Malnutrition à Gaza : son impact sur les 1 000 premiers jours de vie des bébés

Source: – By Nina Sivertsen, Associate Professor, College of Nursing and Health Sciences, Flinders University

À Gaza, des enfants souffrent en nombre de malnutrition aiguë. Celle-ci peut avoir un impact majeur sur leur santé, en particulier sur leur cerveau en développement, surtout durant les 1 000 premiers jours de vie (de la conception jusqu’à l’âge de deux ans). Certaines lésions cérébrales peuvent être réversibles si des soins adaptés sont mis en œuvre précocement. Mais à Gaza, les conditions ne semblent pas réunies pour assurer cette prise en charge.


En mai dernier, les Nations unies avaient alerté sur le fait que plus de 14 000 bébés mourraient de malnutrition en 48 heures si Israël continuait d’empêcher l’aide d’entrer à Gaza.

(Le 19 mai 2025, après onze semaines de blocus total, Israël a autorisé l’entrée d’une aide limitée à Gaza. L’aide entre au compte-goutte, car une fois dans l’enclave, son acheminement se heurte à des obstacles logistiques majeurs, indiquaient les services de l’Organisation des Nations unies, le 13 juin 2025, ndlr).

Après que ce chiffre a été largement diffusé, ce calendrier a été reconsidéré. En effet, un porte-parole de l’ONU a apporté une clarification et indiqué que cette projection concernait les onze mois à venir. Ainsi, d’avril 2025 à mars 2026, on s’attend à 71 000 cas de malnutrition aiguë chez les enfants de moins de cinq ans, dont 14 100 cas graves.

La malnutrition aiguë sévère signifie qu’un enfant est extrêmement maigre et risque de mourir.

On estime que 17 000 femmes enceintes et allaitantes auront également besoin d’un traitement pour malnutrition aiguë pendant cette période.

La famine et la malnutrition sont nocives pour tout le monde. Mais pour les nourrissons, l’impact peut être profond et durable.

Qu’est-ce que la malnutrition ?

Chez les nourrissons et les jeunes enfants, la malnutrition signifie que leur taille, leur poids et leur périmètre crânien ne correspondent pas aux tableaux standard, en raison d’un manque de nutrition appropriée.

Les carences nutritionnelles sont particulièrement fréquentes chez les jeunes enfants et les femmes enceintes.

Le corps humain a besoin de 17 minéraux essentiels. Les carences en zinc, en fer et en iode sont les plus dangereuses. Elles sont liées à un risque plus élevé de décès ou de lésions cérébrales chez les nourrissons.


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Lorsque la malnutrition est aiguë à grave, les nourrissons et les jeunes enfants perdent du poids parce qu’ils ne mangent pas assez et parce qu’ils sont plus sensibles aux maladies et à la diarrhée.

Cela conduit à ce que l’on appelle l’émaciation.

Un enfant émacié a perdu beaucoup de poids ou ne parvient pas à en prendre, ce qui se traduit par un rapport poids/taille dangereusement faible.

Un manque persistant de nourriture adéquate entraîne une malnutrition chronique ou un retard de croissance, qui nuisent à la croissance et au développement de l’enfant.

Risque d’infections et de mortalité

Les nourrissons malnutris ont un système immunitaire affaibli. Cela les rend plus vulnérables aux infections, en raison de la taille plus petite de leurs organes et de déficits en masse maigre. La masse maigre corespond au poids du corps à l’exclusion de la graisse. Elle est cruciale pour une croissance en bonne santé, pour acquérir de la force et pour le développement global.

Quand les enfants sont affamés, ils sont davantage susceptibles de mourir de maladies courantes telles que la diarrhée et la pneumonie.

Les infections peuvent rendre plus difficile l’absorption des nutriments, ce qui crée un cycle dangereux et aggrave la malnutrition.

La malnutrition chronique affecte le cerveau

Le cerveau humain se développe extraordinairement rapidement au cours des 1 000 premiers jours de la vie (de la conception à l’âge de deux ans). Pendant cette période, une alimentation adéquate est essentielle.

Le cerveau en développement des enfants est plus susceptible d’être affecté par des carences nutritionnelles que celui des adultes.

Quand elle se prolonge, la malnutrition peut entraîner des changements structurels cérébraux, et notamment conduire à un cerveau plus petit et qui comporte moins de myéline – la membrane protectrice qui entoure les cellules nerveuses et aide le cerveau à envoyer des messages.

La malnutrition chronique peut affecter les fonctions et les processus cérébraux tels que la pensée, le langage, l’attention, la mémoire et la prise de décision.

Ces impacts neurologiques peuvent causer des problèmes à vie.

Les lésions cérébrales peuvent-elles être permanentes ?

Oui, surtout lorsque la malnutrition survient pendant les périodes cruciales du développement du cerveau, comme les 1 000 premiers jours.

Cependant, certains effets sont réversibles. Des interventions précoces et intensives, comme l’accès à des aliments riches en nutriments et à des médicaments pour traiter l’hypoglycémie (faible taux de sucre dans le sang) ainsi que le fait de combattre les infections, peuvent aider les enfants à rattraper leur retard en matière de croissance et de développement cérébral.

Une revue d’études portant sur des enfants d’âge préscolaire sous-alimentés a par exemple révélé que leurs capacités cognitives – telles que la concentration, le raisonnement et la régulation émotionnelle – s’amélioraient quelque peu lorsqu’ils recevaient des suppléments de fer et des multivitamines.

Toutefois, la malnutrition pendant la fenêtre cruciale avant l’âge de deux ans augmente le risque de handicaps à vie.

Il est également important de noter que le rétablissement est plus probable dans un environnement où des aliments nutritifs sont disponibles et où les besoins émotionnels des enfants sont pris en charge.

À Gaza, les opérations militaires d’Israël ont détruit 94 % des infrastructures hospitalières et l’aide humanitaire reste sévèrement limitée. Les conditions nécessaires à la guérison des enfants sont donc hors de portée.

Mères enceintes et allaitantes

La malnutrition maternelle sévère peut augmenter le risque de décès ou de complications pendant la grossesse pour la mère et l’enfant.

Lorsqu’une mère qui allaite est mal nourrie, elle produira moins de lait et celui-ci sera de qualité inférieure. Les carences en fer, en iode et en vitamines A, D et en zinc compromettront la santé de la mère et réduiront la valeur nutritionnelle du lait maternel. Cela peut contribuer à une mauvaise croissance et affecter le développement du nourrisson.

Les mères affamées peuvent souffrir de fatigue, d’une mauvaise santé et d’une détresse psychologique, ce qui rend difficile le maintien de l’allaitement.

Des impacts aussi sur les autres organes

Les données recueillies auprès des personnes nées pendant la famine de 1944-45 aux Pays-Bas nous ont aidés à comprendre les impacts sur la santé des enfants conçus et nés pendant que leurs mères mouraient de faim.

Dans cette cohorte, la malnutrition a affecté le développement et le fonctionnement de nombreux organes chez les enfants, y compris le cœur, les poumons et les reins.

Ce groupe présentait également des taux plus élevés de schizophrénie, de dépression et d’anxiété, ainsi que des performances inférieures aux tests cognitifs.

Il présentait également un risque plus élevé de développer des maladies chroniques évolutives (telles que les maladies cardiovasculaires et l’insuffisance rénale) et de mourir prématurément.

Ces effets sont-ils réversibles ?

Les enfants peuvent récupérer. Mais cela dépend de la gravité de la malnutrition dont souffre l’enfant, du moment où cela se produit et du type de prise en charge qu’il reçoit.

Il a été prouvé que les enfants restent vulnérables et courent un risque plus élevé de mourir, même après avoir été traités pour des complications de malnutrition aiguë sévère.

Les interventions efficaces comprennent :

  • une réadaptation nutritionnelle (qui consiste à donner à l’enfant des aliments riches en nutriments, une alimentation spécialisée et à remédier aux carences sousjacentes)

  • un soutien à l’allaitement maternel pour les mères

  • le fait de fournir des soins de réadaptation et de santé dans la communauté (afin que les familles et les enfants puissent reprendre leurs activités quotidiennes).

Cela semble difficile, voire impossible, à Gaza, où le blocus de l’aide par Israël et les opérations militaires en cours signifient que la sécurité et les infrastructures sont gravement compromises.

Or, les épisodes répétés ou prolongés de malnutrition augmentent le risque de dommages durables concernant le développement de l’enfant.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

ref. Malnutrition à Gaza : son impact sur les 1 000 premiers jours de vie des bébés – https://theconversation.com/malnutrition-a-gaza-son-impact-sur-les-1-000-premiers-jours-de-vie-des-bebes-257575

Trois conseils pour limiter le stress au travail

Source: – By Marie Chamontin, Doctorante en psychologie, Psychologue du travail et Psychothérapeute, CY Cergy Paris Université

Gardez à l’esprit que votre contrat de travail cadre les modalités d’exécution de votre activité professionnelle. Vous ne vous engagez pas à mettre de côté votre santé physique, mentale et sociale. StudioRomantic/Shutterstock

Comment éviter de stresser au travail ? Alors que la Semaine sur la qualité de vie et des conditions de travail (QVCT) s’est achevée le 20 juin, trois conseils permettent de réduire le stress : travailler en deçà d’un certain volume horaire hebdomadaire, avoir un sommeil optimal et limiter la sédentarité.


Proposée chaque année par l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact), la Semaine pour la qualité de vie et des conditions de travail (QVCT) 2025 avait pour thème « Parler du travail, c’est productif ! » L’objectif : permettre aux acteurs du monde professionnel de s’informer, débattre et partager de bonnes pratiques en faveur de la QVCT définie comme « favorisant un sentiment de bien-être au travail perçu collectivement et individuellement ».

Parler de la réalité du quotidien à travers les espaces d’expression obligatoires dans toutes les entreprises permet de développer un dialogue social de qualité. Que ce soit les représentants du personnel, les travailleurs, qu’ils soient manager ou salarié, chacun doit avoir la possibilité de s’exprimer sur son travail. Dans le cadre d’une démarche de prévention collective des risques professionnels, parler du travail est indissociable de l’évaluation des risques psychosociaux.

Ce bien-être au travail passe par la réduction du stress. On parle de stress au travail quand une personne ressent un déséquilibre entre ce qu’on lui demande de faire dans le cadre professionnel, et les ressources dont elle dispose pour y répondre. Si la QVCT passe principalement par l’organisation et l’environnement du travail, dépendant ainsi de l’employeur, des leviers individuels existent au niveau du travailleur. Sur ce plan, nous pouvons formuler trois conseils à mettre en œuvre dans le cadre professionnel, sur la base des travaux en psychologie.

Moins de 48 heures par semaine

L’augmentation du temps de travail est associée à un plus grand risque d’accident du travail, de surpoids, de développement de troubles musculo-squelettiques et d’effet négatif sur la santé mentale. Le temps de concentration allongé, les temps de repas irréguliers et déséquilibrés, l’ergonomie au poste de travail ne répondent pas aux contraintes des travailleurs. L’augmentation du stress ressenti au quotidien est un exemple d’éléments favorisant au fil du temps un effet délétère sur la santé.

