comme le critique d’art Théodore de Wyzewa écrivait en 1890 des estampes japonaises :
« Les défauts mêmes de leur perspective et de leur modelé nous enchantèrent comme une protestation contre des règles trop longtemps subies. »
Pierre Bonnard et Édouard Vuillard n’attendaient que cet encouragement.
Édouard Vuillard, le Jardin des Tuileries (1896), musée du Petit Palais. Paris Musées, CC BY Pierre Bonnard, Promenade des nourrices, frise des fiacres (1897). Paravent constitué d’une suite de quatre feuilles lithographiées en cinq couleurs. Cleveland Museum of Art., CC BY
Un malentendu persistant
Le clivage persistait lorsque Paul Claudel, alors ambassadeur au Japon, prononça en 1923 une conférence devant des étudiants japonais à Nikkō. Son jugement, qui fait directement écho à celui de Fenollosa, précise les raisons du succès en France de Hokusai, perçu comme un cousin des peintres de la vie moderne :
« Il est frappant de voir combien dans l’appréciation des œuvres que [l’art japonais] a produites, notre goût est resté longtemps loin du vôtre. Notre préférence allait vers les peintres de l’École “Ukiyoyé”, que vous considérez plutôt comme le témoignage d’une époque de décadence, mais pour lesquels vous m’excuserez d’avoir conservé personnellement tout mon ancien enthousiasme : vers une représentation violente, pompeuse, théâtrale, colorée, spirituelle, pittoresque, infiniment diverse et animée du spectacle de tous les jours. C’est l’homme dans son décor familier et ses occupations quotidiennes qui y tient la plus grande place. Votre goût, au contraire, va vers les images anciennes, où l’homme n’est plus représenté que par quelques effigies monastiques qui participent presque de l’immobilité des arbres et des pierres. »
Vincent Van Gogh, Portait du père Tanguy (1887). Musée Rodin. Wikimedia, CC BY
Une fraternité française
Si Hokusai bénéficia dès les années 1820 d’une réception savante en Europe, c’est en effet surtout en France que son œuvre rencontra un accueil fraternel. Le graveur Félix Bracquemond serait tombé dès 1856, chez l’imprimeur Delâtre, sur un petit album à couverture rouge, « un des volumes de la Mangwa, d’Hok’ Saï. »
Claude Monet faisait remonter à la même année une rencontre qui devait tant l’inspirer :
« Ma vraie découverte du Japon, l’achat de mes premières estampes, date de 1856. J’avais seize ans ! Je les dénichai au Havre, dans une boutique comme il y en avait jadis où l’on brocantait les curiosités rapportées par les long-courriers […]. Je les payais vingt sous pièce. Il paraît qu’aujourd’hui certaines se vendraient des milliers de francs. »
Dès la fin des années 1850, Hokusai apparut donc comme un précurseur éloigné qui confortait la conviction des premiers amateurs d’estampes, passionnés d’eaux-fortes, de caricatures et de ces enluminures populaires bientôt vantées par Arthur Rimbaud dans Une saison en enfer.
Hokusai, Un opticien présente des lunettes à un homme à trois yeux, sous le regard d’un homme et d’une femme au cou fantastiquement allongé et fumant la pipe ; un moine jouant du shamisen détourne le regard, La Manga, vol. XII, 1834, collection particulière. CC BY
Une lettre de Charles Baudelaire, apôtre de la modernité, qui préférait la « magie brutale et énorme » des dioramas, vrais par leur fausseté même, aux représentations réalistes, témoigne en 1862 de cette reconnaissance précoce :
« Il y a longtemps, j’ai reçu un paquet de Japonneries que j’ai partagées entre mes amis et amies. Je vous avais réservées [sic] ces trois-là. […] Elles ne sont pas mauvaises (images d’Épinal du Japon, 2 sols pièce à Yeddo). Je vous assure que, sur du vélin et encadré de bambou ou de baguettes vermillon, c’est d’un grand effet. »
Hokusai l’inspirateur
L’hommage le plus spirituel à Hokusai vint de l’illustrateur Henri Rivière qui, entre 1888 et 1902, grava Les Trente-six vues de la tour Eiffel. Il ne s’agissait pas, comme l’a affirmé Christine Guth, spécialiste américaine de la période Edo, de « mettre en parallèle la sublimité naturelle du mont Fuji et la sublimité technologique de la tour Eiffel » – postulat démenti par l’accent mis sur le Paris des faubourgs et de l’industrie, ainsi que par Rivière lui-même, qui insista explicitement dans ses souvenirs sur l’aspect parodique de son entreprise :
« J’avais composé […] des dessins pour un livre d’images […] qui parut plus tard en lithographie ; c’étaient les “Trente-six vues de la Tour Eiffel”, réminiscence du titre de Hokusai : “Les trente-six vues du Fujiyama”, mais, comme le dit Arsène Alexandre dans la préface qu’il écrivit pour ces vues de Paris : “On a le Fujiyama qu’on peut”. »
Henri Rivière, Les 36 Vues de la tour Eiffel, Du Quai de Passy. Bibliothèque numérique de l’INHA, CC BY-ND Henri Rivière, Les 36 Vues de la tour Eiffel, Rue Beethoven. Bibliothèque numérique de l’INHA, CC BY-ND
Comme devait le constater en 1914 le grand historien d’art Henri Focillon, dans la monographie qu’il consacra au maître nippon, ces « artistes qui, ayant trouvé en [Hokusai] un modèle et un exemple, le chérirent, non seulement pour le charme rare et supérieur de sa maîtrise, mais pour l’autorité qu’il conférait à leur propre esthétique ». Hokusai n’influença aucunement les peintres français, comme on le lit trop souvent : il confirmait et encouragea leurs audaces.
