Pendant leurs temps de loisirs et leurs vacances, les enfants et les adolescents apprennent d’une autre manière qu’à l’école. Mais les accueils extrascolaires n’ont-ils pas tendance à intégrer de plus en plus la forme et les exigences scolaires ? Quelles sont les attentes des animateurs, des enfants et des adolescents ?
En 2023-2024, on dénombrait 1,34 million de départs d’enfants ou d’adolescents en colonies de vacances. Il y a trente-cinq ans, c’était 4 millions d’enfants qui partaient chaque année dans ce cadre. En parallèle du recul de ce type de séjours, on peut relever le développement de séjours à thèmes et l’apparition de logiques de consommation questionnant la perspective éducative des loisirs.
Il est pourtant établi que les temps de loisirs et de vacances participent à la construction des enfants et des adolescents, en contribuant à leur développement psychosocial. Les choix qui peuvent être effectués et les projets élaborés dans les activités de loisirs favorisent la créativité, l’autonomie et la prise de décision, permettant aux enfants et aux adolescents d’être acteurs de leur socialisation.
Les loisirs constituent un lieu d’expériences favorisant l’épanouissement immédiat, lié au plaisir et à la satisfaction individuelle, mais aussi un lieu d’exploration et d’apprentissages spécifiques, grâce à la participation au processus de décision. En lien avec les intérêts et les besoins psychologiques des jeunes, les pratiques de loisirs contribuent ainsi à l’expression et à la réalisation de soi.
La visée éducative des loisirs prime chez les adultes
Nous sommes allées repérer la place accordée au choix des activités et à la construction de projets, tout au long de l’année et sur les temps de vacances, en interrogeant 61 professionnels exerçant dans des structures d’animation enfance et jeunesse, ainsi que 50 enfants et adolescents fréquentant un accueil de loisirs enfance ou jeunesse.
Les animateurs socioculturels (25 femmes et 36 hommes) exerçaient dans diverses structures d’animation dans les régions de Bretagne et de Pays de la Loire. Ils se distinguaient par leur diplôme et occupaient des fonctions d’animation, de coordination ou de direction.
Les 31 enfants (15 filles et 16 garçons), âgés de 5 à 10 ans (moyenne d’âge 7,5 ans), étaient usagers réguliers d’un accueil de loisirs sans hébergement de l’agglomération nantaise. Les 19 adolescents (5 filles et 14 garçons), âgés de 11 à 18 ans (moyenne d’âge 16,10 ans), fréquentaient régulièrement un accueil de jeunes de l’agglomération rennaise.
Les thèmes centraux évoqués par les animateurs concernaient l’organisation d’activités lors des temps de vacances, les projets réalisés avec les partenaires et les jeunes tout au long de l’année, les publics et les pratiques d’animation. À propos de la question spécifique des séjours de vacances, c’est principalement l’âge du public (enfant ou adolescent), qui orientait leurs représentations, moins favorables aux choix et aux initiatives des enfants.
Les résultats ont mis en évidence la primauté de la visée éducative des loisirs dans les représentations des animateurs à propos des séjours de vacances et des activités de loisirs, auprès des adolescents et encore plus des enfants, parfois au détriment des apprentissages informels et de la visée émancipatrice des loisirs. Les animateurs évoquaient l’encadrement des plus jeunes et la responsabilisation des plus âgés, notamment par la conduite de projets co-construits avec les adolescents.
Pour ces adultes, les loisirs des enfants et des adolescents doivent être investis par le projet éducatif, même lors des temps de vacances. Ce constat est à rapprocher des évolutions sociétales qui mènent, en réponse aux attentes des familles, à proposer des séjours à thèmes dans une perspective éducative.
Liberté et détente plébiscitées par les enfants et adolescents
Du côté des enfants et des adolescents, s’ils agissent dans un champ structuré par les adultes, ils n’en investissent pas moins leur propre espace d’autonomie et leurs propres projets. Ainsi, les plus jeunes détaillaient le processus de décision qui les amène à choisir leurs activités de loisirs et mettaient l’accent sur le jeu libre tout au long de l’année, comme lors des vacances. Les adolescents évoquaient la recherche de détente, de convivialité et de relations paritaires dans le cadre de leurs loisirs, et ce, quel que soit le temps de loisirs ; ainsi que l’organisation de leurs vacances, souvent en autonomie, à l’extérieur de l’accueil de jeunes, avec la conduite de projets d’autofinancement.
Les enfants et les adolescents plébiscitaient donc la liberté en termes de choix d’activités et de construction de projets dans leurs loisirs.
Au regard du contraste entre les représentations des adultes et celles des enfants et des adolescents, il s’agirait, dans une perspective de réalisation de soi et de développement des jeunes, d’inciter les professionnels à remiser la dimension éducative des loisirs, pensée par les adultes pour les jeunes, au profit de plus de liberté et de gratuité dans les loisirs des enfants et des adolescents.
Ainsi, les animateurs socioculturels pourraient utilement prendre en compte, plus pleinement, le rôle du jeu libre, des activités sociales tournées vers la relation avec les pairs et des activités de détente sans exigences particulières. Il s’agirait donc de replacer l’enfant et l’adolescent au centre des accueils, en leur laissant le pouvoir de décider, de faire des choix et d’élaborer des projets.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
Une nouvelle étude révèle que l’atténuation du stress que ressentent les humains grâce à la compagnie des chiens est plus complexe sur le plan biologique que ce que les scientifiques envisageaient jusqu’à présent.
Dans une enquête menée en 2022 auprès de 3 000 adultes étasuniens, plus d’un tiers des personnes interrogées ont déclaré se sentir « complètement dépassées » par le stress la plupart du temps. En parallèle, un nombre croissant de recherches documentent les conséquences négatives d’un niveaux de stress élevé sur la santé, notamment une augmentation des taux de cancer, de maladies cardiaques, d’affections auto-immunes et même de démence.
Comme la vie quotidienne des gens ne risque pas de sitôt devenir moins stressante, des moyens simples et efficaces pour en atténuer les effets sont nécessaires.
Avec une équipe de collègues, nous venons de mener une nouvelle étude qui suggère que les chiens pourraient avoir un effet plus profond et plus complexe sur le plan biologique sur les humains que ce que les scientifiques pensaient jusqu’à présent. Et cette complexité pourrait avoir des implications profondes pour la santé humaine.
Comment fonctionne le stress
La réponse humaine au stress correspond à un ensemble de processus physiologiques divers, finement réglés et coordonnés. Les études précédentes sur les effets des chiens sur le stress humain se concentraient sur un seul processus à la fois. Pour notre étude, nous avons élargi notre champ d’observation et mesuré plusieurs indicateurs biologiques de l’état du corps, appelés aussi biomarqueurs, à partir des deux principaux mécanismes de stress du corps. Cela nous a permis d’obtenir une image plus complète de la manière dont la présence d’un chien affecte le stress dans le corps humain.
Quand une personne vit un événement stressant, l’axe SAM réagit rapidement, ce qui déclenche une réponse du type « combat ou fuite » qui comprend une poussée d’adrénaline et entraîne un regain d’énergie qui aide à faire face aux menaces. Cette réaction peut être mesurée à l’aide d’une enzyme appelée alpha-amylase.
Dans le même temps, mais un peu plus lentement, l’axe HPA active les glandes surrénales afin de produire l’hormone cortisol. Cela peut aider une personne à faire face à des menaces qui durent plusieurs heures, voire plusieurs jours. Si tout se passe bien, lorsque le danger est écarté, les deux axes se stabilisent et le corps retrouve son état normal.
Bien que le stress puisse être une sensation désagréable, il a joué un rôle important dans la survie de l’espèce humaine. Nos ancêtres chasseurs-cueilleurs devaient réagir efficacement à des situations de stress aigu telles que l’attaque d’un animal. Dans ces cas-là, une réaction excessive pouvait s’avérer aussi inefficace qu’une réaction insuffisante. Rester dans une zone de réponse au stress optimale maximisait les chances de survie des êtres humains.
Des informations plus complexes
Après avoir été libéré par les glandes surrénales, le cortisol se retrouve dans la salive, ce qui en fait un biomarqueur facilement accessible pour suivre les réactions. C’est pourquoi la plupart des recherches sur les chiens et le stress se sont concentrées uniquement sur le cortisol salivaire.
Bien que ces études aient démontré que la présence d’un chien à proximité peut réduire le taux de cortisol lors d’un événement stressant, ce qui suggère que la personne est plus calme, nous soupçonnions que ce n’était qu’une partie de l’histoire.
Ce que notre étude a mesuré
Pour notre étude, nous avons recruté environ 40 propriétaires de chiens pour participer à un test de stress en laboratoire de référence de 15 minutes. Ce test consiste à parler en public et à faire des calculs mathématiques à voix haute devant un panel de personnes impassibles se faisant passer pour des spécialistes du comportement.
Les participants ont été répartis de manière aléatoire entre deux groupes : ceux qui devaient venir au laboratoire avec leur chien et ceux qui devaient laisser leur chien à la maison. Nous avons mesuré le taux de cortisol dans des échantillons de sang prélevés avant, juste après et environ 45 minutes après le test, comme biomarqueur de l’activité de l’axe HPA. Et contrairement aux études précédentes, nous avons également mesuré le taux d’enzyme alpha-amylase dans ces mêmes échantillons de sang, comme biomarqueur de l’activité de l’axe SAM.
Comme prévu, conformément aux études précédentes, les personnes accompagnées de leur chien ont présenté des pics de cortisol moins élevés. Mais nous avons également constaté que celles qui étaient avec leur chien ont connu un pic significatif d’alpha-amylase, tandis que celles qui étaient sans leur chien n’avaient pratiquement aucune réponse.
L’absence de réponse peut sembler positive. Mais en réalité, une réponse alpha-amylase nulle peut être le signe d’une réponse au stress dérégulée. C’est ce que l’on observe souvent chez les personnes qui souffrent de réactions de stress intense, de stress chronique voire de stress post-traumatique. Ce manque de réponse est causé par un stress chronique ou intense qui peut altérer la façon dont notre système nerveux réagit aux facteurs de stress.
En revanche, les participants accompagnés de leur chien ont montré une réponse plus équilibrée : leur taux de cortisol n’a pas trop augmenté, mais leur alpha-amylase s’est tout de même activée. Cela montre qu’ils sont restés alertes et concentrés tout au long du test, puis qu’ils ont pu revenir à un état normal en moins de 45 minutes. C’est le temps idéal pour gérer efficacement le stress. Nos recherches suggèrent que nos compagnons canins nous aident à rester dans une zone saine de réponse au stress.
Les chiens et la santé humaine
Cette compréhension plus fine des effets biologiques des chiens sur la réponse des humains au stress ouvre des possibilités excitantes. Sur la base des résultats de notre étude, notre équipe a lancé une nouvelle recherche qui fait appel à des milliers de biomarqueurs afin d’approfondir nos connaissances sur la biologie en lien avec la manière dont les chiens d’assistance psychiatrique réduisent le trouble de stress post-traumatique chez les anciens combattants.