En 2024, les indépendants à temps complet ont travaillé habituellement 47,2 heures par semaine en moyenne contre 36,9 heures pour l’ensemble des personnes en emploi.
DARES (Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques)

Notons que les femmes enceintes peuvent bénéficier d’une réduction de temps de travail journalier prévu par un accord d’entreprise ou convention collective. En cas de besoin d’aménagement de poste qu’il soit physique (besoin d’adaptation du mobilier) ou organisationnel ( aménagement d’horaires par exemple, jour supplémentaire de télétravail), vous pouvez contacter directement votre médecin du travail.

Notez que les travailleurs bénéficiant de l’obligation d’emploi, via la reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé notamment, peuvent également bénéficier d’aménagements de poste complémentaires, toujours en accord avec le médecin du travail. Et si vous êtes en arrêt maladie, pensez à la visite de pré-reprise pendant votre arrêt.

Rythme de sommeil régulier

Se coucher et se réveiller à heures fixes tous les jours est plus efficace que d’avoir de courtes nuits en semaines et rallonger son temps de sommeil le week-end. Avoir une activité physique quotidienne – prendre les escaliers, sortir une station de métro plus tôt, préférer le vélo ou la marche pour les petits trajets – est fortement recommandée. Pour l’activité sportive où l’intensité est plus élevée, évitez de vous coucher dans les deux heures suivantes. Votre corps sera encore trop chaud pour libérer les hormones nécessaires à l’endormissement. Les stimulants comme le thé, café et boissons énergisantes sont à bannir après 16 heures.


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Pour ceux qui rencontrent des difficultés de sommeil la nuit, bien que cela soit contre-intuitif, évitez les siestes en journée. Vous allez diminuer votre fatigue accumulée en journée, fatigue nécessaire pour favoriser l’endormissement la nuit. Certaines hormones, sécrétées principalement à l’obscurité, sont nécessaires à cet endormissement. Éviter une lumière trop forte le soir, préférer une lumière douce, tamisée a minima 1 heure avant de vous coucher. Idem avec les écrans. Exposez-vous sans modération le matin à la lumière du soleil.

Optimiser le sommeil des travailleurs.
Réseau Morphée

Certains métiers avec des horaires atypiques ou encore le travail de nuit – entre 21 heures et 7 heures du matin – peuvent occasionner des troubles du sommeil nécessitant une attention particulière. Il concerne 3,2 millions de Français en 2023. En cas de troubles persistants, n’hésitez pas à consulter votre médecin généraliste.

Lutter contre la sédentarité

En France, près de 42 % des adultes de 18-44 ans passent plus de huit heures par jour dans une situation de sédentarité, contre 31 % chez les 45-64 ans. Cette différence est expliquée par le temps passé devant un ordinateur. La sédentarité correspond au temps passé assis ou allongé dans la journée, hors temps de sommeil.

Au travail, la stratégie la plus efficace pour diminuer son temps de travail assis est l’utilisation de bureau assis-debout. Ce dernier se présente comme un bureau standard, tout en permettant d’ajuster la hauteur du plan de travail, de façon mécanique ou électrique – prévoyez un budget supérieur pour cette dernière option. Il est possible d’alterner différentes positions au cours de la journée. Ce type de mobilier peut faire l’objet d’un aménagement de poste physique, préconisé par votre médecin du travail.

Que l’on soit dernière son écran d’ordinateur ou celui de son smartphone, il est recommandé de lever la tête régulièrement et de regarder au loin. Ce changement de distance permet à nos yeux de réduire leur contraction liée à l’accommodation et de favoriser le clignement. Résultat : moins de sécheresse oculaire et de sensation de vision trouble. De même, se lever régulièrement et marcher quelques minutes pendant sa journée de travail – pour aller chercher un verre d’eau par exemple. Éviter l’ascenseur permet également de réduire le risque de déclarer une pathologie liée à la sédentarité.

La santé avant tout

Je n’ai pas le temps de faire tout ça, j’ai du travail, moi ! 

Gardez à l’esprit que votre contrat de travail cadre les modalités d’exécution de votre activité professionnelle : vous mettez à disposition de votre employeur votre capacité de travail, par un lien de subordination, en échange d’une rémunération. Vous ne vous engagez pas à mettre de côté votre santé physique, mentale et sociale. Il est important que ce qui fait sens pour vous puisse être investi afin de trouver un équilibre général.

Même si vos conditions de travail ne dépendent pas de vous, bien qu’elles impactent significativement votre qualité de vie au travail, ces trois leviers individuels – moins de 48 heures hebdomadaires de travail, un bon sommeil et se lever régulièrement – restent à votre portée. Ils préviennent l’apparition de troubles pouvant altérer durablement votre bien-être au quotidien.

Certes, ces trois actions ne résolvent pas tout, mais c’est déjà pas mal !

The Conversation

Marie Chamontin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Trois conseils pour limiter le stress au travail – https://theconversation.com/trois-conseils-pour-limiter-le-stress-au-travail-258424

« The Last of Us » : le « Cordyceps », menace fictive, réel atout thérapeutique ?

Source: – By Efstathia Karachaliou, Pharmacienne, Doctorante en pharmacognosie, Université Bourgogne Europe

Une larve parasitée par un champignon appartenant au genre _Ophiocordyceps_, lequel dépasse du corps momifié de l’insecte. PattyPhoto/Shutterstock

Dans la série The Last of Us, l’apocalypse est arrivée par un champignon parasite, le Cordyceps. Transformant les humains en zombies ultra-agressifs, il a provoqué l’effondrement de notre civilisation. Un scénario qui prend racine dans le réel, puisque ce type de champignon existe bel et bien, mais ne s’attaque qu’aux insectes. Inoffensif pour les humains, il est même utilisé par la médecine traditionnelle chinoise, qui lui prête de nombreuses vertus.


La deuxième saison de The Last of Us, diffusée par la chaîne HBO, s’est achevée fin mai 2025. Adaptation d’un jeu vidéo à succès, cette série postapocalyptique reprend les ingrédients habituels du genre : l’humanité s’est effondrée suite à une brutale pandémie, la loi du plus fort règne, les survivants tentent de survivre en s’organisant au milieu du chaos, tout en évitant eux-mêmes d’être infectés.

L’originalité du scénario tient ici à la source de l’épidémie qui a mené à la catastrophe : point de virus pour transformer les êtres humains en zombies agressifs, mais un champignon parasite, le Cordyceps. Ce nom n’a pas été inventé par les scénaristes : le genre de champignon dont ils se sont inspirés existe bel et bien (même s’il a été récemment renommé Ophiocordyceps). Et ses membres sont eux aussi capables de transformer en zombies ses victimes.

Heureusement, ces champignons ne s’attaquent qu’aux insectes : ils ne présentent aucun danger pour notre espèce. Au contraire : ces champignons pourraient même être à la base de nouveaux médicaments. Explications.

Un champignon qui « zombifie ses victimes »

Dans The Last of Us, près de 60 % de l’humanité a été décimée ou contaminée par le champignon Cordyceps. Responsable d’une « infection cérébrale », le champignon prend le contrôle des humains qu’il parasite et les transforme en créatures agressives. Ce concept s’inspire de champignons qui existent bel et bien, et appartiennent aux genres Cordyceps et Ophiocordyceps.

Le genre Ophiocordyceps est passé à la postérité grâce à la capacité de l’un de ses membres, Ophiocordyceps unilateralis, à « pirater » le cerveau des fourmis qu’il contamine. Il parvient ainsi à modifier leur comportement, maximisant de ce fait ses chances de transmission.

Lorsqu’une fourmi est contaminée, elle quitte le nid pour se rendre dans des zones en hauteur, souvent des végétaux. Perchée en surplomb, sur une feuille ou un brin d’herbe, elle s’ancre avec ses mandibules dans une sorte « d’étreinte de la mort » : elle y restera jusqu’à son décès.

Le corps de la fourmi morte reste dès lors en place à un endroit présentant des conditions idéales pour le développement fongique. La formation des corps fructifères du champignon est facilitée, tout comme la propagation de ses spores, qui vont pouvoir infecter d’autres fourmis qui vaquent à leurs occupations, en contrebas.

Ce cycle de manipulation comportementale est crucial pour le champignon. En effet, sans cette adaptation, les fourmis infectées seraient rapidement retirées du nid par leurs congénères. Bien que des travaux de recherche aient approfondi la compréhension de ces interactions, de nombreuses questions demeurent sur la complexité de cette manipulation comportementale.

Parmi les quelque 350 espèces du genre Ophiocordyceps, toutes ne s’attaquent pas aux fourmis. Ophiocordyceps sinensis parasite plutôt les chenilles, les modifiant si radicalement que les observateurs ont longtemps cru que celles-ci passaient de l’état animal à l’état végétal. Mais le plus intéressant est que ce champignon occupe une place à part en médecine traditionnelle, depuis très longtemps.

Un pilier de la médecine traditionnelle chinoise

Plus de 350 espèces associées ont été identifiées à ce jour à travers le monde, mais une seule – Ophiocordyceps sinensis – est officiellement reconnue comme drogue médicinale dans la pharmacopée chinoise depuis 1964.

Il est récolté dans les prairies de haute altitude (3 500–5 000 mètres) des provinces chinoises comme le Qinghai, le Tibet, le Sichuan, le Yunnan et le Gansu. Son usage remonte à plus de trois cents ans en Chine.

Appelé dongchongxiacao (« ver d’hiver, herbe d’été »), ce champignon est un pilier de la médecine traditionnelle chinoise. Selon les principes de cette dernière, O. sinensis – de nature « neutre » et de saveur « douce » – est réputé tonifier les reins, apaiser les poumons, arrêter les saignements et éliminer les mucosités. Il est traditionnellement utilisé pour traiter la fatigue, la toux, l’asthénie post-maladie grave, les troubles sexuels, les dysfonctionnements et les insuffisances rénales.

Il faut souligner que, traditionnellement, les préparations d’O. sinensis contiennent non seulement le champignon, mais aussi d’autres ingrédients (alcool, solvants…). Ainsi, pour « revigorer les poumons et renforcer les reins », la médecine chinoise traditionnelle conseille d’administrer l’ensemble larve et champignon. Il est donc difficile d’attribuer une éventuelle activité au champignon lui-même. Sans compter qu’il n’est pas toujours certain que l’espèce utilisée soit bien celle déclarée.

Toutefois, l’impressionnante liste d’allégations santé associée à ces champignons parasites a attiré l’attention de la recherche pharmaceutique, et des études ont été entreprises pour évaluer le potentiel des principes actifs contenus dans ce champignon.

Des pistes à explorer

Certains travaux semblent indiquer des effets – chez la souris – sur la croissance tumorale ainsi que sur la régulation de certaines cellules immunitaires. Une activité anti-inflammatoire a aussi été mise en évidence dans des modèles animaux et des cultures de cellules. Enfin, une méta-analyse (analyse statistique de résultats d’études déjà publiées) menée sur un petit nombre de publications a suggéré que, chez des patients transplantés rénaux, un traitement d’appoint à base de préparation d’O. sinensis pourrait diminuer l’incidence de l’hyperlipidémie, l’hyperglycémie et des lésions hépatiques. Les auteurs soulignent cependant que des recherches complémentaires sont nécessaires, en raison de la faible qualité des preuves et du risque de biais lié à la mauvaise qualité méthodologique des travaux analysés.