Sophie Basch est membre de l’Institut universitaire de France (IUF). Elle a reçu des financements de l’IUF.
Source: The Conversation – Indonesia – By Nicola Lo Calzo, Chercheur en art et représentations queer et décoloniales, École nationale supérieure d’arts de Paris-Cergy (ENSAPC)
Un processus inédit est en cours au sein du monde de l’art, la question de la visibilité des artistes « subalternes » et des récits dominés devient un enjeu central. Dans ce contexte, la posture queer peut s’imposer comme un moyen de ne pas retomber dans des travers identitaires.
Les bouleversements sociaux de la dernière décennie, illustrés par les mouvements #MeToo et Black Lives Matter, ont entraîné une prise de conscience dans certains milieux culturels et artistiques. Nous assistons à une reconnaissance inédite des artistes queers, racisés, femmes, en situation de handicap, issus des pays du Sud global. Au sein des circuits artistiques officiels se diffusent les problématiques que soulèvent leurs œuvres (luttes antiracistes, queers, féministes ou écologiques, question des récits et des archives minorées, enjeu des réparations postcoloniales et de la restitution des œuvres d’art, etc.). La notion d’« inclusivité », fondée sur la reconnaissance de la différence comme valeur sociale, s’impose aujourd’hui comme un projet ambitieux dans le monde de l’art.
Ce processus est né, tel un « discours en retour » après des siècles d’eurocentrisme et de regard exotisant véhiculé par un certain discours sur l’altérité. Comme l’affirme la journaliste et écrivaine d’origine iranienne Farah Nayeri :
« Aujourd’hui, les musées, les galeries, les conservateurs et les mécènes veulent tous être considérés comme des agents de cette inclusion. »
La visibilisation des récits subalternes constitue un enjeu central pour un monde de l’art et une société plus égalitaires. Et même s’ils semblent aller à rebours de la montée des mouvements réactionnaires, les mécanismes de ce processus méritent d’être interrogés et questionnés.
À cet égard, une posture queer, telle que proposée dans cet article, permet à la fois d’interroger le processus d’inclusivité dans le milieu de l’art et ses contradictions, tout en offrant une perspective critique pour penser le monde au-delà de toute mythologie essentialiste (à savoir un régime de pensée et de représentation qui suppose des identités fixes et immuables).
Au-delà du « Mythe-du-Subalterne »
Derrière une demande légitime et nécessaire de décolonisation des arts et des musées – portée notamment par la société civile et des groupes militants–, la question qui se pose est de savoir sur quels critères repose aujourd’hui l’éligibilité des artistes à l’espace muséal et à ses collections.
« Comment “décoloniser” le musée ? : l’institution culturelle occidentale en question•», France 24.
L’« identité » – autrement dit, ce que l’artiste représente symboliquement, culturellement et visiblement aux yeux de ses publics, au travers de ses œuvres – deviendrait-elle le principal critère de sélection ? Le positionnement critique de l’artiste, sa vision du monde, indépendamment de ce qu’il incarne ou représente, serait-il négligé ? Le risque est de le reléguer au second plan, en reconduisant, de fait, les mêmes catégories identitaires que l’on prétend pourtant déconstruire (homme/femme, blanc/noir, hétero/queer, valide/invalide, etc.).
