Uniforme à l’école : enquête au cœur de l’expérimentation

Source: The Conversation – France (in French) – By Julien Garric, maître de conférences en sociologie de l’éducation, Aix-Marseille Université (AMU)

Depuis la rentrée 2024, et jusqu’en 2026, une centaine d’établissements scolaires expérimentent, du primaire au lycée, le port d’une tenue identique obligatoire pour tous les élèves. Comment cette mesure est-elle perçue et vécue au quotidien ? Premiers retours de terrain.


C’est une véritable révolution vestimentaire qui s’invite à l’école. Depuis la rentrée de septembre 2024, une centaine d’établissements – écoles, collèges et lycées – expérimentent le port d’une tenue commune obligatoire pour tous les élèves. Derrière cette initiative portée par le ministère de l’éducation nationale s’affiche l’ambition de renforcer le sentiment d’appartenance, d’atténuer les inégalités sociales, d’améliorer le climat scolaire et de lutter contre le prosélytisme.

L’expérience devait être accompagnée d’un appel à manifestation d’intérêt (AMI) et suivie par un comité d’experts, en lien avec la Direction générale de l’enseignement scolaire (DGESCO) et les services statistiques du ministère (DEPP).

Au terme de deux années, si les résultats sont jugés concluants, le ministère envisage la généralisation du port de l’uniforme dans l’ensemble des écoles et établissements du pays.

Une rupture dans l’histoire de l’école française

Imposer le port d’une tenue réglementée marque une véritable rupture dans l’histoire de l’école française. En effet, malgré l’imaginaire collectif nostalgique d’une école d’antan, ordonnée et protégée des turbulences du monde, la France n’a jamais connu de politique imposant l’uniforme. Seuls quelques rares établissements privés catholiques ont inscrit cette pratique à leurs règlements intérieurs.

Dans le public, les élèves ont pu porter des blouses pour des raisons pratiques, mais sans recherche d’uniformité, et cet usage a peu à peu disparu dans les années 1970.

L’idée d’un uniforme scolaire émerge véritablement au début des années 2000, dans un contexte politique et éducatif centré sur la thématique de la restauration de l’autorité, et nourri par les polémiques à propos des tenues jugées provocantes de certaines adolescentes, ou encore du port du voile. Mais, jusqu’en 2022, le débat reste cantonné au terrain médiatique, sans traduction institutionnelle concrète.

Reportage en 2003 dans un collège où existe une réglementation sur les vêtements (INA Styles).

C’est dans un contexte de crise, à la fois scolaire et institutionnelle, que Gabriel Attal, alors ministre de l’éducation nationale, va lancer cette expérimentation en 2024. Une décision qui rompt avec la tradition scolaire française, mais dont la légitimité scientifique reste contestée.

La littérature existante – principalement anglo-saxonne et asiatique – ne démontre pas d’effet positif clair de l’uniforme sur les résultats académiques. Certaines études pointent même un impact négatif sur la santé physique et psychologique des élèves appartenant à des minorités de genre, ethniques ou religieuses, sans bénéfice notable sur le climat scolaire ou le sentiment d’appartenance.

Éclairer le vécu des élèves et du personnel éducatif

Pour dépasser les logiques propres au politique et les polémiques médiatiques, pour comprendre ce qui se joue réellement dans les établissements et pour contribuer au débat sur des bases plus solides, nous sommes allés sur le terrain, dans trois établissements pionniers de l’académie d’Aix-Marseille : deux collèges et un lycée. Nous avons rencontré les chefs d’établissements, les conseillers principaux d’éducation, assisté aux rentrées scolaires et diffusé des questionnaires auprès des élèves et des parents afin de recueillir leur perception.

Certes, cette recherche ne permettra pas de mesurer l’efficacité du dispositif en termes de résultats scolaires, de climat ou de lutte contre le harcèlement, mais elle apporte un éclairage précieux sur la manière dont cette expérimentation a été vécue au quotidien par les personnels, les élèves et leurs familles au terme d’une première année.

« Uniforme à l’école : problème de financement mais expérimentation toujours en cours en Paca » (France 3 Provence-Alpes-Côte d’Azur, avril 2025).

La personnalité des chefs d’établissement a joué un rôle déterminant dans le choix des établissements pilotes. Les deux principaux et le proviseur accueillant le dispositif sont des hommes qui affirment une forte adhésion aux valeurs républicaines. Pour lancer ce projet, susceptible de susciter des polémiques, les responsables des collectivités territoriales ont en effet préféré se tourner vers des établissements où l’opposition était plus faible, ou moins visible.

En revanche, les établissements présentent des profils très différents : le lycée accueille une population très favorisée, avec des parents « fiers de leur terroir », tandis que les deux collèges scolarisent des publics plus diversifiés, l’un en zone rurale et l’autre en périphérie urbaine. Pour ces personnels de direction, l’expérimentation n’est pas seulement une expérience pédagogique : elle représente aussi un moyen de valoriser leurs établissements et de renforcer leur compétitivité dans le marché scolaire local, notamment face aux établissements privés catholiques.

Certains collèges initialement pressentis ont par ailleurs renoncé à participer à l’expérimentation, face à la mobilisation du personnel, des familles ou des élèves.

Adultes et adolescents, des perceptions clivées

À l’appui des nombreuses réponses collectées (1 200 élèves, 1 100 parents), les parents d’élèves se montrent largement favorables à l’expérimentation, dans un étiage de 75 % à 85 % d’avis positifs selon les établissements, et ce, quel que soit leur profil social.

Ce positionnement reflète avant tout l’adhésion aux valeurs portées par le dispositif. En effet, s’ils estiment que le port d’une tenue unique contribue à restaurer l’autorité de l’école ou à défendre la laïcité, les parents considèrent que les effets concrets restent finalement limités, voire inexistants. Ils s’accordent sur le peu d’effet sur le harcèlement, les résultats scolaires ou la qualité des relations entre élèves. En revanche, l’expérimentation semble renforcer, à leurs yeux, l’image positive des établissements de leurs enfants.

La perception du climat scolaire par les élèves est en revanche plus contrastée. Si celle des collégiens reste proche des moyennes nationales, celle des lycéens apparaît nettement plus négative. Ce sentiment est fortement lié à l’obligation de porter l’uniforme et au contrôle strict de la tenue, perçus comme autoritaristes. En d’autres termes, l’obligation d’une tenue unique participe dans ce lycée à la dégradation de la qualité du climat scolaire.

De manière générale, les élèves interrogés, quel que soit leur âge, rejettent massivement l’initiative : ils ont vécu à 70 % l’annonce de l’expérimentation comme « horrible » et souhaitent majoritairement qu’elle soit abandonnée pour pouvoir à nouveau s’habiller comme ils le souhaitent. Pour eux, le dispositif n’a aucun impact sur les résultats scolaires, n’efface pas les différences sociales – encore visibles à travers les chaussures, les sacs ou autres accessoires – et n’améliore pas le sentiment d’appartenance.

Concernant le harcèlement, la majorité rejette l’idée que le port d’un uniforme puisse réduire le phénomène, et cette affirmation est encore plus marquée chez les élèves se disant victimes de harcèlement, qui considèrent que leur situation n’a pas du tout été améliorée. Le sentiment négatif est identique, quels que soient le milieu social ou l’expérience scolaire passée dans l’enseignement privé.

Dans le cadre de cette étude, les élèves critiquent également l’inadéquation des tenues avec leur vie quotidienne et les conditions climatiques : pas assez chaudes pour l’hiver et trop pour l’été.

Enfin, et surtout, ils conçoivent cette nouvelle règle comme une atteinte inacceptable à leur liberté d’expression. Ce ressentiment est particulièrement fort chez les lycéens, qui estiment que leur scolarité est gâchée par cette impossibilité d’affirmer leur individualité à travers le vêtement.

Au-delà de leurs critiques, ce qui ressort du discours des élèves, c’est le sentiment de ne pas avoir été consultés : l’expérimentation a été décidée sans eux et se déroule sans que leurs préoccupations soient prises en compte. Le contraste est frappant avec le discours des responsables, qui présentent un plébiscite de l’ensemble de la communauté scolaire. À titre d’exemple, des chefs d’établissement affirment que les élèves portent volontairement leur uniforme à l’extérieur de l’école comme marque de fierté et de sentiment d’appartenance, alors que 90 % des élèves déclarent exactement le contraire.

Quelle sera donc la suite donnée à cette expérimentation ? Outre le rejet massif par les élèves, l’adhésion des familles est à relativiser si l’on considère que l’expérimentation, intégralement financée par l’État et les collectivités locales ne leur coûte rien. La généralisation du port d’une tenue unique pose d’importantes questions de financement, plus encore dans un contexte budgétaire sous tension. La conduite de cette expérimentation interroge plus globalement la fabrique de politiques publiques d’éducation, pensées dans des situations de crise ou perçues comme telles.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

ref. Uniforme à l’école : enquête au cœur de l’expérimentation – https://theconversation.com/uniforme-a-lecole-enquete-au-coeur-de-lexperimentation-266974

La Corée du Nord, la guerre en Ukraine et le théâtre indo-pacifique

Source: The Conversation – in French – By Marianne Péron-Doise, Chercheur Indo-Pacifique et Sécurité maritime Internationale, chargé de cours Sécurité maritime, Sciences Po

En s’impliquant directement dans la guerre que la Russie livre à l’Ukraine, la Corée du Nord renforce l’axe qu’elle forme avec la Russie et la Chine, ce qui suscite l’inquiétude de la Corée du Sud et du Japon. Dès lors, ces deux derniers pays se rapprochent de l’Otan. Les théâtres européen et asiatique sont plus interconnectés que jamais.


En octobre 2024, la révélation de la présence de militaires nord-coréens sur le front russo-ukrainien et de leur engagement aux côtés des forces russes dans la guerre de haute intensité déclenchée par Vladimir Poutine a suscité choc et malaise. Dans les mois suivants, les services de renseignement de Séoul et de Kiev ont évoqué le déploiement de jusqu’à 12 000 soldats nord-coréens dans la région russe de Koursk, où avait alors lieu une incursion ukrainienne.

Cet envoi de troupes combattantes a révélé l’ampleur de la coopération militaire russo-nord-coréenne et la proximité existant entre les deux régimes depuis la visite de Vladimir Poutine en Corée du Nord en juin 2024. Il était déjà établi que Pyongyang livrait des armes et des munitions à Moscou, mais le flou persistait sur le contenu de leur partenariat stratégique et de leur engagement de défense mutuel.

L’analyse la plus courante était qu’en échange de ses livraisons d’armements, Kim Jong‑un escomptait des transferts de technologies et d’expertise pour ses programmes d’armes. Ceci sans négliger une indispensable assistance économique et un approvisionnement dans les domaines de l’énergie et des denrées alimentaires. On sait désormais que ce « deal » inclut également l’envoi de militaires nord-coréens sur le théâtre ukrainien. Un millier d’entre eux auraient été tués et 3 000 sérieusement blessés durant les trois premiers mois de leur déploiement. Ces chiffres élevés s’expliqueraient par leur manque de familiarité avec le combat actif mais aussi par leur exposition en première ligne par le commandement russe

Cinq mille spécialistes du génie et mille démineurs nord-coréens auraient également rejoint la région de Koursk à partir de septembre 2025. Parallèlement, le nombre d’ouvriers nord-coréens envoyés sur les chantiers de construction russes augmente, révélant un peu plus combien les renforts humains que Pyongyang envoie sans s’inquiéter de leur emploi s’avèrent profondément nécessaires pour une Russie qui épuise sa population.