Une revue Cochrane (Organisation non gouvernementale à but non lucratif qui évalue la qualité des données issues des essais cliniques et des méta-analyses disponibles) de la littérature scientifique concernant les effets de ce champignon sur la maladie rénale chronique aboutit aux mêmes conclusions : si certaines données semblent indiquer que des préparations à base d’O. sinensis administrées en complément de la médecine occidentale conventionnelle pourraient être bénéfiques pour améliorer la fonction rénale et traiter certaines complications, la qualité des preuves est médiocre, ce qui ne permet pas de tirer de conclusion définitive.

Une autre espèce de champignon apparentée, Ophiocordyceps militaris, a aussi retenu l’attention des scientifiques. Il parasite quant à lui les pupes du ver à soie tussah (Antherea pernyi), lesquelles sont traditionnellement cuisinées et consommées dans certaines régions de Chine. Divers composés actifs ont été isolés de ce champignon, tel que la cordycépine, isolée dans les années 1950, qui pourrait avoir un intérêt dans la lutte contre le cancer, même si cela reste à confirmer. Chez la souris, des travaux ont aussi suggéré des effets sur la réduction des taux sanguins d’acide urique.

Des aliments « médicinaux » ?

Au-delà des pratiques médicales traditionnelles ou des explorations pharmacologiques visant à mettre au point de nouveaux médicaments, les champignons Ophiocordyceps sont aussi employés comme aliment diététique. En Chine, ils sont par exemple utilisés dans les plats traditionnels, les soupes, les boissons (bières, thés…) ou les compléments alimentaires (gélules). Leurs partisans prêtent à ces produits d’innombrables vertus : renforcement de l’immunité, lutte contre le vieillissement, régulation du sommeil, stimulation de l’appétit, et protection de la santé en général.

Toutefois, à l’heure actuelle, les preuves scientifiques soutenant de telles allégations manquent encore, notamment en matière de validation clinique en ce qui concerne, par exemple, l’immunité.

Cette utilisation s’inscrit dans la même tendance que celle qui a vu ces dernières années se développer les « aliments fonctionnels ». Aussi appelés nutraceutiques ou aliments « médicinaux », ces produits, qui sont vendus à grand renfort de marketing mettant en avant diverses allégations thérapeutiques, connaissent un fort développement mondial. Selon le cabinet BCC Research, la demande mondiale en nutraceutiques devrait passer de 418,2 milliards de dollars en 2024 à 571,3 milliards en 2029, avec un taux de croissance annuel moyen de 6,4 %.

Cependant, malgré l’abondance des produits revendiquant des bienfaits pour la santé, le niveau de preuve scientifique reste souvent limité ou controversé. La démonstration rigoureuse des effets physiologiques de ces aliments est complexe, en raison notamment de la variabilité des compositions, des biais liés aux études d’observation, ou encore du manque de standardisation des protocoles cliniques. Cela pose des défis importants en matière d’évaluation scientifique, de communication des allégations et de réglementation.

En vigueur depuis le 1er janvier 2018, le règlement sur les « nouveaux aliments » s’applique à l’ensemble de l’Union européenne. Est considéré comme nouvel aliment tout aliment n’ayant pas été consommé de manière significative avant mai 1997.

Pour que la Commission européenne accepte d’autoriser la mise sur le marché d’un nouvel aliment, plusieurs conditions doivent être remplies : compte tenu des données scientifiques disponibles, il ne doit présenter aucun risque pour la santé (ce qui ne signifie pas qu’il l’améliore), et son utilisation ne doit pas entraîner de déficit nutritionnel.

Si les mycéliums de Cordyceps sinensis sont aujourd’hui autorisés, ce n’est pas le cas de ceux de Cordyceps militaris, qui n’a pas encore reçu d’autorisation préalable de mise sur le marché européen.

The Conversation

Efstathia Karachaliou ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. « The Last of Us » : le « Cordyceps », menace fictive, réel atout thérapeutique ? – https://theconversation.com/the-last-of-us-le-cordyceps-menace-fictive-reel-atout-therapeutique-255130

Qu’est-ce que la gueule de bois, et y a-t-il des remèdes ?

Source: – By Mickael Naassila, Professeur de physiologie, Directeur du Groupe de Recherche sur l’Alcool & les Pharmacodépendances GRAP – INSERM UMR 1247, Université de Picardie Jules Verne (UPJV)

Les vendeurs de remèdes miracles contre la gueule de bois nous assurent qu’ils nous permettront de boire sans payer l’addition. Mais ces promesses séduisantes ne reposent sur aucune preuve scientifique solide. Et lorsque ces produits sont vendus en pharmacie, cela entretient une illusion de légitimité qui brouille les repères en matière de santé publique.


La gueule de bois – ce malaise du « lendemain de fête » – est souvent banalisée, moquée, voire érigée en rite de passage. Mais il s’agit aussi désormais d’un phénomène médicalement reconnu, puisque codifié par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) dans la dernière version de la Classification internationale des maladies (CIM-11).

Que nous apprennent les recherches scientifiques sur les causes de ce désagréable état et ses conséquences ? Existe-t-il des prédispositions ? Des remèdes qui fonctionnent ? Que change le fait que la gueule de bois soit aujourd’hui reconnue comme une entité médicale à part entière ? Voici les réponses.

Qu’est-ce que la gueule de bois ?

La gueule de bois (en anglais « alcohol hangover ») désigne l’ensemble des symptômes qui apparaissent lorsque le taux d’alcool dans le sang est redescendu à zéro, généralement plusieurs heures après une consommation excessive. Cet état dure de 6 à 24 heures.

Selon le Hangover Research Group, un collectif international de chercheurs spécialisé dans l’étude scientifique de la gueule de bois et la littérature scientifique récente, les symptômes sont de trois types :

  • physiques : maux de tête, nausées, vomissements, fatigue, sécheresse buccale, tremblements, tachycardie, troubles du sommeil ;

  • psychologiques et cognitifs : anxiété (illustrée par le mot-valise anglais « hangxiety »), irritabilité, humeur dépressive, troubles de l’attention, de la mémoire, lenteur cognitive ;

  • physiologiques : inflammation systémique, stress oxydant, déséquilibre électrolytique (les électrolytes présents dans le sang, comme le sodium ou le potassium par exemple, interviennent dans plusieurs processus biologiques, notamment les fonctions nerveuses et musculaires), hypoglycémie (diminution du taux de sucre sanguin), dérèglement du rythme circadien (l’« horloge interne » qui régule notre corps), perturbation de neurotransmetteurs (les messagers chimiques qui permettent aux neurones de communiquer entre eux) comme le glutamate et la dopamine.

Peut-on prédire qui aura une gueule de bois ?

Si la gueule de bois peut survenir à partir d’une alcoolisation modérée (de l’ordre, par exemple, de quatre verres en une soirée), la dose minimale varie fortement selon les individus.

Divers facteurs modérateurs ont été bien identifiés. C’est notamment le cas de la vitesse d’ingestion : plus l’alcool est consommé rapidement, plus le pic d’alcoolémie est élevé, ce qui augmente le risque de gueule de bois.

La biologie joue également un rôle, qu’il s’agisse du sexe (on sait, par exemple, que les femmes éliminent plus lentement l’alcool que les hommes), du poids, de l’état de santé, ou encore de la génétique, qui influe sur les processus enzymatiques (notamment ceux impliquant les enzymes qui interviennent dans la détoxification de l’alcool, telle que l’alcool déshydrogénase et les aldéhydes déshydrogénases).

L’âge joue également un rôle : les jeunes adultes sont plus sujets à la gueule de bois que les personnes âgées. Les jeunes adultes ont tendance à consommer plus rapidement et en plus grande quantité lors d’occasions festives (« binge drinking »), ce qui augmente fortement le risque de gueule de bois.

Les personnes plus âgées consomment souvent de façon plus modérée et régulière. Avec l’âge, certaines personnes réduisent naturellement leur consommation et apprennent à éviter les excès et à anticiper les effets. Elles répondent moins aux effets inflammatoires de l’alcool et rapportent moins les symptômes de la gueule de bois.

Enfin, l’état physique (niveau d’hydratation, sommeil, alimentation préalable) influe aussi sur les symptômes. Boire à jeun, sans ingérer d’eau ni dormir suffisamment, majore les symptômes.

Gueule de bois et « blackouts » : un lien inquiétant

Les « blackouts » alcooliques, ou amnésies périévénementielles, traduisent une perturbation aiguë de l’hippocampe, une structure du cerveau qui joue un rôle essentiel dans la mémoire. En interagissant avec certains récepteurs présents au niveau des neurones, l’alcool bloque les mécanismes moléculaires qui permettent la mémorisation ; le cerveau n’imprime alors plus les souvenirs…

Bien que ces blackouts ne soient pas synonymes de gueule de bois, ils y souvent associés. En effet, une telle perte de mémoire indique une intoxication sévère, donc un risque plus élevé de gueule de bois… et d’atteintes cérébrales à long terme !

Un facteur de risque pour l’addiction ?

Plusieurs études suggèrent un paradoxe du lien entre gueule de bois et addiction. Ainsi, bien que la gueule de bois soit une expérience désagréable, elle ne dissuaderait pas nécessairement la consommation future d’alcool et pourrait même être associée à un risque accru d’addiction à l’alcool. Une étude a par exemple suggéré que la gueule de bois fréquente chez les jeunes constitue un marqueur prédictif spécifique et indépendant du risque de développer une addiction à l’alcool plus tard dans la vie. Ce lien semble refléter une vulnérabilité particulière aux effets aversifs de l’alcool.

Chez les buveurs « sociaux » qui se caractérisent par une consommation d’alcool festive, sans présenter une addiction à l’alcool, une gueule de bois sévère est souvent dissuasive. Cependant, chez certains profils à risque (individus jeunes, impulsifs, ou présentant des antécédents familiaux), la gueule de bois n’induit pas de réduction de consommation. Pis : elle est perçue comme un désagrément tolérable renforçant l’habitude de consommation et cette réponse aux effets subjectifs de la gueule de bois constitue ainsi un facteur de vulnérabilité à l’addiction à l’alcool, notamment si l’individu cherche à soulager la gueule de bois… en buvant de nouveau (cercle vicieux).

Pas de remède miracle

Eau pétillante, bouillon, vitamine C, aspirine, bacon grillé, sauna, jus de cornichon, « hair of the dog » (« poils du chien », ce qui signifie en réalité reprendre un verre)… La littérature populaire est riche en remèdes de grand-mère censés soulager la gueule de bois.

Selon les dires des uns et des autres, pour éviter ou limiter les désagréments liés à une consommation excessive d’alcool, il faudrait se réhydrater (eau, bouillons), soutenir le foie (chardon-Marie, cystéine), réduire l’inflammation (antioxydants, ibuprofène), relancer la dopamine (café, chocolat) ou encore restaurer les électrolytes (boissons pour sportifs)… Pourtant, à ce jour, l’efficacité de ces différents remèdes n’a été étayée par aucune preuve scientifique solide.

En 2020, une revue systématique de la littérature a conclu à l’absence d’efficacité démontrée des interventions analysées, les résultats en matière d’efficacité étant jugés « de très faible qualité ». Ce travail a inclus 21 essais contrôlés randomisés, analyse 23 traitements différents, et conclut que la qualité globale des preuves est très faible, selon le système GRADE (Grading of Recommendations Assessment, Development and Evaluation).

Précédemment, d’autres travaux étaient également arrivés à la même conclusion.