Mais une chose est d’ores et déjà claire : les chiens ne sont pas seulement de bons compagnons. Ils pourraient bien être l’un des outils les plus accessibles et les plus efficaces pour rester en bonne santé dans un monde stressant.
Kevin Morris a reçu des financements pour cette recherche de la Morris Animal Foundation, du Human-Animal Bond Research Institute et de l’université de Denver aux États-Unis.
Jaci Gandenberger a reçu des financements de l’université de Denver aux États-Unis pour soutenir cette recherche.
Emmanuel Macron vient d’en faire l’annonce officielle : en septembre, la France reconnaîtra l’État palestinien. Qu’implique cette décision, que changera-t-elle concrètement et au niveau symbolique, aussi bien pour les Palestiniens que pour l’image de la diplomatie française ? Entretien avec la politiste Myriam Benraad, spécialiste du Moyen-Orient.
L’annonce officielle d’une prochaine reconnaissance de la Palestine peut-elle avoir un effet sur l’image de la France dans le monde arabe ?
On ne dispose pas de suffisamment de sondages et d’enquêtes crédibles sur l’évolution de l’opinion dans les pays arabes vis-à-vis de la France pour en juger ; mais cette annonce pourrait constituer un tournant symbolique dans la manière dont la France est perçue par les populations locales. Car la question palestinienne, on le sait bien, demeure un point de fixation durable et central dans cette région. Or, ces dernières années, l’impression s’était propagée que la France se montrait beaucoup trop compréhensive à l’égard d’Israël dans sa confrontation avec les Palestiniens. Et aussi, au fond, que la France n’était plus qu’un acteur secondaire, voire impuissant, que le temps où elle pouvait infléchir certains conflits au Moyen-Orient et peser sur les négociations était révolu depuis longtemps.
Cette annonce est-elle de nature à peser d’une façon ou d’une autre sur la situation des Palestiniens ?
Il reste que depuis le début de cette crise, même si l’influence de la France est restreinte, Paris n’a cessé, à l’échelle de toutes les instances multilatérales, de rappeler les principes du droit international, notamment humanitaire, ainsi que la nécessité d’un cessez-le-feu et d’une solution politique. La France a pris ses distances avec le hard power américain et israélien pour tenter de jouer de son soft power et, ainsi, se présenter comme le pilier d’un multilatéralisme profondément ébranlé par la guerre à Gaza.
La France copréside avec l’Arabie saoudite la conférence sur la Palestine qui vient de s’ouvrir à l’ONU. C’est un duo plutôt inédit…
Sur la question palestinienne, sa position est depuis le début très ambivalente. L’Arabie saoudite demeure en effet un allié stratégique des États-Unis, qui sont eux-mêmes le premier soutien d’Israël ; dans le même temps, elle s’est jointe à la Ligue arabe pour dénoncer la situation à Gaza. La France cherche à jouer de son influence auprès des Saoudiens pour les pousser à accroître la pression sur leurs alliés américains et, à travers eux, sur les Israéliens, dans le sens d’une désescalade du conflit.
En outre, l’Arabie saoudite aura certainement un rôle majeur à jouer dans la reconstruction de Gaza : on attend beaucoup d’elle, ne serait-ce qu’en raison de sa puissance financière. Cette reconstruction ne se fera pas uniquement par le biais de Riyad, mais avec l’appui d’autres pays de la région. Il me semble d’ailleurs que la notion de régionalisation du règlement des crises au Moyen-Orient n’est pas suffisamment mise en avant. La question palestinienne est une question internationale, certes, mais elle est avant tout une question régionale, voire une question arabe.
D’un point de vue diplomatique, affirmer que les pays arabes ne condamnent pas le Hamas me paraît maladroit. En réalité, beaucoup des États voisins d’Israël, que ce soit la Jordanie, l’Égypte ou un certain nombre de pays du Golfe, ont interdit la confrérie des Frères musulmans dont le Hamas est issu et, bien entendu, également le Hamas en tant que tel.
Tous les efforts de Paris et des autres pays qui s’impliquent dans une recherche de règlement de la crise actuelle ne seront-ils pas rendus vains si Israël, comme certains de ses ministres l’ont laissé entendre, décidait d’annexer officiellement Gaza et la Cisjordanie ?
Il faut rappeler qu’avant le 7 octobre 2023, Israël avait amorcé un processus de normalisation de ses relations avec un plusieurs États de la région. Je pense évidemment aux accords d’Abraham de 2020, mais aussi aux traités de paix plus anciens, et toujours en vigueur, avec Le Caire et Amman. En outre, des négociations sont très discrètement conduites avec le nouveau pouvoir de Damas pour essayer d’obtenir une décrue des hostilités en Syrie. Au Liban, Israël est engagé dans des discussions afin d’obtenir un apaisement dans le sud de ce pays.
Israël n’a pas investi toute cette énergie à remodeler le Moyen-Orient à son avantage pour perdre ces gains ; c’est pourquoi je ne crois pas que ses élites politiques et militaires procéderont à une annexion finale de Gaza et de la Cisjordanie. Qu’Israël mue en puissance occupante pour un temps à Gaza, cette optique me semble en revanche inévitable. Toutefois, l’État hébreu aura tout intérêt à transmettre rapidement le témoin.
Et ce témoin, à qui Israël pourrait-il le transmettre ?
Je songe à une force régionale.
Pas à l’Autorité palestinienne de Mahmoud Abbas ?
Il n’y a pratiquement plus d’Autorité palestinienne en place. Ce qui reste de cette entité n’est absolument pas en mesure de prendre en charge la bande de Gaza, que ce soit politiquement ou économiquement, au vu de l’étendue des destructions. En revanche, on pourrait imaginer, sous certaines conditions, des engagements et garanties de la part d’États arabes qui prendraient le relais et, in fine, participeraient de la recomposition d’une gouvernance palestinienne dont les contours seraient à esquisser plus précisément.
Mais la France reconnaît l’Autorité palestinienne comme étant l’unique entité à même de gérer la Palestine, donc y compris Gaza…
C’est la position officielle de Paris, en effet. Mais il suffit de se rendre en Cisjordanie pour constater que l’Autorité palestinienne n’y opère que par une gestion des affaires courantes. Si demain advient une explosion de violence, c’est l’armée israélienne qui s’y substituera, comme c’est déjà en large part le cas. On l’a encore constaté lors des affrontements des derniers mois.
Et puis, au-delà des annonces, Israël n’acceptera pas d’Autorité palestinienne forte car celle-ci, dans le passé, a aussi pris les armes contre lui. Avant l’émergence du terrorisme islamiste tel que revendiqué par le Hamas, l’OLP, des décennies durant, a recouru à l’action terroriste au nom de la cause palestinienne, dans un registre certes nationaliste. Les Israéliens n’ont donc aucune véritable confiance dans l’Autorité palestinienne.
Surtout, l’évolution récente de la société et de la classe politique israéliennes montre bien l’absence de tolérance à l’idée de vivre à la frontière un État palestinien de plein droit. Aux yeux d’une majorité d’Israéliens, ce serait courir le risque de subir un nouveau 7 Octobre. Une critique plus structurée de la guerre à Gaza émerge actuellement en Israël, y compris au sein de l’armée, mais le traumatisme est toujours trop présent. D’où les réactions violentes qui se sont exprimées contre la décision d’Emmanuel Macron, accusé par les plus radicaux d’être le promoteur d’une reconstitution de la menace terroriste palestinienne.
Autrement dit, tant qu’Israël et, derrière lui, les États-Unis, ne seront pas eux-mêmes réellement favorables à la solution à deux États, la Palestine peut bien être reconnue par plus des trois quarts des États de l’ONU, cela ne changera rien…
Effectivement. La déclaration d’Emmanuel Macron ne modifiera rien sur le terrain. Près de 150 nations ont d’ores et déjà reconnu l’État de Palestine. Cet État, du point de vue du droit international, existe par conséquent, et en réalité depuis le plan de partage de la Palestine mandataire en 1947. Cependant, sur le terrain, cet État est irréalisable pour des considérations territoriales, démographiques, politiques et sécuritaires.
Cette idée d’un État d’Israël cosmopolite, rassemblant Juifs, Arabes et autres minorités, renouait alors avec le projet initial d’une frange du sionisme historique, principalement laïque et déchirée entre son attachement à l’Europe, un nationalisme juif et ces idéaux cosmopolites. La déclaration d’indépendance de l’État d’Israël du 14 mai 1948 pose aussi que celui-ci « développera le pays au bénéfice de tous ses habitants », « sera fondé sur les principes de liberté, de justice et de paix » et « assurera une complète égalité de droits sociaux et politiques à tous ses citoyens, sans distinction de croyance, de race ou de sexe ».
Aujourd’hui, des logiques religieuses messianiques ont pris le dessus, une loi sur le caractère juif de l’État a été adoptée en 2018, et les relations entre Arabes et Juifs israéliens se sont terriblement dégradées depuis le 7 Octobre et le lancement de la guerre à Gaza. On n’a jamais été aussi loin d’une solution, à deux États ou sous d’autres formes.
Pourtant, des pistes existent, comme celle d’une confédération de deux nations souveraines qui vivraient en partenariat sur un même territoire. Un tel consociationalisme, théorie politique offrant de gérer de profondes divisions ethno-confessionnelles au sein de sociétés par des accords de partage du pouvoir, prendrait en l’occurrence le contre-pied à la fois de la solution à deux États, dont le cadre a amplement été entamé depuis l’échec des accords d’Oslo, et d’une solution à un État unique en laquelle une infime minorité continue de croire. Mais là encore, ce scénario est-il un jour susceptible de se matérialiser, tant les violences se sont partout multipliées et exacerbées entre Israéliens et Palestiniens ?
Dans l’absolu, pour qu’une option politique puisse voir le jour, il faudra que ces communautés acceptent de coexister. J’ai évoqué le durcissement de la société israélienne ; mais qu’en est-il de la société palestinienne ? Après les bombardements, des dizaines de milliers de morts et la famine générale, la population de Gaza pourra-t-elle accepter cette coexistence avec Israël ? Pourra-t-elle d’ailleurs rester au milieu des décombres ou s’achemine-t-on vers un exode inexorable, et par quels moyens ?
Pour ces régimes, il est hors de question que les Palestiniens quittent leur terre d’origine. Ce discours suffit à justifier le maintien de la fermeture des frontières auprès d’opinions publiques certes ulcérées par le sort qu’Israël inflige aux Palestiniens, mais qui ne veulent en aucun cas que Nétanyahou ait gain de cause et que les Gazaouis soient contraints d’abandonner leurs terres. Et côté palestinien, domine le sentiment d’être assiégé par Israël, mais aussi abandonné par de supposés frères arabes qui n’ont guère mobilisé leurs armées contre Israël au-delà des déclarations souvent incendiaires.