Le retour de Kim Jong‑un au premier plan

On peut estimer qu’un contingent de 12 000 soldats et officiers constitue une quantité dérisoire pour un pays comme la Corée du Nord, qui dispose de plus d’un million d’hommes sous les drapeaux. Cette implication n’a pas changé le cours de la guerre russo-ukrainienne. Mais elle n’a pas non plus incité les États européens à s’engager davantage militairement, par crainte de provoquer une escalade russe. L’année 2025 les aura vu tergiverser alors que les États-Unis entamaient un désengagement stratégique assumé, confortant indirectement la posture russe.

C’est en Asie, à Séoul comme à Tokyo, que cette présence militaire nord-coréenne sur le théâtre européen a suscité le plus d’inquiétudes et a été perçue comme une menace directe et sérieuse. On peut y voir le résultat du fiasco diplomatique de l’administration Trump sur le dossier nord-coréen, amplifié par l’arrivée en 2022 de l’ultra-conservateur Yoon Suk-yeol à la tête de la Corée du Sud. Celui-ci, à peine nommé, avait adopté une ligne particulièrement offensive face à Pyongyang, n’hésitant pas à évoquer l’éventualité que son pays se dote de capacités nucléaires.

Ces dernières années, humilié par l’absence de résultats après ses deux rencontres au sommet avec Donald Trump en 2018 et en 2019, alors qu’il espérait une levée partielle des sanctions, le dictateur nord-coréen Kim Jong‑un n’a eu de cesse de reprendre une stratégie de provocation, notamment vis-à-vis de la Corée du Sud, bouc émissaire tout désigné de sa perte de face.

L’épisode de Covid et la fermeture totale du régime de 2020 à 2021 n’auront fait qu’accentuer ce retour de balancier vers une diplomatie extrême dont la multiplication des tirs de missiles balistiques tout au long de 2022 aura été une manifestation spectaculaire.

Le rapprochement avec la Russie, autre « paria », lui aussi sous embargo et en quête de munitions, aura permis à Kim Jong‑un de raffermir sa stature d’homme d’État et de se poser en allié indispensable de Moscou.

La chaîne de causalités politico-diplomatiques qui aura conduit à cette situation, à bien des égards impensable, ne fait qu’arrimer davantage la sécurité de l’Europe à celle de l’Indo-Pacifique. Une équation qui n’a pas été clairement analysée par l’Union européenne et beaucoup de ses États membres, en dépit des ambitions dans le domaine de la sécurité et de la défense affichées dans les nombreuses stratégies indo-pacifiques publiées à Bruxelles ces dernières années (dont celle de la France, de l’UE, de l’Allemagne et des Pays-Bas).

L’étrange configuration d’une « guerre de Corée » revisitée

L’environnement diplomatico-militaire de ce rapprochement russo-nord-coréen n’est pas sans rappeler la guerre de Corée dans laquelle l’alliance entre Kim Il-sung (le grand-père de l’actuel dirigeant nord-coréen) et Joseph Staline a joué un rôle majeur.

Conflit emblématique de la guerre froide, la guerre de Corée a pérennisé la partition de la péninsule en deux régimes distincts, fortement opposés, tout en redistribuant les équilibres stratégiques régionaux. Les États-Unis se retrouvaient durablement ancrés en Asie de l’Est et leurs deux principaux alliés, le Japon et la Corée du Sud, constituaient un front mobile autour d’un bloc communiste formé par la Corée du Nord, l’Union soviétique et la Chine maoïste. La différence majeure réside dans le fait que pour Washington, à l’époque, l’Asie constituait un théâtre secondaire par rapport à la primauté stratégique du « monde occidental ».

Ce n’est plus le cas aujourd’hui ; les administrations américaines successives n’ont de cesse de réaffirmer l’identité pacifique des États-Unis et l’importance décisive des enjeux indo-pacifiques. Mais si l’administration Trump 2, focalisée sur la Chine – rival systémique – monnaye désormais son assistance à ses alliés européens, le Japon et la Corée du Sud se montrent particulièrement proactifs dans leur soutien multidimensionnel à l’Ukraine.

La question se pose en Corée du Sud de savoir si le voisin du Nord mène en Russie une guerre par procuration et comment y répondre. En se servant de l’Ukraine pour se rapprocher de la Russie, Pyongyang opérationnalise ses moyens conventionnels, peu rodés au combat réel, en envoyant ses troupes s’aguerrir sur le front russe. Conjuguant à terme capacités nucléaires, balistiques et conventionnelles, le régime des Kim gagne en crédibilité face à l’alliance Washington-Séoul-Tokyo. Il démontre ainsi qu’il n’est plus dans une logique de survie mais d’affirmation de puissance aux côtés de ses pairs.

Vers un axe Moscou-Pékin-Pyongyang durable ?

Jusqu’où cette entente militaire entre la Russie et Pyongyang peut-elle aller ? Et quel rôle la Chine entend-elle y jouer ?

Durant des années, Pékin a fait ce qu’il fallait en termes d’assistance humanitaire et économique pour éviter que le régime nord-coréen ne s’effondre et que les États-Unis n’en profitent pour orchestrer avec la Corée du Sud une « réunification » en leur faveur. Désormais, la Chine doit jouer le même rôle vis-à-vis de la Russie et éviter que celle-ci ne s’épuise dans sa guerre d’agression. Le soutien nord-coréen est donc bienvenu, dans la mesure où Pékin ne peut trop ouvertement aider Moscou. En revanche, la Chine s’irrite de ne pas être en position dominante au cœur de cette nouvelle construction triangulaire.

Il n’en reste pas moins que la réalité de cette forte conjonction d’intérêts entre la Chine, la Russie et la Corée du Nord – illustrée notamment par la première rencontre simultanée entre leurs leaders, le 3 septembre dernier à Pékin, à l’occasion d’un défilé commémorant le 80e anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale – renvoie à une coalition d’opportunité particulièrement dangereuse pour la sécurité européenne. Ce que ni Bruxelles, ni Washington n’ont su, ou voulu prendre en compte pour le second, pour qui l’aide militaire à Kiev s’est muée en opportunité commerciale.

Plus fondamentalement, le rapprochement entre la Chine, la Russie et la Corée du Nord (auquel les cercles stratégistes américains rajoutent l’Iran sous l’acronyme CRINK, China, Russia, Iran, North Korea) tend à constituer un front anti-occidental face à un ensemble euro-atlantique fragmenté. Il affirme d’ailleurs un certain niveau de cohérence alors que les États-Unis n’entendent plus assumer leur rôle de leader traditionnel du libéralisme international. Aux côtés de la Chine et de la Russie, la Corée du Nord contribue ainsi au narratif d’un Sud prenant sa revanche contre un Nord donneur de leçons et pratiquant les doubles standards quant au respect du droit international.




À lire aussi :
Chine, Russie, Iran, Corée du Nord : le nouveau pacte des autocrates ?


Sécurité asiatique versus sécurité euroatlantique

Le phénomène le plus marquant résultant de la constitution de l’axe Russie-Corée du Nord-Chine est la porosité entre les théâtres asiatique et européen, les pays d’Asie s’impliquant désormais davantage dans les questions de sécurité européenne.

L’intérêt grandissant de Séoul et de Tokyo envers l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (Otan) et leur souci d’accroître la coopération avec l’Alliance en élargissant les interactions conjointes à travers le mécanisme de Dialogue Otan-pays partenaires de l’Indo-Pacifique (Australie, Corée du Sud-Japon-Nouvelle-Zélande) en témoigne.

L’ancien président Yoon (il a été destitué en avril 2025) a manifesté son soutien à l’Ukraine dès 2022 par une aide humanitaire et économique massive, y compris en livrant des équipements militaires non létaux de protection.

La Corée du Sud, qui est un acteur industriel très actif en matière d’exportation d’armements, a diversifié son aide militaire en livrant des équipements lourds (munitions, chars, lance-roquettes multiples) à plusieurs pays européens – Norvège, Finlande, Estonie et principalement la Pologne, comme elle fidèle allié des États-Unis au sein de l’Otan. La coopération industrielle en matière d’armement entre Séoul et Varsovie devrait par ailleurs se poursuivre, permettant à la Corée du Sud de participer durablement à la sécurité de l’Europe et, plus largement, à celle de l’Otan.

Prendre en compte la nouvelle réalité

Le Japon et la Corée du Sud peuvent-ils s’impliquer davantage dans la guerre russo-ukrainienne et contribuer à une sortie de crise qui déboucherait sur des négociations équilibrées ? Il est de plus en plus difficile de nier l’impact de la guerre en Ukraine sur les équilibres stratégiques en train de se redéployer en Asie et de maintenir des partenaires comme la Corée du Sud et le Japon en marge de l’Otan, ce qui revient à ne pas prendre en compte leurs capacités à renforcer les efforts européens en faveur de la résistance ukrainienne.

Nier la réalité d’un front commun regroupant Russie, Corée du Nord et Chine serait une erreur d’appréciation stratégique qui peut se retourner contre la sécurité européenne alors que le discours chinois sur la gouvernance mondiale s’impose de plus en plus au sein du « Sud Global ».

The Conversation

Marianne Péron-Doise ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. La Corée du Nord, la guerre en Ukraine et le théâtre indo-pacifique – https://theconversation.com/la-coree-du-nord-la-guerre-en-ukraine-et-le-theatre-indo-pacifique-269955

La France est très endettée auprès du reste du monde, mais pourtant bénéficiaire. Explication d’un paradoxe

Source: The Conversation – in French – By Vincent Vicard, Économiste, adjoint au directeur, CEPII

La France est endettée vis-à-vis du reste du monde : -670 milliards d’euros en 2024. Pourtant, le reste du monde nous paie plus de revenus d’investissement que nous n’en payons. Pourquoi ce paradoxe ?


Selon le dernier rapport de la Banque de France, la position extérieure nette de la France, soit l’endettement des résidents en France vis-à-vis du reste du monde, affiche -670 milliards d’euros en 2024, soit -22,9 % du PIB. Concrètement, les Français ont reçu davantage de capitaux de l’étranger qu’ils n’y ont investi.

Une position débitrice qui rapporte paradoxalement. Longtemps réservée aux États-Unis, cette situation, qualifiée de privilège exorbitant, se vérifie pour la France. Elle s’explique par la structure des encours de la France – créances et engagements. Les créances résultent majoritairement d’investissements de multinationales françaises à l’étranger, qui affichent des taux de rendement plus rémunérateurs. Les engagements de la France viennent surtout de la détention de la dette publique française par les investisseurs étrangers.

Si la récente hausse des taux d’intérêt sur les titres de dette en a réduit la portée, les revenus d’investissement continuent pourtant à afficher un solde positif, qui contribue à maintenir le solde courant français proche de l’équilibre.

Recours massif à la finance de marché

Ce solde courant de la France dissimule des situations très contrastées selon les types d’investissements (graphique 1).

La position déficitaire tient avant tout à l’acquisition d’obligations ou d’actions rassemblées sous la catégorie d’investissements de portefeuille (-1 073 milliards d’euros), notamment des titres de dette publique détenus par des étrangers. Les titres de créance à court et long terme sur les administrations publiques contribuent pour environ -1 400 milliards d’euros.

À l’inverse, les investissements directs étrangers (IDE) ont une position positive de 568 milliards d’euros. Les entreprises multinationales françaises ont plus investi à l’étranger que les multinationales étrangères en France.