La meilleure prévention reste donc de boire modérément, lentement, et de s’hydrater.

Un enjeu éthique : faut-il traiter la gueule de bois ?

Le fait que la gueule de bois soit maintenant reconnue comme une entité médicale interroge. Ce glissement sémantique est risqué : il pourrait banaliser l’alcoolisation excessive, et même favoriser la consommation. Risque-t-on de voir un jour des médecins prescrire un « traitement » préventif pour permettre de boire plus sans souffrir ?

La médicalisation de la gueule de bois pourrait aussi avoir un effet pervers : considérer qu’il est possible de « boire sans conséquence », à condition de bien se soigner après coup…

Il ne faut pas oublier que la gueule de bois n’est pas un simple désagrément : cet état est le reflet d’un stress intense infligé au cerveau et au reste du corps. La comprendre, c’est mieux se protéger – et, peut-être aussi, réfléchir à ses habitudes de consommation.

À ce sujet, si vous le souhaitez, vous pouvez autoévaluer vos symptômes de gueules de bois en utilisant cette traduction française de la Hangover Symptom Scale (HSS) :

The Conversation

Mickael Naassila est Président de la Société Française d’Alcoologie (SFA) et de la Société Européenne de Recherche Biomédicale sur l’Alcoolisme (ESBRA); Vice-président de la Fédération Française d’Addictologie (FFA) et vice-président junior de la Société Internationale de recherche Biomédicale sur l”Alcoolisme (ISBRA). Il est membre de l’institut de Psychiatrie, co-responsable du GDR de Psychiatrie-Addictions et responsable du Réseau National de Recherche en Alcoologie REUNIRA et due projet AlcoolConsoScience. Il a reçu des financements de l’ANR, de l’IReSP/INCa Fonds de lutte contre les addictions.

ref. Qu’est-ce que la gueule de bois, et y a-t-il des remèdes ? – https://theconversation.com/quest-ce-que-la-gueule-de-bois-et-y-a-t-il-des-remedes-238600

L’accord de l’OMS sur les pandémies se fait-il au détriment d’autres priorités de santé mondiale ?

Source: – By Valery Ridde, Directeur de recherche, Institut de recherche pour le développement (IRD)

L’accord sur les pandémies signé en mai 2025 par les États membres de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) est présenté comme un succès historique du multilatéralisme. Pourtant, il pourrait se révéler délétère pour les autres priorités de santé globale, du fait de la gouvernance technocratique qu’il propose et des coûts financiers élevés qui seraient alloués à des risques pandémiques hypothétiques.


Le 20 mai 2025, l’Assemblée mondiale de la santé a adopté ce que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a qualifié « d’accord historique » concernant la prévention des pandémies.

Célébrant l’accord comme un triomphe du multilatéralisme et une étape vers la sécurité sanitaire mondiale, le Dr Tedros Adhanom Ghebreyesus, directeur général de l’OMS a déclaré :

« Les nations du monde ont écrit l’histoire. »

Les dirigeants mondiaux se sont fait l’écho de ce sentiment.

La revue scientifique de référence Nature a également rejoint le satisfecit, en qualifiant le traité de « triomphe dans un monde déchiré ». La France, qui a coprésidé les négociations, est fière de ce succès.

Un contexte de réduction de l’aide au développement

En France, les responsables ont parlé d’« une victoire majeure pour le multilatéralisme » alors même qu’à l’instar des États-Unis d’Amérique et de l’Union européenne, elle a considérablement réduit son aide au développement dans le secteur de la santé.

La France continue de concentrer son soutien vers des programmes verticaux orientés vers quelques maladies, au détriment d’une approche globale de la santé. Alors que le ton de célébration domine les récits officiels, un examen attentif révèle une image plus complexe.

L’accord sur les pandémies n’est qu’un début

L’idée de cet accord est née à la suite de la pandémie de Covid-19 qui a révélé de profondes fractures dans la gouvernance mondiale de la santé. En décembre 2021, les États membres de l’OMS ont convenu de lancer des négociations en vue d’un nouvel instrument international pour la prévention, la préparation et la réaction aux pandémies (PPPR).

Cela a conduit à la création de l’organe intergouvernemental de négociation. Il s’est réuni 13 fois pendant plus de trois ans. Les deux premières années ont coûté plus de 200 millions de dollars, ce qui soulève des questions quant à l’efficacité et à la transparence de la diplomatie mondiale en matière de santé.

L’accord tire sa légitimité de la déclaration de l’Assemblée générale des Nations unies sur la PPPR (PPPR, pour prévention, préparation et réaction aux pandémies, ndlr) qui a souligné la nécessité d’une réponse internationale coordonnée aux futures menaces pour la santé. Le 20 mai 2025, il a été adopté par consensus (moins 11 abstentions et 60 non-votes) lors de la 78e Assemblée mondiale de la santé. Cependant, ce n’est que le début.


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La mise en œuvre de l’accord repose sur trois prochaines étapes essentielles :

  • i) la ratification par au moins 60 États membres, ce qui déterminera sa force juridique ;

  • ii) la création d’une Conférence des parties, qui servira d’organe directeur ;

  • iii) un accord sur le contenu spécifique de l’article qui concerne l’accès et le partage des avantages pour les produits de santé ; aspect le plus controversé des négociations.

Les implications juridiques et le rôle de l’OMS

L’accord sur les pandémies a été adopté en vertu de l’article 19 de la Constitution de l’OMS, qui prévoit des conventions juridiquement contraignantes. Toutefois, sa relation avec le Règlement sanitaire international (RSI) demeure ambiguë.

Alors que ce règlement continue de régir la notification des épidémies et les réponses à apporter, le nouvel accord étend le mandat de l’OMS à la distribution équitable des produits médicaux dans le monde et aux mécanismes de financement. Mais les détails doivent encore être déterminés par la Conférence des parties.

Cette centralisation de l’autorité risque de transformer la Conférence des parties en un centre technocratique dominé par des acteurs disposant de ressources suffisantes, ce qui mettrait à l’écart des voix moins puissantes, comme cela été le cas lors de la pandémie de Covid-19.

Le texte final limite l’autorité de l’OMS (article 24, paragraphe 2) et réaffirme que la mise en œuvre de l’accord reste de la responsabilité souveraine des États membres.

Des risques de pandémie surestimés, au détriment d’autres priorités

Alors que l’accord est célébré comme une étape diplomatique, il est essentiel de modérer l’enthousiasme par une analyse sobre de ses limites et de ses préoccupations.

Tout d’abord, l’hypothèse centrale de l’accord est que les pandémies constituent une menace « existentielle ». Cependant, la probabilité de pandémies catastrophiques est souvent surestimée et davantage motivée par des incitations politiques que par des preuves scientifiques. Cette inflation du risque peut conduire à des réponses disproportionnées et à une affectation des ressources éloignée des besoins.

Cela pourrait conduire à un détournement coûteux, au détriment de priorités de santé plus pressantes. Ainsi, le coût annuel estimé de la préparation et de la réponse aux pandémies est estimé à 31,1 milliards de dollars, dont 26,4 milliards de dollars attendus des pays à revenu faible et intermédiaire.

De plus, une aide publique au développement de 10,5 milliards de dollars supplémentaires est nécessaire, chaque année.

Il faut également ajouter les 10,5 milliards à 11,5 milliards de dollars requis pour le programme « Une seule santé ». Bien que solide sur le plan conceptuel, son coût est prohibitif et ses priorités mal alignées. Cette approche détourne l’attention et les ressources des besoins de santé publique de base et d’une perspective transdisciplinaire des enjeux de santé.

Enfin, de manière globale, dans un monde où les services de santé de base restent sous-financés, le détournement des ressources vers des menaces futures hypothétiques risque de saper les efforts visant à remédier aux fardeaux des maladies actuelles.

Une insistance excessive sur une approche sécuritaire de la santé

L’accord s’appuie sur un cadre de biosécurité qui met l’accent sur la surveillance, la riposte et la réponse rapide. Le Fonds de la Banque mondiale pour les pandémies ne finance que la surveillance et le diagnostic, tandis que la « mission de 100 jours » ainsi que l’accent quasi exclusif mis par l’accord sur les « produits » représentent un réductionnisme biomédical.

Cette approche néglige les déterminants sociaux de la santé et la nécessité de systèmes de santé résilients.




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L’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) et l’OMS ont pourtant plaidé en faveur d’investissements dans la résilience des systèmes de santé.

Des préoccupations en matière d’équité

Malgré des engagements rhétoriques en faveur de l’équité, l’accord risque de répéter les échecs des réponses à la pandémie de Covid-19.

L’accent mis sur l’équité vaccinale a ainsi éclipsé des objectifs plus larges en matière d’équité en santé. L’accord adopte un modèle unique qui ne peut pas refléter la diversité des besoins et des capacités des différents pays, en particulier ceux dont le système de santé est fragile.

Des risques de corruption et de marchandisation ?

La centralisation des efforts du nouvel instrument international pour la PPPR (PPPR, pour prévention, préparation et réaction aux pandémies, ndlr) ainsi que la marchandisation de la préparation aux pandémies (au moyen de stocks, d’outils de surveillance et de technologies propriétaires) créent un terrain fertile pour la corruption, la recherche de rentes et des résultats négatifs en matière de santé.

L’afflux de fonds et le discours sur l’urgence peuvent conduire à des procédures de passation de marchés opaques et à des incitations dangereuses, comme on l’a vu dans certains pays durant la pandémie de Covid-19.

Pour une approche globale centrée sur les déterminants sociaux de la santé

Ce qui est peut-être le plus troublant, c’est la négligence de l’accord à l’égard des principes fondamentaux de santé publique. On met peu l’accent sur les solutions communautaires, le renforcement du système de santé (au-delà de la surveillance) ou les déterminants sociaux et les inégalités en matière de santé. Au lieu de cela, l’accord favorise un modèle technocratique descendant qui risque d’aliéner les populations qu’il vise à protéger.

L’adoption de l’accord de l’OMS sur les pandémies est annoncée comme une réalisation historique. Pourtant, l’histoire ne jugera pas cet accord par la fête autour de sa signature, mais par ses résultats, pour le moins incertains.

Cet accord repose sur des hypothèses contestées, impose des charges financières importantes et risque d’enraciner un modèle technocratique de gouvernance mondiale de la santé obnubilée par les enjeux sécuritaires. Il est très loin des principes fondamentaux de la santé publique : l’équité, l’engagement communautaire et le renforcement du système de santé.

Au tout début de la pandémie de Covid-19, nous avons appelé à un changement de paradigme. Nous avons plaidé en faveur d’une approche globale de la santé, qui s’attaquerait aux déterminants sociaux, afin d’aider les populations à réduire leurs facteurs de risque individuels et ainsi renforcer leur immunité naturelle. L’accord sur les pandémies vise exactement le contraire.

Sans une correction rapide – vers des approches plus inclusives, adaptées aux contextes et axées sur l’équité – cet accord pourrait devenir une nouvelle occasion manquée plutôt qu’une étape dans les progrès à réaliser, pourtant urgents.

The Conversation

Valery Ridde a reçu des financements de l’INSERM, l’ANR, Enabel, OMS, Banque Mondiale, ECHO, FRM.

Elisabeth Paul est membre de l’Independent Review Committee de l’Alliance Gavi, du collectif #Covidrationnel et ancienne membre du Technical Review Panel du Fonds mondial. Elle a en outre reçu des financements d’Enabel, l’Agence belge de développement.