En avril, Emmanuel Macron avait dit souhaiter qu’en contrepartie de sa propre reconnaissance de la Palestine, Israël soit reconnu par les États arabes. Ce calcul est-il voué à l’échec ?
À ce stade, il me semble que oui. Ces États peuvent en effet ignorer leurs opinions publiques, mais jusqu’à un certain point. Aucun régime arabe aujourd’hui ne veut courir le risque de provoquer une explosion de colère et un soulèvement comparable à ceux de 2011 ; or il n’est pas impossible que la reconnaissance d’Israël suscite des réactions brutales. La guerre de Gaza, depuis près de deux ans, sans même évoquer ce qui l’a précédée, a causé, pour des générations entières, en Israël comme dans le monde arabe, si ce n’est une haine insurmontable, au moins une défiance puissante et durable. Il faudra beaucoup plus que de simples mesures symboliques comme la reconnaissance de la Palestine pour surmonter l’ampleur des séquelles.
Propos recueillis par Grégory Rayko
Myriam Benraad ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
Paul Biya, président du Cameroun depuis novembre 1982, a annoncé le 13 juillet sa candidature à la prochaine présidentielle, qui se déroulera le 12 octobre. À 92 ans, il est le plus vieux dirigeant élu en exercice du monde. Pourquoi souhaite-t-il effectuer un huitième mandat consécutif, et que dit cette décision de la situation politique au Cameroun ? Entretien avec le sociologue et historien Brice Molo, postdoctorant à l’IRD – Ceped/PC RISC (Risques et sociétés à l’ère des changements environnementaux globaux : enjeux, savoirs et politiques).
Comment l’annonce de la nouvelle candidature de Paul Biya est-elle reçue au Cameroun ?
On observe deux attitudes principales. Une partie de la population considère que cette décision est dans l’ordre des choses, parce que le chef n’est remplacé que lorsqu’il est mort. Mais une autre partie est plus mitigée, parce que le septennat qui s’achève est sans doute celui au cours duquel le président camerounais aura le plus été absent – moins cette fois par ruse que du fait de l’usure du temps –, et ce sera probablement aussi le cas du suivant.
Plusieurs fois, les longs séjours de Biya à l’étranger ont donné lieu à des rumeurs sur son décès. La presse étrangère a souvent mis en avant le coût économique élevé de ces multiples « disparitions ». C’est au cours du mandat actuel qu’il aura effectué son plus long séjour en Europe, annoncé en France, puis en Suisse, dans une cacophonie gouvernementale habituelle.
Toujours au cours de ce mandat, la délégation de signature accordée au secrétaire général de la présidence (SGPR) Ferdinand Ngoh Ngoh s’est avérée, finalement, une procuration permanente avec pour conséquence le retournement d’une partie du régime contre lui-même. On sort du mandat le plus outrancier et extrême du système Biya, au cours duquel des voix critiques se sont exprimées au sein du régime. Par exemple, le ministre de l’Emploi et de la Formation professionnelle, Issa Tchiroma, a dénoncé les innombrables absences du président. Fin juin, il a démissionné du gouvernement avant de déposer quelques semaines plus tard sa propre candidature à l’élection présidentielle d’octobre prochain.
C’est donc dans une ambiance générale particulière que cette candidature est annoncée. D’où l’incertitude d’une partie des observateurs et des Camerounais, largement exprimée sur les réseaux sociaux et dans les médias nationaux et internationaux.
Environ 60 % de la population camerounaise a moins de 25 ans ; observe-t-on une envie de changement auprès des générations qui n’ont connu que Biya au pouvoir ?
Il existe effectivement un contraste frappant entre l’âge des dirigeants camerounais et celui de la majorité de la population. Le Cameroun est dirigé essentiellement par des personnes du troisième âge qui, toutes, ont fait l’école coloniale tardive. C’est le cas de Paul Biya, mais aussi du président du Sénat, du président de l’Assemblée nationale, en poste depuis plus de trente ans, ou encore du directeur de la police, qui est le plus vieux policier en exercice au monde !
France 24, 20 juillet 2025.
Toutefois, l’attention portée par les médias à l’âge du président élude la question centrale de la colonialité du pouvoir. Les vainqueurs de la guerre d’indépendance ont maintenu un système dont les routines administratives et l’exercice de la force sont, fondamentalement, d’essence coloniale. Dans un tel système, les logiques de domination sont aussi ancrées dans l’iniquité coloniale. La majorité démographique est la minorité politique, étant donné qu’elle est exclue du pouvoir et de son exercice. Elle n’a jusqu’ici connu qu’un seul président et pourtant, c’est elle qui fait tenir le Cameroun. Tout d’abord économiquement, par sa force de travail, puis militairement parce que ce sont les jeunes qui défendent les frontières, et enfin socialement parce que la génération de Paul Biya représente moins de 3 % de la population totale.
Face à cette génération qui ne veut pas céder sa place, les jeunes Camerounais s’alignent, se taisent, inventent des répertoires d’action collective originaux, ou choisissent l’exil. Parmi ces jeunes qui n’ont connu que Paul Biya, certains n’envisagent pas le Cameroun autrement, d’autant qu’ils se trouvent dans des situations de dépendance à l’égard d’aînés en position de pouvoir. On peut lire les choses sous le prisme de la loyauté et voir comment ces jeunes sont travaillés par des injonctions à la loyauté ethnique et communautaire, familiale et professionnelle, entre autres.
Pouvez-vous revenir rapidement sur les principales formations politiques au Cameroun ? Quels sont aujourd’hui les soutiens de Paul Biya ?
On assiste actuellement à un basculement. Si, des décennies durant, l’arène politique a été organisée autour des partis, ces derniers perdent de leur importance et ce sont les leaders politiques qui deviennent de plus en plus centraux, à titre personnel.
Lorsque Paul Biya accède au pouvoir en 1982 après la démission de l’ancien président Ahmadou Ahidjo, il prend la tête de l’Union nationale camerounaise (UNC), parti qu’il rebaptisera en 1985 en Rassemblement démocratique du Peuple camerounais (RDPC). Après sa victoire, Biya a besoin d’installer son pouvoir sur toute l’étendue du territoire. Son parti se greffe alors à l’administration publique dans un régime de parti unique.
À la suite de l’ouverture démocratique du pays dans les années 1990, les nouvelles formations essayent de suivre le même schéma et des partis politiques essayent de se structurer, avec plus ou moins de succès. Mais le pouvoir, à travers le ministère de l’Administration territoriale (MINAT), valide et contrôle le fonctionnement des partis. Ainsi, le MINAT a refusé en mars 2019 que l’opposant Cabral Libii (candidat en 2018 pour le parti UNIVERS) crée sa formation politique. Libii a été investi par le PCRN en vue de l’élection d’octobre 2025.
De même, l’autre opposant majeur, Maurice Kamto, a également connu des déconvenues, dont certaines découlent aussi de ses choix personnels, ce qui a affaibli le poids du Mouvement pour la renaissance du Cameroun (MRC) dont il était le président.
Le contrôle du pouvoir sur la vie des partis politiques accroît les messianismes, fragilise le débat contradictoire et affaiblit l’exigence de programmes solides. Les partis ne cherchent plus nécessairement une horizontalité dès lors qu’ils sont moins importants que les individus. Un tel contexte n’est pas favorable aux dynamiques collectives qui ont failli renverser Paul Biya en 1992.
Il me semble que c’est à ce moment que Paul Biya a définitivement pris conscience de la nécessité d’exercer sa mainmise sur les partis politiques, qu’il contrôle aussi par l’administration publique et les ressources de l’État. Même si aujourd’hui sa capacité à gouverner est remise en cause du fait de son âge, il règne toujours. Et l’histoire des règnes est aussi celle de la patrimonialisation et d’une manière de mettre le gouvernement au service du souverain, même en son absence ou même lorsqu’il est diminué.
Pour régner, Paul Biya s’est toujours appuyé sur des soutiens dont une bonne partie se recrute dans les universités, dans la haute administration publique et au sein des bourgeoisies traditionnelles de toutes les régions et communautés. Il n’a pas perdu ces soutiens-là. La preuve en est la « coutume » très respectée des appels à candidature qui permettent aussi, d’une certaine manière, de « mettre le peuple en ordre » ou d’exprimer la loyauté vis-à-vis du chef tant qu’il existe encore des raisons de « jouer le jeu ».
Il y a une histoire longue des défections au sein du parti dominant et de leur constitution en mode d’action politique. Entre janvier et février 1958, plusieurs membres du gouvernement Mbida démissionnent. Ce dernier, alors premier ministre du premier gouvernement camerounais, essaye de remanier son équipe, mais le pouvoir colonial s’y oppose et il finit par démissionner.
Une vingtaine d’années plus tard, en 1983, alors que la crise entre Paul Biya – alors au pouvoir depuis novembre 1982 – et son prédécesseur Ahmadou Ahidjo est au plus fort, les ministres proches de l’ancien président tentent de fragiliser le pouvoir de Biya en ayant recours à ce même mode d’action qu’est la démission. Mais la tentative échoue et Biya survit à la tentative de coup d’État du 6 avril 1984.
On peut aussi citer Garga Haman Adji, qui démissionne du gouvernement en 1992 pour être plus tard candidat ; Titus Edzoa, ancien ministre de la Santé dont le projet de candidature à l’élection présidentielle en 1997 a été brutalement interrompu par une incarcération qui durera 17 ans ; et rappelons que Maurice Kamto qui a revendiqué la victoire en 2018, a lui aussi été ministre de Biya.
Les démissions récentes s’inscrivent donc dans une tendance qui ne date pas d’hier. Souvent, ce sont des projets politiques dont l’expression ultime est la volonté de prendre le pouvoir plus tard. Sous l’ancien président, les démissions s’inscrivaient dans un projet collectif ; sous Paul Biya, la démission est individuelle et précède la déclaration d’une candidature.
De toute manière, la pratique du pouvoir d’État au Cameroun et la manière dont ces démissions aboutissent ensuite à des candidatures laissent croire que le poste de ministre est perçu comme une filière d’accès à la fonction présidentielle. Le gouvernement par l’effacement de Paul Biya a souvent nourri des ambitions, qui ont été régulièrement rappelées à l’ordre par la punition.
Cependant, avec le poids de l’âge du président, il est désormais moins question d’effacement par ruse que d’absence. Le ministre démissionnaire Issa Tchiroma a remis en question la capacité à gouverner d’un président de 92 ans. Le gouvernement par l’absence, conjugué à l’usure du temps, alimente l’impression que le moment de l’alternance est proche. C’est une atmosphère qui ouvre non seulement la voie aux ambitions, mais traduit aussi certaines inquiétudes au sein même de l’appareil gouvernant.