Fourni par l’auteur

Rémunération des investissements

La rémunération des investissements n’est pas la même selon leur nature.

Les investissements en actions, et en particulier les investissements directs étrangers (IDE), sont plus rémunérateurs que les titres de dettes. En 2024, le rendement apparent des IDE français était en moyenne de 6 %, contre seulement 2,4 % pour les investissements de portefeuille (en obligation et en action).

L’actif total de la France, soit l’ensemble des investissements par des résidents français à l’étranger, s’établit à 10 790 milliards d’euros. Il est de 11 460 milliards d’euros pour le passif, à savoir l’ensemble des investissements détenus par des résidents étrangers en France. De facto, la position extérieure nette est de -670 milliards.

Appliquées à de tels montants, même des différences mineures de rendement des investissements entre actif et passif peuvent avoir un impact important sur les revenus d’investissement dus ou payés par la France au reste du monde.

Privilège exorbitant

La combinaison d’un actif biaisé en faveur des actions et d’investissements directs étrangers (IDE) plus rémunérateurs et d’un passif biaisé vers les obligations, dont les intérêts sont moins importants, permet à la France d’afficher des revenus d’investissement positifs depuis deux décennies (graphique 2).




À lire aussi :
Les multinationales françaises, de nouveau à l’origine de la dégradation du solde commercial


C’est cette situation, caractéristique des États-Unis (pour ce pays elle est liée au rôle dominant du dollar), que l’on qualifie de privilège exorbitant. La France a pu financer sa consommation en empruntant au reste du monde, mais sans avoir à en payer le coût. La détention par les étrangers de dettes, en particulier de dette publique française, constitue le pendant des investissements directs à l’étranger des multinationales françaises, dont les rendements sont plus importants, et de facto du privilège exorbitant français.

Revenus des investissements

Les entrées nettes de revenus d’investissements persistent aujourd’hui malgré la récente remontée des taux d’intérêt, ces derniers augmentant la rémunération des titres de dette.

Les revenus nets sur les investissements directs étrangers (IDE) restent positifs et importants – de l’ordre de 76 milliards d’euros. Le solde des revenus d’investissement de portefeuille est aujourd’hui négatif de 39 milliards d’euros, soit près de deux fois plus que jusqu’en 2022 (graphique 3).

La hausse des taux d’intérêt est particulièrement frappante pour les autres investissements. Leur rendement apparent est en moyenne de 3,5 % en 2024, contre 0,8 % en moyenne dans les années 2010. De telle sorte que les intérêts sur les autres investissements se sont aussi dégradés (-24 milliards d’euros en 2024). Les rendements sur les titres de dette restent cependant inférieurs à ceux sur les investissements directs étrangers (IDE).

De telle sorte que les revenus d’investissement restent positifs dans leur ensemble, à +0,5 % du PIB.

Amélioration du solde commercial

À rebours des États-Unis, la France affiche une balance courante équilibrée. C’est le cas en 2024, mais aussi en 2021 et en 2019, soit toutes les années hors crise depuis cinq ans (graphique 4). L’accumulation de déficits courants pendant les années 2000 et 2010 a entraîné la dégradation de la position extérieure française, mais cela n’est plus le cas sur la période récente.

Aujourd’hui, le solde commercial est proche de l’équilibre, l’excédent des services compensant le déficit des biens. L’équilibre du compte courant ne tient plus tant au privilège exorbitant français, et aux revenus d’investissements qu’il génère, qu’à l’amélioration du solde des biens et services.

La réduction partielle du privilège exorbitant français, liée à la hausse récente des taux d’intérêt, n’entraîne pas de risque de soutenabilité extérieure lié à la position extérieure nette négative de la France.

La structure de l’actif et du passif des investissements de la France continue à générer des revenus nets positifs, malgré une position négative. Le solde courant est équilibré en 2024 (comme sur les années hors crises depuis 2019).

Pour rappel, à l’aube de la crise de la zone euro en 2010, la position extérieure nette de la Grèce était de -100 % du PIB et son solde courant déficitaire de 10 % du PIB, de -107 % et -10 % respectivement pour le Portugal, et -90 % et -4 % pour l’Espagne. Bien loin des -23 % de position extérieure nette de la France, du quasi équilibre du compte courant et du privilège exorbitant français en 2024.

The Conversation

Vincent Vicard a reçu des financements du Programme Horizon Europe.

Laurence Nayman ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. La France est très endettée auprès du reste du monde, mais pourtant bénéficiaire. Explication d’un paradoxe – https://theconversation.com/la-france-est-tres-endettee-aupres-du-reste-du-monde-mais-pourtant-beneficiaire-explication-dun-paradoxe-269003

Pour transiter vers une économie carboneutre, la biomasse a un rôle clé à jouer

Source: The Conversation – in French – By Normand Mousseau, Directeur de l’Institut de l’énergie Trottier, Polytechnique Montréal et Professeur de physique, Université de Montréal

Feux de forêt records, résidus agricoles sous-utilisés, scieries fragilisées : le Canada se retrouve avec une grande quantité de biomasse sous-valorisée. Pourtant, cette ressource pourrait devenir l’un de ses meilleurs alliés dans la lutte contre les changements climatiques, à condition d’en planifier l’usage avec rigueur.

Les secteurs de la biomasse au Canada font face à de fortes incertitudes à cause de perturbations politiques et naturelles. Le secteur forestier canadien a récemment été frappé par de nouveaux tarifs douaniers annoncés par l’administration américaine sur les produits forestiers canadiens, portant le total des droits imposés sur le bois d’œuvre canadien à 45 %. Le secteur agricole et agroalimentaire est également particulièrement vulnérable, car il exporte plus de 70 % de ses principales cultures.

En plus de faire face à ces incertitudes politiques, les secteurs de la biomasse subissent de plus en plus les effets des catastrophes climatiques. En 2025, les incendies avaient brûlé 8,3 millions d’hectares de forêts canadiennes au 30 septembre, soit la deuxième pire saison de feux de forêt au Canada. Avec le changement climatique, les phénomènes climatiques extrêmes, tels que les feux de forêt et la sécheresse, risquent de devenir plus fréquents et plus intenses.

Les transformations s’accélèrent et les risques augmentent. Pour les industries et les communautés qui dépendent de la biomasse, le moment est venu d’imaginer une vision à long terme de son rôle dans la transition climatique.

Les ressources de la biomasse : un élément clé

Le Canada a besoin de se diriger vers une économie carboneutre et les secteurs de la biomasse ont un rôle clé à jouer dans cette transition.

La disponibilité de diverses ressources de biomasse dans les forêts et les terres agricoles au Canada, combinée aux nouvelles technologies pour la convertir en bioproduits et bioénergie, fait de la biomasse une solution potentielle pour réduire les émissions de carbone dans plusieurs secteurs, comme l’industrie, le bâtiment et tous les modes de transport (routier, maritime, ferroviaire et aérien).

La biomasse peut faire partie des stratégies d’atténuation du changement climatique. Bien utilisée, elle peut remplacer les combustibles et produits fossiles, et aider à stocker le carbone de différentes façons : dans des matériaux durables fabriqués à partir de bois ou de résidus agricoles, sous forme de biochar qui retient le carbone dans le sol, ou grâce à la bioénergie combinée au captage et au stockage du CO2 (BECSC), qui empêche le carbone libéré lors de la production d’énergie de rejoindre l’atmosphère.

L’intérêt pour les matières premières de la biomasse par de nombreuses industries est élevé, comme le démontrent plusieurs projets récents. En 2025, la première usine de biochar à échelle industrielle du Canada a été inaugurée au Québec, tandis que la raffinerie Strathcona en Alberta, qui deviendra la plus grande installation de diesel renouvelable du Canada, a été achevée.

Le rôle de la biomasse ressort clairement dans les modélisations de trajectoires possibles pour atteindre les objectifs climatiques du Canada. Ces analyses montrent que, si une partie importante de la biomasse disponible était utilisée différemment, il serait possible de séquestrer jusqu’à 94 millions de tonnes équivalant CO2 par an grâce au BECSC et au biochar.

Ces résultats soulignent la nécessité pour le Canada de planifier soigneusement les développements de nouveaux projets et de répartir judicieusement la biomasse entre ses usages traditionnels et émergents.

Identification des utilisations optimales de la biomasse

Comme nous l’expliquons dans un rapport récent, plusieurs facteurs influencent le potentiel de la biomasse à réduire les émissions, notamment le type d’écosystème où elle est récoltée, l’efficacité de sa conversion, les combustibles employés et les produits qu’elle remplace dans les secteurs concernés. Autrement dit, les bénéfices climatiques de la biomasse ne sont pas automatiques : ils dépendent des choix faits à chaque étape de la chaîne de valeur. Ainsi, si les transformations ou le transport des ressources exigent beaucoup d’énergie fossile ou si le produit final déplace une alternative peu émettrice, le gain pour le climat peut devenir marginal, voire négatif.

Pour utiliser la biomasse de façon optimale, il faut bien comprendre les ressources disponibles dans un contexte de changement climatique, ainsi que leur réel potentiel de réduction des émissions. Un potentiel qui dépend à la fois de l’efficacité des technologies et des réalités culturelles, environnementales et économiques des communautés.

Il manque encore une vision à long terme

Les décideurs doivent éviter de travailler en vase clos et tenir compte des effets collatéraux de l’allocation des ressources. Les pratiques dans les secteurs de la biomasse, qu’il s’agisse de la foresterie ou de l’agriculture, évoluent lentement. Les forêts, notamment, suivent de longs cycles de croissance et de récolte : les choix faits aujourd’hui influenceront les émissions pour des décennies.

Pourtant, malgré l’importance de ses ressources, le Canada n’a pas de stratégie définissant une vision du rôle de la biomasse dans la transition vers la carboneutralité d’ici 2050.

Le Canada s’est doté de plusieurs cadres liés à la bioéconomie, notamment le Cadre renouvelé de la bioéconomie forestière (2022) et la stratégie canadienne pour la bioéconomie (2019). Mais il manque encore une stratégie d’ensemble qui définirait la place de la biomasse dans les différents secteurs, énergétiques ou non, dans la perspective d’un avenir carboneutre.




À lire aussi :
Océans : les poissons, un puits de carbone invisible menacé par la pêche et le changement climatique


Le Canada peut s’inspirer de sa propre Stratégie canadienne pour l’hydrogène pour concevoir une stratégie similaire sur la biomasse, appuyée sur une modélisation intégrée de son potentiel dans différents secteurs de l’économie canadienne. Il est urgent d’adopter une approche réaliste, fondée sur des analyses à plusieurs échelles – du régional au national – plutôt que sur des cibles sectorielles isolées.


Déjà des milliers d’abonnés à l’infolettre de La Conversation. Et vous ? Abonnez-vous gratuitement à notre infolettre pour mieux comprendre les grands enjeux contemporains.


De nombreux acteurs du secteur soulignent l’urgence d’adopter une stratégie nationale claire pour la bioéconomie, afin d’offrir plus de prévisibilité aux industries de la biomasse au Canada. Dans un article publié par Biomass Magasine, Jeff Passmore (fondateur et président de Scaling Up) déclare attendre que le Canada élabore une stratégie nationale concrète en matière de bioéconomie. Dans un article publié par Bioenterprise en 2023, il est souligné que « l’un des éléments clés nécessaires pour construire l’avenir de la biomasse au Canada est une stratégie nationale de bioéconomie solide à long terme, soutenue par l’industrie et les gouvernements ».