Récemment l’artiste photographe Henry Roy s’est exprimé sans détour sur son compte Instagram en dénonçant ce type d’assignation :
« J’ai récemment entendu l’une des remarques les plus déconcertantes qu’il m’ait été donné d’entendre : un photographe afro-descendant ne devrait photographier que ses “semblables”. C’est apparemment un critère qui le distinguerait d’un artiste non racialisé. Que signifie cette singulière assignation ? Le champ de l’image impose-t-il une discrimination aux Afro-descendants, les confinant dans une sorte de ghetto de l’imaginaire ? »
Dans cette configuration, les classes d’oppression ne sont plus mobilisées, comme le font les penseurs intersectionnels, pour déconstruire les rapports de pouvoir en exposant leur enchevêtrement. Elles sont, au contraire, utilisées pour enfermer chacun et chacune (de nous) dans des identités figées, créant ainsi un nouveau mythe que j’appelle le « Mythe-du-Subalterne » : une fiction qui permettrait en outre au musée de préserver sa structure inégalitaire, tout en se drapant dans un vernis décolonial.
Sur cette base, on détermine non seulement l’accès – ou non – de l’artiste à l’institution muséale et à l’écosystème qui l’entoure, mais aussi sa légitimité à travailler tel ou tel sujet. En tant que personne queer, italienne et blanche, par exemple, il m’arrive d’entendre un certain discours selon lequel, parce que « je suis X », je ne pourrais produire un discours critique que sur ce X. Mais qui décide de ce que recouvre ce X, et qui en fixe les limites ?
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La posture queer contre les visions figées
Face à la polarisation du discours – entre, d’un côté, une rhétorique réactionnaire et stigmatisante à l’égard des minorités et, de l’autre, une approche essentialisante, la posture queer apparaît comme une alternative aux visions figées de l’Autre et du [Soi](https://fr.wikipedia.org/wiki/Soi_(psychologie). Elle constitue un point de départ pour une perspective critique résolument opposée à toute forme de binarisme (homme/femme, noir/blanc, gay/hétéro, ouvrier/bourgeois, valide/invalide).
À l’origine, le terme anglais queer signifie « étrange », « louche », « de travers ». Insulte issue du langage populaire, équivalente au mot « pédé » en français – avec l’idée sous-jacente de déviance ou d’anormalité –, il s’oppose à « straight » (« droit »), terme désignant les personnes hétérosexuelles. Dans le contexte de stigmatisation accrue des personnes LGBTQIA+ au moment de la crise du sida dans les années 1980, queer est progressivement resignifié puis réapproprié, à travers une circulation des savoirs et des pratiques entre militants et intellectuels.
De fait, l’expérience de personnes queers entre en contradiction avec l’ordre et l’espace familiaux qui, historiquement, ont été construits comme prolongement de l’ordre social. Leur manière d’habiter l’espace introduit une faille par rapport à la ligne parentale (et reproductive) dont iels héritent et qu’iels ont la charge de reconduire. En renonçant à celle-ci, les subjectivités queers défient l’institution de la famille et, avec elle, l’ordre social.
Mais, comme le souligne le sociologue et philosophe français Didier Eribon, cette condition n’est pas seulement une identité stigmatisée, un habitus dont on cherche à se défaire pour lui opposer une identité en accord avec soi-même. Elle est constitutive d’une « vision ». Elle représente un point de vue spécifique sur le monde, une perspective que, dans les mots de la penseuse afroféministe bell hooks, l’on peut qualifier de regard oppositionnel (« oppositional gaze ») – un regard que les subalternes développent en réponse au regard stigmatisant qui, de manière récurrente, est porté sur eux.
Se soustraire aux logiques identitaires
Pour une personne queer, le regard stigmatisant de l’Autre ne provient pas uniquement de l’extérieur de sa communauté d’origine. Il émane aussi souvent de l’intérieur, par exemple, de la famille. C’est précisément dans ce double rejet, à la fois interne et externe, que réside le potentiel dénormatif de l’expérience queer : une vision du Soi et de l’Autre qui procède d’une désidentification avec la norme, susceptible de produire une vision « transidentitaire » ou « identitaire-sceptique ».
De cette expérience queer – marquée par un double rejet, à la fois interne et externe – peut émerger une posture queer.