J’ai une collaboration de recherche formelle et continue avec l’Organisation mondiale de la santé (OMS). J’ai été consultant invité par le sous-comité de l’article 20 sur le financement des pandémies dans le cadre de l’accord sur les pandémies à Genève. J’ai collaboré au rapport de l’OMS et de la Banque mondiale visant à estimer les coûts de la préparation à la pandémie pour le sommet du G20 en Indonésie.

ref. L’accord de l’OMS sur les pandémies se fait-il au détriment d’autres priorités de santé mondiale ? – https://theconversation.com/laccord-de-loms-sur-les-pandemies-se-fait-il-au-detriment-dautres-priorites-de-sante-mondiale-258237

À l’hôpital, la découverte d’une bactérie « mangeuse de plastique »

Source: – By Ronan McCarthy, Professor in Biomedical Sciences, Brunel University of London

Les plastiques sont omniprésents à l’hôpital. Amparo Garcia/Shutterstock.com

La bactérie Pseudomonas aeruginosa est particulièrement redoutée à l’hôpital, car elle s’attaque aux patients dont le système immunitaire est dégradé. De nouveaux travaux révèlent que ce dangereux microbe dispose d’un atout de taille pour assurer son succès : elle est capable de dégrader les plastiques pour s’en nourrir et mieux persister sur les surfaces qu’elle colonise.


La pollution plastique représente l’un des défis environnementaux majeurs de notre époque. Ces dernières années, des microbiologistes ont découvert des bactéries capables de dégrader divers types de plastique. Un jour, ces microbes « mangeurs de plastique » pourraient nous aider à faire diminuer les montagnes de déchets qui encombrent nos décharges et finissent dans les océans.

Si les microorganismes dotés de telles capacités suscitent l’espoir, ils peuvent aussi, dans d’autres contextes, être à l’origine de graves problèmes. C’est par exemple le cas de l’une des souches de la bactérie Pseudomonas aeruginosa que nous avons identifiée à l’hôpital, et qui est capable de dégrader certains matériels médicaux.

Des bactéries mangeuses de plastique à l’hôpital

Les plastiques sont largement utilisés en médecine, notamment pour les sutures (en particulier les sutures de type résorbable), les pansements et les implants. Nous nous sommes demandé s’il pouvait exister, dans les hôpitaux, des bactéries capables de dégrader les plastiques.

Pour le vérifier, nous avons analysé grâce à des outils informatiques les génomes de différents microbes pathogènes connus pour être présents en milieu hospitalier, afin de déterminer si certains d’entre eux renfermaient des enzymes proches de celles dont sont équipées les bactéries de l’environnement capables de s’attaquer au plastique. Nous avons eu la surprise de constater que certains microbes hospitaliers en sont effectivement dotés, ce qui suggère qu’ils pourraient être eux aussi capables de décomposer du plastique. Ce type d’enzymes a par exemple été identifié chez Pseudomonas aeruginosa, une bactérie opportuniste, autrement dit, qui devient dangereuse lorsque le système immunitaire est affaibli, responsable chaque année d’environ 559 000 décès dans le monde.

Un grand nombre des infections par ce microbe (qui se traduisent de diverses façons selon la localisation du site d’infection : infection des follicules pileux, de l’œil, de l’oreille, des poumons, de la circulation sanguine, des valves cardiaques…) sont contractées en milieu hospitalier. Les patients sous ventilation artificielle ou souffrant de plaies chirurgicales ou de brûlures sont particulièrement exposés aux infections à P. aeruginosa. Il en va de même pour ceux qui sont équipés de cathéters.

Après cette découverte, nous avons décidé de vérifier en laboratoire si cette bactérie était effectivement capable de « manger » du plastique.

Nous nous sommes concentrés sur une souche spécifique de cette bactérie, isolée chez un patient atteint d’une infection cutanée, et possédant un gène codant pour une enzyme dégradant le plastique. Nous avons découvert qu’elle pouvait non seulement pouvait décomposer le plastique, mais qu’elle l’utilisait comme source nutritive pour croître. Cette aptitude est conférée par une enzyme que nous avons nommée Pap1.

Des biofilms renforcés grâce au plastique dégradé

Classée parmi les pathogènes de priorité élevée par l’Organisation mondiale de la santé, P. aeruginosa est capable de former des biofilms (les cellules bactériennes adoptent une organisation en couche visqueuse, qui les protège du système immunitaire et des antibiotiques), ce qui complique grandement son traitement. Notre équipe avait démontré dans de précédents travaux que lorsque des bactéries environnementales forment de tels biofilms, elles peuvent dégrader le plastique de façon accélérée.

Nous nous sommes alors demandé si le fait de posséder une enzyme dégradant le plastique pouvait renforcer le pouvoir pathogène de P aeruginosa. Et nous avons découvert qu’effectivement, les bactéries dotées d’une telle enzyme présentaient une virulence accrue et formaient des biofilms plus volumineux.

Pour comprendre pourquoi le biofilm produit par P. aeruginosa était plus imposant en présence de plastique, nous en avons analysé la composition. Il en ressort que cette bactérie est capable d’incorporer le plastique dégradé au sein de cette couche visqueuse – ou « matrice », selon le terme scientifique – l’utilisant comme un « ciment », ce qui a pour effet de renforcer la communauté bactérienne formant le biofilm.

Implants orthopédiques, cathéters, implants dentaires, pansements « hydrogels » destinés aux brûlures… Les plastiques sont omniprésents dans les hôpitaux. Le fait qu’un pathogène tel que P. aeruginosa soit capable de persister durablement en milieu hospitalier pourrait-il s’expliquer par son aptitude à se nourrir de plastique ? Il s’agit, selon nous, d’une possibilité à envisager.

Un pathogène capable de dégrader le plastique de ces dispositifs, tel que celui décrit dans notre étude, pourrait constituer un problème majeur, compromettant l’efficacité du traitement et aggravant l’état du patient. Heureusement, des chercheurs travaillent déjà sur des solutions, notamment l’incorporation d’agents antimicrobiens dans les plastiques médicaux, afin d’empêcher les germes de s’en nourrir. En outre, maintenant que nous savons que certaines bactéries peuvent dégrader le plastique, il conviendra de tenir compte de cette donnée dans le choix des matériaux destinés à de futurs usages médicaux.

The Conversation

Ronan McCarthy est financé par le BBSRC, le NC3Rs, l’Académie des sciences médicales, Horizon 2020, la British Society for Antimicrobial Chemotherapy, Innovate UK, le NERC et le Medical Research Council. Il est également directeur de l’Antimicrobial Innovations Centre à l’université Brunel de Londres.

Rubén de Dios est financé par le BBSRC et le Medical Research Council.

ref. À l’hôpital, la découverte d’une bactérie « mangeuse de plastique » – https://theconversation.com/a-lhopital-la-decouverte-dune-bacterie-mangeuse-de-plastique-258150

TikTok et la santé mentale des adolescents : les alertes de la recherche

Source: – By Fabrice Lollia, Docteur en sciences de l’information et de la communication, chercheur associé laboratoire DICEN Ile de France, Université Gustave Eiffel

Sur TikTok, les utilisateurs vulnérables reçoivent jusqu’à 12 fois plus de contenus mortifières (suicide et automutilation) et 3 fois plus de contenus « nuisibles » (troubles alimentaires, anxiété, etc.). Ici, de jeunes Ukrainiennes sur TikTok en 2020. Iryna Imago

TikTok est l’un des réseaux sociaux les plus populaires chez les adolescents. Selon les études des chercheurs, la plateforme reconfigure leurs repères attentionnels, affectifs et cognitifs, avec un impact important sur leur santé mentale et leur construction personnelle.


Les témoignages de familles endeuillés ont démontré les conséquences parfois tragiques d’une exposition non encadrée. En novembre 2024, par exemple, sept familles françaises ont assigné TikTok en justice, accusant l’application de promouvoir des contenus favorisant les troubles alimentaires, l’automutilation et le suicide, ciblant particulièrement les jeunes utilisateurs. Parmi ces cas, deux adolescentes de 15 ans se sont suicidées, et quatre ont tenté de le faire. Ces affaires illustrent les risques d’une exposition prolongée à des contenus nocifs, d’autant que les utilisateurs fragiles reçoivent jusqu’à 12 fois plus de contenus mortifières (suicide et automutilation) et 3 fois plus de contenus « nuisibles » (troubles alimentaires, anxiété, etc.).

En mars 2025, une commission d’enquête parlementaire – à laquelle nous avons remis un rapport scientifique dans le cadre d’une contribution citoyenne – s’est penchée sur les effets sur les effets psychologiques de la plateforme sur les mineurs. Elle a offert une reconnaissance institutionnelle des constats jusque là cantonnés aux cercles académiques.

Au-delà de sa portée symbolique, la commission d’enquête permet de faire émerger plusieurs nouveaux éléments dans le débat public. Elle a mis en lumière le rôle central de l’algorithme dans la fabrique des vulnérabilités psychiques des mineurs.

Elle porte également la discussion sur des propositions concrètes opérationnelles : renforcement du contrôle parental, paramétrage horaire des usages, meilleure éducation à la critique des environnements numériques, tout en faisant émerger certaines réflexions déjà connues du monde académique comme les normes identitaires, genrées et antisémites véhiculés par la plateforme.

Mais au-delà des constats admis – trouble de l’attention, fatigue mentale, perte d’estime de soi – une question persiste : que savons-nous réellement de ce que TikTok fait aux adolescents ? Et que reste-t-il à comprendre ?

Comment TikTok capte l’attention et façonne l’identité des jeunes

Comme le montrent de récentes études, l’anxiété croissante chez les jeunes est nourrie par l’exposition à des contenus violents, sexualisés ou humiliants mais aussi par une dynamique de comparaison sociale continue. Cette exposition engendre un narcissisme fragile fondé sur le paraître au détriment de l’être et alimente des formes d’addictions comportementales.

Il est désormais clairement mis en évidence qu’en enfermant les jeunes dans des boucles de contenus anxiogènes ou stéréotypés, la logique de personnalisation devient elle-même un facteur de risque. L’algorithme ne se contente pas de recommander : il structure les parcours attentionnels en fonction des interactions de chacun, enfermant les jeunes dans une spirale de répétition émotionnelle.

Mais certains travaux de recherche invitent à approfondir l’analyse de TikTok au-delà des seuls contenus diffusés, en l’abordant comme un dispositif structurant. Des notions comme la désintermédiation éducative, le panoptique inversé ou la souveraineté cognitive permettent de penser les plates-formes comme des environnements qui modulent les repères attentionnels, identitaires et sociaux, souvent à l’insu des utilisateurs.

Les travaux en psychologie cognitive et sociale de Serge Tisseron et Adam Alter, montrent que les technologies reposant sur le défilement infini et la récompense immédiate perturbent l’attention et modifient le rapport à l’émotion. En l’espèce, TikTok agit comme un raccourci affectif remplaçant la réflexion par l’impulsion.

De plus, les normes implicites de visibilité, de beauté, de viralité imposent une esthétique de la reconnaissance qui façonne les représentations de soi. La recherche montre qu’elles accentuent la comparaison sociale, l’anxiété et une estime de soi conditionnée à la validation numérique, notamment chez les adolescentes surexposées à des modèles filtrés bien souvent irréalistes.