Enfin, un article de Bioindustrial Innovation Canada recommande de « réviser la stratégie nationale pour la bioéconomie en fixant des objectifs mesurables visant à assurer une coordination interministérielle et intersectorielle, assortis d’une feuille de route claire pour la collaboration entre l’industrie et le secteur public ».

La biomasse ne se gère pas à l’aveugle. Ses impacts varient selon les régions et les usages. Pour que les projets futurs contribuent réellement aux objectifs climatiques du Canada, il faut dès maintenant une vision nationale cohérente.

La Conversation Canada

Dans le cadre du travail rapporté pour cet article, Normand Mousseau a reçu des financements d’Environnement et Changements climatiques Canada, de la Fondation familiale Trottier (via son soutien pour les activités de l’Institut de l’énergie Trottier) et de l’Accélérateur de transition, un organisme à but non lucratif donc le mandat est d’appuyer la transition énergétique dans divers secteurs économiques. Aucun droit de regard sur les analyses et les conclusions n’ont été accordés aux organismes qui ont financé ce texte ou des rapports sur lesquels il s’appuie. Les auteurs sont seuls responsables de celles-ci.

L’Institut de l’énergie Trottier de Polytechnique Montréal a été créé grâce à un généreux don de la Fondation familiale Trottier. Sa mission couvre la recherche, la formation et la diffusion d’information en lien avec les enjeux de décarbonation des systèmes énergétiques.

Pour soutenir le mandat de recherche du Groupe consultatif sur la carboneutralité, le projet de l’IET sur la biomasse a été réalisé avec le soutien financier du gouvernement du Canada. Le financement a été réalisé par le Fonds d’action et de sensibilisation pour le climat du Fonds pour dommages à l’environnement, administré par Environnement et Changement climatique Canada. Aucun droit de regard sur les analyses et les conclusions n’ont été accordés aux organismes qui ont financé ce rapport. Les auteurs sont seuls responsables de celles-ci.

Roberta Dagher travaille à l’Institut de l’énergie Trottier en support à l’Accélérateur de transition. Roberta Dagher ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article.

ref. Pour transiter vers une économie carboneutre, la biomasse a un rôle clé à jouer – https://theconversation.com/pour-transiter-vers-une-economie-carboneutre-la-biomasse-a-un-role-cle-a-jouer-268634

Assassinat de Mehdi Kessaci à Marseille : un tournant dans la guerre des narcos et de l’État ?

Source: The Conversation – France in French (3) – By Dennis Rodgers, Professeur, Chaire d’excellence A*Midex, Aix-Marseille Université (AMU)

Depuis l’assassinat, jeudi 13 novembre, de Mehdi Kessaci, frère du militant écologiste Amine Kessaci, engagé dans la lutte contre le trafic de drogue à Marseille, dans les Bouches-du-Rhône, les réactions politiques et médiatiques se multiplient. Ce meurtre signalerait une nouvelle étape de la montée en puissance du narcobanditisme en France, avec un crime ciblant la société civile ou même l’État. Entretien avec le sociologue Dennis Rodgers, auteur d’enquêtes sur les trafiquants de drogue en Amérique latine et à Marseille.


The Conversation : Le meurtre de Mehdi Kessaci peut-il être interprété comme un tournant dans la montée en puissance du narcobanditisme, avec une violence qui touche désormais la société civile ou l’État – certains commentateurs comparant la France à certains pays d’Amérique latine ou à l’Italie ?

Dennis Rodgers : Je ne partage pas cette lecture et je pense qu’il faut faire très attention avec ce genre de représentation. Cet événement est tragique, mais il n’est pas nouveau. À Marseille, il n’y a pas que des règlements de comptes entre trafiquants. D’ailleurs, la notion de règlement de compte en elle-même est une notion problématique. Elle réduit la violence à une violence entre dealers en la décontextualisant : les conflits liés aux drogues sont souvent liés à des conflits plus locaux, parfois intercommunautaires ou familiaux.

J’ai longuement enquêté au sein de la cité Félix-Pyat à Marseille (3ᵉ), et, en 2023, un groupe de dealers locaux avait fait circuler une lettre qui était assez menaçante envers des habitants du quartier. Ce n’est pas aussi violent qu’un assassinat, mais c’est aussi de l’intimidation, et des meurtres d’intimidation ont déjà eu lieu. Je pense aux victimes tuées et brûlées dans le coffre d’une voiture. Ces crimes sont destinés à faire peur et à faire passer un message.

Mais un cap n’est-il pas franchi avec ce meurtre du frère d’un militant politique ?

D. R. : Je ne pense pas qu’on ait assassiné le frère d’Amine Kessaci pour des raisons liées à son militantisme politique, mais probablement plus parce qu’il dénonce le trafic de drogue dans le quartier de Frais-Vallon (13ᵉ arrondissement de Marseille), dont il est issu. Je pense que ce serait une erreur de dire que ceci est un événement exceptionnel qui marque, en France, une transformation dans la confrontation entre des organisations trafiquantes et l’État. Or, c’est le discours mis en avant, sans doute pour que certaines personnes puissent se positionner en vue des prochaines élections ainsi que pour légitimer la mise en œuvre de certaines politiques.

Comment a évolué l’organisation du trafic à Marseille ces dernières années ?

D. R. : Premièrement, il faut dire que le trafic de drogue n’est pas monolithique, et il évolue sans cesse. On a ces images et ces mythes d’un trafic de drogue en tant que business centralisé, d’une entreprise avec des règles fixes, avec des logiques très claires. Mais c’est souvent un assemblage de différents groupes, d’échafaudages bricolés et sans cesse reconstruits. L’image de la mafia tentaculaire qui contrôle tout, de la production à la distribution, n’est pas avérée. Les jeunes qui vendent dans les cités ne sont pas directement liés à ceux qui importent la drogue en France. Ces différents niveaux ont des logiques différentes. Souvent le trafic de drogue local a lieu à travers des liens intimes, familiaux, des liens de voisinage, par exemple, ce qui n’est généralement pas le cas au niveau de l’exportation à grande échelle. Les personnes qui sont dans les cités ne sont pas celles qui amènent la drogue à Marseille, et elles ne le seront probablement jamais.

Cela semble contradictoire avec ce que l’on entend à propos d’organisations notoires, comme la DZ Mafia ou Yoda…

D. R. : Le journaliste Philippe Pujol a très bien décrit l’organisation du trafic à Marseille, expliquant comment, tout en haut, il y a les grossistes à l’échelon international qui font de l’import-export en grandes quantités vers les ports européens, dont Marseille, même si ces gros bonnets ne sont pas à Marseille, puis il y a des semi-grossistes, ceux qui récupèrent de la drogue et la distribuent dans les cités. À Marseille, ces derniers représentent une cinquantaine de personnes, ceux de la DZ Mafia, des Blacks, du Yoda, d’autres encore, avec autour d’eux une armée de peut-être 300 personnes. Mais ils ne s’occupent pas de la vente de terrain qu’ils sous-traitent dans les cités. Le terrain et les cités sont donc gérés par des petits délinquants, pas par les gros caïds du crime.

En vérité, on ne sait pas grand-chose d’organisations comme Yoda ou la DZ Mafia. Cette dernière par exemple communique souvent à travers des vidéos YouTube ou TikTok qui mettent en scène des hommes cagoulés et armés de kalachnikovs debout devant des drapeaux, mais il s’agit clairement de propagande, et on ignore véritablement si cette organisation est très centralisée ou composée de groupes franchisés qui se rallient sous un nom commun. La seule chose dont je suis relativement sûr est qu’en 2023, le nombre de morts à Marseille a explosé en raison d’une guerre entre ces deux groupes. Ceci étant dit, dans la cité Félix-Pyat, leurs noms étaient sur toutes les lèvres à ce moment-là, mais personne n’en parlait en 2022, ce qui montre bien à quel point les choses sont floues…

Mais que disent les autorités à propos de ces deux organisations, DZ Mafia et Yoda ?

D. R. : Il existe peu d’informations publiques concrètes à leur sujet. La police a tendance à communiquer sur des arrestations « spectaculaires » de tel ou tel « chef », ou bien sur le démantèlement d’un point de vente. On entend circuler des noms : cette personne serait le grand chef de Yoda, telle autre de la DZ Mafia, on parle d’arrestations au Maroc ou à Dubaï. Mais s’agit-il des chefs ou des lieutenants ? Comment est-ce que ces personnes basées à l’étranger communiquent avec ceux en France ? Quelle est la division du travail entre différents niveaux de ces groupes ? Il y a un vide de connaissance à propos de la nature de ces organisations, et ça laisse la place pour des interprétations et des discours stéréotypants et stéréotypés qui se construisent sans fondements solides…

Le ministre de l’intérieur Laurent Nuñez a parlé de mafia à la suite du meurtre de Mehdi Kessaci. L’hypothèse d’organisations de type mafieux au sens italien serait fausse ?

D. R. : La mafia italienne tuait régulièrement des juges, des hommes d’État, elle les corrompait massivement aussi. Cela était aussi le cas des cartels en Colombie dans le passé ou au Mexique à présent. Cela n’est pas le cas en France aujourd’hui. Ces mots de « mafia » ou de « cartel » portent un imaginaire puissant et permettent de mettre en scène une action de reprise en main, et à des hommes politiques de se positionner comme « hommes forts ». Mais ils ne sont pas forcément adaptés à la réalité.

Les politiques mises en œuvre à Marseille sont-elles efficaces ?

D. R. : Dans les cités à Marseille, le gouvernement envoie des CRS qui peuvent interrompre le trafic quelque temps, et qui arrêtent le plus souvent des petites mains, mais, à moins de camper dans les cités toute l’année, cela ne sert à rien : le trafic reprend après leur départ. Cette stratégie de « pillonage » épisodique ne s’attaque pas à la racine du problème, qui est bien évidemment social.

Sans coordination entre politiques sociales et politiques sécuritaires, on ne pourra pas résoudre le problème du trafic de drogue. En Suisse, où j’ai travaillé, il y a beaucoup plus de coordination entre services sociaux, éducatifs, et la police par exemple. Ces services échangent des informations pour comprendre quelles sont les personnes à risque et pourquoi, afin de faire de la prévention plutôt que de la répression…

La politique française est essentiellement fondée sur une notion très régalienne de l’État qui doit avoir le contrôle. Il est évidemment nécessaire de réprimer, mais il faudrait surtout concentrer l’attention sur les plus grands trafiquants, ceux qui amènent la drogue dans la ville, pour interrompre la chaîne du trafic dès le départ. Par ailleurs, il faut trouver des moyens de casser les marchés illégaux. Sans prôner une légalisation tous azimuts, on peut apprendre de l’expérience du Québec, par exemple, où l’on peut acheter la marijuana à des fins ludiques dans des dispensaires officiels depuis 2018. Cela a permis de fortement réduire les trafics locaux tout en générant des revenus pour l’État.

En 2023, il y a eu 49 homicides à Marseille, 18 en 2024, puis 9 en 2025. On constate une baisse, comment l’expliquez-vous ?

