Soldes : les commerçants sont-ils d’honnêtes manipulateurs ?

Source: The Conversation – Indonesia – By Stéphane Amato, Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication, Université de Toulon

Les techniques utilisées par les commerçants pour augmenter la probabilité de déclencher les comportements d’achat attendus sont légion : leurre, pied-dans-la-porte, porte-au-nez, amorçage, ce-n’est-pas-tout, acquiescement répété, activation normative ou indisponibilité présumée. Larysa Krokhmal/Shutterstock

C’est le début des soldes d’été. Du mercredi 25 juin 2025 à 8 heures du matin au mardi 22 juillet 2025 inclus, vous pourrez profiter de réductions avantageuses. Mais comment résister à la tentation de ne pas acheter un produit non soldé ? Quels sont les mécanismes infocommunicationnels et psychologiques en œuvre ? Explications avec l’expérience du leurre et du pied-dans-la-porte.


Vous êtes attiré par une paire de chaussures au centre de la devanture d’un magasin : -50 %. Vous pénétrez dans le magasin et vous demandez à la vendeuse, venue vous accueillir, si vous pouvez l’essayer. Après s’être informée de votre pointure, elle vous prie de vous asseoir, le temps d’aller la chercher en réserve. À son retour, elle vous apprend que votre pointure n’est, malheureusement, plus disponible.

Elle vous invite alors à essayer « juste pour voir » d’autres paires de chaussures, qu’elle a apportées. Elles sont à votre pointure et ressemblent beaucoup à celle qui vous a attiré dans le magasin. Elles ne sont toutefois pas soldées. Il s’agit de la nouvelle collection. Imaginons que vous achetiez une des paires de chaussures qu’on vous a invité à essayer.

Deux cas de figure. Soit vous auriez, de toute façon, acheté ces chaussures, même en sachant d’emblée qu’elles n’étaient pas soldées ; elles vous plaisent vraiment beaucoup. Soit, à ce prix-là, vous ne seriez même pas entré dans le magasin pour les essayer. Dans le deuxième cas, vous avez été manipulé. Honnêtement manipulé, mais manipulé quand même. Honnêtement, car la stratégie utilisée par le commerçant n’a rien de répréhensible. Manipulé quand même, car vous avez été conduit à votre décision d’achat par une procédure d’influence dont les ressorts vous échappent peu ou prou.

Alors quels sont les mécanismes infocommunicationnels et psychologiques en œuvre ? Comment éviter d’être manipulé ? Pour ce faire, illustration avec deux expériences de psychologie sociale : le leurre et le pied-dans-la-porte.

Technique d’influence

Vous préférez penser (et le commerçant aussi) que votre décision d’achat s’explique par la qualité des chaussures, leur look ou leur confort, ou encore par les arguments de vente qui ont pu vous être donnés lors de l’essayage. On peut avoir une tout autre explication, plus conforme aux connaissances issues de la psychologie sociale expérimentale. Le commerçant, quoi qu’il puisse en dire ou en penser, a bel et bien utilisé une technique d’influence – une technique d’engagement, disent les chercheurs –, dont l’efficacité est expérimentalement démontrée : le leurre. Le principe de cette procédure consiste précisément à :

  • amener quelqu’un à prendre une décision intéressante pour lui : acheter une paire de chaussures soldée à 50 % ;

  • lui faire savoir que, malheureusement, sa décision ne pourra pas se concrétiser : la pointure demandée est non disponible ;

  • lui proposer un comportement de substitution : acheter d’autres chaussures non soldées.

Expérience du leurre

Le spécialiste français de psychologie sociale Robert-Vincent Joule a détaillé le principe du comportement leurre, qui influence le choix d’un consommateur en créant une distorsion cognitive – pensée irrationnelle. Il montre que les personnes ayant pris une première décision avantageuse – par exemple, acheter une paire de chaussures soldées à 50 % – ont tendance à poursuivre dans le même « cours d’action » – acheter une paire de chaussures non soldées. Même après avoir été informées de l’impossibilité de faire ce qu’elles avaient initialement décidé de faire.

Cette tendance les pousse à prendre une nouvelle décision. C’est le « comportement de substitution »… moins avantageux, voire pas avantageux du tout. Tout se passe comme si elles étaient « engagées » à faire ce qu’on attend d’elles, malgré elles, tout en ayant le sentiment de se comporter librement.


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Une première expérience sur le leurre est menée en 1989. Les participants sont conduits à prendre une décision avantageuse : gagner de l’argent en participant à une recherche intéressante. Concrètement, visionner un film très attrayant. En arrivant au laboratoire quelques jours plus tard, ils apprennent que cette expérience est finalement déprogrammée. Au moment où ils s’apprêtent à repartir, on leur propose, à la place, de prendre part à une autre recherche non rémunérée ; de surcroît, plutôt fastidieuse, car il s’agit de mémoriser des chiffres. Les résultats sont édifiants : les personnes leurrées sont trois fois plus nombreuses (47,4 %) à accepter de participer à la recherche non rémunérée que celles qui ne l’étaient pas (15,4 %).




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Il va sans dire que les leurres commerciaux sont légion. Vous avez besoin d’un nouvel aspirateur. Vous vous déplacez donc, après avoir vu une publicité (appât) pour acheter un aspirateur, haute performance, d’une certaine marque à un prix promotionnel très intéressant : 120 euros – comportement leurre. Arrivé dans le magasin, on vous apprend que ce produit est, malheureusement, en rupture de stock. On vous propose un produit de substitution qui ne présente pas du tout les mêmes avantages. L’aspirateur disponible ayant les mêmes caractéristiques – le plus souvent d’une autre marque – vaut 195 euros – comportement de substitution. Que faites-vous ?

Marquer une pause

Depuis sa première édition, en 1987, le Petit Traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, de Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois, est devenu, selon son éditeur, « un best-seller en psychologie sociale ».
Presses universitaires de Grenoble

Un conseil, surtout pour vos achats les plus onéreux : marquer une pause afin d’interrompre le processus d’engagement et éviter d’acheter tout de suite. Idéalement, prendre le temps d’en parler à quelqu’un comme un proche ou un ami, afin d’avoir un avis extérieur. Pourquoi pas par téléphone ?

Le leurre n’est, évidemment, pas la seule technique utilisée par les commerçants pour augmenter la probabilité de déclencher les comportements d’achat attendus. Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois en ont dénombré une dizaine dans leur best-seller Petit Traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens : le pied-dans-la-porte que nous allons détailler ci-dessous, la porte-au-nez, l’amorçage, l’acquiescement répété, l’activation normative, l’indisponibilité présumée, etc. Autant connaître ces techniques d’influence et être en mesure de mieux déjouer les honnêtes manipulations commerciales auxquelles nous sommes confrontés ici ou là, en périodes de soldes ou pas.

Expérience du pied-dans-la-porte

Le pied-dans-la-porte revient à obtenir dans un premier temps un comportement très peu coûteux. Dans un second temps, en formulant – pied-dans-la-porte avec demande explicite – ou sans formuler – pied-dans-la-porte avec demande implicite –, la demande qui porte sur le comportement attendu.

On doit aux chercheurs nord-américains en psychologie sociale Jonathan Freedman et Scott Fraser la première illustration expérimentale du pied-dans-la-porte avec demande explicite (formulée). Les sujets répondent au téléphone à quelques questions anodines sur leurs habitudes de consommation. Sollicités quelques jours plus tard, ils reçoivent chez eux une équipe de plusieurs enquêteurs pendant deux heures. En utilisant cette technique en deux temps, les chercheurs obtiennent un taux d’acceptation de 52,8 %. Il n’est que de 22,2 % dans le groupe témoin, c’est-à-dire parmi les personnes n’étant pas préalablement sollicitées pour l’enquête téléphonique.

Le pied-dans-la-porte revient à obtenir, dans un premier temps, un comportement très peu coûteux avant le comportement attendu – que la demande en ait été formulée ou non.
Pu_kibun/Shutterstock

La première illustration expérimentale du pied-dans-la-porte avec demande implicite – sans requête portant sur le comportement attendu – est menée par le psychologue S. W; Uranowitz. À des passants dans un centre commercial, un expérimentateur demande de surveiller son sac, le temps de chercher un billet d’un dollar qu’il dit avoir perdu. Tous acceptent. Plus tard, un complice fait mine de laisser tomber un petit paquet. 80 % des personnes ayant rendu ce service le préviennent, contre 35 % dans un autre groupe, qui n’avaient reçu aucune sollicitation préalable.

Soumission librement consentie

Dans le domaine commercial, le comportement peu coûteux est appelé « acte préparatoire » par les chercheurs. Il consiste le plus souvent à faire un essai, évidemment gratuit, à s’inscrire à une newsletter, à répondre à un petit sondage, à remplir un formulaire, à accepter de prendre une carte de fidélité, une documentation, un échantillon, à goûter un produit, etc.

Sur la base des travaux réalisés par les psychologues sociaux, rapportés dans le Petit Traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, on peut considérer que ce n’est pas parce que nous avons trouvé bon le produit que nous venons de goûter – tous les produits qu’on nous invite à goûter sont évidemment bons –, que nous l’achetons. Ce qui est déterminant, c’est l’acte – en tant que tel – de le goûter, « acte préparatoire » que le démonstrateur a su préalablement obtenir de nous.

Ces techniques d’influence douce, étudiées par les psychologues sociaux Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois depuis plus d’un demi-siècle, relèvent d’un même paradigme de recherche : la soumission librement consentie.

Ces procédures sont étudiées de longue date en marketing, notamment s’agissant des transactions réalisées sur Internet. Les travaux des Français Stéphane Amato et Agnès Helme-Guizon, en 2003 et en 2004, fournissent d’excellentes illustrations. Ces techniques peuvent aussi, on s’en doute, être utilisées à d’autres fins qu’à des fins commerciales. Elles peuvent être mises et, fort heureusement, sont mises aussi au service de la promotion de comportements pro-sociaux, pro-environnementaux, éducatifs, sanitaires, etc.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

ref. Soldes : les commerçants sont-ils d’honnêtes manipulateurs ? – https://theconversation.com/soldes-les-commercants-sont-ils-dhonnetes-manipulateurs-249618

Investir dans l’art contemporain : comment est déterminée la valeur d’un artiste ?