Il ne s’agit plus uniquement d’un vécu intime ou d’un rapport personnel et situé à la norme, mais d’une position critique face aux systèmes de pouvoir, aux catégories figées et aux régimes de visibilité.
C’est la raison pour laquelle la posture queer ne cherche aucun drapeau identitaire particulier ni aucune identité dans laquelle se retrancher. La posture queer est une destinée. Elle incarne une utopie qui prend la forme d’un travail continuel et inachevé de déconstruction des représentations dominantes et de reconstruction de représentations minorées.
Une éthique de l’émancipation
Une posture queer se veut une renégociation permanente du Soi dans sa relation à l’Autre. À cet égard, la pensée de l’errance élaborée par le philosophe français Édouard Glissant est clé. Elle éclaire l’aspiration de la posture queer à se faire lien et relation par-delà l’absolutisme de l’identité racine unique – qui repose, elle, sur l’idée d’un enracinement profond dans un territoire, une langue, une culture, une essence considérés comme immuables.
Face à l’alternative entre une vision du monde déterministe (selon laquelle nous ne pouvons pas transformer les rapports historiques de pouvoir dans lesquels nous sommes pris) et une vision positiviste néolibérale (qui promeut l’idée d’un individualisme tout-puissant), la posture queer s’affirme comme une troisième voie à partir de laquelle habiter, observer, et représenter le réel.
Elle constitue un « programme sans mythe », dont la visée ultime est une éthique-esthétique de l’émancipation des corps subalternes. Consciente des structures profondément inégalitaires qui régissent les rapports sociaux, cette posture implique un processus créatif, toujours inachevé, qui demande à être sans cesse réitéré, rejoué, requestionné.
Nicola Lo Calzo ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
Les femmes trans noires et latinas ont été à l’avant-garde de la lutte LGBTQIA+ aux États-Unis. Photo prise lors d’une marche des fiertés à New York, dans les années 1980.Mariett Pathy Allen/Getty Images
Encore trop souvent effacées des récits, les femmes trans, queers et racisées ont joué un rôle crucial dans la lutte pour les droits LGBTQIA+. Ce sont même elles qui ont lancé la fameuse révolte de Stonewall dans les années 1960 de même qu’une autre rébellion, quelques années auparavant, à San Francisco. Retour sur ces actes de résistance et sur le rôle de celles qui, parmi les premières, se sont levées pour les droits des personnes queer.
On ne sait pas exactement qui a lancé la première brique au Stonewall Inn, cette nuit de 1969 à New York qui a marqué un tournant dans la lutte pour les droits LGBTQIA+. Selon la mythologie queer, ce pourrait être Marsha P. Johnson, femme trans noire emblématique de la libération gay, ou Sylvia Rivera, femme trans latina. Mais leurs témoignages contredisent cette version. Marsha P. Johnson a reconnu être arrivée après le début de l’émeute, tandis que Sylvia Rivera a déclaré dans un entretien :
« Beaucoup d’historiens m’attribuent le premier cocktail Molotov, mais j’aime rétablir la vérité : j’ai lancé le second, pas le premier ! »
La scène la plus probable n’implique ni brique ni cocktail Molotov, mais l’appel à l’aide de Stormé DeLarverie, lesbienne métisse. Alors qu’on l’embarquait dans une voiture de police, elle aurait crié à ses camarades queer :
Vers 2 heures du matin, la police de New York est intervenue pour faire évacuer le bar à l’heure de sa fermeture. Au départ, la majorité des clients ont coopéré, mais face à l’escalade des violences policières et des arrestations, les clients – en grande majorité queer – ont riposté. Si les circonstances exactes du début de l’émeute restent floues, il est établi que Marsha P. Johnson et Sylvia Rivera étaient présentes. Elles deviendront par la suite des figures majeures du mouvement pour les droits des personnes LGBTQIA+ et de la résistance queer.
Leur mobilisation – tout comme un acte de rébellion antérieur peu connu – montre à quel point les femmes queer racisées ont été en première ligne de la lutte pour les droits LGBTQIA+ et néanmoins invisibilisées. Malgré certains progrès sociaux, les femmes trans racisées continuent d’en payer le prix, parfois de leur vie.
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Perceptions erronées des émeutes de Stonewall
Le récit des évènements de Stonewall a été largement connu du grand public avec la sortie du film Stonewall en 2015. Ce film a été vivement critiqué pour la façon dont il a blanchi l’histoire et effacé le rôle des personnes queer racisées dans celle-ci.