D. R. : En fait, les chiffres actuels reviennent aux proportions qu’on a connues avant 2023, qui oscillaient entre 15 et 30 meurtres par an. Comme je l’ai déjà mentionné, en 2023, il y a eu un conflit entre la DZ Mafia et Yoda pour reprendre le contrôle de points de vente dans différentes cités. Les origines de ce conflit sont assez obscures. On m’a rapporté à plusieurs reprises que les chefs de ces deux organisations étaient des amis d’enfance qui s’étaient réparti les points de vente. Puis il y aurait eu un conflit entre ces deux hommes dans une boîte de nuit à Bangkok, en Thaïlande, à cause d’une histoire de glaçons jetés à la figure… J’ignore si tout cela est vrai, mais c’est la rumeur qui circule, et il n’y a pas de doute qu’il y ait eu une guerre, finalement perdue par Yoda.

La conséquence de la victoire de la DZ mafia est que les homicides baissent. Il faut comprendre que les trafiquants ne cherchent pas nécessairement à utiliser la violence, car elle attire l’attention et gêne le commerce. Même si le trafic de drogue est souvent associé à des menaces ou à de l’intimidation, les actes de violence sont souvent déclenchés par des incidents mineurs – mais ils peuvent ensuite devenir incontrôlables.

Vous avez enquêté sur le terrain et rencontré de nombreux jeunes des cités marseillaises, y compris engagés dans le trafic. Quel regard portez-vous sur leurs parcours ?

D. R. : Le choix de s’engager dans le trafic est lié à une situation de violence structurelle, d’inégalités, de discrimination. Les jeunes hommes et femmes qui font ce choix n’ont pas un bon accès au marché du travail formel. Faire la petite main, même si c’est pas très bien payé, représente une opportunité concrète. Pour ces jeunes, cela permet de rêver d’obtenir mieux un jour.

J’insiste sur le fait que le contexte structurel ne doit jamais être ignoré dans cette question des trafics. J’ai constaté qu’à l’école primaire de la cité Félix-Pyat, qui bénéficie du programme de soutien aux quartiers prioritaires REP+, les jeunes bénéficient d’opportunités fabuleuses : ils voyagent, peuvent faire de la musique, de la cuisine, les professeurs sont très disponibles. C’est pour ainsi dire une véritable expérience des valeurs républicaines de liberté, d’égalité et de fraternité. Mais dès le collège, ces jeunes sont le plus souvent orientés vers des filières professionnelles ou découragés de poursuivre des études. Ensuite, ils se retrouvent au chômage pour des raisons qui dépassent le cadre éducatif. Un jeune avec lequel j’ai fait un entretien en 2022 m’a raconté qu’après une centaine de CV envoyés, il n’avait rien obtenu. Un jour, il a changé l’adresse sur son CV et a trouvé du travail très vite…

Les discriminations vis-à-vis des habitants des cités, des origines ou de la religion sont profondes, et restent un angle mort de la politique française. Si on veut vraiment agir contre des trafics, il faut prendre au sérieux ces problématiques.


Propos recueillis par David Bornstein.

The Conversation

Les recherches de Dennis Rodgers bénéficient d’une aide du gouvernement français au titre de France 2030, dans le
cadre de l’initiative d’Excellence d’Aix-Marseille Université – AMIDEX (Chaire d’Excellence AMX-23-CEI-117).

ref. Assassinat de Mehdi Kessaci à Marseille : un tournant dans la guerre des narcos et de l’État ? – https://theconversation.com/assassinat-de-mehdi-kessaci-a-marseille-un-tournant-dans-la-guerre-des-narcos-et-de-letat-270339

Pourquoi l’eau est devenue un enjeu de pouvoir et de sécurité en Afrique

Source: The Conversation – in French – By Anthony Turton, Professor: Centre for Environmental Management, University of the Free State

L’eau est souvent considérée comme allant de soi, lorsque l’on a la chance de la voir couler au robinet. Pourtant, elle est au cœur de la sécurité nationale.

Contrôler l’eau signifie contrôler une ressource essentielle qui permet à l’économie de fonctionner et de rester stable. L’eau soutient l’emploi, les entreprises et les moyens de subsistance. Lorsqu’elle est bien gérée, l’économie des pays est plus forte et plus sûre.




Read more:
Les aquifères africains contiennent plus de 20 fois l’eau stockée dans les lacs du continent, mais ils ne sont pas la réponse à la pénurie d’eau


Je suis un universitaire spécialisé dans l’étude des fleuves transfrontaliers et les questions de sécurité nationale. Ce domaine de recherche étudie le conflit entre le concept juridique d’égalité souveraine (selon lequel tous les pays sont égaux en droit international) et les droits associés aux cours d’eau et aux délimitations frontalières.

Les conflits autour des fleuves, du Chobe et de l’Orange en Afrique australe au Nil dans le nord, montrent que l’accès à l’eau et le contrôle des sources d’eau peuvent déterminer la stabilité sociale, les migrations, les investissements et même les relations internationales.

Comment les changements fluviaux créent des conflits frontaliers

Un bon exemple est celui de la petite île située sur le fleuve Chobe, entre le Botswana et la Namibie. Cette île est appelée Kasikili au Botswana et Sedudu en Namibie. La question de la propriété de l’île est devenue importante après l’indépendance de la Namibie, qui a porté l’affaire devant la Cour internationale de justice en 1996, affirmant que l’île était son territoire depuis toujours.

La Cour a statué contre la Namibie, invoquant la norme internationale qui reconnaît le thalweg du fleuve comme véritable frontière.




Read more:
Sécurité alimentaire en Afrique : la gestion de l’eau sera vitale dans une région en pleine expansion


Le thalweg est la partie la plus profonde du lit d’un fleuve. Mais dans les cours d’eau qui évoluent rapidement, ce point le plus profond peut se déplacer au fil du temps, parfois après une seule grande crue. Dans ce cas, l’île se trouvait du côté botswanais du thalweg et appartenait donc au Botswana.

Cette délimitation juridique peut être très contestée, en particulier lorsqu’il s’agit de déterminer quel pays a accès aux ressources minérales des fleuves et de la mer (la délimitation des frontières s’étend jusqu’aux océans au niveau des estuaires).

Un autre exemple est le fleuve Orange, long de 2 200 kilomètres, et plus grand fleuve d’Afrique d’Afrique du Sud. Il traverse quatre pays – le Lesotho, l’Afrique du Sud, le Botswana et la Namibie – et en 1890, la frontière entre la Namibie et l’Afrique du Sud a été définie comme suivant la rive namibienne du fleuve (la ligne des hautes eaux) plutôt que le thalweg (ligne médiane).




Read more:
920 millions de personnes pourraient être confrontées à des conflits liés aux cours d’eau d’ici à 2050 : ce que notre étude a révélé en Afrique


La raison pour laquelle cette délimitation frontalière particulière ignore la norme juridique internationale consistant à utiliser le thalweg remonte à l’époque coloniale. À cette époque, des hostilités existaient entre la Grande-Bretagne et l’Allemagne. Les autorités britanniques de la colonie du Cap estimaient qu’il était possible d’empêcher l’installation permanente des Allemands en refusant à l’Afrique du Sud-Ouest allemande l’accès à l’approvisionnement fiable en eau du fleuve Orange.

Cette décision était motivée par la sécurité nationale et la perception d’une menace. Dans mes recherches, j’ai souvent observé ce type de situation.

Comment les frontières hydrauliques affectent la sécurité d’un pays

Le contrôle de l’eau est source de sécurité, qui peut prendre de nombreuses formes. Le contrôle des eaux de crue permet de se prémunir contre les inondations et les noyades. La lutte contre les inondations implique généralement la construction d’un ou plusieurs barrages afin de réduire l’ampleur des crues les plus importantes.

Contrôler l’eau stockée dans les barrages signifie que pendant les périodes de sécheresse, la société disposera toujours d’un approvisionnement en eau et pourra continuer à fonctionner normalement. Le contrôle de l’eau génère donc une sécurité qui permet à la société de prospérer.

C’est également une question très controversée, comme on le voit dans le cas du fleuve Nil. Long de 6 650 km, c’est l’un des plus longs fleuves du monde, qui draine 10 % de l’ensemble du continent africain. Onze États riverains – Burundi, République démocratique du Congo, Égypte, Érythrée, Éthiopie, Kenya, Rwanda, Soudan du Sud, Soudan, Tanzanie et Ouganda – se partagent le Nil. Le Grand barrage de la Renaissance éthiopienne est le dernier en date des nombreux points de discorde.

L’Égypte revendique des droits souverains sur le Nil. Mais cela entre en conflit avec les droits souverains de l’Éthiopie, qui a construit le barrage. L’Égypte a accusé l’Éthiopie d’avoir accaparé cette ressource. La question est complexe sur le plan juridique et délicate sur le plan politique.

L’eau peut également renforcer la sécurité d’un pays, d’une ville ou d’une village. En 2018, Le Cap, en Afrique du Sud, a frôlé une crise du Day Zero (Jour Zéro) qui a fait la une des journaux internationaux. La ville faisait face à la perspective de se retrouver littéralement à court d’eau. Cela s’est produit parce que l’eau de plusieurs cours d’eaux locaux avait été détournée grâce à des transferts entre bassins versants. Ce qui, combiné à la sécheresse, a rendu la ville vulnérable.

Aujourd’hui, la ville a adopté une stratégie durable qui repose sur deux piliers : le recyclage des eaux usées et le développement d’unités de dessalement de l’eau de mer à l’échelle industrielle.

La sécurité nationale dépend de la sécurité de l’approvisionnement en eau

Les êtres humains sont des migrants par nature, ils se déplaceront donc naturellement des zones peu sûres vers des zones plus sûres. Les migrants apportent avec eux du capital : des compétences humaines et des ressources financières.

La gestion de l’eau doit être basée sur les flux naturels des populations. Les mouvements internes de population en Afrique du Sud étaient autrefois contrôlés par une politique appelée « contrôle des flux migratoires ». Cette politique, considérée comme une violation des droits humains, a été rejetée. Elle était au cœur de la lutte armée pour la libération.

Au cours des quarante dernières années, la population a presque triplé, entraînant une migration incontrôlée des zones rurales vers les villes. Ces migrations ont submergé les infrastructures. L’approvisionnement en eau et l’assainissement n’ont pas suivi le rythme, créant une nouvelle forme de crise de sécurité nationale.

Des capitaux sont nécessaires pour créer des emplois et assurer la stabilité sociale d’une population marquée par les migrations. Mais les investisseurs sont de moins en moins disposés à s’implanter dans des régions submergées par des migrations qui dépassent les capacités des services d’approvisionnement en eau et d’assainissement.

Nous pouvons ainsi constater que la sécurité nationale dépend de la sécurité de l’approvisionnement en eau, car la stabilité sociale et le bien-être économique sont directement liés aux flux de personnes possédant des compétences et des capitaux. Il est essentiel de considérer l’eau comme un risque pour la sécurité nationale afin de mettre en place les réformes politiques nécessaires pour créer les conditions propices à l’épanouissement des êtres humains. Les capitaux affluent toujours vers les endroits où les gens peuvent s’épanouir. La politique de l’eau soit s’aligner sur cette simple réalité.

The Conversation

Anthony Turton est aujourd’hui à la retraite, mais il a par le passé reçu des financements de la Water Research Commission, du ministère suédois des Affaires étrangères, de Green Cross International et de la FAO.

ref. Pourquoi l’eau est devenue un enjeu de pouvoir et de sécurité en Afrique – https://theconversation.com/pourquoi-leau-est-devenue-un-enjeu-de-pouvoir-et-de-securite-en-afrique-270187

« Les Dents de la mer » : genèse d’une bande originale mythique

Source: The Conversation – France (in French) – By Jared Bahir Browsh, Assistant Teaching Professor of Critical Sports Studies, University of Colorado Boulder

Pour beaucoup d’historiens du cinéma, le film _Les Dents de la mer_ (1975) fut le premier blockbuster. Steve Kagan/Getty Images

La séquence de deux notes légendaires, qui fait monter la tension dans « les Dents de la mer », géniale trouvaille du compositeur John Williams, trouve son origine dans la musique classique du début du XXᵉ siècle, mais aussi chez Mickey Mouse et chez Hitchcock.