Sur TikTok, les contenus émotionnels, pseudo-scientifiques ou anxiogènes circulent sans hiérarchie ni médiation éducative. Cette désintermédiation cognitive, bien documentée dans la recherche sur les réseaux sociaux, fragilise les capacités critiques des jeunes, où l’influenceur tend à remplacer l’enseignant.

Cette logique est analysée dans la lignée évolutive des travaux de Jeremy Betham sur le panoptique, par le concept de panoptique assisté par ordinateur de Laetitia Schweitzer et de panoptique inversé de Borel, dont on comprend qu’en l’espèce, les jeunes se surveillent eux-mêmes pour exister dans l’espace numérique.

Quand TikTok remplace l’école : une crise invisible du savoir

L’attention est souvent abordée comme un simple mécanisme cognitif, mais elle est aussi – comme l’ont montré Yves Citton, Dominique Boullier ou Bernard Stiegler – une ressource stratégique captée et exploitée par les plateformes numériques. En sciences de l’information et de la communication (SIC), elle est analysée comme un rapport social structurant, façonné par des logiques de captation continue. Ce n’est donc pas seulement la concentration des jeunes qui est en jeu, mais leur rapport au temps, à la présence et à la possibilité d’une pensée critique.

La construction de soi sur TikTok se fait à travers des codes viraux, des filtres esthétiques, des modèles performatifs. Mais quelle est la nature exacte de cette exposition ? Que signifie se montrer pour exister, se conformer pour être visible ? Peu d’analyses saisissent TikTok comme un dispositif d’injonction identitaire où l’individu devient le principal agent mais aussi le principal produit de sa propre visibilité.

C’est là que l’on comprend que l’adolescent est profilé, influencé à son insu. Il devient, dans cette dynamique algorithmique, à la fois le spectateur, le producteur et la marchandise.

Cette logique relève d’un état de souveillance : une forme de surveillance douce et invisible. L’environnement numérique n’impose rien frontalement, mais oriente subtilement ce qu’il faut être, montrer, ressentir. Un point qui reste à documenter finement chez les publics mineurs.

Par ailleurs, TikTok ne hiérarchise pas les discours. Les témoignages, émotions, faits, récits, discours politique… tous coexistent dans un même flux. Cette indifférenciation des régimes de discours produit une confusion cognitive permanente persistante que les jeunes finissent par intégrer comme norme. La question de la véracité de l’information n’est plus aux premières loges. On est désormais plus dans de la fonctionnalité, dans le nombre de vues, de like.

Or, la délégitimation progressive du savoir structuré au profit de la viralité affective pose un enjeu démocratique de premier ordre : c’est la capacité des jeunes à discerner, argumenter, contester – bref, à exercer leur citoyenneté – qui s’en trouve fragilisé.

Enfin, une autre dimension rarement abordée concerne la territorialisation des algorithmes. TikTok ne propose pas les mêmes contenus ni les mêmes logiques de personnalisation selon les pays ou les contextes culturels. L’algorithme reflète, et parfois accentue, des inégalités d’accès à l’information ou des priorités idéologiques. Cela invite à s’interroger : qui décide de ce que les jeunes voient, ressentent ou pensent ? Et depuis où ces choix sont-ils pilotés ?

Ce que TikTok révèle de nos vulnérabilités numériques

TikTok concentre les logiques les plus puissantes du numérique contemporain : captation algorithmique, personnalisation affective, exposition identitaire et désintermédiation éducative. Il est désormais important de comprendre comment il agit, ce qu’il transforme et ce que ces transformations révèlent de nos propres vulnérabilités affectives.

Loin des approches moralisantes ou strictement réglementaires, une lecture interdisciplinaire invite à repenser la question autrement : comment armer les jeunes cognitivement, socialement et symboliquement face à ces environnements ?

Les premiers diagnostics sont posés. Les effets sont visibles. Mais les concepts pour penser TikTok à sa juste mesure restent encore à construire.

The Conversation

Fabrice Lollia ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. TikTok et la santé mentale des adolescents : les alertes de la recherche – https://theconversation.com/tiktok-et-la-sante-mentale-des-adolescents-les-alertes-de-la-recherche-256833

Fusionner l’audiovisuel public : pour quoi faire ?

Source: – By Alexandre Joux, Professeur en Sciences de l’information et de la communication, Aix-Marseille Université (AMU)

Les députés ont rejeté le projet de création d’une holding réunissant France Télévisions, Radio France et l’INA le 30 juin. La loi défendue par la ministre de la culture Rachida Dati sera examinée au Sénat à partir du jeudi 3 juillet. Portée par Emmanuel Macron depuis 2017, cette fusion est-elle justifiée ?


Le projet de fusion de l’audiovisuel public est examiné par le Parlement. Mais quelles réponses peut apporter ce projet « Big is Beautiful » aux défis des médias de l’audiovisuel public ? Revenir sur l’évolution de l’audiovisuel public, ses réussites et ses limites actuelles souligne combien l’impératif politique semble l’emporter sur l’urgence numérique.

En 1974, l’ORTF était scindée en trois entités afin d’introduire un peu de concurrence et de diversité entre les chaînes. La libéralisation de l’audiovisuel, c’est-à-dire le droit de créer des radios et des télévisions privées, se produira dix ans plus tard, entre 1982 et 1986, puis sera suivie par la privatisation de TF1 en 1987. Dès lors, l’audiovisuel public perd progressivement son image de télévision d’État et s’impose en tant qu’alternative aux offres privées de télévision. Cette spécificité ne l’a plus quitté depuis, ce qui permettra sa réunification progressive.

En 1992, France Télévision (alors sans s) naît de la réunion des deux principales chaînes publiques. La même année, la fréquence de La Cinq, en faillite, est attribuée au service public, une manière de compenser la privatisation de TF1. Avec le lancement de la TNT en 2005, France 4 vient compléter l’offre de chaînes de France Télévisions et France 5 récupère la cinquième fréquence qu’elle partageait avec Arte.

Puis il faudra toujours plus souligner la spécificité de l’audiovisuel public, ce qui conduira le président Sarkozy, en 2008, à s’inspirer du modèle de la BBC à l’occasion de la suppression de la publicité sur France Télévisions après 20 heures. En 2016, Les Républicains (LR) proposeront la création d’une « BBC à la française », c’est-à-dire la réunion de la radio et de la télévision publiques, proposition reprise en 2017 dans le programme d’Emmanuel Macron, ouvrant un chapitre qui devrait se clore en 2026, avec le début de l’examen, le 23 juin 2025, du projet de réforme de la loi audiovisuelle de 1986 visant à créer la holding « France Médias » (réunion de France Télévisions, de Radio France et de l’INA).

Mais il n’y aura jamais de « BBC à la française » parce que les audiovisuels publics européens sont très différents d’un pays à l’autre et sont régulés chacun de manière spécifique, la libéralisation de l’audiovisuel en Europe ayant emprunté une diversité de voies.

La BBC, puisqu’elle est donnée en exemple, dispose de ses propres studios, contrôle les droits sur les programmes qu’elle finance, et a une activité commerciale à l’international qui contribue à alimenter en contenus ses antennes britanniques. France Télévisions, à l’inverse, a l’obligation de recourir d’abord à des producteurs indépendants quand elle finance des programmes, ceci afin de soutenir la diversité de la création française, et n’a donc pas pu développer un catalogue important de contenus audiovisuels dont elle contrôle les droits et qu’elle pourrait exploiter commercialement. La nouvelle loi, si elle est votée, fera donc émerger France Médias, une holding unique, mais pas une nouvelle BBC, avec plusieurs enjeux identifiés : un enjeu économique et stratégique, un enjeu éditorial, un enjeu politique.

L’audiovisuel à l’heure des plateformes : l’enjeu économique et stratégique

Avec l’émergence de plateformes mondiales dans la musique et le podcast (Spotify), dans la vidéo (Netflix), les acteurs nationaux de l’audiovisuel (radio, télévision) sont contraints de s’adapter rapidement. En effet, la structure du marché a rapidement évolué parce que des acteurs nouveaux et mondialisés ont émergé, mais aussi parce que l’on assiste à un changement rapide des pratiques en faveur de la consommation à la demande. Si le déséquilibre entre plateformes mondiales et acteurs nationaux est souvent pointé du doigt, reste que l’émergence de France Médias ne devrait pas changer la donne. En effet, Radio France comme France Télévisions comptent déjà parmi les premiers producteurs de contenus audiovisuels français et Netflix et ses épigones n’ont pas vocation à les remplacer. Aux premiers, l’offre très française, aux seconds l’offre mondialisée. L’enjeu économique et stratégique d’un audiovisuel public réuni est donc à chercher ailleurs.

La logique d’un rapprochement entre un spécialiste des archives audiovisuelles, un groupe de radio et un groupe de télévision n’est pas en soi évidente. Elle le serait si les trois groupes réunis pouvaient mener une stratégie publicitaire agressive, mais les possibilités de l’audiovisuel public en la matière sont très limitées (la publicité est plafonnée sur Radio France, elle est interdite sur les chaînes de France Télévisions au meilleur moment, celui du prime time).

Reste donc un pari sur la « plateformisation », le terme étant employé pour désigner la manière dont les usagers, les producteurs de contenus et les technologies interfacent dans des écosystèmes créateurs de valeur. Sur une plateforme unique de l’audiovisuel public, un internaute attiré par une offre audio pourrait basculer vers des programmes vidéo, prenant ainsi ses habitudes sur le service qui deviendrait, si ce n’est l’unique, au moins l’une des principales portes d’entrée de sa consommation de contenus audiovisuels à la demande. Ce superportail pourrait même agréger l’offre d’autres partenaires, comme le fait déjà France.tv, la plateforme de vidéo à la demande de France Télévisions.

C’est finalement le modèle Salto, avec la convergence des médias en plus, les grands partenaires privés en moins. Mais la mise en œuvre d’une telle stratégie ne passe pas nécessairement par une fusion.

L’enjeu éditorial : convergence et agilité

Dans le domaine de l’information, France Télévisions et Radio France ont déjà fait la preuve de leur capacité à travailler ensemble sans être fusionnés, avec un résultat probant, le succès depuis 2016 de l’offre globale France Info sur Internet. Le site web et son application fédèrent les contenus des rédactions des deux groupes et s’imposent comme un portail de l’information pour l’audiovisuel public, avec un vrai succès d’audience. Ce n’est pas le cas de la chaîne d’information en continu France Info, lancée la même année par France Télévisions et qui réunit moins de 1 % de l’audience de la TNT dix ans plus tard. France Info, la radio, affiche en revanche de très belles performances, dans un contexte concurrentiel, certes, plus favorable puisqu’elle n’a pas, face à elle, de concurrentes privées sur l’information en continu. Leur fusion dans un même groupe ne devrait pas changer la donne si l’offre n’évolue pas.

La fusion de la radio et de la télévision publiques pourrait, en revanche, accélérer la mise en œuvre d’une seconde offre convergente, ICI, lancée en 2025, qui fédère les programmes locaux des rédactions de France 3 en région et des locales de Radio France (ex-réseau France Bleu). Il s’agirait, de nouveau, de créer un portail unique pour l’accès à l’information, cette fois-ci locale.