Source: The Conversation – Indonesia – By Benoît Faye, Full Professor Inseec Business School, Chercheur associé LAREFI Université de Bordeaux Economiste des marchés du vin, de l’art contemporain et Economiste urbain, INSEEC Grande École

Comment est déterminée la valeur d’un artiste sur le marché de l’art ? Une variable joue un rôle non négligeable. Qui de l’artiste hyperspécialisé ou du touche à tout a le plus de chance d’avoir la cote la plus élevée ? Une étude indique des pistes à explorer.


Le marché de l’art contemporain a retrouvé des couleurs. En 2024, selon l’observatoire d’Artprice, les ventes aux enchères ont retrouvé leur niveau d’avant la pandémie. Pourtant, investir dans l’art reste une aventure semée d’incertitudes, où le rendement dépend uniquement du prix futur de l’œuvre.

Dans ce contexte, un choix stratégique se pose aux artistes comme aux investisseurs : faut-il miser sur des artistes aux pratiques diversifiées ou sur des créateurs profondément ancrés dans une seule discipline ? Cette question touche à la valeur même de l’œuvre, à sa reconnaissance, et bien sûr… à son prix.




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Creuser… ou s’éparpiller ?

Deux philosophies s’affrontent. La première, défendue notamment par Gilles Deleuze, célèbre la maîtrise d’un médium unique, poussée à son plus haut niveau d’expertise. Deborah Butterfield et ses sculptures équines, Chéri Samba et ses scènes de vie colorées, Lynette Yiadom-Boakye et ses portraits peints à la palette brune, ou encore Desiree Dolron et ses portraits photographiques sombres, incarnent cette fidélité à une esthétique, à une grammaire artistique. Associant la création à une forme d’expertise radicale, ils creusent un sillon, affirment un langage, un style.

À l’opposé, une seconde école, incarnée par Mathias Fuchs, défend l’interdisciplinarité comme moteur de créativité. L’artiste y devient un explorateur, franchissant sans cesse les frontières entre peinture, sculpture, photographie, installation ou design. Rosemarie Trockel, Jan Fabre ou Maurizio Cattelan illustrent cette logique : des trajectoires multiples comme autant de réceptacles d’un même processus créatif.

Mais, au-delà de ces postures créatives, que disent les données sur la reconnaissance artistique et la valeur marchande que ces choix impliquent ? Une récente étude publiée en avril 2025 dans la revue académique Finance Recherche Letters, menée auprès de 945 artistes vivants, issus du Top 1 000 du classement Artprice apporte des réponses inédites à ce dilemme.

Un marché peut être irrationnel… mais pas sans logique

Dans un monde où l’art reste un actif faiblement rentable et coûteux à acquérir et détenir, comprendre ce qui fait (ou défait) la valeur d’un artiste est crucial. Sociologues et économistes s’accordent à dire que la reconnaissance artistique ne se mesure pas objectivement. Elle repose sur une convention entre trois parties : les instances artistiques (musées, galeries, institutions, collectifs d’artistes), le marché (enchères, galeries) et les médias (presse spécialisée ou généraliste, réseaux).

Tous contribuent à établir, à maintenir ou à contester la légitimité d’un artiste. Les parties ne sont pas nécessairement exclusives et partagent certains de leurs membres (galeries et experts des maisons d’enchères, par exemple). Reste qu’un accord dans la convention, favorable ou défavorable à l’artiste, définit la qualité et qu’un désaccord crée une incertitude. C’est aussi dans cet espace indéfini que la spéculation peut prendre place.


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Notre étude, s’est intéressée à l’impact de la diversification artistique sur deux indicateurs clés : la valeur marchande cumulée (somme des valeurs de vente entre 2000 et 2020), mesurée par Artprice, et la reconnaissance artistique, mesurée par le classement ArtFacts. La diversification artistique est mesurée grâce aux données provenant d’Artnet sur la répartition des ventes de l’artiste par discipline. Nous avons contrôlé de nombreuses variables (âge, genre, origine, volume de production, mouvement artistique, etc.) et utilisé les données de Google Trends comme indicateur de notoriété médiatique.

La diversité paie… mais pas pour tout le monde

Premier constat : plus un artiste pratique de disciplines différentes, plus il est reconnu par les instances artistiques et valorisé par le marché. Ce lien est quasi linéaire, à une exception notable : chez les photographes, la concentration sur un seul médium renforce la légitimité.

Cependant, la diversité des disciplines n’est pas dissémination de la production. Explorer plusieurs médiums tout en restant centré sur un seul n’a pas le même effet que de répartir équitablement sa production. Globalement, cette dissémination, mesurée par un indice de concentration, n’a pas d’impact significatif sur la valeur marchande, mais accroît la reconnaissance artistique.

Explorer ces relations entre dissémination et valeur ou reconnaissance artistique, selon le niveau de prix ou la discipline d’origine, ajoute quelques nuances. L’effet de la dissémination sur la valeur marchande se révèle significativement positif pour les peintres, les photographes et les artistes les moins valorisés. En revanche, la relation croissante entre dissémination et reconnaissance artistique reste vraie, quelle que soit la discipline d’origine ou le niveau de reconnaissance.

B smart 2025.

L’interdisciplinarité est donc un levier de reconnaissance artistique voire pour certains de valorisation marchande. Mais de tels résultats soulèvent de nombreuses questions. D’une part, l’artiste n’est pas seul à établir une stratégie créative, et une approche plus qualitative, relationnelle, des déterminants de ses choix de carrière s’avère nécessaire. D’autre part, dans un monde où les frontières de l’art se déplacent sans cesse – avec l’émergence de l’art numérique, des NFT ou de la création assistée par intelligence artificielle –, la question de l’interdisciplinarité ne fera que gagner en importance.


Avec la précieuse collaboration de Jeanne Briquet et d’Ylang Dahilou.

The Conversation

Benoît Faye ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Investir dans l’art contemporain : comment est déterminée la valeur d’un artiste ? – https://theconversation.com/investir-dans-lart-contemporain-comment-est-determinee-la-valeur-dun-artiste-257381

La semaine de 4 jours : une bouffée d’oxygène pour des salariés à bout de souffle ?

Source: The Conversation – Indonesia – By Clara Bouchet, Doctorante en sciences de gestion, Université Jean Moulin Lyon 3

Si la charge de travail n’est pas repensée, les salariés pourraient être contraints d’effectuer 5 jours en 4. Cette surcharge de travail quotidienne serait susceptible d’avoir l’effet inverse que celui escompté. Sinseeho/Shutterstock

Testée en Islande, au Royaume-Uni et en Allemagne, la semaine de 4 jours trace son sillon en France : 77 % des actifs s’y montrent favorables. À quel prix ? Sous quelles modalités ? Et quelle efficacité pour l’organisation ?


« J’ai raté des anniversaires et des dîners entre amis. Pourquoi ? Des slides à préparer… Plus jamais ça ! »

Ces propos illustrent la volonté de ce salarié de prendre de la distance avec son travail. Loin d’être un cas isolé, 42 % des salariés considèrent que le travail a perdu de son importance dans leur vie.

Depuis la pandémie de Covid-19, le rapport au travail s’est profondément transformé. Pour le décrypter, nous avons mené une étude démontrant que les salariés sont plus que jamais en quête de sens, au nom de leur bien-être. En 2024, 54 % d’entre eux affirmaient vouloir reprendre la main sur leur travail, pour mieux concilier vie professionnelle et personnelle. Nombreux sont ceux qui se désengagent progressivement de leurs tâches, voire de leurs responsabilités afin de limiter la pression quotidienne.

À ce titre, la semaine de 4 jours est-elle la solution idoine ?

Testée en Islande, au Royaume-Uni et en Espagne

Tout droit venue d’Islande, la semaine de 4 jours s’impose comme la solution en vue d’améliorer la qualité de vie des salariés.

Les premiers résultats vont dans ce sens. Ils montrent que les salariés islandais participants à l’expérimentation bénéficient d’un meilleur équilibre entre vie professionnelle et personnelle ; ils passent plus de temps en famille, prennent davantage de temps pour eux et sont moins stressés.

Si la démarche a également porté ses fruits dans des pays voisins tels que le Royaume-Uni ou l’Espagne, elle fait de plus en plus parler d’elle en France. Interrogés à ce sujet, 77 % des actifs français se montrent favorables à une semaine de 4 jours, 81 % de femmes actives, 73 % des hommes actifs, 80 % des salariés du privé et 74 % du public.


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Si l’initiative semble prometteuse, elle questionne néanmoins sur les défis posés par une transition réussie et sur son efficacité réelle.

Bien-être des salariés

Un reportage diffusé le 4 mai dernier, « Travailler moins ou autrement, ils ont trouvé la solution pour vivre mieux », explore le cas d’entreprises qui bouleversent les codes traditionnels du travail en France. Parmi elles, la PME industrielle iséroise SDCEM a complètement repensé l’organisation du temps de travail en vue d’intégrer pleinement la question du bien-être. Les salariés profitent désormais d’un week-end de 3 jours sans diminution de leur salaire.

« Dans un monde compétitif, SDCEM, forte de ses 80 salariés, veut se distinguer et attirer les meilleurs talents tout en préservant le bien-être de ses équipes, son impact écologique et la performance collective. Voilà pourquoi nous prenons la décision de nous lancer dans la semaine de 4 jours ! »,

rappelle Daniel Torrents, ancien dirigeant de l’entreprise SDCEM.