Depuis les Dents de la mer, deux petites notes qui se suivent et se répètent – mi, fa, mi, fa – sont devenues synonymes de tension, et suscitent dans l’imaginaire collectif la terreur primitive d’être traqué par un prédateur, en l’occurrence un requin sanguinaire.

Il y a cinquante ans, le film à succès de Steven Spielberg – accompagné de sa bande originale composée par John Williams – a convaincu des générations de nageurs de réfléchir à deux fois avant de se jeter à l’eau.

En tant que spécialiste de l’histoire des médias et de la culture populaire, j’ai décidé d’approfondir la question de la longévité de cette séquence de deux notes et j’ai découvert qu’elle était l’héritage direct de la musique classique du XIXe siècle, mais qu’elle a aussi des liens avec Mickey Mouse et le cinéma d’Alfred Hitchcock.

Lorsque John Williams a proposé un thème à deux notes pour les Dents de la mer, Steven Spielberg a d’abord pensé qu’il s’agissait d’une blague.

Le premier blockbuster estival de l’histoire

En 1964, le pêcheur Frank Mundus tue un grand requin blanc de deux tonnes au large de Long Island au nord-est des États-Unis.

Après avoir entendu cette histoire, le journaliste indépendant Peter Benchley se met à écrire un roman qui raconte comment trois hommes tentent de capturer un requin mangeur d’hommes, en s’inspirant de Mundus pour créer le personnage de Quint. La maison d’édition Doubleday signe un contrat avec Benchley et, en 1973, les producteurs d’Universal Studios, Richard D. Zanuck et David Brown, achètent les droits cinématographiques du roman avant même sa publication. Spielberg, alors âgé de 26 ans, est engagé pour réaliser le film.

Exploitant les peurs à la fois fantasmées et réelles liées aux grands requins blancs – notamment une série tristement célèbre d’attaques de requins le long de la côte du New Jersey en 1916 –, le roman de Benchley publié en 1974, devient un best-seller. Le livre a joué un rôle clé dans la campagne marketing d’Universal, qui a débuté plusieurs mois avant la sortie du film.

À partir de l’automne 1974, Zanuck, Brown et Benchley participent à plusieurs émissions de radio et de télévision afin de promouvoir simultanément la sortie de l’édition de poche du roman et celle à venir du film. La campagne marketing comprend également une campagne publicitaire nationale à la télévision qui met en avant le thème à deux notes du compositeur émergent John Williams. Le film devait sortir en été, une période qui, à l’époque, était réservée aux films dont les critiques n’étaient pas très élogieuses.

Les publicités télévisées faisant la promotion du film mettaient en avant le thème à deux notes de John Williams.

À l’époque, les films étaient généralement distribués petit à petit, après avoir fait l’objet de critiques locales. Cependant, la décision d’Universal de sortir le film dans des centaines de salles à travers le pays, le 20 juin 1975, a généré d’énormes profits, déclenchant une série de quatorze semaines en tête du box-office américain.

Beaucoup considèrent les Dents de la mer comme le premier véritable blockbuster estival. Le film a propulsé Spielberg vers la célébrité et marqué le début d’une longue collaboration entre le réalisateur et Williams, qui allait remporter le deuxième plus grand nombre de nominations aux Oscars de l’histoire, avec 54 nominations, derrière Walt Disney et ses 59 nominations.

Le cœur battant du film

Bien qu’elle soit aujourd’hui considérée comme l’une des plus grandes musiques de l’histoire du cinéma, lorsque Williams a proposé son thème à deux notes, Spielberg a d’abord pensé qu’il s’agissait d’une blague.

Mais Williams s’était inspiré de compositeurs des XIXe et XXe siècles, notamment Claude Debussy (1862-1918), Igor Stravinsky (1882-1971) et surtout de la Symphonie n° 9 (1893), d’Antonin Dvorak (1841-1904), dite Symphonie du Nouveau Monde. Dans le thème des Dents de la mer, on peut entendre des échos de la fin de la symphonie de Dvorak, et reconnaître l’emprunt à une autre œuvre musicale, Pierre et le Loup (1936), de Sergueï Prokofiev.

Pierre et le Loup et la bande originale des Dents de la mer sont deux excellents exemples de leitmotivs, c’est-à-dire de morceaux de musique qui représentent un lieu ou un personnage.

Le rythme variable de l’ostinato – un motif musical qui se répète – suscite des émotions et une peur de plus en plus intenses. Ce thème est devenu fondamental lorsque Spielberg et son équipe technique ont dû faire face à des problèmes techniques avec les requins pneumatiques. En raison de ces problèmes, le requin n’apparaît qu’à la 81ᵉ minute du film qui en compte 124. Mais sa présence se fait sentir à travers le thème musical de Williams qui, selon certains experts musicaux, évoque les battements du cœur du requin.

Un faux requin émergeant et attaquant un acteur sur le pont d’un bateau de pêche
Pendant le tournage, des problèmes avec le requin mécanique ont contraint Steven Spielberg à s’appuyer davantage sur la musique du film.
Screen Archives/Moviepix/Getty Images

Des sons pour manipuler les émotions

Williams doit également remercier Disney d’avoir révolutionné la musique axée sur les personnages dans les films. Les deux hommes ne partagent pas seulement une vitrine remplie de trophées. Ils ont également compris comment la musique peut intensifier les émotions et amplifier l’action.

Bien que sa carrière ait débuté à l’époque du cinéma muet, Disney est devenu un titan du cinéma, puis des médias, en tirant parti du son pour créer l’une des plus grandes stars de l’histoire des médias, Mickey Mouse.

Lorsque Disney vit le Chanteur de jazz en 1927, il comprit que le son serait l’avenir du cinéma.

Le 18 novembre 1928, Steamboat Willie fut présenté en avant-première au Colony Theater d’Universal à New York. Il s’agissait du premier film d’animation de Disney à intégrer un son synchronisé avec les images.

Contrairement aux précédentes tentatives d’introduction du son dans les films en utilisant des tourne-disques ou en faisant jouer des musiciens en direct dans la salle, Disney a utilisé une technologie qui permettait d’enregistrer le son directement sur la bobine de film. Ce n’était pas le premier film d’animation avec son synchronisé, mais il s’agissait d’une amélioration technique par rapport aux tentatives précédentes, et Steamboat Willie est devenu un succès international, lançant la carrière de Mickey et celle de Disney.

L’utilisation de la musique ou du son pour accompagner le rythme des personnages à l’écran fut baptisée « mickeymousing ».

En 1933, King Kong utilisait habilement le mickeymousing dans un film d’action réelle, avec une musique calquée sur les états d’âme du gorille géant. Par exemple, dans une scène, Kong emporte Ann Darrow, interprétée par l’actrice Fay Wray. Le compositeur Max Steiner utilise des tonalités plus légères pour traduire la curiosité de Kong lorsqu’il tient Ann, suivies de tonalités plus rapides et inquiétantes lorsque Ann s’échappe et que Kong la poursuit. Ce faisant, Steiner encourage les spectateurs à la fois à craindre et à s’identifier à la bête tout au long du film, les aidant ainsi à suspendre leur incrédulité et à entrer dans un monde fantastique.

Le mickeymousing a perdu de sa popularité après la Seconde Guerre mondiale. De nombreux cinéastes le considéraient comme enfantin et trop simpliste pour une industrie cinématographique en pleine évolution et en plein essor.

Les vertus du minimalisme

Malgré ces critiques, cette technique a tout de même été utilisée pour accompagner certaines scènes emblématiques, avec, par exemple, les violons frénétiques qui accompagne la scène de la douche dans Psychose (1960), d’Alfred Hitchcock, dans laquelle Marion Crane se fait poignarder.

Spielberg idolâtrait Hitchcock. Le jeune Spielberg a même été expulsé des studios Universal après s’y être faufilé pour assister au tournage du Rideau déchiré, en 1966.

Bien qu’Hitchcock et Spielberg ne se soient jamais rencontrés, les Dents de la mer sont sous l’influence d’Hitchcock, le « maître du suspense ». C’est peut-être pour cette raison que Spielberg a finalement surmonté ses doutes quant à l’utilisation d’un élément aussi simple pour représenter la tension dans un thriller.

Un jeune homme aux cheveux mi-longs parle au téléphone devant l’image d’un requin à la gueule ouverte
Steven Spielberg n’avait que 26 ans lorsqu’il a signé pour réaliser les Dents de la mer.
Universal/Getty Images

L’utilisation du motif à deux notes a ainsi permis à Spielberg de surmonter les problèmes de production rencontrés lors de la réalisation du premier long métrage tourné en mer. Le dysfonctionnement du requin animatronique a contraint Spielberg à exploiter le thème minimaliste de Williams pour suggérer la présence inquiétante du requin, malgré les apparitions limitées de la star prédatrice.

Au cours de sa carrière légendaire, Williams a utilisé un motif sonore similaire pour certains personnages de Star Wars. Chaque fois que Dark Vador apparaissait, la « Marche impériale » était jouée pour mieux souligner la présence du chef du côté obscur.

Alors que les budgets des films avoisinent désormais un demi-milliard de dollars (plus de 434 millions d’euros), le thème des Dents de la mer – comme la façon dont ces deux  notes suscitent la tension – nous rappelle que dans le cinéma, parfois, le minimalisme peut faire des merveilles.

The Conversation

Jared Bahir Browsh ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. « Les Dents de la mer » : genèse d’une bande originale mythique – https://theconversation.com/les-dents-de-la-mer-genese-dune-bande-originale-mythique-268947

Affaire Epstein et MAGA : comprendre le calcul politique derrière le revirement de Trump

Source: The Conversation – France in French (3) – By Alex Hinton, Distinguished Professor of Anthropology; Director, Center for the Study of Genocide and Human Rights, Rutgers University – Newark

Avec le dernier revirement du président Donald Trump concernant la divulgation des éléments d’enquête de l’affaire Jeffrey Epstein détenus par le ministère américain de la justice – revirement, puisqu’après s’y être opposé, l’hôte de la Maison Blanche s’y déclare aujourd’hui favorable –, les partisans de MAGA pourraient enfin avoir accès aux documents qu’ils attendent depuis longtemps. Dans l’après-midi du 18 novembre 2025, la Chambre a voté à une écrasante majorité en faveur de leur divulgation, un seul républicain ayant voté contre la mesure. Plus tard dans la journée, le Sénat a approuvé à l’unanimité l’adoption de la mesure, ensuite transmise au président pour signature.

Naomi Schalit, notre collègue du service politique de « The Conversation » aux États-Unis, s’est entretenue avec Alex Hinton, qui étudie le mouvement MAGA depuis des années, au sujet de l’intérêt soutenu des républicains du mouvement Make America Great Again pour l’affaire Jeffrey Epstein, accusé de trafic sexuel d’enfants. Hinton explique comment cet intérêt s’accorde avec ce qu’il connaît du noyau dur des partisans de Trump.