Démissionner pour se porter candidat, c’est faire le pari que l’alternance est imminente et qu’il devient stratégique de se démarquer de ceux qui exercent encore le pouvoir, afin de se relégitimer auprès du peuple.
Quels contre-pouvoirs existent au Cameroun aujourd’hui ?
On peut ici reparler de deux figures d’opposition que j’ai déjà évoquées : d’une part, Cabral Libii, candidat du PCRN, arrivé troisième à l’élection présidentielle de 2018 et député de la nation. Il est aussi doctorant en droit à l’université de Douala. D’autre part, Maurice Kamto, avocat et professeur de droit à l’université de Yaoundé II, arrivé deuxième à l’élection de 2018.
Là où lors des élections précédentes les opposants avaient porté une critique avant tout sociale, avec des mobilisations importantes dans les années 1990-1995, ces deux acteurs ont réussi à faire du droit une arme. Face aux usages autoritaires du droit par le camp au pouvoir, ils ont tenté un usage contestataire du droit pour produire une critique du pouvoir et un contre-pouvoir. Cette stratégie est notamment passée par des recours en justice, les deux hommes ayant une connaissance assez fine des règles pour bloquer les abus de pouvoir.
Par exemple, Cabral Libii a mobilisé des décisions de justice pour justifier son droit à la candidature dans un parti où son leadership est contesté par une seconde faction, qui a le soutien du ministre de l’Administration territoriale. Chaque fois, il a déjoué avec habileté les manœuvres visant à le disqualifier.
Maurice Kamto, quant à lui, avait initié un contentieux électoral après l’élection de 2018. Ce fut sans doute le plus suivi de l’histoire du Cameroun, à la télévision nationale et sur les réseaux sociaux. Plus tard, il y a eu d’autres controverses, la plus importante de toutes portant sur sa capacité à être investi par le parti politique dont il était président jusqu’au mois de juin dernier, le Mouvement pour la Renaissance du Cameroun (MRC). Pendant plusieurs semaines, ce fut la question la plus débattue par les médias camerounais engagés, Maurice Kamto n’hésitant pas à narguer ses collègues et ceux qui, au sein du gouvernement, se positionnaient contre l’éventualité de sa candidature.
Récemment, il a décidé de se porter candidat sous la bannière d’un autre parti, le Mouvement africain pour la nouvelle indépendance et la démocratie (MANIDEM). Mais sa candidature vient d’être rejetée par l’instance qui organise les élections. Tout laisse croire qu’on s’achemine vers une nouvelle épreuve de force juridique. Quoiqu’il en soit, on constate la capacité de Cabral Libii et Maurice Kamto à faire émerger des causes, à susciter des débats et de l’intérêt autour de l’État de droit, des lois et de leur compréhension.
La capacité à faire usage de la loi n’est donc plus l’apanage seul du régime qui contrôle les institutions judiciaires, dans un pays où la séparation des pouvoirs a toujours été contestée et considérée comme un leurre. Il y a désormais, aussi, la mobilisation du droit pour déranger le pouvoir.
Propos recueillis par Coralie Dreumont
Brice Molo ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
Source: The Conversation – France in French (3) – By Thomas Pierret, Chargé de recherches à l’Institut de Recherches et d’Études sur les Mondes Arabes et Musulmans (IREMAM), Aix-Marseille Université (AMU)
Les récents affrontements dans le sud syrien ravivent les tensions entre les communautés druze et bédouine, sur fond de retrait des forces gouvernementales et d’intervention d’acteurs extérieurs. Entretien avec le politiste Thomas Pierret, auteur, entre autres publications, de « Baas et Islam en Syrie. La dynastie Assad face aux oulémas » (Presses universitaires de France, 2011).
Pourriez-vous revenir brièvement sur l’histoire de la communauté druze en Syrie ?
À cela, il faut ajouter les effets des migrations plus récentes, qui ont conduit à la constitution de quartiers druzes à Damas, principalement Jaramana, ainsi que dans la localité d’Ashrafiyyet Sahnaya, au sud de la capitale.
Quelles sont aujourd’hui les relations qu’entretient la communauté druze avec le gouvernement de Damas ?
T. P. : Au moment où le régime d’Assad tombe, les relations entre les Druzes et le nouveau gouvernement ne sont pas vouées à être conflictuelles. Contrairement à une idée reçue, les Druzes ne constituent pas historiquement une minorité religieuse particulièrement favorable au régime des Assad.
Ainsi, la communauté druze n’a pas été étroitement associée au pouvoir. Les hauts gradés d’origine druze, comme le général Issam Zahreddine, tué sur le front contre l’État islamique en 2017, étaient peu nombreux. Avant 2011, la communauté comptait également de nombreux opposants, généralement marqués à gauche.
Par ailleurs, l’État syrien sous les Assad, très centralisé, ne tolère pas l’expression d’identités communautaires ou régionales distinctes. Il est par exemple interdit aux Druzes d’afficher le drapeau aux cinq couleurs qui leur sert de symbole.
Durant la guerre commencée en 2011 a émergé à Soueïda une posture politique que l’on pourrait qualifier de « troisième voie » ou de neutralité. Cela s’est traduit par la formation de groupes armés, le principal appelé les « Hommes de la dignité », est encore actif aujourd’hui. Ces groupes ont refusé à la fois de soutenir la rébellion et de rejoindre les forces paramilitaires du régime d’Assad, qui n’a réussi à embrigader qu’une petite partie des combattants de la région. L’objectif des partisans de cette troisième voie était de défendre la communauté druze et sa région, notamment contre les attaques de l’État islamique, sans pour autant soutenir les opérations de contre-insurrection menées par le régime.
Et que sait-on des différentes factions druzes impliquées dans le conflit ?
T. P. : Pour bien comprendre la situation actuelle, il faut revenir un peu en arrière. Une date clé est 2018, lorsque, avec l’aide de la Russie, le régime d’Assad reprend le contrôle du sud de la Syrie, à l’exception de la région de Soueïda. Cette dernière conserve un statut de quasi-autonomie, car ses groupes d’autodéfense ne sont pas désarmés, en partie à cause de l’opposition tacite d’Israël à une offensive du pouvoir central dans cette région.
Cette période voit également évoluer la stratégie du cheikh al-’aql Hikmet al-Hijri, l’un des trois principaux chefs religieux des Druzes de Syrie. Plutôt aligné sur le régime d’Assad à l’origine, il a soutenu le mouvement de contestation civile qui a émergé à Soueïda en 2023, évolution qui peut être interprétée comme un moyen pour al-Hijri de renforcer son influence politique. Il s’est également attribué le titre inédit de raïs rūḥī, c’est-à-dire « chef spirituel », manière de se démarquer des deux autres cheikh al-’aql, Hamoud al-Hinawi et Youssef Jarbu’.
Al-Hijri est également en concurrence avec le courant des Hommes de la dignité, dont le leadership se divise, après l’assassinat de son fondateur, entre son fils Laith al-Balous et d’autres figures comme Yahya al-Hajjar. Ce courant compense sa moindre légitimité religieuse par une dynamique de mobilisation milicienne et une posture plus indépendante vis-à-vis du pouvoir central, du moins jusqu’au tournant contestataire d’al-Hijri en 2023.
En 2024, lors de l’effondrement du régime d’Assad, ces groupes se positionnent différemment : al-Hijri défend l’autonomie régionale avec une position ferme contre Damas, rejetant les formes limitées de décentralisation proposées par le nouveau régime. En revanche, d’autres groupes, comme celui de Laith al-Balous ou Ahrar al-Jabal, adoptent une posture plus conciliatrice, cherchant à se rapprocher du pouvoir central. Le nouveau gouvernement, pour sa part, mise sur ces factions plus loyales afin de constituer une force de sécurité locale druze, distincte des combattants proches d’al-Hijri.
Vous évoquiez Israël : quelles sont les relations entre les factions druzes en Syrie et ce pays ?
T. P. : Avant décembre 2024, elles restent très limitées. Depuis des décennies, nouer des liens avec Israël constitue un tabou absolu en Syrie, et toute personne qui s’y risquerait serait immédiatement sanctionnée pour haute trahison. Les acteurs druzes évitent donc cette voie, d’autant plus qu’après 2011, certains villages druzes, notamment sur le plateau du Golan, fournissent des paramilitaires au régime [et au Hezbollah].
Le seul lien notable réside dans une sorte de « ligne rouge » tacite : Israël ne tolérerait pas que les rebelles ou le régime s’en prennent aux populations druzes. Cela explique qu’en 2023, malgré un mouvement de contestation, le régime syrien n’a pas tenté de reprendre Soueïda par la force ni de désarmer les groupes armés druzes.
Pourquoi Israël a-t-il tracé cette « ligne rouge » concernant les populations druzes en Syrie ?
Cette position privilégiée leur confère une certaine influence, et lorsque les Druzes d’Israël expriment des inquiétudes concernant leurs coreligionnaires en Syrie, le gouvernement israélien se sent obligé de répondre à ces préoccupations.
Par ailleurs, Israël mène également une stratégie d’influence plus douce, en invitant des religieux druzes syriens à effectuer un pèlerinage dans la région de Nazareth sur le tombeau du prophète Chouaïb, particulièrement important pour la foi druze. Un projet d’invitation de travailleurs druzes syriens dans les exploitations agricoles du Golan a aussi été envisagé par le gouvernement israélien, mais a été abandonné pour des raisons sécuritaires liées au contrôle des entrées sur le territoire. Enfin, des financements humanitaires ont été octroyés aux Druzes syriens via des ONG servant d’intermédiaires.
Il est important de souligner que très peu de groupes druzes se sont officiellement affichés comme pro-israéliens. Par exemple, une manifestation à Soueïda, il y a quelques mois, a vu l’apparition d’un drapeau israélien, mais celui-ci a rapidement été arraché par d’autres participants, témoignant du rejet majoritaire de cette posture.
Comment expliquer les affrontements récents entre Bédouins et Druzes à Soueïda ?
T. P. : Ce conflit est ancien, il remonte à plusieurs décennies. En 2000, un épisode particulièrement sanglant avait fait plusieurs centaines de morts. Il ne s’agit pas d’un conflit religieux à l’origine, mais d’un différend lié au contrôle et à l’usage des terres. La région étant aride, les terres cultivables et les pâturages sont rares et donc très disputés.
La guerre en Syrie, de 2011 à 2024, a envenimé la situation : l’effondrement de l’État et la prolifération des armes ont donné plus de moyens aux deux parties pour régler leurs différends par la violence. Par ailleurs, des acteurs extérieurs comme l’État islamique ont soutenu les tribus bédouines sunnites, tandis que le régime d’Assad a appuyé certains groupes druzes. Après 2018, le pouvoir de Damas s’est à son tour retrouvé du côté des Bédouins, afin d’affaiblir l’autonomie de fait des Druzes de Soueïda, et parce qu’en reprenant la région, il a coopté d’anciens groupes rebelles sunnites, eux-mêmes liés aux tribus bédouines. Ce conflit a aussi une dimension criminelle, avec des éléments des deux côtés impliqués dans des activités illicites comme le trafic de drogue ou les enlèvements pour rançon.