Les salariés de SDCEM profitent désormais d’un week-end de 3 jours sans diminution de leur salaire.
SDCEM

Les modalités de mise en œuvre de la semaine de quatre jours restent toutefois encadrées par la loi. Si un nombre maximum d’heures et de jours travaillés est défini par la législation française, des aménagements sont néanmoins envisageables. Lorsque l’activité relève d’un décret d’application concernant la semaine de 39 heures (postérieur à l’ordonnance du 16 janvier 1982) ou la semaine de 35 heures (postérieur aux lois Aubry du 13 juin 1998 et du 19 janvier 2000), la semaine de quatre jours peut être mise en place au regard des modalités prévues par les textes.

Toute dérogation doit alors prendre la forme d’une convention ou d’un accord collectif. À défaut, d’une convention ou d’un accord d’entreprise ou d’établissement (en référence à l’article L.3121-68 du Code du travail).

Semaine allégée, salariés réengagés

Grâce à cette nouvelle organisation du temps de travail, les salariés deviennent maîtres de leur emploi du temps. Ils parviennent à mieux équilibrer vie privée et vie professionnelle, tout en renforçant leur efficacité au travail. Les entreprises sont alors plus attractives aux yeux des salariés désireux de bien-être au travail et bénéficient directement de cette productivité accrue, comme démontré en Islande.

Des entreprises françaises pionnières ont mené l’expérience. C’est le cas de LDLC, spécialisée dans l’informatique. Son dirigeant Laurent de la Clergerie vante les mérites de la semaine de 4 jours. Les résultats sont au rendez-vous : le chiffre d’affaires est passé de 497 à 730 millions d’euros en deux ans, avec 20 salariés de moins. La particularité de cette entreprise repose sur son choix de réduire le temps de travail à 32 heures afin d’éviter les journées surchargées. Le constat est sans appel : les salariés sont moins stressés et plus engagés. Laurent de la Clergerie affirme :

« Nous aurions dû en théorie embaucher davantage pour traiter les commandes et les appels téléphoniques. Alors que s’est-il passé ? La réponse se trouve sans doute dans le bien-être que, vous comme moi, nous ne pouvons pas quantifier, mais qui se traduit bel et bien par une hausse de la productivité. »

S’impose alors une remise en jeu de l’idée selon laquelle la valeur d’un travailleur se mesure à son temps passé au bureau. Cet exemple représente donc un premier pas vers une culture managériale plus humaine.

Cinq jours en 4

Si la charge de travail n’est pas repensée, les salariés pourraient être contraints d’effectuer 5 jours en 4. Cette surcharge de travail quotidienne serait susceptible d’avoir l’effet inverse escompté.

Entre une augmentation du stress et de la fatigue, les salariés seraient d’autant plus enclins à se désengager afin de préserver leur bien-être. Elle pourrait même fragiliser l’équilibre vie privée et vie professionnelle en allongeant les journées de travail.




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Pour certaines entreprises, l’expérience a même tourné au cauchemar à l’image d’YZ, une agence de communication de 20 personnes. Dans un livre intitulé Jour Off, son co-fondateur Julien Le Corre revient sur la liquidation financière de son entreprise en 2023, soit moins d’un an et demi après avoir mis en place la semaine de 4 jours. Malgré la volonté initiale de « libérer ses salariés », la dynamique de groupe s’est progressivement effritée entraînant une perte de clients et un déclin de la croissance. Dans un entretien, Julien Le Corre se confie à ce sujet :

« Dans une entreprise de services comme la mienne, il fallait maintenir la disponibilité cinq jours sur sept et faire la différence entre la semaine de quatre jours pour les collaborateurs, et la semaine de cinq jours pour les clients. Il ne faut pas créer un jour supplémentaire de fermeture de l’entreprise. C’est l’une des erreurs les plus graves qui ont été faites dans la mise en place du dispositif dans ma société. »

Repenser l’organisation de la semaine

Une transition réussie vers une semaine de 4 jours pose des défis spécifiques à chaque organisation qu’il convient d’intégrer avant de se lancer.

La semaine de 4 jours peut être une bouffée d’oxygène pour des salariés à bout de souffle. Elle est une piste sérieuse, mais ne se suffit pas à elle-même. Cette transformation ne s’attaque pas aux racines du problème liées dans certains cas à l’ennui ou à la perte de sens. Il ne faut pas uniquement repenser l’organisation de la semaine. Les attentes des salariés et les spécificités des métiers doivent davantage être prises en compte afin de réparer une relation fragilisée avec le travail.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

ref. La semaine de 4 jours : une bouffée d’oxygène pour des salariés à bout de souffle ? – https://theconversation.com/la-semaine-de-4-jours-une-bouffee-doxygene-pour-des-salaries-a-bout-de-souffle-258647

Taxis volants : à la veille d’un boom, vraiment ?

Source: The Conversation – Indonesia – By Raymond Woessner, Professeur honoraire de géographie, Sorbonne Université

Attendus pour les Jeux olympiques de Paris, les taxis volants sont restés à terre. Derrière les promesses d’entrepreneurs et de start-ups, qu’en est-il vraiment ? Les taxis volants ont-ils un modèle économique à même de garantir leur développement ? Pour quels trajets ? Et quelle réglementation ?


Dans bien des médias, le taxi volant autonome et électrique est souvent présenté comme une réalité à portée de main. Mais le Volocity a dû renoncer à la desserte qui lui semblait acquise lors des Jeux olympiques de Paris. Et son fabricant Volocopter a déposé son bilan dans la foulée alors que son concurrent Lilium Jet a peut-être été sauvé de justesse par un consortium d’investisseurs. Puis la start-up israélo-américaine Eviation a, elle aussi, renoncé à son projet Alice après dix ans de développement. S’agit-il d’incidents de parcours ou d’une crise profonde pour l’advenue de ce nouveau mode de transport ?

Du drone au taxi volant

L’importance du drone a brusquement été révélée par les guerres en Ukraine et au Proche-Orient. En 2024, le chiffre d’affaires mondial du marché du drone était de 35 milliards de dollars (USD). Vers 2030, il devrait atteindre 50 milliards à 70 milliard USD selon différentes projections. Le drone ne coûte pas très cher à produire. Il se faufile partout. Sa taille comme son utilisation sont très variées depuis l’observation aérienne jusqu’au transport de colis. La livraison express par drone avait commencé dès 2018, notamment entre des hôpitaux comme à Zurich.

De nombreux facteurs militent en faveur des VTOL (Vertical Take off and Landing) électriques et autonomes. Beaucoup de gens pressés – chefs d’entreprises, politiciens, services médicaux, pièces de rechange, maintenance… – ont besoin d’un accès rapide à des lieux mal desservis, faute de connexion terrestre ou à cause d’un réseau routier saturé. Par ailleurs, l’électrification a le vent en poupe avec la lutte contre les énergies fossiles.

Une vieille histoire

Relier un aéroport directement au centre-ville par les airs est un vieux rêve. Dès 1932, l’architecte André Lurçat avait projeté de construire Aéroparis, un petit aéroport qui aurait été implanté à Paris, au pied de la tour Eiffel, sur l’île aux Cygnes. Dans les années 1950, lorsque fut construite la nouvelle gare ferroviaire de Bruxelles-Central en vis-à-vis du siège de la Sabena qui était alors la compagnie nationale aérienne belge, le toit de l’immeuble avait été prévu pour l’accueil des hélicoptères venant de l’aéroport de Bruxelles-National. Un temps, à Paris, on songeait à ce genre de desserte entre Orly et la place des Invalides.

Mais le bruit généré par les hélicoptères ainsi que les problèmes de coût et de sécurité ont eu raison de ces projets. Aujourd’hui, rares sont les villes comme São Paulo (Brésil) où sont autorisés les hélicoptères taxis (ou même privés) qui permettent de survoler les bouchons routiers. La Chine veut prendre tout le monde de court : elle a sélectionné six villes pilotes, à la fin de 2024, pour ses VTOL. À Guangzhou, la start-up Ehang met au point une machine autonome avec un ou peut-être deux passagers pour des temps de vol d’une vingtaine de minutes.

L’innovation par les machines

De type VTOL, les concepts de taxis volants électriques et autonomes sont nécessairement « out of the box ». Leur design technique hésite entre plusieurs solutions plus ou moins intermédiaires entre l’avion et l’hélicoptère. De grandes entreprises comme Boeing ou Airbus collaborent volontiers avec des start-ups. Certaines de ces start-ups préfèrent se lancer seules dans l’aventure. Le transport par taxi volant ne sera pas très capacitaire, somme toute à l’image des taxis qui sillonnent les routes et les rues.




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Le problème des nouvelles entreprises est de lever des fonds alors que le marché n’existe pas encore. Sur la base d’informations fracassantes, Internet abonde d’images et de vidéos, à la fois futuristes, oniriques et réalistes, qui veulent démontrer que le taxi volant électrique serait prêt à l’emploi alors qu’en réalité, beaucoup reste à faire. En particulier, l’idée du vol sans pilote semble bien chimérique.

Près de 70 millions levés et une dette de 1,3 milliard

Ainsi, la société Lilium (GmbH) était apparue dans la grande banlieue de Munich (Allemagne) en 2017, avec une commercialisation annoncée pour 2025. Lilium a levé 70 millions USD pour commencer. Le premier appareil a volé le 4 mai 2019. Lilium a été cotée au Nasdaq en 2021. En mai 2024, sa dette est de plus de 1,35 milliard d’euros. En octobre, l’État de Bavière lui refuse un prêt de 50 millions. En décembre, Lilium s’effondre et Mobile Uplift Corporation (GmbH), une holding munichoise, en reprend les restes. L’histoire de Volocopter (GmbH), basée elle aussi en Allemagne du Sud, dans le Bade-Wurtemberg, est parallèle à celle de Lilium. Les Jeux olympiques de Paris avaient été la dernière chance de Volocopter de se relancer.

Le modèle économique français sera-t-il plus robuste ? À Toulouse, le projet Ascendance est porté par une start-up). Il s’agit d’un VTOL hybride transportant quatre passagers et un pilote.

La propulsion en partie thermique lui assure un grand rayon d’action (environ 400 km), ce qui se paye par une moindre décarbonation. Son premier vol est toujours attendu, mais sa commercialisation est prévue pour 2027. L’Ȋle-de-France apparaît comme un marché clé. Airbus et la RATP ont signé un accord de coopération en vue d’y développer les taxis volants.