The Conversation : Vous êtes un expert du mouvement MAGA. Comment avez-vous constitué vos connaissances en la matière ?

Alex Hinton : Je suis anthropologue culturel, et notre travail consiste à mener des recherches sur le terrain. Nous allons là où les personnes que nous étudions vivent, agissent et parlent. Nous observons, nous passons du temps avec elles et nous voyons ce qui se passe. Nous écoutons, puis nous analysons ce que nous entendons. Nous essayons de comprendre les systèmes de signification qui structurent le groupe que nous étudions. Et puis, bien sûr, il y a les entretiens.

Un homme en costume, entouré d’une foule, se tient devant un pupitre recouvert de microphones sur lequel est inscrit « EPSTEIN FILES TRANSPARENCY ACT » (loi sur la transparence des dossiers Epstein)
Le représentant états-unien Thomas Massie, républicain du Texas, s’exprime lors d’une conférence de presse aux côtés de victimes présumées de Jeffrey Epstein, au Capitole américain, le 3 septembre 2025.
Bryan Dozier/Middle East Images/AFP/Getty Images

Il semble que les partisans inconditionnels de Trump, les MAGA, soient très préoccupés par divers aspects de l’affaire Epstein, notamment la divulgation de documents détenus par le gouvernement des États-Unis. Sont-ils réellement préoccupés par cette affaire ?

A. H. : La réponse est oui, mais elle comporte aussi une sorte de « non » implicite. Il faut commencer par se demander ce qu’est le mouvement MAGA.

Je le perçois comme ce que l’on appelle en anthropologie un « mouvement nativiste », centré sur les « habitants du pays ». C’est là que prend racine le discours « America First ».

C’est aussi un mouvement xénophobe, marqué par la peur des étrangers, des envahisseurs. C’est un mouvement populiste, c’est-à-dire tourné vers « le peuple ».

Tucker Carlson a interviewé Marjorie Taylor Greene, et il a déclaré : « « Je vais passer en revue les cinq piliers du MAGA. » Il s’agissait de l’Amérique d’abord, pilier absolument central ; des frontières – qu’il faut sécuriser ; du rejet du mondialisme, ou du constat de l’échec de la mondialisation ; de la liberté d’expression ; et de la fin des guerres à l’étranger. J’ajouterais l’insistance sur « Nous, le peuple », opposé aux élites.

Chacun de ces piliers est étroitement lié à une dynamique clé du mouvement MAGA, à savoir la théorie du complot. Et ces théories du complot sont en général anti-élites et opposant « Nous, le peuple » à ces dernières.

Et si l’on prend l’affaire Epstein, on constate qu’elle fait converger de nombreuses théories du complot : Stop the Steal, The Big Lie, la « guerre juridique », l’« État profond », la théorie du remplacement. Epstein touche à tous ces thèmes : l’idée d’une conspiration des élites agissant contre les intérêts du peuple, avec parfois une tonalité antisémite. Et surtout, si l’on revient au Pizzagate en 2016, où la théorie affirmait que des élites démocrates se livraient à des activités « démoniaques » de trafic sexuel, Epstein est perçu comme la preuve concrète de ces accusations.

Une sorte de fourre-tout où Epstein est le plus souvent impliqué qu’autre chose ?

A. H. : On le retrouve partout. Présent dès le début, car il fait partie de l’élite et qu’on pense qu’il se livrait au trafic sexuel. Et puis il y a les soupçons envers un « État profond », envers le gouvernement, qui nourrissent l’idée de dissimulations. Que promettait MAGA ? Trump a dit : « Nous allons vous donner ce que vous voulez », n’est-ce pas ? Kash Patel, Pam Bondi, tout le monde disait que tout serait dévoilé. Et, à y regarder de plus près, cela ressemble fortement à une dissimulation.

Mais en fin de compte, beaucoup de membres de MAGA ont compris qu’il fallait rester fidèles à Trump. Dire qu’il n’y a pas de MAGA sans Trump serait peut-être excessif. S’il n’y a certainement pas de trumpisme sans Trump, le MAGA sans Trump serait comme le Tea Party : le mouvement disparaîtrait tout simplement.

La base MAGA soutient Trump plus que les républicains traditionnels sur ce sujet. Je ne pense donc pas que cela provoquera une rupture, même si cela crée des tensions. Et on voit bien en ce moment que Trump traverse certaines tensions.

Une femme blonde coiffée d’un bonnet rouge parle devant un micro tandis qu’un homme en costume se tient derrière elle, avec des drapeaux américains en arrière-plan
Le président Donald Trump et la représentante Marjorie Taylor Greene, qui le soutenait de longue date et qui est devenue persona non grata à la suite de la publication des dossiers Epstein.
Elijah Nouvelage/AFP Getty Images

La rupture que nous observons est celle de Trump avec l’une de ses principales partisanes du MAGA, l’élue républicaine de Géorgie Marjorie Taylor Greene, et non celle de la partisane du MAGA avec Trump.

Avec Greene, sa relation avec Trump ressemble parfois à un yo-yo : tensions, séparation, puis réconciliation. Avec Elon Musk c’était un peu la même chose. Une rupture, puis un retour en arrière – comme Musk l’a fait. Je ne pense pas que cela annonce une fracture plus large au sein de MAGA.

Il semble que Trump ait fait volte-face au sujet de la publication des documents afin que le mouvement MAGA n’ait pas à rompre avec lui.

A. H. : C’est tout à fait vrai. Trump est extrêmement habile pour retourner n’importe quelle histoire à son avantage. Il est un peu comme un joueur d’échecs
– sauf quand il laisse échapper quelque chose – avec toujours deux coups d’avance, et, d’une certaine manière, nous sommes toujours en retard. C’est impressionnant.

Il y a une autre dimension de la mouvance MAGA : l’idée qu’il ne faut pas « contrarier le patron ». C’est une forme d’attachement excessif à Trump, et personne ne le contredit. Si vous vous écartez de la ligne, vous savez ce qui peut arriver – regardez Marjorie Taylor Greene. Vous risquez d’être éliminé lors des primaires.

Trump a probablement joué un coup stratégique brillant, en déclarant soudainement : « Je suis tout à fait favorable à sa divulgation. Ce sont en réalité les démocrates qui sont ces élites maléfiques, et maintenant nous allons enquêter sur Bill Clinton et les autres. » Il reprend le contrôle du récit, il sait parfaitement comment faire, et c’est intentionnel. On peut dire ce qu’on veut, mais Trump est charismatique, et il connaît très bien l’effet qu’il produit sur les foules. Ne le sous-estimez jamais.

Le mouvement MAGA se soucie-t-il des filles qui ont été victimes d’abus sexuels ?

A. H. : Il existe une réelle inquiétude, notamment parmi les chrétiens fervents du mouvement MAGA, pour qui le trafic sexuel est un sujet central.

Si l’on considère les principes de moralité chrétienne, cela renvoie aussi à des notions d’innocence, d’attaque par des forces « démoniaques », et d’agression contre « Nous, le peuple » de la part des élites. C’est une violation profonde, et, bien sûr, qui ne serait pas horrifié par l’idée de trafic sexuel ? Mais dans les cercles chrétiens, ce sujet est particulièrement important.

The Conversation

Alex Hinton a reçu des financements du Rutgers-Newark Sheila Y. Oliver Center for Politics and Race in America, du Rutgers Research Council et de la Henry Frank Guggenheim Foundation.

ref. Affaire Epstein et MAGA : comprendre le calcul politique derrière le revirement de Trump – https://theconversation.com/affaire-epstein-et-maga-comprendre-le-calcul-politique-derriere-le-revirement-de-trump-270310

Comment le revirement de Trump dans l’affaire Epstein éclaire les ressorts profonds du mouvement MAGA

Source: The Conversation – France in French (3) – By Alex Hinton, Distinguished Professor of Anthropology; Director, Center for the Study of Genocide and Human Rights, Rutgers University – Newark

Avec le dernier revirement du président Donald Trump concernant la divulgation des éléments d’enquête de l’affaire Jeffrey Epstein détenus par le ministère américain de la justice – revirement, puisqu’après s’y être opposé, l’hôte de la Maison Blanche s’y déclare aujourd’hui favorable –, les partisans de MAGA pourraient enfin avoir accès aux documents qu’ils attendent depuis longtemps. Dans l’après-midi du 18 novembre 2025, la Chambre a voté à une écrasante majorité en faveur de leur divulgation, un seul républicain ayant voté contre la mesure. Plus tard dans la journée, le Sénat a approuvé à l’unanimité l’adoption de la mesure, ensuite transmise au président pour signature.

Naomi Schalit, notre collègue du service politique de « The Conversation » aux États-Unis, s’est entretenue avec Alex Hinton, qui étudie le mouvement MAGA depuis des années, au sujet de l’intérêt soutenu des républicains du mouvement Make America Great Again pour l’affaire Jeffrey Epstein, accusé de trafic sexuel d’enfants. Hinton explique comment cet intérêt s’accorde avec ce qu’il connaît du noyau dur des partisans de Trump.


The Conversation : Vous êtes un expert du mouvement MAGA. Comment avez-vous constitué vos connaissances en la matière ?

Alex Hinton : Je suis anthropologue culturel, et notre travail consiste à mener des recherches sur le terrain. Nous allons là où les personnes que nous étudions vivent, agissent et parlent. Nous observons, nous passons du temps avec elles et nous voyons ce qui se passe. Nous écoutons, puis nous analysons ce que nous entendons. Nous essayons de comprendre les systèmes de signification qui structurent le groupe que nous étudions. Et puis, bien sûr, il y a les entretiens.

Un homme en costume, entouré d’une foule, se tient devant un pupitre recouvert de microphones sur lequel est inscrit « EPSTEIN FILES TRANSPARENCY ACT » (loi sur la transparence des dossiers Epstein)
Le représentant états-unien Thomas Massie, républicain du Texas, s’exprime lors d’une conférence de presse aux côtés de victimes présumées de Jeffrey Epstein, au Capitole américain, le 3 septembre 2025.
Bryan Dozier/Middle East Images/AFP/Getty Images

Il semble que les partisans inconditionnels de Trump, les MAGA, soient très préoccupés par divers aspects de l’affaire Epstein, notamment la divulgation de documents détenus par le gouvernement des États-Unis. Sont-ils réellement préoccupés par cette affaire ?

A. H. : La réponse est oui, mais elle comporte aussi une sorte de « non » implicite. Il faut commencer par se demander ce qu’est le mouvement MAGA.

Je le perçois comme ce que l’on appelle en anthropologie un « mouvement nativiste », centré sur les « habitants du pays ». C’est là que prend racine le discours « America First ».

C’est aussi un mouvement xénophobe, marqué par la peur des étrangers, des envahisseurs. C’est un mouvement populiste, c’est-à-dire tourné vers « le peuple ».

Tucker Carlson a interviewé Marjorie Taylor Greene, et il a déclaré : « « Je vais passer en revue les cinq piliers du MAGA. » Il s’agissait de l’Amérique d’abord, pilier absolument central ; des frontières – qu’il faut sécuriser ; du rejet du mondialisme, ou du constat de l’échec de la mondialisation ; de la liberté d’expression ; et de la fin des guerres à l’étranger. J’ajouterais l’insistance sur « Nous, le peuple », opposé aux élites.

Chacun de ces piliers est étroitement lié à une dynamique clé du mouvement MAGA, à savoir la théorie du complot. Et ces théories du complot sont en général anti-élites et opposant « Nous, le peuple » à ces dernières.