Marsha P. Johnson lors de la marche des fiertés de 1982, vêtue d’une combinaison noire à sequins. Barbara Alper/Getty Images
Dans cette fiction, c’est un homme blanc gay qui jette la première brique – une version démentie par presque tous les témoignages. Ce sont au contraire des personnes queer racisées, souvent non conformes au genre, qui ont mené la révolte. Et qui sont trop souvent effacées de la mémoire collective.
Avant Stonewall, une autre révolte oubliée
Stonewall n’a pas été pas le premier acte de résistance publique pour les droits LGBTQIA+. Le soulèvement de la cafétéria Compton a eu lieu trois ans plus tôt, à San Francisco, dans le quartier du Tenderloin.
Dans les années 1960, cette cafétéria était un lieu de rencontre nocturne populaire pour les personnes transgenres, en particulier les femmes trans. La direction du lieu et la police soumettaient ces communautés marginalisées à un harcèlement et à des mauvais traitements constants. Les femmes trans étaient souvent arrêtées en vertu de lois sur l’usurpation d’identité féminine et devaient faire face à des humiliations publiques et à des violences physiques récurrentes.
En août 1966, un incident survenu à la cafétéria de Compton a déclenché une vague de résistance. Le documentaire Screaming Queens montre les injustices subies par la communauté trans à l’époque, principalement des femmes trans racisées et travailleuses du sexe.
Après des années de mauvais traitements, un groupe de femmes trans, de drag queens et de personnes non conformes au genre ont décidé qu’ils et elles en avaient assez. Lorsqu’un policier a tenté d’arrêter une femme trans, elle lui a jeté sa tasse de café chaud au visage. Cet acte de résistance a déclenché un soulèvement spontané dans la cafétéria et dans les rues. Quelques instants plus tard, une voiture de police était renversée. À la fin de la manifestation, la police avait arrêté des dizaines de personnes et en avait battu beaucoup d’autres.
Malgré son importance historique, cette révolte à la cafétéria de Compton est restée dans l’ombre. Elle a pourtant semé les graines d’un mouvement plus large de résistance.
Certains agresseurs échappent encore à la prison en invoquant une « défense de panique » : ils imputent leur réaction violente à la peur suscitée par l’identité de genre ou l’orientation sexuelle de la victime.
Ces dernières années, les meurtres de plusieurs femmes trans noires, dont Cashay Henderson, ou KoKo Da Doll, protagoniste du documentaire primé Kokomo City), rappellent l’ampleur persistante des violences queerphobes.
Deion Scott Hawkins ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
Le génial poète britannique Lord Byron, hors norme et sulfureux, a vécu une « amitié romantique » avec un jeune choriste disparu prématurément, qu’il a racontée dans ses écrits. Dans une Angleterre où l’homosexualité est un crime passible de mort, ces fragments de lettres et de poèmes offrent un rare témoignage d’une passion homosexuelle au tournant du XIXe siècle.
Nous sommes le 5 juillet 1807. Un jeune homme ivre et en larmes est assis dans sa chambre d’étudiant à Cambridge, écrivant dans un « chaos d’espoir et de chagrin » à son amie d’enfance, Elizabeth Pigot. Il vient de se séparer de celui qu’il surnomme sa « cornaline », qu’il aime « plus que n’importe qui au monde » – et il déverse ses sentiments sur le papier.
Le jeune homme, c’est Lord Byron, et sa cornaline, c’est le choriste de Cambridge John Edleston. Il apparaît sous ce surnom dans les écrits en prose de Byron en raison d’une bague qu’il avait offerte à Byron. Le cadeau et le donateur ont été immortalisés dans le premier recueil de poèmes de Byron, Heures de paresse (1807), et Byron a porté l’anneau en cornaline jusqu’à la fin de ses jours.
La lettre que Byron a écrite cette nuit-là est une archive rare, conservée, avec une autre écrite à la mère d’Elizabeth Pigot après la mort de John Edleston, dans les archives de l’abbaye de Newstead. Ce sont des fragments qui évoquent l’histoire plus vaste de la romance adolescente, du deuil et de la vie homosexuelle au début du XIXe siècle.
Pour retracer l’histoire queer (ou LGBTQ+), les chercheurs comme moi doivent travailler avec des absences, des effacements délibérés – des vies et des relations qui ont été cachées, niées ou déguisées. Les chercheurs sur Byron sont généralement confrontés à une surabondance de matériel, mais son homosexualité reste une question de fragments. La recherche sur sa sexualité nécessite un lent processus d’apprentissage pour reconnaître et relier les codes et les fils de sa prose et de ses vers.