L’obstacle réglementaire

Le survol des villes pose des problèmes réglementaires peut-être insurmontables. Il faudrait pouvoir découper l’espace aérien urbain en trois couches verticales. Jusque vers 100/150 mètres de haut, la première strate serait le domaine des drones de fret. Jusqu’à plusieurs centaines de mètres circuleraient les taxis autonomes.

Au-delà, le ciel serait réservé à l’aviation civile proprement dite. Aux États-Unis, un programme pilote a réuni Wing Aviation, FedEx Express et le groupe pharmaceutique Walgreens en 2019. Il a été certifié par la Federal Aviation Administration (FAA), dans le cadre du programme Unmanned Aircraft System Integration Pilot Program (IPP)) du ministère américain des transports. Une zone test a été activée à Christiansburg (Virginie).


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En 2021, l’Agence européenne de la sécurité aérienne (EASA) a rédigé un cadre réglementaire pour les taxis volants VTOL pouvant embarquer jusqu’à neuf passagers et ne pesant pas plus de 3175 kg. Le Volocity, par exemple, avait reçu un agrément qui lui permet d’« être exploité dans une zone à faible risque clairement délimitée ».

Une amende et un avertissement

Mais, à Paris, le survol par des drones est interdit depuis 2018, sauf accord préalable avec la préfecture de police pour des vols ponctuels. Et, depuis 1948, les avions doivent voler à plus de 1 950 mètres d’altitude au-dessus de la ville. Dès 1919, Jules Védrines s’était posé sur le toit des Galeries Lafayette et Charles Godefroy s’était faufilé sous l’Arc de Triomphe ; le premier avait dû payer une amende et le second, un militaire, avait reçu un avertissement de ses supérieurs.

En 2023, l’Autorité environnementale (AE) a jugé « incomplète » l’étude d’ADP pour l’implantation du vertiport de Paris-Austerlitz), attendu pour les Jeux olympiques. Cette « hélistation » avait été autorisée le 1er juillet avant d’être finalement « suspendue ») le 24. Peur du nouveau ou prudence justifiée par rapport au bruit (65 db pour Volocity), voire la sécurité ?

Brut 2024.

Une nouvelle géographie

Selon le cabinet Oliver Wyman, en 2035, 50 à 90 métropoles pourraient adopter le taxi volant avec 40 000 à 60 000 véhicules en opération qui généreraient des revenus estimés entre 35 milliards et 40 milliards USD.

Au-delà de l’espace métropolitain, les ambitions vont elles aussi bon train. Tout comme l’ascendance hybride, le Lilium-Jet électrique pourrait atteindre les petites villes éloignées des grands centres urbains.

« Nous pouvons créer une accessibilité à grande vitesse pour des milliers de communes », explique son dirigeant Daniel Wiegand.

Lilium ambitionnait de commercialiser des « centaines d’appareils » à partir de 2025. Cette opportunité est séduisante puisque les réseaux de TGV laissent subsister de nombreuses zones d’ombre que les VTOL électriques pourraient effacer, en tout cas, pour des clients aisés. S’agit-il d’une occasion rêvée pour desserrer les métropoles et favoriser l’accessibilité des lieux isolés dans la ruralité ? De même, les transports sanitaires auraient beaucoup à gagner, d’abord dans les régions pauvres, mais également dans les petites villes souvent en déclin des pays riches.

The Conversation

Raymond Woessner ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Taxis volants : à la veille d’un boom, vraiment ? – https://theconversation.com/taxis-volants-a-la-veille-dun-boom-vraiment-254896

Porcelaine de Limoges : un héritage célébré… mais peu revendiqué par les habitants

Source: The Conversation – Indonesia – By Valentina Montalto, Professeure associée – économie de la culture et politique européeenne de la culture, Kedge Business School

L’engouement d’une population pour son patrimoine ne se décrète pas. À Limoges, l’héritage de l’industrie de la porcelaine est mis en avant pour attirer les touristes. Mais les Limougeauds n’y sont pas particulièrement attachés.


Lorsque nous pensons au patrimoine culturel, nous imaginons souvent des villes pittoresques, de majestueux bâtiments historiques et des festivals animés qui rassemblent les communautés. Pourtant, la réalité est bien plus complexe. Le patrimoine culturel n’est pas toujours un symbole d’unité – il peut parfois être source de tensions, d’indifférence, voire de déconnexion.

Alors que la littérature académique s’est de plus en plus intéressée au « patrimoine contesté » – des paysages et monuments porteurs de mémoires conflictuelles ou de luttes politiques –, un autre phénomène, plus subtil, a reçu bien moins d’attention : le décalage silencieux entre les récits patrimoniaux promus par les autorités et les émotions des communautés locales.

Quand le patrimoine et les sentiments locaux divergent

Tout patrimoine culturel n’est pas ouvertement contesté. Dans de nombreuses zones périphériques ou économiquement en difficulté, des initiatives patrimoniales sont lancées avec de bonnes intentions, mais ne trouvent pas d’écho auprès des populations locales. Ce décalage discret peut poser de sérieux problèmes aux stratégies de tourisme durable et à la revitalisation économique locale.

Le musée du Four des Casseaux, à Limoges
Le musée du four des Casseaux, à Limoges, retrace l’histoire de la porcelaine.
Valentina Montalto, CC BY

Selon une nouvelle étude en cours de publication, menée par des chercheuses de KEDGE Business School (Paris) et de l’Université de Bologne, la fierté locale diverge souvent des récits promus par les décideurs publics. En utilisant Limoges comme étude de cas et en analysant les données d’enquête recueillies auprès de 510 résidents, les chercheuses ont constaté que, si l’héritage de la porcelaine est reconnu comme un atout distinctif par les habitants et célébré par les autorités locales comme pilier du tourisme, beaucoup de résidents n’y sont pas émotionnellement attachés.

La porcelaine à Limoges

Ce fossé est important. L’étude montre en effet que la fierté locale joue un rôle de médiation significatif entre la manière dont les habitants perçoivent leur ville et leur volonté de la recommander comme destination. Toutefois, si cet effet médiateur est positif pour des aspects de l’image de la ville jugés moins distinctifs – comme le paysage naturel ou l’offre de loisirs –, il ne l’est pas lorsqu’il s’agit de la porcelaine, pourtant véritable atout distinctif de la ville.

La porcelaine à Limoges trouve son origine dans une conjonction favorable de facteurs naturels, économiques et politiques.

C’est la découverte du kaolin – argile blanche indispensable à la fabrication de la porcelaine – dans les environs de Limoges, en 1767, qui marque le point de départ de cette aventure industrielle. À cette ressource locale rare s’ajoute la volonté de l’intendant Turgot de développer une activité économique dans un territoire alors pauvre, en s’appuyant sur les atouts du Limousin : forêts pour alimenter les fours, eau pure sans calcaire, rivières pour actionner les moulins…

Une part essentielle du patrimoine

Cette industrie florissante connaît son apogée à la fin du XIXe siècle, avec des dizaines de manufactures et des milliers d’emplois. Mais le XXesiècle est marqué par une profonde crise : la concurrence internationale, les transformations industrielles et les difficultés sociales entraînent une chute de la production. Aujourd’hui, seules quelques manufactures historiques – comme Bernardaud, Haviland, Royal Limoges ou Raynaud – poursuivent l’activité, souvent avec une forte spécialisation ou un positionnement haut de gamme.

Malgré cette contraction, acteurs publics et privés cherchent à maintenir vivante cette part essentielle du patrimoine limougeaud. Des institutions, comme le Musée national Adrien-Dubouché ou le plus petit, mais très actif, musée des Casseaux, valorisent les aspects techniques, artistiques et sociaux de cet héritage. En parallèle, la tradition se perpétue dans les entreprises labellisées « Entreprises du patrimoine vivant », qui associent excellence artisanale et création contemporaine.

Nommée « ville créative », pour les arts du feu, par l’Unesco depuis 2017, Limoges fait vivre cette mémoire à travers un jalonnement urbain de céramique initié en 2019. L’art contemporain y dialogue avec l’histoire industrielle pour ancrer la porcelaine dans l’espace public comme élément actif de l’identité culturelle actuelle de la ville.

Le rôle des émotions dans l’action collective

Des travaux s’appuyant sur la théorie des émotions dite « élargir-et-construire » (« Broaden-and-Build Theory of Emotions ») permettent de mieux comprendre ce phénomène. Comme l’ont démontré de nombreuses recherches récentes sur les comportements pro-environnementaux s’appuyant sur cette théorie, ce sont les émotions positives, comme la fierté, qui stimulent la découverte de nouvelles actions, idées et liens sociaux.

Une étude publiée en 2023 montre que les personnes attachées à leur environnement local sont plus susceptibles d’adopter des comportements favorables à l’environnement, et que la fierté renforce cette probabilité.

L’investissement émotionnel des habitants, puissant levier

En appliquant ce cadre théorique au domaine du tourisme culturel, cette recherche fournit des enseignements précieux pour les territoires périphériques ou marginalisés économiquement, comme celui étudié, mais aussi pour de nombreux autres à travers l’Europe (et au-delà), qui misent sur le patrimoine culturel pour reconfigurer leur tissu social et économique.

Contrairement aux grandes villes bénéficiant de visibilité et d’investissements globaux, les petites villes s’appuient fortement sur l’engagement local pour faire vivre leurs politiques de régénération urbaine. Ici, la fierté n’est pas qu’un sentiment agréable – elle peut être un puissant levier de mobilisation civique. Dans des zones aux ressources limitées, l’investissement émotionnel des habitants peut faire la différence entre un site culturel florissant et un patrimoine délaissé.

Comprendre la déconnexion émotionnelle au patrimoine local

Notre analyse statistique, basée sur un modèle de médiation causale, démontre le rôle central de la fierté locale en tant que facteur amplificateur des comportements protouristiques. En effet, la fierté a un impact positif et significatif sur les recommandations de visite. L’environnement naturel, social et urbain local devient digne d’une visite dès lors qu’il contribue à la fierté locale.