Comment ces tensions communautaires s’inscrivent-elles dans le contexte politique syrien actuel ?
T. P. : Depuis décembre 2024, les tribus bédouines sunnites en appellent à la solidarité du gouvernement syrien, qui lui-même affiche une identité musulmane sunnite affirmée. Au début des derniers incidents, elles ont réclamé le soutien du gouvernement en accusant à demi-mot ce dernier de négliger leur sort.
De son côté, le régime a aussi un intérêt à soutenir les tribus bédouines pour faire obstacle au courant autonomiste druze dans la province. Cela lui est d’autant plus nécessaire que, depuis les massacres d’alaouites sur la côte en mars et les incidents armés survenus en mai entre sunnites et Druzes à Jaramana et Ashrafiyyet Sehnaya, les factions druzes les plus disposées au dialogue avec Damas se sont graduellement rapprochées de la ligne dure d’al-Hijri. Cette tendance s’est accélérée durant la récente escalade des violences (plus de 1 100 morts depuis le début des affrontements, le 13 juillet) : face aux exactions commises contre les civils de Soueïda par les forces progouvernementales, les groupes armés druzes ont uni leurs forces pour défendre la communauté.
T. P. : Le gouvernement a vu dans les affrontements communautaires locaux une occasion d’imposer son autorité en déployant ses forces dans la province, officiellement pour séparer les belligérants mais, dans les faits, pour désarmer les groupes druzes autonomistes. Al-Charaa pensait bénéficier d’un contexte international favorable, à savoir un soutien tacite des États-Unis qui le protégerait des représailles israéliennes. On l’a vu, cela s’est révélé être une erreur de jugement majeure.
En face, Al-Hijri, peut-être mieux informé des intentions israéliennes, a refusé de reculer, à la suite de quoi la situation s’est embrasée.
Quelle place peut-on envisager aujourd’hui pour la justice dans le règlement du conflit ?
T. P. : À court terme, l’enjeu prioritaire ne paraît pas être la justice, mais avant tout le retour au calme et la cessation des affrontements. Des tensions persistantes risquent en effet de raviver des violences, non seulement à Soueïda mais aussi autour des autres localités druzes du pays.
Certes, la justice reste importante si l’on souhaite discipliner les troupes et prévenir les exactions futures. Cependant, juger et condamner des membres des forces gouvernementales dans le contexte actuel pourrait déstabiliser davantage le régime, en fragilisant un pouvoir déjà contesté, et en risquant d’alimenter des velléités de coup d’État militaire de la part d’éléments plus radicaux.
Par ailleurs, un processus judiciaire serait d’autant plus déstabilisateur qu’il devrait aussi concerner les combattants druzes qui se sont rendus coupables d’exactions ces derniers jours. On comprend donc aisément pourquoi la justice n’est prioritaire pour aucun des protagonistes.
Propos recueillis par Coralie Dreumont et Sabri Messadi.
Thomas Pierret a reçu des financements de l’Agence nationale de la recherche (ANR).
Source: The Conversation – in French – By Mylon Ollila, PhD Student in Indigenous Economic Policy, Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue (UQAT)
Le Canada est confronté à des difficultés économiques en raison des changements géopolitiques, dont une guerre commerciale avec les États-Unis, son plus proche partenaire économique.
Les décideurs politiques cherchent de nouvelles sources durables de développement économique, mais en négligent une qui existe déjà : l’économie autochtone émergente. Elle pourrait stimuler l’économie canadienne de plus de 60 milliards de dollars par an.
Toutefois, les peuples autochtones sont encore largement considérés comme un fardeau économique à gérer plutôt que comme une opportunité de croissance. Il est temps de changer les mentalités. Pour cela, le gouvernement fédéral doit supprimer les obstacles économiques injustes et investir dans la réduction des écarts d’emploi et de revenu.
Le futur du Canada dépend des Peuples autochtones
La croissance économique devrait ralentir au cours des prochaines années dans les pays développés, et le Canada aura le PIB le plus faible des 38 pays de l’OCDE d’ici 2060. Avec le ralentissement de la croissance, le niveau de vie baissera et les gouvernements seront confrontés à une pression budgétaire accrue.
Ce défi est aggravé par le vieillissement de la population active. Le nombre de personnes âgées de 65 ans et plus augmente six fois plus vite que celui des enfants de 14 ans et moins, qui entreront sur le marché du travail dans les années à venir. Cette évolution démographique exerce une pression supplémentaire sur les retraites, le système de santé et l’économie.
Une vidéo (en anglais) de BNN Bloomberg à propos de l’économie autochtone au Canada.
Si les peuples autochtones pouvaient participer à l’économie au même rythme que les Canadiens non autochtones, leur contribution au PIB pourrait passer d’environ 55 milliards de dollars à bien plus de 100 milliards de dollars par an.
Malgré ce potentiel, le Canada a largement échoué à investir dans les peuples autochtones et à réformer les structures coloniales à l’origine des inégalités.
En dépit de certaines avancées comme la [Loi sur la gestion financière des Premières Nations] qui offre aux communautés des outils pour renforcer leurs économies, les progrès sont encore trop lents.
Les Premières Nations font face à des obstacles économiques
En revanche, les communautés des Premières Nations sont limitées par les institutions canadiennes. La Loi sur les Indiens limite l’autorité des Premières Nations sur leurs propres affaires, les excluant des mécanismes financiers traditionnels. Le flou juridique quant à la répartition des compétences entre les gouvernements fédéral, provinciaux et autochtones et la faiblesse des droits de propriété découragent les investissements commerciaux.
En raison de leurs pouvoirs limités, notamment sur le plan financier, les gouvernements des Premières Nations ne peuvent offrir des services conformes aux normes nationales et doivent compter sur d’autres gouvernements.
Ces problèmes sont aggravés par la nature fragmentée, insuffisante et culturellement inadaptée des systèmes de soutien fédéraux. Les Premières Nations ont des avantages économiques et un esprit entrepreneurial, mais elles sont confrontées à des obstacles économiques injustes, tels que des infrastructures inadéquates, un accès limité au capital et des obstacles administratifs.
Il est essentiel d’investir dans les économies autochtones
Le Projet Feuille de route, une initiative nationale menée par le Conseil de gestion financière des Premières Nations et d’autres organisations autochtones, propose une voie vers la réconciliation économique. Investir dans l’économie autochtone signifie soutenir la formation des Autochtones, donner accès au capital aux organisations autochtones et réformer les institutions qui continuent d’imposer des obstacles systémiques.
L’apprentissage en ligne pourrait aider les communautés isolées à atteindre leurs objectifs éducatifs, mais son succès dépend de investissements importants dans l’accès à Internet haut débit, qui fait encore défaut dans de nombreuses régions.
À l’échelle internationale, les banques de développement ont été utilisées pour combler les lacunes en matière de crédit lorsque le secteur privé n’était pas en mesure de répondre aux besoins des économies émergentes.
Au Canada, le Conseil de gestion financière des Premières Nations et d’autres organisations autochtones réclament une solution similaire : la création d’une organisation financière de développement autochtone. En accordant des prêts aux gouvernements et aux entreprises autochtones, cette organisation financière pourrait combler le fossé entre les marchés financiers et l’économie autochtone.
Si les investissements dans le renforcement des capacités et le financement du développement sont des besoins urgents, seuls le démantèlement des barrières économiques et un meilleur accès à des institutions efficaces peuvent garantir le développement des peuples autochtones.
Des lois telles que la Loi sur la gestion financière des Premières Nations et la Loi sur l’accord-cadre relatif à la gestion des terres des Premières Nations soutiennent les économies autochtones par le biais de la fiscalité, de la budgétisation, des codes fonciers et des lois financières. Elles offrent une voie entre la Loi sur les Indiens et l’autonomie gouvernementale, sans devoir attendre la fin de longues négociations.
Plus fort ensemble
L’avenir économique du Canada restera incertain si l’on continue de privilégier des solutions à court terme tout en ignorant le potentiel de croissance de l’économie autochtone. Il ne suffit plus d’améliorer le statu quo.
Le gouvernement fédéral doit soutenir les initiatives menées par les Autochtones, comme le Projet Feuille de route, afin de favoriser une croissance et une prospérité partagées par les peuples autochtones et tous les Canadiens. Des investissements sont nécessaires pour réduire les écarts en matière d’emploi et de revenus grâce à de nouvelles mesures de soutien aux capacités, à l’accès au capital et à la réforme institutionnelle.
Mylon Ollila travaille pour le Conseil de gestion financière des Premières Nations.
Hugo Asselin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
L’intelligence artificielle (IA) défraie les manchettes depuis que ChatGPT est devenu accessible au grand public en novembre 2022. La tendance ne s’est pas démentie cet été :
« Sommes-nous d’accord pour devenir plus idiots ? »
« L’IA homogénéise-t-elle nos pensées ? »
Ces titres aussi accrocheurs qu’inquiétants proviennent respectivement du New York Times et du New Yorker. Les deux articles traitent des résultats d’une récente étude en prépublication, tenue par une équipe du MIT.
Les opinions concernant les bénéfices et les risques de l’IA pour notre capacité à réfléchir, à mémoriser et à apprendre sont très partagées. La psychologie cognitive et la recherche scientifique sur l’utilisation de l’IA permettent de jeter un regard éclairé sur ces différents mécanismes et de contribuer au débat entourant les effets de ChatGPT, et plus largement de l’IA, sur l’humain.
Une étude coup de poing du MIT
Dans cette étude du MIT, 54 personnes ont été invitées à prendre part à une tâche d’écriture d’essais sur une variété de sujets (p. ex. « Devrait-on toujours penser avant d’agir ? »).
Aléatoirement, chaque personne était assignée à une des trois conditions : 1) avec soutien de ChatGPT; 2) avec soutien seul de l’Internet; ou 3) sans aucune aide pour écrire les essais. Chaque personne devait compléter trois essais puis, si désiré, un quatrième, mais à l’aide d’une technique différente (p. ex., passer du soutien de ChatGPT à une absence d’aide). Simultanément, l’activité cérébrale des individus était mesurée.
Les résultats rapportés suggèrent que le cerveau des individus soutenus par ChatGPT était moins actif dans plusieurs régions clés liées à la créativité, à l’effort cognitif, à l’attention et à la mémoire.
Également, l’équipe de recherche rapporte que les individus assignés à ce groupe étaient moins en mesure de citer des passages de leurs essais une fois l’expérience terminée et que leurs textes possédaient moins de profondeur que ceux produits par les membres des autres groupes.