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Dans le cas de Byron, des gardiens trop zélés de sa réputation posthume – dont sa sœur, son éditeur et ses amis – n’ont pas résisté à la tentation de brûler ses mémoires. Il ne reste que peu d’indices à partir desquels imaginer ce qu’ils auraient pu contenir.
Un autre problème, c’est que, bien souvent, lorsque l’homosexualité de Byron est évoquée par ses contemporains, c’est sous forme d’accusations, par exemple, lorsqu’on rapporte une conversation entre Lady Caroline Lamb (une ancienne maîtresse) et Anna-Bella Millbanke (l’épouse de Byron, dont il était séparé).
D’autres lettres et sources ont été perdues et la correspondance de Byron sur le désir homosexuel est souvent codée. Il écrit à ses amis de Cambridge avec des références sténographiques partagées, généralement basées sur des allusions classiques qui sont difficiles à décrypter pour les non-initiés.
De nombreuses affirmations sur l’homosexualité de Byron proviennent d’une conversation entre sa femme Annabella Milbanke (à gauche) et son ancienne amante Lady Caroline Lamb (à droite). National Portrait Gallery
Alors, comment aborder l’histoire queer de Byron dans toute sa réalité désordonnée lorsque les archives sont un patchwork de fragments, d’absences, d’effacements et d’obscurcissements ? En partie, en acceptant cette fragmentation, en renonçant à l’envie d’une histoire unique qui recouvrerait toute la vie de Byron, et en rencontrant Byron dans le moment qu’une source nous offre.
C’est aussi une question de connexion, de traçage d’éléments à travers la poésie et la correspondance, les mémoires et les accusations, de fils à tirer pour former une image plus complète. Les lettres de Newstead, lues en conjonction avec ses poèmes, ses lettres et ses journaux, sont une source évocatrice.
La lettre de 1807 nous apprend que Byron a rencontré Edleston deux ans auparavant, alors qu’il avait 17 ans et Edleston 15 : « Sa voix attira d’abord mon attention, son beau visage me la retint et le charme de ses manières me l’attacha pour toujours. »
Selon Byron : « Pendant toute la durée de ma résidence à Cambridge, nous nous sommes vus tous les jours, été comme hiver, sans nous ennuyer un seul instant. » Il exagère, créant sa propre histoire romancée. En réalité, Byron était rarement présent à Cambridge, n’y passant que quelques mois par an et préférant généralement passer son temps à Londres.
À un ami, il écrit au retour d’une escapade que le caractère d’Edleston s’était « beaucoup amélioré », donnant à penser que la vénération n’était pas constante. Que la réalité corresponde exactement à la lettre est moins important que le fait que c’est l’histoire que Byron a voulu raconter.
Newstead Abbey était la maison de famille de Lord Byron. Wiki Commons
L’histoire que Byron choisit de raconter est celle d’un attachement romantique durable à un jeune homme. À une époque où il entretenait de nombreuses relations de différents types avec des hommes et des femmes, Byron affirme dans sa lettre : « Je l’aime certainement plus que n’importe quel être humain, et ni le temps ni la distance n’ont eu le moindre effet sur ma disposition (en général) changeante ». C’est bien la déclaration passionnée d’un adolescent qui se sépare d’un amour de jeunesse.
Les espoirs d’un avenir radieux que nourrit Byron, ainsi que ses projets de constance et sa naïveté face aux obstacles sont autant de rappels à son jeune âge. Lorsqu’il atteint sa majorité à 21 ans et qu’il prend enfin le contrôle de sa fortune et de sa vie, il promet ceci : « Je laisserai à Edleston la décision d’entrer comme associé dans la maison de commerce où il va travailler, ou de venir vivre avec moi ».
Vers la fin de sa lettre, juste avant de revenir à des considérations pratiques et à un ton plus jovial, il exprime un espoir plus réaliste mais tout aussi futile : « J’espère que vous nous verrez un jour ensemble ».
Edleston meurt prématurément à l’âge de 21 ans, avant que Byron ne revienne de son voyage à travers l’Europe, que les jeunes aristocrates d’alors avaient coutume de faire.