Cependant, un résultat contraire apparaît pour l’artisanat d’art : la fierté ne constitue pas un médiateur significatif pour l’artisanat d’art. Nous interprétons ce résultat comme une illustration des deux voies – cognitive et émotionnelle – qui sous-tendent les processus de prise de décision : d’une part, les habitants sont bien conscients du patrimoine distinctif de Limoges (connaissance) ; de l’autre, n’en sont pas fiers – mais c’est justement la fierté (ou le manque de fierté) qui influence leur volonté de (ne pas) recommander la ville pour une visite (intention comportementale).

Cette dualité est illustrée par les propos des habitants, dont certains déclarent par exemple : « Je suis heureuse (plutôt que fière) de vivre à Limoges, car c’est un peu une ville à la campagne », mettant en lumière un attachement émotionnel qui ne relève pas d’un sentiment de fierté.

Dans le cas spécifique de Limoges, le décalage révélé entre (l’absence de) fierté pour le patrimoine porcelainier et l’engagement citoyen nécessite une exploration plus approfondie des dynamiques socio-économiques.


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Une image de produit bourgeois

La porcelaine de Limoges n’est pas seulement un symbole d’artisanat artistique ; c’est aussi une industrie créative porteuse d’un savoir-faire millénaire. Pourtant, son image de produit bourgeois peut ne pas résonner avec une population majoritairement ouvrière ayant connu des difficultés économiques. De plus, bien que la porcelaine soit emblématique, elle est souvent perçue comme éloignée du quotidien, cantonnée au marché du luxe, et non comme une partie vivante de l’économie locale.

Elément de rampe d’escalier en céramique bleue
La ville de Limoges a lancé fin 2016 une commande publique artistique pour créer un jalonnement céramique dans le centre-ville.
V. Montalto, CC BY

Sans oublier le déclin brutal de l’industrie porcelainière et les pertes d’emplois massives depuis les années 1930. Un chiffre parle de lui-même : entre 1930 et 1939, la production de porcelaine s’effondre, passant de 10 000 à 3 400 tonnes.

Bien que très spécifiques, ces couches de complexité permettent de mieux comprendre pourquoi la fierté locale à l’égard des atouts de la ville est si inégalement répartie.

En même temps, elles peuvent s’appliquer à de nombreuses autres zones post-industrielles cherchant à revitaliser leur identité et leur économie en s’appuyant sur des ressources naturelles (comme le kaolin pour la porcelaine) et des savoir-faire locaux.

Repenser les politiques patrimoniales descendantes

Les résultats de l’étude remettent en question le paradigme dominant – mais en évolution, notamment depuis l’adoption de la Convention de Faro en 2005 – des politiques patrimoniales descendantes. Dans de nombreuses régions, les initiatives culturelles sont conçues et mises en œuvre sans réelle concertation avec les populations locales, en partant du principe que les retombées économiques suffiront à susciter leur adhésion.

Pourtant, comme le montre le cas de Limoges, l’absence de fierté peut saper même les projets les mieux financés. Pour que le tourisme durable et la revitalisation industrielle réussissent, les récits locaux doivent être non seulement reconnus, mais intégrés activement dans les politiques publiques.

Par ailleurs, les stratégies qui ignorent le paysage émotionnel d’une communauté risquent d’exacerber le sentiment de dépossession, particulièrement problématique dans les zones rurales ou post-industrielles où les perspectives économiques sont limitées. Plutôt que d’imposer une vision du patrimoine venue d’en haut, les collectivités locales et les organisations de gestion des destinations (OGD) devraient engager les communautés dans la co-construction de récits patrimoniaux qui reflètent à la fois la signification historique et la fierté contemporaine – non pas uniquement comme atout touristique, mais comme ressource économique vivante.

Au-delà de la façade du patrimoine culturel

Cette recherche – que les auteurs étendent actuellement à d’autres villes moyennes dotées d’un patrimoine culturel distinctif, comme Biella et le textile en Italie, Grasse et le parfum ou encore Périgueux et l’art du mime – suggère que, lorsque les savoirs communautaires et les politiques institutionnelles ne s’alignent pas, le patrimoine risque de devenir un simple objet de musée – observé, mais pas nécessairement « ressenti » au point de susciter une action collective. La fierté civique apparaît ici comme un facteur déterminant pour transformer le patrimoine en un bien vivant, porté par la communauté, capable d’alimenter à la fois le tourisme et l’économie locale.

Pour les décideurs publics et les urbanistes, cela implique de repenser les approches traditionnelles descendantes au profit de modèles participatifs et ancrés dans le territoire, qui favorisent une connexion émotionnelle entre les communautés et leur héritage culturel. Le patrimoine culturel peut en effet être un levier de tourisme durable et de revitalisation économique – mais seulement s’il résonne réellement avec celles et ceux qui l’ont façonné.

The Conversation

Valentina Montalto est membre du Lab Culture et Industries Créatives de KEDGE Arts School – Centre d’Expertise de KEDGE Business School.

ref. Porcelaine de Limoges : un héritage célébré… mais peu revendiqué par les habitants – https://theconversation.com/porcelaine-de-limoges-un-heritage-celebre-mais-peu-revendique-par-les-habitants-258083

« Les Dents de la mer » ont 50 ans : comment deux notes de musique ont terrifié toute une génération

Source: The Conversation – Indonesia – By Alison Cole, Composer and Lecturer in Screen Composition, Sydney Conservatorium of Music, University of Sydney

Inutile de voir le requin pour sentir la peur. Des images troubles et une musique au motif simple suffisent. Universal Pictures

Cinquante ans après la sortie en salles des Dents de la mer, la musique de John Williams parvient encore à instaurer une tension intense avec deux simples notes.


Notre expérience du monde passe souvent par l’ouïe avant la vue. Qu’il s’agisse du bruit de quelque chose remuant dans l’eau ou du bruissement d’une végétation proche, la peur de ce que nous ne voyons pas est ancrée dans nos instincts de survie.

Le son et la musique au cinéma exploitent ces instincts troublants. Et c’est précisément ce que le réalisateur Steven Spielberg et le compositeur John Williams ont réussi à faire dans le thriller emblématique les Dents de la mer (Jaws, 1975). La conception sonore et la partition musicale s’unissent pour confronter le spectateur à un animal tueur aussi mystérieux qu’invisible.

Dans ce qui est sans doute la scène la plus célèbre du film – les jambes des nageurs battant l’eau sous la surface –, le requin reste quasiment invisible, mais le son communique parfaitement la menace qui rôde.

Créer de la tension dans une bande originale

Les compositeurs de musique de film cherchent à créer des paysages sonores capables de bouleverser et d’influencer profondément le public. Ils s’appuient pour cela sur différents éléments musicaux : rythme, harmonie, tempo, forme, dynamique, mélodie et texture.

Dans les Dents de la mer, la première apparition du requin commence innocemment avec le son d’une bouée au large et une cloche qui tinte. Musicalement et atmosphériquement, la scène établit une sensation d’isolement autour des deux personnages qui nagent de nuit sur une plage déserte.

Mais dès que retentissent les cordes graves, suivies du motif central à deux notes joué au tuba, on comprend qu’un danger menaçant approche.

Cette technique consistant à alterner deux notes de plus en plus rapidement est utilisée depuis longtemps par les compositeurs – on la retrouve notamment dans la Symphonie du Nouveau Monde (1893) d’Antonín Dvořák.

John Williams, le compositeur, aurait mobilisé six contrebasses, huit violoncelles, quatre trombones et un tuba pour créer ce mélange de basses fréquences qui allait devenir la signature sonore des Dents de la mer.

Spectre sonore

Ces instruments mettent l’accent sur le bas du spectre sonore, générant un timbre sombre, profond et intense. Les musiciens à cordes peuvent employer différentes techniques d’archet, comme le staccato ou le marcato, pour produire des sonorités sombres, voire inquiétantes, surtout dans les registres graves.

Par ailleurs, les deux notes répétées (mi et fa) ne forment pas un ton clairement défini : elles sont jouées sans véritable tonalité, avec une dynamique croissante, ce qui renforce l’impression d’un danger imminent avant même qu’il ne se manifeste, stimulant ainsi notre peur instinctive de l’inconnu.

Steven Spielberg et John Williams parlent du travail de composition de la musique des Dents de la mer.

L’utilisation de ce motif minimaliste et de cette orchestration grave illustre un style de composition pensé pour déstabiliser et désorienter. On retrouve un effet similaire dans la bande-son de la scène d’accident de voiture de la Mort aux trousses (North by Northwest, 1959), composée par Bernard Herrmann pour Hitchcock.

De même, dans la Suite scythe de Serge Prokofiev, le début du deuxième mouvement (« la Danse des dieux païens ») repose sur un motif alternant deux notes proches ( dièse et mi).

La souplesse du motif de Williams permet de le faire jouer par différents instruments tout au long de la bande originale, explorant ainsi une palette de timbres capables d’évoquer tour à tour la peur, la panique ou l’angoisse.


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La psychologie de notre réaction

Mais qu’est-ce qui rend la bande originale des Dents de la mer si perturbante, même sans les images ? Les chercheurs en musique avancent plusieurs hypothèses.

Certains estiment que les deux notes évoquent le bruit de la respiration humaine, d’autres suggèrent qu’elles rappelleraient les battements de cœur… du requin.

Dans une interview au Los Angeles Times, John Williams expliquait :

« Je voulais créer quelque chose de très… primaire. Quelque chose de très répétitif, viscéral, qui vous saisit aux tripes plutôt qu’à l’esprit. […] Une musique qu’on pourrait jouer très doucement, ce qui signifierait que le requin est encore loin, quand on ne voit que l’eau. Une musique “sans cerveau” qui devient plus forte à mesure qu’elle se rapproche de vous. »

Tout au long de la bande-son du film, Williams joue avec les émotions du spectateur, jusqu’à la scène de l’homme contre le requin – véritable apogée du développement thématique et de l’orchestration.