Enfin, les personnes passant du groupe ChatGPT à une autre condition lors du quatrième essai présentaient un patron d’activité cérébrale similaire à celui observé lors de leurs essais précédents. Cependant, ce patron serait inadapté à la nouvelle stratégie leur ayant été assignée.
Une touche de nuances
À la vue de ces résultats – et malgré l’absence de révision scientifique par les pairs – plusieurs ont rapidement sauté à la conclusion qu’il s’agissait d’une preuve que l’IA et les agents conversationnels comme ChatGPT pouvaient nuire à l’apprentissage et à la créativité humaine.
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De tels discours alarmistes sont fréquents face à l’arrivée de nouvelles technologies, comme illustré dans une chronique menée par l’équipe de l’émission Les années lumière sur Ici Première le 13 juillet 2025.
Qu’en est-il réellement ? Les résultats suggèrent que l’activité cérébrale associée à des fonctions clés pour l’apprentissage comme la mémoire et l’attention est inférieure. Il est cependant normal que cette activité soit inférieure si ces fonctions sont moins mises à contribution.
Par ailleurs, un regard précis sur les résultats montre même que certaines fonctions cérébrales associées au mouvement et en partie à la mémoire et au traitement verbal étaient plus actives pour les individus soutenus par ChatGPT que ceux ayant recours à Internet.
Enfin, l’absence d’analyses statistiques systématiques quant aux difficultés à citer des passages des essais écrits par le groupe soutenu par ChatGPT, combinée au fait que seuls 18 individus ont accepté de revenir pour une quatrième session, représentent d’importantes limites à l’étude.
Les résultats s’avèrent donc peut-être plus nuancés (et moins terrifiants) que présentés.
Une approche différente pour étudier ChatGPT
Parallèlement aux travaux du MIT, notre équipe de l’Université Laval a récemment publié une étude s’intéressant aux effets des agents conversationnels sur l’apprentissage.
Soixante personnes devaient réaliser une tâche de recherche d’informations sur ordinateur afin de répondre à 12 questions à développement à propos de divers sujets de culture générale (p. ex. « Entre 75 et 100 mots, expliquez les principaux défis environnementaux auxquels font face les tortues de mer »).
Chaque personne était assignée aléatoirement à l’une des deux conditions : 1) avec soutien d’un agent conversationnel similaire à ChatGPT; ou 2) avec soutien seul d’Internet. À des fins de réalisme, les personnes soutenues par l’IA avaient la possibilité de contrevérifier sur Internet les informations offertes par l’IA. Des mesures autorapportées de l’effort mental, de familiarité avec l’outil utilisé et des connaissances préalables à chaque sujet abordé étaient également prélevées.
En fin d’expérience, un test de mémoire surprise était présenté au cours duquel chaque personne devait rappeler un élément spécifique aux 12 questions abordées (p. ex. « Nommez une activité humaine nuisible aux tortues de mer »).
Des résultats pas tout à fait alarmants
Les résultats de notre étude montrent que la performance aux questions à développement et aux questions de mémoire présentées en fin d’expérience sont similaires entre les deux conditions.
Cependant, des différences ont été observées quant au niveau de familiarité avec l’outil et quant au niveau d’effort mental perçu. Les individus ayant recours à Internet ont en effet rapporté une plus grande aisance, mais au prix d’un effort plus important. Ces résultats permettent de soutenir l’idée selon laquelle des outils d’IA comme ChatGPT peuvent réduire les efforts déployés pour effectuer certaines tâches.
Cependant, contrairement à ce qui était rapporté par l’équipe du MIT, cette différence d’effort au cours de la tâche n’a mené à aucune différence sur les mesures de mémoire. Fait intéressant, la majorité des individus soutenus par l’IA vérifiait au moins à une reprise les éléments fournis par l’agent conversationnel, contribuant potentiellement à un meilleur engagement dans la tâche et une meilleure mémorisation de l’information.
Dans l’ensemble, nos résultats permettent non seulement de jeter un regard plus nuancé sur les effets des agents conversationnels sur l’apprentissage, mais également de fournir un portrait réaliste de l’utilisation de cette technologie. Dans leur quotidien, les individus sont libres d’utiliser des outils comme ChatGPT, mais également de vérifier ou non les informations fournies, voire d’utiliser un ensemble de stratégies complémentaires.
Une telle approche, plus représentative de la réalité, devrait être préconisée avant de tirer des conclusions hâtives sur les risques potentiels des technologies d’IA. Non seulement cette approche permet une analyse plus nuancée, mais également plus généralisable à la vie de tous les jours. Ces résultats pourraient même motiver les individus à vérifier ce que l’IA fournit comme information.
Rester critique
L’IA nous rendra-t-elle idiot et homogénéisera-t-elle notre façon de penser ?
Un regard éclairé sur l’étude du MIT nous fait voir que l’IA n’est sans doute pas aussi nuisible que certains le laissent croire. Quant aux résultats de notre étude, ils suggèrent que les personnes ayant eu recours à l’IA montrent un apprentissage similaire à celles ne l’ayant pas utilisée, et qu’elles décident même de contrevérifier l’information que l’IA fournit, signe d’une intelligence et d’un engagement important.
Comme pour toute technologie, le fait d’être ou non idiot dépendra de notre façon d’interagir avec l’IA et de notre intérêt à demeurer critiques, curieux et engagés.
Alexandre Marois a reçu des financements du Conseil de recherche en sciences naturelles et en génie du Canada et du Fonds général de recherche de l’Université Laval.
Gabrielle Boily a reçu du financement du Conseil de recherche en sciences naturelles et en génie du Canada.
Isabelle Lavallée a reçu du financement du Conseil de recherche en sciences naturelles et en génie du Canada.
Jonay Ramon Alaman ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
Le 1er juillet 2025, la région de Kayes, l’ouest du Mali – longtemps considérée comme une zone relativement épargnée par l’insécurité – a été la cible d’une série d’attaques coordonnées d’une ampleur inédite. Le groupe terroriste Jama’at Nusrat al-Islam wal-Muslimin (JNIM), affilié à Al-Qaïda, a simultanément attaqué plusieurs localités et infrastructures sécuritaires.
La résidence du gouverneur de Kayes, le camp de la brigade militaire, le commissariat du 2ᵉ arrondissement, ainsi que des postes frontaliers de Diboli (vers le Sénégal) et de Gogui (vers la Mauritanie) ont été visés. Une autre attaque a été menée à Sandaré, à 150 km de Kayes.
En tant que chercheurs sur les questions de dynamiques sécuritaires et les stratégies antiterroristes en Afrique de l’Ouest, nous voyons dans ces attaques un tournant préoccupant. Elles révèlent une nouvelle stratégie alarmante dans le déploiement géographique des groupes armés non-étatiques au Mali.
C’est un moment clé dans l’évolution de la lutte armée au Sahel. Les cibles visées sont hautement stratégiques. Cela témoigne d’une sophistication croissante des méthodes, à la fois, dans les ambitions et les capacités opérationnelles de ces groupes. Jusque-là, on n’avait pas vu une telle précision dans la coordination des attaques.
Les motivations derrière ces attaques
L’attaque du 1er juillet doit être analysée comme une opération hautement stratégique, répondant à plusieurs objectifs pour le Jama’a Nusrat ul-Islam wa al-Muslimin (JNIM). Premièrement, le JNIM, historiquement actif dans le nord et le centre du Mali, cherche désormais à étendre son emprise vers les régions frontalières du Sénégal et de la Mauritanie. Cette projection territoriale vise à exploiter les failles sécuritaires et la marginalisation socio-économique dans ces zones.
Cette stratégie d’extension progressive vers de nouveaux territoires est une constante du mode opératoire du JNIM depuis 2019. Désormais, le groupe concentre ses attaques sur les zones forestières sahéliennes, les centres urbains et les régions côtières.
Deuxièmement, l’attaque simultanée de plusieurs installations militaires et administratives à Kayes et Nioro du Sahel a sans doute été conçue pour évaluer les capacités opérationnelles et la coordination des forces armées maliennes (FAMa) dans une région jusque-là considérée comme plus stable.
Enfin, en frappant un centre régional symbolique comme la ville de Kayes, le groupe envoie un message fort : aucun territoire n’est hors de sa portée au Mali. Cette démonstration de force vise également à attirer de nouveaux combattants et à intimider tant les autorités que les populations.
Cette offensive pourrait avoir des répercussions multiples, tant sur les plans sécuritaire, politique que humanitaire.
D’abord, la désorganisation des services étatiques : l’attaque contre la résidence du gouverneur, les camps militaires et le commissariat a provoqué la paralysie temporaire des institutions locales, semant un climat de peur parmi la population.
Ensuite, un affaiblissement de la confiance des populations envers l’État. D’après les témoignages recueillis sur place le jour des attaques, de nombreux habitants ont fui vers des villages voisins. Les transporteurs, qui assurent habituellement les liaisons entre la ville de Kayes et les zones rurales, ont rebroussé chemin par crainte de nouvelles violences. L’insécurité grandissante alimente un climat de peur et de tension.
Puis, le risque d’un effet domino sur les régions voisines. Cette attaque pourrait inspirer d’autres opérations menées par des groupes armés non étatiques dans les zones frontalières, notamment vers le sud de la Mauritanie et le sud-est du Sénégal. Ce qui pourrait accélérer la régionalisation du conflit malien.
Enfin, il y a non seulement une volonté manifeste d’étendre l’insécurité au-delà des frontières maliennes et d’impacter psychologiquement les populations en les poussant à prendre le chemin de l’exil, mais aussi de saper la confiance que ces mêmes populations accordent aux autorités frontalières.
Malgré une réponse rapide des Forces armées maliennes (FAMa), notamment lors de l’attaque du 1er juillet 2025 où plus de 80 terroristes auraient été neutralisés, la situation sécuritaire demeure préoccupante. Les capacités militaires du pays restent limitées en termes d’effectifs, de mobilité et de ressources technologiques dans cette région montagneuse et forestière.
En outre, la région de Kayes, jusque-là peu militarisée, souffre d’un important déficit de renseignement, en particulier dans les zones rurales où les populations hésitent à signaler la présence de membres du JNIM, par crainte de représailles.
À cela s’ajoute la présence des groupes terroristes dans plusieurs régions du pays. Avec les groupes rebelles au nord du pays, les Forces de défense et de sécurité font face à plusieurs fronts.
Plus globalement, le Mali traverse une période politique instable, marquée par des transitions politiques répétées depuis 2020. Cette instabilité entrave la mise en œuvre de réformes structurelles nécessaires à une lutte efficace contre le terrorisme et limite la capacité de mobilisation nationale autour des enjeux sécuritaires.