Les modèles homosexuels de Byron
Lord Byron avait fait de John Edleston son protégé. Ce sera un fil conducteur dans nombre de ses relations. Il parle de ses aventures homosexuelles en Grèce dans une lettre joyeuse adressée à son ancien tuteur Henry Drury et promettait un traité sur « la sodomie ou la pédérastie, dont les auteurs anciens et la pratique actuelle ont prouvé qu’elles étaient dignes d’éloges ».
Ce modèle grec ancien de relation sexuelle avec un homme ou un adolescent plus jeune et de statut inférieur, qui incluait des aspects de patronage, était l’un des principaux modèles auxquels Byron avait accès pour décrire et comprendre ses propres désirs et relations.
Byron établit également des comparaisons avec des figures qui lui sont contemporaines et d’autres plus anciennes, qui nous montrent les raccourcis par lesquels étaient à l’époque dépeintes les relations homosexuelles :
À l’exception des dames de Llangollen Eleanor Butler et Susan Ponsonby, qui se sont enfuies d’Irlande en 1780 et ont vécu ensemble jusqu’à leur mort, ses exemples sont tous imprégnés de tragédie et de mort. Nisus et Euryalus sont deux inséparables soldats dans l’Énéide de Virgile qui sont morts ensemble. Ils font l’objet de deux poèmes dans le premier recueil de Byron, Heures de paresse (1807) mentionné plus haut. Ses références répétées à leur histoire suggèrent une cartographie interne (quoique peut-être inconsciente) de la masculinité homosexuelle qui offre peu d’espoir d’un avenir commun et qui est voué à la perte tragique de l’être aimé et à la mort.
Dans cette même lettre à son ancien tuteur, Byron affirme qu’Edleston « est certainement plus attaché à moi que je ne le suis à lui ». Il révèle un désir d’être aimé plus que d’aimer. Cette insécurité est peut-être liée à son pied droit, frappé d’un difformité à la naissance, léger handicap dont il souffrira toute sa vie.
Byron a également eu maille à partir avec son poids et des troubles alimentaires tout au long de sa vie. Pendant son séjour à Cambridge, son corps s’est beaucoup transformé, en raison de régimes associés à des exercices physiques extrêmes. Mais lorsqu’il y retourne en juin 1807 après un séjour ailleurs, Edleston commence par ne pas le reconnaître.
Ce déséquilibre peut également refléter le sentiment d’indignité de Byron. Dans une grande partie de sa poésie, il s’identifie à une sensualité grossière et Edleston à la pureté, se considérant comme une influence potentiellement corruptrice. Dans To Thryza (1811), Byron dépeint un amour « raffiné » qui risque d’être « avili » :
les baisers si innocents, si purs,
que l’amour se défendait tout désir plus ardent.
Tes beaux yeux révélaient une âme si chaste,
que la passion elle-même eût rougi de réclamer davantage.
Amitiés romantiques
La relation entre Byron et Edleston échappe à toute catégorisation facile. Byron en parlera plus tard comme d’un « amour et d’une passion violents, bien que purs ». Il a également appelé Edleston son « plus qu’ami », tout en niant toute relation sexuelle. Ces déclarations sont à replacer dans le contexte homophobe de l’Angleterre d’alors où les sanctions prévues contre les « sodomites » (ou personnes suspectées comme telles) étaient particulièrement sévères (pendaison en public).
John Murray, l’éditeur de longue date de Byron a publié en 1834 une anthologie de son œuvre, accompagnée de commentaires de divers contemporains du poète, qui qualifie la relation d’« amitié romantique » – une catégorie qui remplit un espace ambigu au-delà de l’hétérosexualité. Lisa Moore, professeure de littérature américaine et anglaise, suggère que le terme « soulève des inquiétudes en tentant de les contenir » – il évoque des notions d’homosexualité tout en semblant les nier.
De même, elle suggère d’autres formes de relations « queer » au-delà des définitions binaires basées uniquement sur l’activité sexuelle. L’approbation sociale était accordée seulement à certaines conditions pour les amitiés romantiques. Il fallait notamment pouvoir nier de manière plausible l’existence d’un contact sexuel réel.
La relative acceptation de ce type de relations a sans doute permis à Lord Byron d’ouvrir son cœur à Elizabeth Pigot. L’« amitié romantique » permet de reconnaître et de valoriser des relations intenses, passionnées ou romantiques entre personnes du même sexe.
Une histoire d’amour tragique
Après la mort d’Edleston, Byron écrit à la mère de Pigot pour lui demander de lui rendre sa cornaline qui « avait acquis par cet événement la [mort d’Edleston] une valeur que j’aurais souhaité qu’elle n’eût jamais à mes yeux ».