Cette bande originale mythique a laissé une empreinte qui dépasse le simple accompagnement visuel. Elle agit comme un personnage à part entière.

En utilisant la musique pour dévoiler ce qui est caché, Williams construit une expérience émotionnelle intense, marquée par l’anticipation et la tension. Le motif à deux notes incarne à lui seul son génie – une signature sonore qui, depuis des générations, fait frissonner les baigneurs avant même qu’ils ne mettent un pied dans l’eau.

The Conversation

Alison Cole ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. « Les Dents de la mer » ont 50 ans : comment deux notes de musique ont terrifié toute une génération – https://theconversation.com/les-dents-de-la-mer-ont-50-ans-comment-deux-notes-de-musique-ont-terrifie-toute-une-generation-259293

Deux mille ans plus tard, enquête sur une possible fraude au vin dans la Rome antique

Source: The Conversation – Indonesia – By Conor Trainor, Ad Astra Research Fellow / Assistant Professor, University College Dublin

L’emplacement de la Crète sur la route des importations romaines de blé explique une partie du succès de son vin. Dan Henson/Shutterstock

Le passum, ce vin de raisins secs, était une douceur prisée des Romains. Son succès a-t-il encouragé des viticulteurs crétois de l’époque à le contrefaire ? Un chercheur de l’Université de Warwick mène l’enquête.


Avant l’apparition des édulcorants artificiels, les gens satisfaisaient leur envie de sucré avec des produits naturels, comme le miel ou les fruits secs. Les vins de raisins secs, élaborés à partir de raisins séchés avant fermentation, étaient particulièrement prisés. Les sources historiques attestent que ces vins, dont certains étaient appelés passum, étaient appréciés dans l’Empire romain et dans l’Europe médiévale. Le plus célèbre de l’époque était le malvoisie, un vin produit dans de nombreuses régions méditerranéennes.

Séchage et fermentation

Aujourd’hui, ces vins sont moins populaires, bien que certains soient toujours très recherchés. Les plus connus sont les vins italiens dits « appassimento » (une technique vinicole également connue sous le nom de passerillage), comme l’Amarone della Valpolicella. Dans la région de Vénétie, les meilleurs vins de ce type sont issus de raisins séchés pendant trois mois avant d’être pressés et fermentés – un procédé long et exigeant.

Les sources antiques décrivent des techniques similaires. Columelle, auteur romain spécialisé dans l’agriculture, indique que le séchage et la fermentation duraient au minimum un mois. Pline l’Ancien, quant à lui, décrit une méthode consistant à faire sécher les grappes partiellement sur la vigne, puis sur des claies, avant de les presser huit jours plus tard.

Depuis dix ans, j’étudie la fabrication de ce vin sur le site archéologique de Cnossos, en Crète. Si l’île est surtout connue pour ses vestiges minoens, elle était aussi célèbre à l’époque romaine pour ses vins doux de raisins secs, exportés à grande échelle.

Les vins de raisins secs de haute qualité demandaient du temps et de la patience, mais il semble que les producteurs de Cnossos aient parfois contourné les méthodes traditionnelles. Mes recherches sur un site de production vinicole et sur des sites de fabrication d’amphores indiquent que les vignerons crétois ont peut-être trompé leurs clients romains avec une version contrefaite du passum.

L’héritage viticole de la Crète

Les vestiges d’un site de production de vin à Cnossos montrent les pratiques en vigueur une génération avant la conquête romaine. Plus intéressant encore, les études en cours sur des fours de potiers de l’époque romaine révèlent une production concentrée sur quatre types d’objets : des amphores pour le vin, des supports pour leur remplissage, de grandes cuves de mélange en céramique et des ruches en terre cuite.

La Crète, plus grande île grecque, produit du vin depuis des millénaires. Des indices retrouvés à Myrtos attestent de la vinification dès 2170 avant notre ère. Grâce à sa position stratégique entre la Grèce et l’Afrique du Nord, l’île était âprement convoitée. En 67 av. n. è., après une campagne militaire de trois ans, les Romains en prirent le contrôle.

Après la conquête, l’économie crétoise a subi des changements profonds. Les Romains ont fondé une colonie à Cnossos, réorganisant le pouvoir et développant massivement la production vinicole. L’activité rurale a augmenté, et des fouilles archéologiques ont mis au jour un grand nombre d’amphores, preuve que le vin crétois était largement exporté.

Des raccourcis pour la production

Si les Romains achetaient autant de vin crétois, c’était en partie à cause des routes maritimes. Les navires chargés de blé en provenance d’Alexandrie, à destination de Rome, faisaient souvent escale en Crète, ce qui permettait aux marchands de charger d’autres produits. Mais la demande était aussi stimulée par la réputation du vin crétois, considéré comme un produit de luxe, à l’instar des vins appassimento italiens actuels. Il était aussi apprécié pour ses vertus médicinales supposées. Le médecin militaire Pedanius Dioscoride écrivait dans son traité De Materia Medica que ce vin soignait les maux de tête, expulsait les vers intestinaux et favorisait la fertilité.

L’explosion soudaine de la demande à Rome et dans la baie de Naples a pu inciter les producteurs à accélérer la fabrication.

Pline l’Ancien décrit ainsi un raccourci pour obtenir ce type de vin : faire bouillir le jus de raisin dans de grandes cuves. Mais les cuves retrouvées à Cnossos ne portent aucune trace de chauffe. Une autre hypothèse se dessine : l’ajout de miel au vin avant sa mise en amphore. Les ruches retrouvées dans les fours de potiers romains – reconnaissables à leur surface intérieure rugueuse favorisant la fixation des rayons de cire – suggèrent un lien entre viticulture et apiculture. Des découvertes similaires sur d’autres sites grecs laissent penser que vin et miel pouvaient être mélangés avant expédition.

Cette méthode était plus rapide et moins coûteuse que le séchage des raisins. Mais dans ce cas, pouvait-on encore parler de vin de raisins secs ? Et les consommateurs romains étaient-ils au courant ? Les quantités massives de vin crétois importées à Rome indiquent que cela ne les préoccupait guère. Vu le nombre d’amphores vides retrouvées à Rome, je pense que la population se souciait bien moins de l’authenticité que nous ne le ferions aujourd’hui.

The Conversation

Conor Trainor a reçu des financements de l’University College Dublin, de la British School at Athens, et, auparavant pour cette recherche, de l’Université de Warwick.

ref. Deux mille ans plus tard, enquête sur une possible fraude au vin dans la Rome antique – https://theconversation.com/deux-mille-ans-plus-tard-enquete-sur-une-possible-fraude-au-vin-dans-la-rome-antique-258849

« Les Trois Mousquetaires » : comment l’œuvre d’Alexandre Dumas influence la perception de l’Histoire de France

Source: The Conversation – Indonesia – By Philippe Ilial, Professeur de Lettres-Histoire. Chargé de cours en Histoire Moderne. Chercheur associé au CMMC, Université Côte d’Azur

Avec sa trilogie les Trois Mousquetaires, Alexandre Dumas mêle réalité historique et fiction héroïque, contribuant à façonner une perception populaire et parfois idéalisée de certaines époques de l’Histoire de France.


La trilogie composée par les Trois Mousquetaires (1844), Vingt ans après (1845) et le Vicomte de Bragelonne (1850), se déroule dans la France du XVIIe siècle, une période tumultueuse marquée par des intrigues de cour, des conflits politiques et des guerres.

Alexandre Dumas père (1802–1870) transforme cette époque en un décor épique où les mousquetaires, figures de loyauté et d’héroïsme, incarnent des valeurs de bravoure, d’amitié et de fidélité.

Ces ouvrages ont diverti les lecteurs, mais ont aussi nourri la perception de l’Histoire française des lecteurs puis plus tard des spectateurs – dès qu’Hollywood s’est emparé du thème. Entre fidélité historique et liberté créative, cette œuvre a profondément marqué l’imaginaire culturel collectif.




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« Le Comte de Monte-Cristo », un conte moderne des Mille et une Nuits


Entre fidélité historique et liberté créative

Dumas utilise l’Histoire comme une toile de fond, un canevas sur lequel il brode des intrigues souvent complexes. Pour écrire les Trois Mousquetaires, il s’appuie sur des documents tels que les Mémoires de Monsieur d’Artagnan, rédigées par Courtilz de Sandras en 1700, un polygraphe et ancien mousquetaire lui-même, une source qui lui permet de s’imprégner des événements et personnages de l’époque. Cependant, Dumas ne se soucie pas de la précision historique au sens strict. Il est romancier et choisit de sacrifier la rigueur historique à la vivacité de son récit, comme en témoigne la chronologie très libre de certains événements ou l’invention de personnages qui n’ont jamais existé.

La démarche de Dumas se situe à mi-chemin entre le roman historique et le roman d’aventures. Certains faits sont authentiques comme la rivalité entre Richelieu et Buckingham au siège de la Rochelle, point d’orgue de l’opposition entre la France et l’Angleterre soutien des protestants, mais l’auteur se permet d’ajouter des éléments fictifs pour mieux captiver son lecteur, n’oublions pas que l’œuvre est avant tout conçue comme un feuilleton littéraire (paru dans le journal La Presse dès 1844). Il préfère dramatiser les faits plutôt que de les relater avec exactitude. Il insiste, par exemple, sur les rivalités et les duels alors que le fameux siège de la ville est avant tout un évènement militaire.

Ce parti pris témoigne de son ambition : donner à l’histoire une dimension romanesque où l’action, le suspense et l’émotion priment sur la véracité des événements. Ainsi sa trilogie n’est surtout pas à prendre comme un livre d’histoire.


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Les figures historiques telles que Richelieu, Louis XIII ou encore Anne d’Autriche sont au cœur de la trilogie. Dumas les adapte à son intrigue, créant des personnages plus grands que nature. Richelieu, par exemple, devient un symbole de manipulation politique et d’intrigues secrètes, bien plus machiavélique dans le roman que ce qu’il fut en réalité. D’Artagnan, Athos, Porthos et Aramis, bien qu’inspirés de personnages ayant peut-être existé, sont eux aussi construits comme des archétypes de l’honneur, du courage et de l’amitié.