Les mesures d’urgence et structurelles à prendre
À long terme, des mesures structurelles telles que le développement de la jeunesse, la coopération régionale et le dialogue sur la gouvernance sont essentielles pour assurer une stabilisation durable. Le changement climatique, l’insécurité alimentaire, le retour au soutien de l’état à travers la sensibilisation des populations sont des initiatives qu’il faudrait aussi associer dans les mesures d’urgence et structurelles à prendre immédiatement.
Suivant les recommandations du Groupe d’action financière (GAFI), il faudrait également renforcer dans la sous-région ouest-africaine les lois contre le terrorisme et la criminalité. Pour ce faire, il faut davantage cibler les réseaux de financement du terrorisme en mettant en place des cadres juridiques spécifiques aux contextes sahéliens capables de couper à la source ces types de financements.
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On l’appelle « autoroute du Soleil », voire « autoroute des vacances ». L’A7, au sud de la France, est un axe touristique emblématique. Retour sur l’histoire de sa construction, indissociable de l’ère des congés payés, et sur les défis environnementaux, sociaux et économiques auxquels elle fait face.
En juillet et août, l’autoroute A7, qui relie Lyon à Marseille, est un axe particulièrement emprunté par les automobilistes, camionneurs, motocyclistes, caravanistes et autres camping-caristes. Habituellement chargée le reste de l’année par les poids lourds, elle fait alors l’objet de chassés-croisés entre juilletistes et aoûtiens.
Il s’agit d’un axe majeur du réseau autoroutier français, qui dit beaucoup de choses sur le passé, le présent et l’avenir de la société française. Sa construction s’inscrit dans un moment bien particulier de l’histoire, et elle fait face aujourd’hui à de nouveaux enjeux environnementaux, économiques et sociaux.
Aux origines des projets d’autoroutes
Les projets autoroutiers remontent au début du XXe siècle. Ils se sont développés avec l’essor de la motorisation dans une volonté d’accélérer les déplacements en séparant les modes de transport motorisés des autres modes. Un premier tronçon d’autoroute est construit aux États-Unis autour de Long Island (dans l’État de New York) en 1907. Mais c’est véritablement de Milan aux lacs de Côme et Majeur (Italie), en 1924, que l’on voit apparaître la première autostrada. Le Reich allemand suivra, en 1935, avec une autoroute de Francfort et Darmstadt (dans le Land de Hesse).
En France, dès les années 1930, des propositions d’autoroute voient le jour et notamment, en 1935, la Société des autostrades françaises (SAF) propose un itinéraire entre Lyon (Rhône) et Saint-Étienne (Loire), abandonné, car non rentable. L’autoroute a pour premier objectif les échanges économiques et commerciaux par camions et automobiles. Des projets d’autoroutes de contournement d’agglomération sont lancés durant les années 1930 dans la région parisienne. Ce n’est véritablement qu’après la Seconde Guerre mondiale qu’un système autoroutier émerge avec la loi de 1955.
L’utilisation de ce réseau à des fins touristiques et récréatives s’accroît au début des années 1960, sous l’impulsion notamment de Georges Pompidou.
Plusieurs éléments y contribuent. D’abord, la possession automobile se démocratise (Renault 4CV en 1946, Citroën 2CV en 1948) et les flottes de camions, camionnettes, motocyclettes augmentent durant la période des Trente Glorieuses. Parallèlement, les Français obtiennent deux semaines de congés payés en 1936, une troisième en 1956, une quatrième en 1969, puis une cinquième en 1982, de quoi partir en vacances.
Les travaux de l’autoroute A7 débutent en 1950 et s’achèvent en 1974 et relient à l’époque le sud de Lyon (Rhône) à Marseille (Bouches-du-Rhône) sur environ 300 km. La construction se fait sous l’autorité de la société d’économie mixte de l’Autoroute de la Vallée du Rhône (SAVR), renommée Autoroutes du sud de la France (ASF) en 1973.
La législation autoroutière permet de se déplacer jusqu’à la vitesse limite de 130 km/h. Plusieurs outils sont progressivement constitués pour gérer, en toute sécurité, les flux autoroutiers.
On peut citer la création en 1966 du Centre national d’information routière (CNIR) de la Gendarmerie à Rosny-sous-Bois et, en 1975, de Bison Futé pour informer sur la circulation routière afin d’éviter les embouteillages et pour proposer les itinéraires bis. Dès 1986, ce sera aussi le minitel avec le 3615 code route, puis dès 1991 la fréquence radio 107.7 avec ses flash-infos, et enfin le site Internet de Bison Futé en 1996 avec désormais toutes applications numériques pour connaître le trafic en temps réel (Waze, Googlemaps…).
La conduite frontale monotone sur autoroute fatigue et peut entraîner des accidents. L’autoroute, c’est aussi des aires pour s’arrêter. Celles-ci se répartissent en deux catégories : les aires de repos, tous les 15 km, avec tables, sanitaires, accès à l’eau et les aires de service, tous les 30-40 km, qui comportent de surcroît une station essence et des commerces. À l’échelle de la France, on dénombre 364 aires de service, 637 aires de repos.
Annonce de l’aire d’autoroute de Montélimar (Drôme) sur l’A7. BlueBreezeWiki/Wikimedia, CC BY-NC-ND
L’aire de service de Montélimar (Drôme), la plus importante d’Europe (52 hectares) peut aujourd’hui accueillir jusqu’à 60 000 personnes et 40 000 véhicules, et compte entre 180 et 400 employés ! Elle accueille dès 2010 un McDonald’s géré par Autogrill – un des leaders mondiaux de la restauration des voyageurs – et met bien sûr en avant la spécialité locale : le nougat.
Reste que l’autoroute propose à ses usagers un long ruban d’asphalte avec peu d’accès aux patrimoines des territoires traversés. Certaines aires d’autoroute ont entrepris, dès 1965, de les signaler. Ainsi l’aire de service de Saint-Rambert d’Albon (Drôme) intitulée « Isardrôme » (contraction d’Isère, d’Ardèche et de Drôme), expose et vend les produits du terroir – chocolats de la Drôme, fruits de l’Ardèche et de la Drôme, des produits gastronomiques (ravioles de Romans, vins des caves de Chapoutier et Jaboulet, marrons glacés Clément Faugier d’Ardèche, etc.).
Dès 1972, preuve de l’influence du tourisme à cette période, sont également installés les fameux panneaux marron qui indiquent les richesses patrimoniales à proximité de l’autoroute. Jean Widmer, graphiste suisse, s’inspire pour celles-ci des pictogrammes égyptiens.
Dès 2021, de nouveaux dessinateurs sont amenés à retravailler cette signalétique patrimoniale, à travers des images stylisées qui font la promotion des territoires français, récemment mis à l’honneur par une exposition au Musée des Beaux-Arts de Chambéry. Celles-ci permettent aux usagers de l’autoroute d’avoir un « paysage mental » plus élargi du territoire qu’ils parcourent.
Exemple de panneau patrimonial pour autoroute dessiné par Jacques de Loustal. Jacques de Loustal
Mais le temps, fût-il gagné, c’est de l’argent. Depuis 1961, les autoroutes gérées par des entreprises (Vinci, Eiffage…) sont payantes pour leurs usagers – elles deviennent totalement privées à partir de 2002 en échange de la modernisation et l’entretien des réseaux autoroutiers. Ces concessions arriveront à leur terme durant les années 2030, ce qui pose la question du retour des réseaux autoroutiers dans l’escarcelle de l’État.
L’autoroute du Soleil à l’épreuve de la durabilité
Le principal défi des autoroutes est désormais d’ordre écologique.
En effet, celles-ci affectent la biodiversité : les autoroutes traversent de larges territoires ruraux. Par exemple au col du Grand Bœuf dans la Drôme, à 323 mètres d’altitude, l’autoroute nuit à la faune coupant en deux les écosystèmes.
Pour tenter de pallier les déficiences de l’aménagement du territoire et améliorer la gestion de la biodiversité, un écopont – pont végétalisé aérien – de 15 mètres de large a été construit en 2011 pour permettre la circulation des espèces animales (biches, chevreuils, blaireaux, renards, fouines, etc.). Il a coûté 2,6 millions d’euros.
Aménagement écologique sur l’A7.Chacal doré photographié sous l’autoroute A7, en novembre 2020. LPO Provence-Alpes-Côte d’Azur
Plus au sud, au niveau de Salon-de-Provence (Bouches-du-Rhône), il existe des écoducs – passages souterrains destinés à la petite faune. Sous l’A7, les caméras de surveillance ont pris en photo en 2020 plusieurs chacals dorés.
Les autoroutes telles que l’A7 entraînent diverses sortes de pollution : sonore, visuelle, environnementale. Depuis les années 1990, les préoccupations montent quant à la pollution routière et à ses effets.
L’infrastructure qu’est l’autoroute, pour permettre la vitesse, nécessite d’artificialiser une partie importante de l’environnement. De plus en plus de critiques se font jour depuis le début des années 1990 pour contester l’emprise au sol du système motorisé. Cela amène donc davantage de frictions entre les acteurs du territoire lorsqu’il s’agit de construire un échangeur, une portion d’autoroute ou encore une aire de repos ou de service.
Les accidents, mortels ou non, font eux aussi l’objet de multiples médiations. Il faut toutefois avoir conscience qu’ils sont plus nombreux hors autoroutes. En 2022, la mortalité sur autoroute ne représentait que 9 % des tués, contre 59 % sur les routes hors agglomération (nationales, départementales…) et 32 % en agglomération.
Avec l’essor des véhicules électriques et hybrides et la fin programmée des moteurs thermiques, les bornes électriques se multiplient – depuis 2019, sur l’aire d’autoroute de Montélimar évoquée plus haut.
En 2024, on dénombrait sur l’A7 plus de 120 points de recharge, certains ultrarapides, répartis sur neuf aires d’autoroute, dont l’aire Latitude 45 de Pont-de-l’Isère (Drôme), la mieux dotée. Le concessionnaire propose en moyenne 10 bornes de recharge et voudrait arriver à 60 par aire d’autoroute à l’horizon 2035.
Les enjeux de réseau, d’alimentation et d’usage autour de la recharge électrique sont encore à affiner. Cet été, le trafic sur l’A7 peut atteindre 180 000 véhicules/jour avec de nombreux poids lourds, automobiles, caravanes et camping-car. Si on souhaite réduire les émissions de gaz à effet de serre et respecter l’accord de Paris, remplacer tous ces véhicules par de l’électrique ne suffit pas : il faut également en passer par une forme de sobriété et réduire le volume des déplacements.
Entre enjeux économiques et frictions sociales
L’A7 fait enfin l’objet d’enjeux politiques. Entre Chanas (Isère) et Tain-L’Hermitage (Drôme) par exemple, soit le tronçon le plus long entre deux sorties d’autoroute, deux demi-échangeurs à Saint-Rambert d’Albon (en direction de Marseille) et à Saint-Barthélémy-de-Vals (tourné vers Lyon) sont en discussion, et devraient aboutir sur la période 2019-2027.