L’exemple de France Info prouve toutefois que la fusion n’est pas un préalable à la mise en œuvre opérationnelle de telles offres et que l’agilité reste un atout maître pour garantir le succès des offres en ligne. Ainsi, Radio France est parvenue à s’imposer sur l’écoute de podcasts en France avec des replays de ses programmes et avec des podcasts natifs, au point désormais de fédérer, depuis son application, l’offre de podcasts francophones issus de l’audiovisuel public (Radio France, Arte Radio, mais aussi la radio canadienne, la RTBF belge).


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Arte.tv a fait émerger une offre de vidéo à la demande de dimension européenne, sans les moyens d’un Netflix, mais avec un pari éditorial fort sur le documentaire et les séries nordiques. De ce point de vue, la pertinence de la réunion des groupes audiovisuels publics se jouera fondamentalement sur la capacité des nouvelles équipes à imaginer un projet éditorial fédérateur et adapté aux différents supports de diffusion, ce qu’un projet de loi ne peut bien sûr pas anticiper.

Reste que ces approches convergentes, qui reposent sur des synergies entre médias différents, sont souvent vouées à l’échec. Le dernier en date a été acté par Vincent Bolloré, qui voulait faire de Vivendi un groupe convergent, avant de le scinder pour redonner leur indépendance à chacun de ses médias.

L’enjeu politique : la question de l’information

Finalement, l’enjeu politique s’impose comme le plus évident. Il est nécessaire d’avoir un audiovisuel public fort dans l’information, et la réunion des rédactions de France Télévisions et de Radio France fait émerger un géant dans l’univers du journalisme audiovisuel : plus de 3 500 journalistes. Certes, ce potentiel est à nuancer, car Radio France comme France Télévisions ont des obligations de couverture locale et France Télévisions est également présente dans les outremers. Cette mégarédaction est donc répartie sur l’ensemble du territoire national, mais c’est aussi sa force. Aux États-Unis, la disparition rapide des titres de presse locale et de leurs journalistes n’augure rien de bon pour la démocratie. En France, l’audiovisuel public peut éviter ce scénario, même s’il faut espérer que la presse locale réussisse sa bascule dans le tout-numérique.

Dans le domaine de l’information, la réunion des rédactions fait sens parce que la concurrence, quand les lignes éditoriales ne sont pas fortement différenciées, conduit à multiplier les doublons au détriment de la diversité des sujets traités. Pour cela, il faut que les journalistes deviennent de plus en plus polyvalents s’ils doivent être capables de travailler pour Internet, la radio et la télévision. Mais une meilleure allocation des ressources permet de traiter mieux chaque sujet, ou plus de sujets.

Le risque de la polyvalence, en revanche, c’est la possibilité de faire plus avec moins. Or, les budgets de l’audiovisuel public sont contraints depuis plusieurs années. Si cet impératif devait s’imposer, la fusion n’augmentera pas la diversité et la qualité de l’offre d’information de l’audiovisuel public, bien au contraire. Enfin, il ne faut pas exclure la possibilité d’un gouvernement trop peu libéral, comme cela s’est produit dans d’autres démocraties. La pression sur le dirigeant unique de l’audiovisuel public sera alors immense.

The Conversation

Alexandre Joux ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Fusionner l’audiovisuel public : pour quoi faire ? – https://theconversation.com/fusionner-laudiovisuel-public-pour-quoi-faire-259065

Le christianisme a longtemps vénéré des saints « transgenres »

Source: – By Sarah Barringer, Ph.D. Candidate in English, University of Iowa

La Marche des fiertés LGBTQIA+ – ou Paris Pride – aura lieu samedi 28 juin 2025. Elle célébrera l’égalité des droits et la visibilité des communautés lesbienne, gai, bi, trans, intersexe, asexuel et queer alors qu’aux États-Unis, en Russie, en Hongrie ou en Italie, les discriminations fondées sur les mœurs, l’orientation sexuelle ou l’identité de genre se multiplient. Contrairement à un discours promu par les conservateurs états-uniens, qui tend à opposer les valeurs chrétiennes et la défense des minorités de genre, l’histoire du christianisme montre que des saints que l’on appellerait aujourd’hui « transgenres » ont bien été promus par l’Église médiévale.


Aux États-Unis, plusieurs États dirigés par des républicains ont restreint les droits des personnes transgenres : l’Iowa a signé une loi supprimant la protection des droits civils des personnes transgenres ; le Wyoming a interdit aux agences publiques d’exiger l’utilisation des pronoms préférés ; et l’Alabama a récemment adopté une loi qui ne reconnaît que deux sexes. Des centaines de projets de loi ont été présentés dans d’autres assemblées législatives d’État afin de restreindre les droits des personnes transgenres.

Plus tôt dans l’année, plusieurs décrets présidentiels ont été pris pour nier l’identité transgenre. L’un d’entre eux, intitulé « Éradiquer les préjugés anti-chrétiens », affirmait que les politiques de l’administration Biden en faveur de l’affirmation du genre étaient « antichrétiennes ». Il accusait la Commission pour l’égalité des chances dans l’emploi, de Biden, de forcer « les chrétiens à affirmer une idéologie transgenre radicale contraire à leur foi ».

Pourtant, de façon claire, tous les chrétiens ne sont pas antitrans. Et dans mes recherches sur l’histoire et la littérature médiévales, j’ai trouvé des preuves d’une longue histoire dans le christianisme de ce que l’on pourrait aujourd’hui appeler des saints « transgenres ». Bien que ce terme n’existait pas à l’époque médiévale, l’idée d’hommes vivant comme des femmes ou de femmes vivant comme des hommes, était incontestablement présente à cette période. De nombreux chercheurs ont suggéré que l’utilisation du terme moderne « transgenre » permettait d’établir des liens précieux pour comprendre les parallèles historiques.

Il existe au moins 34 récits documentés sur la vie de saints transgenres datant des premiers siècles du christianisme. Initialement rédigées en latin ou en grec, plusieurs histoires de saints transgenres ont été traduites dans les langues vernaculaires.

Saints transgenres

Parmi les 34 saints originaux, au moins trois ont acquis une grande popularité dans l’Europe médiévale : sainte Eugénie, sainte Euphrosyne et saint Marinos. Tous trois sont nés femmes, mais se sont coupé les cheveux et ont revêtu des vêtements masculins pour vivre comme des hommes et entrer dans des monastères.

Eugénie, élevée dans la religion païenne, est entrée au monastère pour en savoir plus sur le christianisme et est devenue abbesse. Euphrosyne est entrée au monastère pour échapper à un prétendant indésirable et y a passé le reste de sa vie. Marinos, né Marina, a décidé de renoncer à sa condition de femme et de vivre avec son père au monastère en tant qu’homme.

Ces récits étaient très lus. L’histoire d’Eugénie est apparue dans deux des manuscrits les plus populaires de l’époque : Vies de saints, d’Ælfric, et la Légende dorée, de Jacques de Voragine. Ælfric était un abbé anglais qui a traduit les vies des saints latins en vieil anglais au Xe siècle, les rendant ainsi accessibles à un large public profane. La Légende dorée a été écrite en latin et compilée au XIIIe siècle ; elle fait partie de plus d’un millier de manuscrits.

Euphrosyne apparaît également dans les vies des saints d’Ælfric, ainsi que dans d’autres textes en latin, en moyen anglais et en ancien français. L’histoire de Marinos est disponible dans plus d’une douzaine de manuscrits dans au moins 10 langues. Pour ceux qui ne savaient pas lire, les vies des saints d’Ælfric et d’autres manuscrits étaient lus à haute voix dans les églises pendant le service religieux le jour de la fête du saint.

Une personne allongée sur un lit semble se lever tandis qu’un homme vêtu d’une longue cape rouge s’avance vers elle
Euphrosyne d’Alexandrie.
Anonyme via Wikimedia

Une petite église à Paris construite au Xe siècle était consacrée à Marinos, et les reliques de son corps auraient été conservées dans le monastère de Qannoubine au Liban.

Tout cela pour dire que de nombreuses personnes parlaient de ces saints.

La transidentité sacrée

Au Moyen Âge, la vie des saints était moins importante d’un point de vue historique que d’un point de vue moral. En tant que récit moral, le public n’était pas censé reproduire la vie d’un saint, mais apprendre à imiter les valeurs chrétiennes.

La transition entre l’homme et la femme devient une métaphore de la transition entre le paganisme et le christianisme, entre la richesse et la pauvreté, entre la mondanité et la spiritualité. L’Église catholique s’opposait au travestissement dans les lois, les réunions liturgiques et d’autres écrits. Cependant, le christianisme honorait la sainteté de ces saints transgenres.

Dans un recueil d’essais de 2021 sur les saints transgenres et queers de l’époque médiévale, les chercheurs Alicia Spencer-Hall et Blake Gutt affirment que le christianisme médiéval considérait la transidentité comme sacrée.

« La transidentité n’est pas seulement compatible avec la sainteté ; la transidentité elle-même est sacrée », écrivent-ils. Les saints transgenres ont dû rejeter les conventions afin de vivre leur vie authentique, tout comme les premiers chrétiens ont dû rejeter les conventions afin de vivre en tant que chrétiens.


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La spécialiste en littérature Rhonda McDaniel explique qu’au Xe siècle en Angleterre, l’adoption des valeurs chrétiennes consistant à rejeter la richesse, le militarisme masculin ou la sexualité a permis aux gens de dépasser plus facilement les idées strictes sur le genre masculin et féminin. Au lieu de définir le genre par des valeurs distinctes pour les hommes et les femmes, tous les individus pouvaient être définis par les mêmes valeurs chrétiennes.

Historiquement, et même à l’époque contemporaine, le genre est associé à des valeurs et des rôles spécifiques, comme le fait de supposer que les tâches ménagères sont réservées aux femmes ou que les hommes sont plus forts. Mais l’adoption de ces valeurs chrétiennes a permis aux individus de transcender ces distinctions, en particulier lorsqu’ils entraient dans des monastères et des couvents.

Selon McDaniel, même des saints cisgenres comme sainte Agnès, saint Sébastien et saint Georges incarnaient ces valeurs, montrant ainsi que n’importe quel membre du public pouvait lutter contre les stéréotypes de genre sans changer son corps.

L’amour d’Agnès pour Dieu lui a permis de renoncer à son rôle d’épouse. Lorsqu’on lui a offert l’amour et la richesse, elle les a rejetés au profit du christianisme. Sébastien et Georges étaient de puissants romains qui, en tant qu’hommes, étaient censés s’engager dans un militarisme violent. Cependant, tous deux ont rejeté leur masculinité romaine violente au profit du pacifisme chrétien.

Une vie digne d’être imitée

Bien que la plupart des vies des saints aient été écrites principalement comme des contes, l’histoire de Joseph de Schönau a été racontée comme étant à la fois très réelle et digne d’être imitée par le public. Son histoire est racontée comme un récit historique d’une vie qui serait accessible aux chrétiens ordinaires.

À la fin du XIIe siècle, Joseph, né femme, entra dans un monastère cistercien à Schönau, en Allemagne. Sur son lit de mort, Joseph raconta l’histoire de sa vie, notamment son pèlerinage à Jérusalem lorsqu’il était enfant et son difficile retour en Europe après la mort de son père. Lorsqu’il revint enfin dans sa ville natale de Cologne, il entra dans un monastère en tant qu’homme, en signe de gratitude envers Dieu pour l’avoir ramené sain et sauf chez lui.