Dumas construit ses personnages comme des mythes, des incarnations de vertus ou de vices. En cela, il contribue à une perception de l’histoire où l’héroïsme prend le pas sur le réel. Bien que complexes, les antagonistes sont réduits à une dimension presque « monomaniaque », ils deviennent des stéréotypes comme celui du méchant, du comploteur, de l’espion…

Portrait de l’écrivain français Alexandre Dumas (1802–1870)
Alexandre Dumas père (1802–1870) par Nadar (1855).
Wikicommons

Les sauts temporels entre les Trois Mousquetaires et Vingt ans après ou encore le Vicomte de Bragelonne permettent à Dumas d’aborder des époques distinctes tout en conservant une continuité narrative. Les romans couvrent ainsi plusieurs décennies d’Histoire française et donnent au lecteur une impression d’enchaînement logique mais cette liberté narrative conduit à une vision linéaire et simplifiée de l’Histoire.

Une vision héroïque de l’Histoire de France

Par le biais de ses mousquetaires, Dumas construit une vision héroïque et valorisante de l’Histoire de France. D’Artagnan et ses compagnons représentent l’esprit français, capable de résister aux complots et aux conflits pour défendre des idéaux de justice et de loyauté. À travers les aventures des mousquetaires, Dumas véhicule aussi une forme de patriotisme : il montre des personnages qui, malgré les querelles et les luttes de pouvoir, restent attachés à leur pays et à leur roi.

Dumas invente et diffuse une version accessible et romancée de l’Histoire de France. Cette popularisation s’est amplifiée avec les nombreuses adaptations cinématographiques qui ont fait des trois mousquetaires des personnages mondialement reconnus. De Douglas Fairbanks incarnant D’Artagnan en 1921 à Gene Kelly en 1948 dans le film de George Sidney, la trilogie de Dumas compte à ce jour plus de 50 adaptations cinématographiques.

Bande annonce des Trois Mousquetaires, de George Sidney, sorti en 1948.

Le succès de ces adaptations a créé une familiarité avec cette période de l’Histoire chez le grand public. Mais cette popularisation a considérablement simplifié la perception du public concernant des événements comme la Fronde ou les intrigues de Richelieu, négligeant la complexité réelle de ces épisodes historiques dans le sens d’un mythe national comme la rivalité entre Richelieu et Buckingham.

Le but premier de Dumas restait de distraire, passionner son lectorat, pas de lui faire un cours d’histoire. Mais c’est parce que l’histoire est omniprésente, à la fois comme cadre et pourvoyeuse d’intrigues et de personnages, que le lecteur/spectateur à l’impression que tout est vrai.

Dumas s’est permis de nombreux anachronismes en même temps que de grandes libertés avec les faits historiques – comme l’histoire d’amour adultérine entre Anne d’Autriche et Buckingham qui n’a pas existé. Ces inexactitudes sont des choix de narration qui servent l’intrigue. Certains faits sont condensés ou déplacés pour accentuer les tensions dramatiques, comme la surreprésentation de Richelieu dans certaines intrigues. Si ces libertés ont été critiquées par des historiens, elles n’ont pas empêché le public d’adhérer aux aventures des mousquetaires.

Les mousquetaires : figures emblématiques du patrimoine français ?

Les personnages de d’Artagnan, Athos, Porthos et Aramis sont devenus des figures emblématiques du patrimoine culturel français. Ils incarnent des idéaux nobles tels que la bravoure, la camaraderie, et le sens de l’honneur, ce qui fait d’eux des héros intemporels. Dumas a créé des archétypes qui dépassent la littérature et sont devenus des symboles dans l’imaginaire collectif.

Au moment de leur parution, au XIXe siècle, les aventures des mousquetaires font écho aux préoccupations sociales de l’époque, période de bouleversements politiques et sociaux pour la France (révolutions de 1830 et de 1848 notamment). La loyauté des mousquetaires envers leur roi, même en dépit de leurs différends personnels, peut être lue comme une réflexion sur le patriotisme et la fidélité envers l’État dans un contexte postrévolutionnaire.

Enfin, la trilogie des Trois Mousquetaires a exercé une influence durable sur le genre du roman historique, non seulement en France mais aussi à l’international. Dumas a su créer une forme de littérature où l’histoire devient une aventure palpitante sans être pour autant un simple prétexte. Il a en quelque sorte fondé un modèle de fiction historique romancée, qui sera repris et adapté par de nombreux auteurs ; on pense à Paul Féval et son Bossu !

Aujourd’hui encore, cette approche influence la manière dont l’histoire est abordée dans les romans, et même dans les médias audiovisuels comme le cinéma et la télévision. La trilogie des Trois Mousquetaires reste une référence incontournable pour quiconque veut mêler l’histoire à la fiction.

The Conversation

Philippe Ilial est enseignant au lycée ainsi qu’à l’université Côte-d’Azur, il est également rédacteur en chef de plusieurs revues de vulgarisation historique.

ref. « Les Trois Mousquetaires » : comment l’œuvre d’Alexandre Dumas influence la perception de l’Histoire de France – https://theconversation.com/les-trois-mousquetaires-comment-loeuvre-dalexandre-dumas-influence-la-perception-de-lhistoire-de-france-255995

Espérance de vie : peut-on gagner six heures par jour indéfiniment ?

Source: – By Gilles Pison, Anthropologue et démographe, professeur au Muséum national d’histoire naturelle et chercheur associé à l’INED, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)

En 2004 en France, l’espérance de vie a passé le seuil des 80 ans. Marie-Sophie Tekian/Unsplash

En France, au milieu du XVIIIe siècle, l’espérance de vie à la naissance était de moins de 30 ans ; elle a presque triplé depuis (voir la figure 1 ci-dessous). Au cours de la période récente, c’est-à-dire depuis le milieu du XXe siècle, elle a progressé de près de trois mois en moyenne par an – soit six heures par jour –, passant de 66,4 ans en 1950 à 82,5 ans en 2017.

Va-t-elle continuer à augmenter ? Jusqu’où ? Elle progresse en effet moins vite depuis quelque temps, de deux mois en moyenne par an. Est-ce le signe qu’elle se rapproche des limites ? Pour y voir plus clair, analysons son évolution passée et les facteurs expliquant sa formidable progression jusqu’ici.

Évolution de l’espérance de vie en France.
Gilles Pison (à partir de reconstitutions historiques et des données de l’Insee), CC BY-NC-ND

Le recul de la mortalité infantile, un facteur déterminant

La progression de l’espérance de vie n’a pas été régulière au cours des deux siècles et demi passés. Elle a été interrompue par les conflits (guerres napoléoniennes, guerres de 1870, 1914-1918 et 1939-1945) qui ont entraîné des reculs importants. Mais ceux-ci n’ont duré que le temps du conflit, la progression reprenant ensuite la tendance de fond.

Les progrès s’accélèrent à certaines périodes, comme au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle, ou cent ans plus tard, à la fin du XIXe siècle. Ils ralentissent à d’autres, comme entre 1850 et 1870. Ces variations sont parallèles à celles de la mortalité des enfants, encore très élevée à ces époques, et qui pèse beaucoup sur la durée de vie moyenne.

Ainsi, la moitié des enfants mourait avant l’âge de 10 ans en France au milieu du XVIIIe siècle, ce qui explique la très faible espérance de vie (25 ans). Autour de 1800 la mortalité des enfants recule fortement grâce en partie à la vaccination contre la variole : le risque pour un nouveau-né de mourir dans sa première année diminue d’un tiers en deux décennies, passant de 275 pour mille à 185 pour mille, comme le montre la figure 2. L’espérance de vie fait un bond de 10 ans.

Évolution de la mortalité infantile en France.
Gilles Pison (à partir de reconstitutions historiques et des données de l’Insee), CC BY-NC-ND

Au milieu du XIXe siècle, la mortalité infantile remonte du fait de l’industrialisation et l’urbanisation qui dégradent les conditions de vie des enfants, notamment dans les villes. L’espérance de vie stagne. À l’inverse, à la fin du XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle, les progrès de l’hygiène et de la médecine liés à la révolution pastorienne, dont les enfants ont été les premiers bénéficiaires, et aussi la mise en place des premières politiques de protection de la petite enfance, entraînent une forte augmentation de l’espérance de vie.

Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, l’espérance de vie récupère la tendance de fond et atteint 66,4 ans en 1950. Elle poursuit ensuite sa progression au rythme de près de 3 mois en plus par an en moyenne.

Mais le rythme a un peu baissé depuis 2010, deux mois en plus par an seulement en moyenne comme déjà mentionné, laissant penser que l’allongement de la vie pourrait bientôt atteindre ses limites.

Un précédent ralentissement il y a 50 ans

Un phénomène similaire de ralentissement des progrès s’est produit il y a 50 ans, visible à la figure 3 qui zoome sur la période récente. Alors que l’espérance de vie à la naissance (sexes confondus) a augmenté de 4 ans au cours de la décennie 1950, elle n’a crû que de 1,7 an au cours de la décennie 1960.

Durant ces décennies, la progression de l’espérance de vie vient encore pour partie du recul de la mortalité infantile. Elle a baissé de moitié entre 1950 et 1960, passant de 51 décès d’enfants de moins d’un an pour mille naissances, à 27 ‰, et a continué de diminuer pendant la décennie suivante pour atteindre 18 ‰ en 1970. Mais le niveau atteint est si bas qu’elle ne représente plus désormais qu’une faible part de la mortalité, et même si son recul se poursuit (elle est de 4 ‰ en 2017), il n’a pratiquement plus d’effet sur l’espérance de vie.

Celle-ci ne peut progresser qu’en raison des succès remportés dans la lutte contre la mortalité adulte, en particulier aux âges élevés où se concentrent de plus en plus les décès.