Elizabeth avait ajouté un addendum, demandant à sa mère de rendre la bague, car « il ne me l’a jamais donnée, il l’a seulement placée entre mes mains pour que j’en prenne soin à sa place – et de cette façon, je ne ferai que lui rendre ce qui lui appartient. » Un acte de bienveillance et de reconnaissance.
Les illustrations de Byron et de son chien par Elizabeth Pigot montrent leur étroite amitié. Wiki Commons
L’histoire entre Byron et Edelston s’est terminée tragiquement, ce qui contraste avec les espoirs d’avenir radieux exprimés par le poète en 1807, mais réalise la prophétie de ses modèles.
Byron quitte l’Angleterre en 1809 et voyage jusqu’en 1811. La raison exacte de son départ, manifestement précipité, n’est pas claire, bien que certains critiques, comme Leslie Marchand et Fiona McCarthy, aient suggéré qu’il soit lié à sa relation avec Edelston ou à une indiscrétion d’un amant en manque d’affection.
On ne sait pas au juste pourquoi Byron s’est éloigné de son ami ni comment leur relation a évolué. Mais lorsque Byron est rentré en Angleterre, Edleston était mort : une cruelle réalité qu’il n’a découverte que cinq mois plus tard, de la bouche de la sœur d’Edleston.
J’ai appris l’autre jour un décès qui m’a choqué plus que tous les précédents [sa mère et deux autres amis étaient morts récemment], celui d’une personne que j’aimais plus que je n’ai jamais aimé un être vivant, et qui, je crois, m’a aimé jusqu’à la fin, et pourtant je n’ai pas versé une larme pour un événement qui, il y a cinq ans, m’aurait fait tomber dans la poussière ; cela pèse encore sur mon cœur et me rappelle ce que je souhaite oublier, dans de nombreux rêves fiévreux.
Byron a peut-être répété à ses amis qu’il n’avait pas versé une larme, mais la répétition elle-même est révélatrice. La perte d’Edleston l’a conduit à composer les poèmes de Thyrza. Tout en décrivant son chagrin, ils nous livrent d’autres fragments de l’histoire de leur relation. To Thyrza (1811), par exemple, suggère un départ fâché, un malentendu ou simplement le fait de ne pas avoir su dire au revoir :
Si du moins – un mot, un regard
m’eût dit tendrement : « Je te quitte en t’aimant
mon cœur eût appris à pleurer,
avec de plus faibles sanglots, le coup qui enleva l’âme de ton corps
On suit le processus de deuil de Byron à travers d’autres lettres et poèmes, dont Stanzas (décembre 1811) ou To Thyrza (1812), avec une description d’une gaieté autodestructrice et désespérée, teintée de dégoût de soi, qui donne des clés sur l’état d’esprit de Byron en 1812, l’année de son ascension fulgurante vers la célébrité :
Allons, servez-moi du vin, servez le banquet,
l’homme n’est pas fait pour vivre seul :
je serai cette légère et incompréhensible créature
qui sourit avec tous, et ne pleure avec personne.
Il n’en fut point ainsi dans des jours plus chers à mon cœur,
il n’en aurait jamais été ainsi ;
mais tu m’as quitté, et m’as laissé seul ici-bas :
tu n’es plus rien, tout n’est rien désormais pour moi.
Le chagrin de Byron est palpable – ce, même sans pouvoir distinguer quelle part relève de l’autofiction et de la dramatisation et quelle autre d’une tristesse profondément enfouie, de la perte d’un amour qu’il ne pouvait revendiquer publiquement ou s’il s’agit d’une tentative de dépeindre un sentiment constant qu’il aurait voulu ne jamais éprouver, ou bien qu’il n’avait jamais pu dépasser.
Un chagrin queer, non exprimé, couché sur le papier avec des pronoms et des pseudonymes modifiés. Une révélation et une dissimulation – un chagrin, un amour qui n’ose pas dire son nom).
Les émotions douloureuses étaient mêlées à une véritable gaieté, c’est indéniable. Il écrivait ses poèmes rapidement, transformant des impressions potentiellement fugaces en réalités durables. Et ces moments sont peut-être aussi significatifs et éclairants qu’un récit plus global.
Chaque poème et chaque lettre racontent une histoire légèrement différente, capturent un moment différent et donnent un nouvel aperçu d’une vie queer vécue il y a plus de deux cents ans.
Sam Hirst ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.