Bien qu’il ait soutenu que la vie de Joseph méritait d’être imitée, le premier auteur de l’histoire de Joseph, Engelhard de Langheim, entretenait une relation complexe avec le genre de Joseph. Il affirmait que Joseph était une femme, mais utilisait régulièrement des pronoms masculins pour le désigner.

Un enfant et un homme âgé se tiennent à l’entrée d’un bâtiment avec des minarets tandis qu’une religieuse, entièrement vêtue de noir, leur parle
Marinos le moine.
Richard de Montbaston via Wikimedia

Même si les histoires d’Eugénie, d’Euphrosyne et de Marinos sont racontées sous la forme de contes moraux, leurs auteurs avaient également des relations complexes avec la question de leur genre. Dans le cas d’Eugénie, dans un manuscrit, l’auteur fait référence à elle en utilisant uniquement des pronoms féminins, mais dans un autre, le scribe utilise des pronoms masculins.

Marinos et Euphrosyne étaient souvent désignés comme des hommes. Le fait que les auteurs aient fait référence à ces personnages comme étant masculins suggère que leur transition vers la masculinité n’était pas seulement une métaphore, mais d’une certaine manière aussi réelle que celle de Joseph.

Sur la base de ces récits, je soutiens que le christianisme a une histoire transgenre dont il peut s’inspirer et de nombreuses occasions d’accepter la transidentité comme une partie essentielle de ses valeurs.

The Conversation

Sarah Barringer ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Le christianisme a longtemps vénéré des saints « transgenres » – https://theconversation.com/le-christianisme-a-longtemps-venere-des-saints-transgenres-258256

François Mitterrand, à l’origine du déclin de l’influence postcoloniale de la France en Afrique ?

Source: – By Nicolas Bancel, Professeur ordinaire à l’université de Lausanne (Unil), chercheur au Centre d’histoire internationale et d’études politiques de la mondialisation (Unil), co-directeur du Groupe de recherche Achac., Université de Lausanne

Trois pays majeurs du « pré-carré » français en Afrique subsaharienne ont connu des coups d’État militaires adossés à discours de rupture et de rejet de la France : le Mali (2021), le Burkina Faso (2022) et le Niger (2023). C’est la fin des relations néocoloniales franco-africaines conçues au moment des indépendances des années 1960 et maintenues, voire renforcées, pendant les années 1980 et 1990, particulièrement par François Mitterrand. Comment comprendre les choix de l’ancien président de la République, malgré un programme de gauche favorable au renouveau démocratique et à l’émancipation des pays africains ?


À l’occasion de la publication de l’ouvrage François Mitterrand, le dernier empereur. De la colonisation à la françafrique (aux éditions Philippe Rey, 2025), la gestion des liens et des relations entre l’Afrique et la France par l’ancien président de la République interroge : et si les deux mandats de François Mitterrand avaient été une occasion manquée de rompre avec ce que l’on nomme aujourd’hui la Françafrique ? Ne peut-on pas, en outre, imaginer cette gestion « de gauche » de la relation avec le continent comme une continuité de ce que furent les « égarements » d’une partie de la gauche française aux heures les plus sombres des guerres de décolonisations ?

La situation actuelle appelle en effet une analyse de longue durée. Rappelons les faits récents : depuis 2020, trois pays majeurs du « pré-carré » français en Afrique subsaharienne ont connu des coups d’État : le Mali en 2021, le Burkina Faso en 2022), puis le Niger en 2023. L’histoire politique et sociale de ces coups d’État est complexe et bien différente d’une nation à l’autre, mais un fait doit retenir notre attention. Le plus significatif quant aux relations franco-africaines, c’est que ces coups d’État se sont adossés à un discours clair de rupture et de rejet de la France, considérée comme une puissance néocoloniale empêchant une « véritable » indépendance, au-delà des indépendances « formelles » de 1960.

Que ce discours puisse être relativisé – la France a perdu beaucoup de ses instruments et de son pouvoir d’influence depuis les indépendances – n’infirme pas le fait que celui-ci semble avoir eu une résonance certaine dans les populations de ces pays, en particulier la jeunesse, comme en témoigne les manifestations d’hostilité envers l’ancienne puissance tutélaire (même si l’évaluation de la prégnance de ce discours est difficile, en raison notamment de l’absence de moyen de mesure de l’opinion).

La récente décision du Sénégal, allié historique et l’un des plus « fidèles » à la France – avec la Côte d’Ivoire et le Gabon –, de demander le retrait des troupes françaises ajoute un signe clair. Nous sommes dans une conjoncture historique caractérisée, qui marque la fin des relations franco-africaines telles qu’elles avaient été conçues dès 1960 : un mélange de liens directs entre les chefs d’État français et les chefs d’État africains – marque du « domaine réservé » du président de la République s’autonomisant de tout contrôle parlementaire et, plus largement, démocratique –, d’interventions militaires au prétexte de protéger les ressortissants français afin de protéger les États « amis », d’affairisme trouble animé par des réseaux eux-mêmes opaques et, enfin, d’instrument d’influence tel que le contrôle de la monnaie (le franc CFA étant sous contrôle du Trésor français), des bases militaires garantes des positions géostratégiques de l’Hexagone ou encore les centres culturels, chargés de diffuser l’excellence de la culture française. Le tout institutionnalisé à travers des accords bilatéraux de coopération).

Or, au cours des deux mandats de François Mitterrand, l’Afrique subsaharienne francophone avait connu d’importantes poussées démocratiques dynamisées par l’appétence de la société civile, comme ce fut le cas entre la fin des années 1980 et le début des années 1990, notamment au Mali, au Burkina Faso ou au Niger. François Mitterrand parvient au pouvoir en 1981 (il y restera jusqu’en 1995) comme patron de la gauche et porteur d’un programme commun qui consacre plusieurs de ses propositions aux relations de la France avec le « tiers-monde », comprenant une normalisation des rapports avec les anciennes colonies d’Afrique.

Le programme commun de la gauche est typique du courant tiers-mondiste des années 1970, souhaitant rompre avec le nécolonialisme, qui a déterminé des « aires d’influence » occidentales structurant, en articulation avec la guerre froide, les relations internationales. François Mitterrand a pourtant un lourd passé colonial : il a été ministre de la France d’outre-mer en 1950 et surtout ministre de l’intérieur et enfin ministre de la justice durant la guerre d’Algérie, au cours de laquelle il a adopté des positions ultrarépressives. Des marqueurs traumatiques au sein de la gauche française et qui sont restés invisibles et inaudibles depuis soixante-dix ans. Jamais il n’a été anticolonialiste, au contraire, toute son action politique durant la IVe République a visé à conserver l’empire. Or, pour devenir le personnage central de la gauche, ce passé est inassumable. François Mitterrand va donc réécrire sa biographie au cours des années 1960 et 1970 à travers ses ouvrages, pour se présenter comme un contempteur de la colonisation, qui aurait même anticipé les indépendances. Pure fiction, mais le récit prend et le légitime comme leader de la gauche.

En 1981, dans cette dynamique, il nomme Jean-Pierre Cot au ministère de la coopération et celui-ci croit naïvement que sa feuille de route est d’appliquer les changements inscrits dans le programme commun, avec, pour horizon, la suppression du ministère de la coopération et la réintégration de l’Afrique dans les prérogatives du ministère des affaires étrangères. Car, si formellement ces prérogatives existent puisque la direction des affaires africaines et malgaches (DAM) du ministère des affaires étrangères gouverne normalement la diplomatie, le domaine réservé présidentiel concernant l’Afrique s’incarne dans une « cellule africaine » dont les membres sont nommés par le fait du prince ; ce dont témoignera, d’ailleurs, avec éclat, la nomination de Jean-Christophe Mitterrand, le propre fils de François Mitterrand, au sein de cette cellule. Dans ce tableau, Jean-Pierre Cot dérange : en tenant ouvertement un discours de recentrage des dépenses du ministère et en refusant l’octroi de subsides pour des dépenses somptuaires de potentats locaux, tout en encourageant la démocratisation des régimes africains, il indispose plusieurs de ceux-ci, qui en font état à François Mitterrand.


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En 1982, François Mitterrand est à la croisée des chemins : doit-il poursuivre l’expérience de rupture initiée par Jean-Pierre Cot ou revenir aux pratiques bien implantées de la Françafrique ? Il choisit alors la seconde option. Bien évidemment, les contraintes de la realpolitik expliquent en partie ce revirement : en répondant aux sollicitations de quelques dignitaires africains, le président français maintient en place la Françafrique et donc, dans son esprit, l’influence géopolitique de la France). Car pour François Mitterrand, farouche défenseur de l’empire durant la période coloniale, l’influence française dans les anciennes colonies répond en définitive à une forme de continuité. Certes, la France a perdu la possession de ces territoires, mais, finalement, elle peut continuer à exercer son influence sur ceux-ci, influence qui est pour François Mitterrand, comme l’était l’empire au temps des colonies, la condition de la puissance de l’Hexagone. Ce faisant, il affermit les relations quasi incestueuses entre les chefs d’États africains et le président de la République française, relations émancipées de tout contrôle démocratique comme nous l’avons vu, en France comme en Afrique. Et François Mitterrand ne se contente pas de reprendre de lourd héritage du « pré-carré », il le renforce.

Entre 1981 et 1995, la France procédera à pas moins d’une trentaine d’interventions militaires en Afrique et, surtout, François Mitterrand n’encouragera jamais concrètement les poussées démocratiques, malgré les ambiguïtés de son discours de La Baule, en 1990, laissant entendre une « prime à la démocratisation », qui ne sera jamais mise en œuvre. De plus, les scandales autour de la cellule africaine se multiplieront, mettant directement en cause son fils Jean-Christophe et, à travers lui, la figure de François Mitterrand et l’image de la France dans les pays africains.

Une occasion historique de renouveler les relations franco-africaines a donc été perdue sous les deux mandats de François Mitterrand. Ses successeurs suivirent les pas du « sphinx », fossilisant le système de la Françafrique. Seul Emmanuel Macron osa poser crûment la question du maintien de ce système, mais le « en même temps » macroniste – entre initiatives mémorielles visant la mise au jour des responsabilités historiques de la France durant le génocide des Tutsis, dans la guerre du Cameroun ou dans les massacres de Madagascar (1947) avec un rapport à venir, et un soutien effectif à des régimes corrompus – a rendu cette politique illisible.

Le résultat de ce blocage, permanent après 1982, sont sous nos yeux : une stigmatisation de la France comme puissance néocoloniale, le revirement anti-français de plusieurs pays de l’ancien « pré-carré » et son remplacement par d’autres acteurs mondiaux, à l’image de la Chine ou de la Russie.

François Mitterrand avait pourtant un programme, une majorité politique et un soutien global de l’opinion. Les fantômes de la colonisation ont eu raison d’une rupture qui aurait probablement changé l’histoire. C’est bien son parcours durant la période coloniale qui explique sa politique, celle d’un homme qui avait grandi avec l’empire, qui l’avait promu et défendu jusqu’aux ultimes moments de sa chute… et avait regardé celui-ci s’effondrer avec regret.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

ref. François Mitterrand, à l’origine du déclin de l’influence postcoloniale de la France en Afrique ? – https://theconversation.com/francois-mitterrand-a-lorigine-du-declin-de-linfluence-postcoloniale-de-la-france-en-afrique-258868