Ces deux infrastructures doivent mieux desservir le territoire d’un point de vue économique et touristique, après concertation entre la communauté de communes Portes de DrômArdèche, de la région Auvergne-Rhône-Alpes (AURA) et de Vinci Autoroute. Toutefois, des associations environnementales et trois municipalités (Peyrins, Chantemerle, Saint-Bardoux) se sont opposées au projet en mai 2025 dans un souci de durabilité (impact pour la faune et flore, pertes de terrains agricoles) et d’augmentation trop importante du trafic routier sur ce territoire.
L’autoroute des vacances n’intéresse donc pas simplement les touristes motorisés qui la traversent. Elle concerne en premier lieu les habitants des territoires desservis et a des impacts sur les territoires environnants.
Durant les années à venir, cette autoroute, comme l’ensemble du réseau autoroutier, va être soumise à des pressions accrues : politiques, économiques, sociales, environnementales. La question de nos modes de vie entre en collision avec la finalité des ressources disponibles, comme l’avait souligné le rapport du club de Rome en 1972. Alors, à terme : parlera-t-on encore d’autoroute des vacances ou d’autoroute vacante ?
Etienne Faugier est président et membre de l’Association Passé-Présent-Mobilité, https://ap2m.hypotheses.org/
Il est aussi membre du Conseil scientifique du CHEDD (Comité d’Histoire de l’Environnement et du Développement Durable), https://chedd.hypotheses.org/
L’imaginaire spatial, un champ de bataille culturel sur lequel s’opposent diverses représentations de l’aventure spatiale.Shutterstock
L’image de la Terre « berceau » de l’humanité a longtemps nourri l’imaginaire de la colonisation spatiale, de la science-fiction et l’esprit des entrepreneurs de conquêtes spatiales. Elle est aujourd’hui remise en question par une multitude d’œuvres de science-fiction, au cinéma comme en littérature.
« La Terre est le berceau de l’humanité, mais nul n’est destiné à rester dans son berceau tout au long de sa vie. » Cette phrase du père de l’astronautique moderne Constantin Tsiolkovski (1857-1935) a marqué durablement l’astroculture sous toutes ses formes, dans sa Russie natale comme en Occident. Elon Musk, les personnages du film Interstellar (Christopher Nolan, 2014) ou bien ceux du roman Aurora (Kim Stanley Robinson, 2015) citent aisément la métaphore du « berceau » pour justifier la colonisation spatiale, ou au contraire la discuter.
De ses origines jusqu’à son assimilation et son questionnement par la science-fiction (SF) contemporaine, plongeons dans les méandres d’une métaphore qui structure puissamment les imaginaires de l’exploration spatiale.
Une citation aux origines floues devenue un lieu commun
La métaphore du « berceau » est en réalité un amalgame de deux citations. Tsiolkovski était un des fers de lance du cosmisme russe, un courant philosophique, scientifique et spirituel apparu à la fin du XIXe siècle. Selon lui, la destinée humaine est de quitter la Terre pour « contrôler entièrement le système solaire. » Il exprime cette idée dans une lettre, datant de 1911, adressée à un ami ingénieur. Cette correspondance est la source la plus fréquemment utilisée pour référencer la métaphore du berceau, pourtant le mot « berceau » (« cradle » en anglais, « колыбель » en russe) n’y est pas utilisé.
L’image du berceau apparaît en 1912, en conclusion d’un de ses articles pour un magazine d’aéronautique, dans une phrase qui détermine la structure de la métaphore :
« Notre planète est le berceau de la raison, mais personne ne peut vivre éternellement dans un berceau. »
Différents passages de Tsiolkovski semblent donc avoir été amalgamés en une citation dont l’origine exacte fait l’objet de confusions et dont la traduction opère un changement de sens : la « planète » devient la Terre et la « la raison » devient l’humanité. Cette citation controuvée s’est ainsi transformée au fil du temps en un puissant lieu commun souvent mobilisé pour soutenir la colonisation spatiale.
Un lieu commun débattu en science-fiction
Tsiolkovski avait une riche activité d’écrivain-vulgarisateur. Plusieurs de ses nouvelles racontent le futur spatial de l’humanité en décrivant des habitats spatiaux ou l’expérience sensorielle et émotionnelle de la vie en impesanteur. Inspiré par Jules Verne et l’astronome Camille Flammarion, il a contribué comme eux à poser les fondements de ce qu’on nommera plus tard la science-fiction.
La SF est née à la fin des années 1920, dans les pulps magazines américains. Seuls les textes scientifiques sur l’astronautique de Tsiolkovski sont alors connus au-delà de l’Atlantique. Les idées qu’il développe dans ses récits ont participé à bien des égards à l’élaboration de l’imaginaire science-fictionnel, mais sa métaphore reste finalement son héritage le plus perceptible dans le genre.
L’auteur de SF britannique Brian Aldiss cite Tsiolkovski dans son roman Mars Blanche (2001), l’idée du berceau est employée comme un argument en faveur de la colonisation de Mars, puis critiquée par un personnage qui la range parmi les lieux communs empêchant de renouveler l’imaginaire de l’exploration spatiale.
Kim Stanley Robinson discute également de la sédimentation de la métaphore dans son roman Aurora (2015). L’auteur états-unien affirme avoir voulu « tuer cette idée que l’humanité est vouée à aller dans les étoiles ». Une scène illustre cette intention : lors d’un colloque, les revenants d’une mission de colonisation spatiale se battent avec ceux qui justifient ce projet grâce à l’image du berceau.
Dans ces œuvres, l’usage tel quel de la citation de Tsiolkovski permet le développement d’une double critique : celle de l’image produite par cette métaphore et celle du bien-fondé de la colonisation spatiale. C’est une chose nouvelle dans la SF du XXIe siècle puisqu’avant les années 1990, « être contre l’espace [revenait à] être contre la SF », selon le critique Gary Westfahl.
Un symbole aux enjeux écologiques
L’absence de remise en question de la colonisation spatiale perdure encore dans la SF actuelle. Elle s’observe dans la manière dont la métaphore du berceau se trouve paraphrasée dans certaines œuvres, comme le blockbuster Interstellar (2014). Dans une réplique, le héros du film affirme :
« Ce monde est un trésor […], mais il nous dit que l’on doit le quitter maintenant. L’humanité est née sur Terre, on n’a jamais dit qu’elle devait y mourir. »
L’image du berceau est remplacée par le verbe « naître » (« Mankind was born on Earth »), mais le sens de la métaphore reste bien présent tandis qu’une justification écologique est ajoutée, en écho aux considérations de l’époque. Avec cette paraphrase, c’est davantage un sursaut de conservation de l’humanité que l’idée originelle de son émancipation par l’accès à l’espace qui est mise en avant.
Bande-annonce du film Interstellar (2014), de Christopher Nolan.
Dans le film Passengers (2016), le mot « berceau » est investi du même imaginaire de l’aventure spatiale : quitter la Terre permettrait de sauver l’humanité. Toutefois, des enjeux économiques s’y ajoutent de façon à souligner la dimension astrocapitaliste d’un tel projet d’exode. En guise d’« introduction à la vie coloniale », un hologramme explique au personnage principal :
« La Terre est une planète prospère, le berceau de la civilisation (« the cradle of civilization »). Mais pour beaucoup, elle est aussi surpeuplée, surtaxée, surfaite (« overpopulated, overpriced, overrated »). »
La Terre est ainsi envisagée comme une marchandise par la compagnie privée qui possède le vaisseau. Son fond de commerce n’est pas la survie de l’humanité, mais l’exode vers une planète B édenique à bord de vaisseaux de croisière.
Le nom de Tsiolkovski s’efface dans ces deux films, et avec lui le lien syntaxique entre « Terre » et « berceau » grâce au verbe « être ». Le mot « berceau » devient dès lors un symbole. Sa seule mention dans un contexte astroculturel suffit à évoquer la Terre, et à ouvrir la voie à tous les espoirs d’une vie plus agréable, plus libre et plus abondante sur une autre planète.
L’imaginaire spatial apparaît aujourd’hui comme un champ de bataille culturel au sein duquel s’opposent diverses représentations de l’aventure spatiale. Aux récits les plus traditionnels – les rêves de conquête et d’utopie spatiales – s’opposent des récits dans lesquels les humains renoncent à la colonisation spatiale comme la publicité satirique de l’association Fridays for Future à propos de l’élitisme de la colonisation spatiale. Elle s’oppose, entre autres, au slogan « Occupy Mars » de SpaceX, l’entreprise astronautique d’Elon Musk, en détournant les codes de leurs supports de communication.
On peut trouver des récits similaires dans la SF, comme la bande dessinée Shangri-La (2016), de Mathieu Bablet, ou le roman l’Incivilité des fantômes (2019), de Rivers Solomon, qui extrapolent les racines capitalistes et colonialistes du rêve d’exode dans l’espace.
À l’interstice de ces deux pôles se trouvent des récits cherchant le pas de côté pour continuer à rêver de voyages spatiaux sans succomber à un récit dominant.
La métaphore du berceau reste trop souvent évacuée lorsqu’il est question de changer nos représentations de l’espace. S’il faut « cesser de parler de l’espace comme d’une frontière », comme l’appelle de ses vœux l’anthropologue Lisa Messeri, sans doute faut-il tout autant cesser de considérer la Terre comme un berceau. Mieux vaudrait la considérer comme un foyer, sans tomber dans la naïveté de croire qu’une telle reformulation permettrait de sortir du paradigme astrocapitaliste.
La stratégie de communication de Blue Origin – entreprise spatiale créée par Jeff Bezos – accapare déjà l’image du foyer pour se différencier de son concurrent SpaceX. Leur slogan tente de nous en convaincre : Blue Origin réalise ses projets spatiaux « pour le bénéfice de la Terre ».
Au moins certaines œuvres permettent un peu de respiration face à cette opération de récupération de la critique inhérente au « nouvel esprit du capitalisme ». À l’instar du roman Aurora (2015), de Kim Stanley Robinson, le Roman de Jeanne (2018), de Lidia Yuknavitch, Apprendre si par bonheur (2019), de Becky Chambers et le film Wall-E (2008), d’Andrew Stanton, sont des œuvres qui expérimentent, dans le fond et dans la forme, un double changement discursif : l’espace y devient au mieux un milieu à explorer avec humilité, au pire un lieu auquel l’humain renonce, mais il n’est plus une frontière à conquérir ; la Terre y est un foyer que l’on retrouve après des années d’absence et que l’on entretient du mieux possible, mais jamais un berceau que l’on veut à tout prix quitter.
L’auteur remercie Célia Mugnier pour son aide sur la traduction de la métaphore du berceau.
Gatien Gambin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.