Et si l’on prend l’affaire Epstein, on constate qu’elle fait converger de nombreuses théories du complot : Stop the Steal, The Big Lie, la « guerre juridique », l’« État profond », la théorie du remplacement. Epstein touche à tous ces thèmes : l’idée d’une conspiration des élites agissant contre les intérêts du peuple, avec parfois une tonalité antisémite. Et surtout, si l’on revient au Pizzagate en 2016, où la théorie affirmait que des élites démocrates se livraient à des activités « démoniaques » de trafic sexuel, Epstein est perçu comme la preuve concrète de ces accusations.

Une sorte de fourre-tout où Epstein est le plus souvent impliqué qu’autre chose ?

A. H. : On le retrouve partout. Présent dès le début, car il fait partie de l’élite et qu’on pense qu’il se livrait au trafic sexuel. Et puis il y a les soupçons envers un « État profond », envers le gouvernement, qui nourrissent l’idée de dissimulations. Que promettait MAGA ? Trump a dit : « Nous allons vous donner ce que vous voulez », n’est-ce pas ? Kash Patel, Pam Bondi, tout le monde disait que tout serait dévoilé. Et, à y regarder de plus près, cela ressemble fortement à une dissimulation.

Mais en fin de compte, beaucoup de membres de MAGA ont compris qu’il fallait rester fidèles à Trump. Dire qu’il n’y a pas de MAGA sans Trump serait peut-être excessif. S’il n’y a certainement pas de trumpisme sans Trump, le MAGA sans Trump serait comme le Tea Party : le mouvement disparaîtrait tout simplement.

La base MAGA soutient Trump plus que les républicains traditionnels sur ce sujet. Je ne pense donc pas que cela provoquera une rupture, même si cela crée des tensions. Et on voit bien en ce moment que Trump traverse certaines tensions.

Une femme blonde coiffée d’un bonnet rouge parle devant un micro tandis qu’un homme en costume se tient derrière elle, avec des drapeaux américains en arrière-plan
Le président Donald Trump et la représentante Marjorie Taylor Greene, qui le soutenait de longue date et qui est devenue persona non grata à la suite de la publication des dossiers Epstein.
Elijah Nouvelage/AFP Getty Images

La rupture que nous observons est celle de Trump avec l’une de ses principales partisanes du MAGA, l’élue républicaine de Géorgie Marjorie Taylor Greene, et non celle de la partisane du MAGA avec Trump.

Avec Greene, sa relation avec Trump ressemble parfois à un yo-yo : tensions, séparation, puis réconciliation. Avec Elon Musk c’était un peu la même chose. Une rupture, puis un retour en arrière – comme Musk l’a fait. Je ne pense pas que cela annonce une fracture plus large au sein de MAGA.

Il semble que Trump ait fait volte-face au sujet de la publication des documents afin que le mouvement MAGA n’ait pas à rompre avec lui.

A. H. : C’est tout à fait vrai. Trump est extrêmement habile pour retourner n’importe quelle histoire à son avantage. Il est un peu comme un joueur d’échecs
– sauf quand il laisse échapper quelque chose – avec toujours deux coups d’avance, et, d’une certaine manière, nous sommes toujours en retard. C’est impressionnant.

Il y a une autre dimension de la mouvance MAGA : l’idée qu’il ne faut pas « contrarier le patron ». C’est une forme d’attachement excessif à Trump, et personne ne le contredit. Si vous vous écartez de la ligne, vous savez ce qui peut arriver – regardez Marjorie Taylor Greene. Vous risquez d’être éliminé lors des primaires.

Trump a probablement joué un coup stratégique brillant, en déclarant soudainement : « Je suis tout à fait favorable à sa divulgation. Ce sont en réalité les démocrates qui sont ces élites maléfiques, et maintenant nous allons enquêter sur Bill Clinton et les autres. » Il reprend le contrôle du récit, il sait parfaitement comment faire, et c’est intentionnel. On peut dire ce qu’on veut, mais Trump est charismatique, et il connaît très bien l’effet qu’il produit sur les foules. Ne le sous-estimez jamais.

Le mouvement MAGA se soucie-t-il des filles qui ont été victimes d’abus sexuels ?

A. H. : Il existe une réelle inquiétude, notamment parmi les chrétiens fervents du mouvement MAGA, pour qui le trafic sexuel est un sujet central.

Si l’on considère les principes de moralité chrétienne, cela renvoie aussi à des notions d’innocence, d’attaque par des forces « démoniaques », et d’agression contre « Nous, le peuple » de la part des élites. C’est une violation profonde, et, bien sûr, qui ne serait pas horrifié par l’idée de trafic sexuel ? Mais dans les cercles chrétiens, ce sujet est particulièrement important.

The Conversation

Alex Hinton a reçu des financements du Rutgers-Newark Sheila Y. Oliver Center for Politics and Race in America, du Rutgers Research Council et de la Henry Frank Guggenheim Foundation.

ref. Comment le revirement de Trump dans l’affaire Epstein éclaire les ressorts profonds du mouvement MAGA – https://theconversation.com/comment-le-revirement-de-trump-dans-laffaire-epstein-eclaire-les-ressorts-profonds-du-mouvement-maga-270310

Budget fédéral 2025 : le « Canada fort » est-il en réalité faible en matière d’IA ?

Source: The Conversation – in French – By Nicolas Chartier-Edwards, PhD student, Politics, Science and Technology, Institut national de la recherche scientifique (INRS)

Le gouvernement de Mark Carney a présenté son premier budget officiel, intitulé Un Canada Fort. Il se présente comme une feuille de route des investissements réalisés pour renforcer la souveraineté nationale par la productivité économique et la défense nationale. Au cœur de ces efforts se trouve l’intelligence artificielle.

Les technologies fortement axées sur l’IA ont été identifiées par huit agences fédérales dans le budget 2025 comme un moyen de réduire les dépenses opérationnelles tout en stimulant la productivité.

De nombreux investissements du budget visent à développer l’industrie de la défense par la création et la commercialisation de ce qu’on appelle des technologies à double usage — des biens, logiciels et technologies pouvant être utilisés à la fois à des fins civiles et militaires — ce qui peut également inclure l’IA.

Mais le Canada Fort est-il, en fait, faible en IA ?

Compte tenu du paysage législatif actuel et du nouveau budget, nous soutenons que le plan d’IA d’Un Canada fort minimise la réglementation et la mise en place de garde-fous, puisque le financement est principalement orienté vers l’adoption de l’IA. Il néglige les risques, les impacts et les potentielles faiblesses qui accompagnent une dépendance excessive à ces technologies.

Historique des budgets passés

Indirectement, le gouvernement canadien a constamment soutenu la recherche en IA par l’intermédiaire des organismes subventionnaires fédéraux, de la Fondation canadienne pour l’Innovation et de l’Institut canadien pour la Recherche avancée.

Entre 2006 et 2015, le gouvernement du premier ministre Stephen Harper a investi plus de $13 milliards dans la science, la technologie et l’innovation durant son mandat.

Le gouvernement de Justin Trudeau a modifié la manière dont l’IA était présentée aux citoyens du pays et la façon dont elle était financée. Le budget de 2017, intitulé Bâtir une classe moyenne forte a fait les premières références explicites à l’IA dans un budget fédéral, la décrivant comme représentant une force transformatrice pour l’économie canadienne.

Le gouvernement a mis l’accent sur « l’avantage du Canada en matière d’intelligence artificielle », qui, selon lui, pouvait se traduire par « une économie plus innovante, une croissance économique plus forte et une amélioration de la qualité de vie des Canadiens ».

Bill Morneau, ministre des Finances de l’époque, a proposé de financer les Supergrappes d’IA et d’allouer 125 millions de dollars pour établir la première Stratégie pancanadienne en intelligence artificielle.

Cet engagement envers l’IA a été réaffirmé dans le budget de 2021, lorsque la technologie a été présentée comme « l’une des transformations technologiques les plus significatives de notre époque ». Les investissements du gouvernement fédéral dans ce secteur ont été décrits comme essentiels pour garantir que l’économie en profite, et que la position de force du Canada permette « l’intégration des valeurs canadiennes dans les plates-formes mondiales ».

Le gouvernement a renouvelé la Stratégie pancanadienne d’IA avec 368 millions de dollars supplémentaires. Un montant additionnel de 2,4 milliards de dollars a été engagé dans le budget de 2024, mettant l’accent sur « l’utilisation sécuritaire et responsable » de l’IA, notamment grâce à la création de nouvelles normes et à l’établissement de l’Institut canadien de la sécurité de l’intelligence artificielle.

La question de la souveraineté

Le budget 2025 marque un autre changement substantiel dans l’approche du Canada concernant l’IA. Cette troisième phase de financement met l’accent sur l’adoption, la productivité, la souveraineté et le principe fondamental du double usage — à la fois civil et militaire.

Mais nous ne croyons pas qu’il favorise la recherche et les projets portant sur les enjeux clés liés à l’IA. Il amplifie plutôt un langage promotionnel.

Nous croyons que l’adoption à grande échelle de l’IA dans les ministères et agences fédéraux (comme l’Agence du revenu du Canada, Emploi et Développement social Canada, Pêches et Océans Canada, Services publics et Approvisionnement Canada, Statistique Canada, Ressources naturelles Canada et Patrimoine canadien) réduira en réalité la capacité à développer des réglementations, à concevoir des garde-fous, à mener des délibérations éthiques et à garantir une participation significative de la société civile, parce que son intégration généralisée imprégnera l’ensemble de la bureaucratie.

L’IA présentée comme moteur économique — à travers la réduction des coûts et les applications à double usage — est devenue le nouveau récit promotionnel du gouvernement.




À lire aussi :
What are Canada’s governing Liberals going to do about AI?


La faiblesse en IA du Canada fort

Quelles vulnérabilités émergent lorsque l’IA est déployée de manière agressive au sein de la fonction publique ? Depuis l’abandon de la loi sur l’Intelligence artificielle et les données, l’approche canadienne de la gouvernance de l’IA repose davantage sur des normes et standards que sur l’État de droit.

Cet environnement pourrait transformer un avantage perçu en matière d’IA en une véritable faiblesse. Cela est particulièrement vrai compte tenu de la dépendance excessive du gouvernement envers des logiciels étrangers (comme Microsoft CoPilot) et des matériels étrangers (comme les puces NVIDIA nécessaires aux superordinateurs), d’un manque de compréhension complète des technologies déjà utilisées par les différentes agences et de l’absence de lignes directrices sur les armes autonomes létales — des systèmes d’armes capables de rechercher, identifier et attaquer des cibles sans intervention humaine directe.

Promouvoir la création rapide de régulations ainsi que l’adoption à tout prix de l’IA dans un budget centré sur le soutien à la recherche, au développement, à la commercialisation et à la mise en œuvre de technologies à double usage risque de négliger plusieurs écueils de l’IA, notamment :

La promotion de l’IA comme un avantage économique — par l’automatisation de l’administration publique et le double usage militaire — dans un environnement non réglementé et sans financement dédié à la surveillance risque de perturber des secteurs et des services essentiels au maintien de la démocratie canadienne, fondement même d’un Canada Fort.

La Conversation Canada

Nicolas Chartier-Edwards a reçu des financements du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.

François-Olivier Picard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Budget fédéral 2025 : le « Canada fort » est-il en réalité faible en matière d’IA ? – https://theconversation.com/budget-federal-2025-le-canada-fort-est-il-en-realite-faible-en-matiere-dia-270022