En France, la progression de l’espérance de vie marque le pas dans les années 1960.
Gilles Pison (à partir des données de l’Insee), CC BY-NC-ND

Des scénarios pessimistes démentis par la réalité, l’idée du plafonnement abandonnée

Les possibilités de diminution de la mortalité à ces âges ne peuvent être que limitées, pense-t-on il y a 50 ans, et l’espérance de vie va rapidement buter sur un plafond biologique.

Le ralentissement des années 1960 vient conforter cette vision. Celle-ci se reflète dans les scénarios d’évolution de l’espérance de vie qu’élabore l’Insee pour projeter la population de la France (voir la figure 3 ci-dessus).

Ainsi, la projection publiée en 1979 considère que l’espérance de vie va plafonner à 73,8 ans en 2000, or ce seuil a été dépassé l’année même où elle a été publiée, l’espérance de vie ayant atteint 74,1 ans en 1979. Tenant compte de l’énorme décalage entre les projections précédentes et la réalité, la projection de 1986 fait progresser l’espérance de vie nettement plus rapidement tout en conservant l’hypothèse d’un ralentissement puis d’un plafonnement à terme.

Mais, comme dans les projections antérieures, le plafond de la projection de 1986 est atteint puis dépassé (en 1997). Le constat que les plafonds même rehaussés sont régulièrement dépassés au bout de quelques années conduit à l’abandon de l’idée même de plafonnement dans les projections suivantes.

Celles-ci extrapolent la tendance courante sur toute la période de projection, se contentant de l’infléchir très progressivement sans toutefois fixer de limite. Elles correspondent assez bien à l’évolution observée pour l’instant.

Les succès de la lutte contre la mortalité des personnes âgées

Si les projections ont longtemps sous-estimé les progrès de l’espérance de vie, c’est qu’elles n’ont pas anticipé la forte baisse de la mortalité des adultes et des personnes âgées. Il faut dire que les progrès dans ce domaine sont relativement récents, comme le montre l’évolution de l’espérance de vie à 60 ans sur la figure 4 ci-dessous.

Au milieu du XXe siècle, elle était encore proche de son niveau du XIXe siècle, notamment du côté masculin : un homme de 60 ans pouvait espérer vivre encore 13 à 14 ans. Ce n’est qu’à partir de la fin de la Deuxième Guerre mondiale qu’elle commence à augmenter chez les hommes, les progrès s’accélérant ensuite jusqu’à ce qu’elle atteigne 23,2 ans en 2017, soit 7,3 ans de plus qu’en 1967. La progression a commencé plus tôt chez les femmes, dès les premières décennies du XXe siècle, et elle s’est aussi accélérée à partir de la fin de la guerre jusqu’à 27,6 ans en 2017, soit 7,2 ans de plus qu’en 1967.

Évolution de l’espérance de vie des personnes âgées en France.
Gilles Pison (à partir des données de l’Insee et de Vallin et Meslé 2001), CC BY-NC-ND

La révolution cardiovasculaire

Au milieu du XXe siècle, les maladies infectieuses étaient encore la cause d’une partie importante des décès d’adultes et de personnes âgées, et leur recul a entraîné une augmentation sensible de l’espérance de vie à 60 ans. Mais, comme pour les enfants, la part de ces maladies dans la mortalité totale a beaucoup régressé et les gains à attendre de la poursuite de leur recul sont faibles.

Les maladies cardiovasculaires et les cancers sont désormais les principales causes de décès à ces âges, comme le montre la figure 5 ci-dessous. Et ce sont les succès rencontrés dans la lutte contre ces maladies qui ont permis à la mortalité des adultes et des personnes âgées de poursuivre sa baisse à partir des années 1970, et à l’espérance de vie de continuer à augmenter.

La mortalité due aux maladies du cœur et des vaisseaux a énormément diminué depuis un demi-siècle grâce à la « révolution cardiovasculaire » qu’ont constitué les progrès de la prévention et des traitements dans ce domaine. Quant à la mortalité par cancer, qui avait augmenté, elle régresse maintenant grâce aux diagnostics plus précoces et à la réduction des comportements à risques comme le tabagisme.

Évolution de la mortalité par causes de décès en France.
Gilles Pison (à partir des données de l’Inserm, Meslé 2006 et Breton et coll. 2017), CC BY-NC-ND

Les conditions d’une espérance de vie toujours en progrès

Le ralentissement des progrès de l’espérance de vie depuis une dizaine d’années est peut-être le signe que les retombées de la révolution cardiovasculaire sont en voie d’épuisement.

Et les progrès futurs pourraient dépendre de plus en plus de la lutte contre les cancers qui sont devenus la première cause de décès. Si celle-ci engrange les succès, les retombées en termes d’espérance de vie ont été moins spectaculaires jusqu’ici que celles liées à la révolution cardiovasculaire. Il faudrait que le recul de la mortalité liée aux cancers s’accélère dans les prochaines décennies si l’on veut que l’espérance de vie continue de progresser de 3 mois par an.

À plus long terme, comme pour les avancées liées à la lutte contre les infections, celles liées à la lutte contre les maladies cardiovasculaires et les cancers devraient s’épuiser un jour. De nouveaux terrains de lutte comme les maladies neurodégénératives (maladies d’Alzheimer, de Parkinson, etc.) et des innovations médicales et sociales pourraient alors prendre le relais et ouvrir une nouvelle phase de progrès sanitaire.

Ce qui pourrait non pas conduire à l’immortalité, vieux rêve inaccessible, mais remettre de nouveau à plus tard le calcul d’une limite à la progression de l’espérance de vie.

The Conversation

Gilles Pison ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Espérance de vie : peut-on gagner six heures par jour indéfiniment ? – https://theconversation.com/esperance-de-vie-peut-on-gagner-six-heures-par-jour-indefiniment-98188

Climat des affaires : les stratégies des entreprises pour protéger leurs données

Source: – By Philippe Dupuy, Professeur Associé au département Gestion, Droit et Finance, Grenoble École de Management (GEM)

Pour 43,1 % des entreprises, protéger les systèmes passe par la formation des salariés voire par l’embauche de spécialistes en cybersécurité.

Samuel Zeller/Unsplash, CC BY

Grenoble École de Management et l’association des Directeurs financiers et des contrôleurs de gestion (DFCG) recueillent chaque trimestre l’avis des responsables financiers français. Les résultats sont agrégés au niveau mondial par un réseau d’universités coordonnées par Duke University aux États-Unis. Pour le deuxième trimestre 2018, l’enquête s’est déroulée du 13 mai au 7 juin 2018.


La protection des données est devenue un enjeu majeur pour les entreprises depuis quelques années. Par exemple, 36,7 % des entreprises françaises déclarent que leurs systèmes informatiques ont déjà été attaqués par des pirates (hackers). En réponse, elles sont de plus en plus nombreuses à consacrer un budget significatif à leurs défenses. L’achat de logiciels reste la principale réponse pour 67 % des répondants européens, suivi par l’amélioration des procédures concernant les mots de passe, par exemple.

En revanche, pour 43,1 % des entreprises qui nous ont répondu, protéger les systèmes passe avant tout par la formation des salariés voire par l’embauche de spécialistes en cybersécurité (24,7 %). Ces spécialistes sont d’ailleurs parfois autorisés, par la direction, à « piéger » les employés afin de tester la robustesse du système (11,3 % des cas). Enfin, seules 6,2 % des entreprises déclarent ne pas avoir entrepris d’action afin de mieux protéger leurs données.

Aux États-Unis, le nombre d’entreprises qui avouent avoir subi des attaques est plus faible qu’en Europe. Il tombe à 20 % notamment parce que la question de la défense des données semble être mieux prise en compte. Mais ce chiffre doit être mis en regard de la perte de « réputation » à laquelle l’entreprise attaquée peut faire face en Amérique du Nord. De nombreuses entreprises américaines cacheraient leurs défaillances afin de protéger leur image.

La protection des données devrait rester clé pour la fonction finance dans les années à venir. Ainsi, 29,2 % des responsables financiers européens placent cette question parmi les trois plus importantes qu’ils auront à gérer dans un futur proche. Elle reste néanmoins derrière les problématiques liées à la gouvernance d’entreprise (35,4 %), les fusions et acquisitions (34,4 %) et l’évolution des réglementations (34,4 %).

Hausse des coûts de financement

La reprise des tensions inflationnistes à travers le monde a récemment conduit plusieurs banques centrales à durcir les conditions d’octroi de crédit, ce qui a eu comme conséquence mécanique une remontée des taux d’intérêt à long terme. Les entreprises voient donc actuellement leurs conditions de financement se détériorer.

Pour ce trimestre, nous avons cherché à estimer la sensibilité de la politique de financement des entreprises à la variation du niveau des taux d’intérêt telle que perçue par les responsables financiers. Le taux moyen auquel les entreprises se financent est aujourd’hui d’environ 2,95 % sur l’ensemble de notre échantillon européen. Les niveaux les plus bas sont observés en Allemagne (2,2 %) et les plus hauts en Grèce (6,0 %). Quelle que soit l’évolution future des taux, les entreprises européennes nous disent vouloir limiter leurs ratios d’endettement. Ainsi dans le cas d’une baisse supplémentaire des taux de financement d’environ un point (jusqu’à environ 2,0 %), les entreprises envisagent de baisser leurs ratios d’endettement d’un point de pourcentage également, pour le porter à environ 32,3 % en moyenne.

Le scénario central retenu par les responsables financiers est néanmoins celui d’une hausse modérée des taux d’intérêt qui s’établiraient à environ 3,4 % à l’horizon fin 2019. Dans ce contexte, les entreprises envisagent de réduire leurs ratios d’endettement de deux points de pourcentage. Enfin, dans un scénario de hausse élevée des taux, jusqu’à 4,5 %, la réduction estimée d’endettement serait d’environ quatre points de pourcentage. Au total, on peut estimer qu’une hausse d’environ 1 % des taux d’intérêt de long terme aurait pour conséquence une baisse d’environ 1 % du ratio d’endettement cible des entreprises.

La hausse du coût de financement pourrait avoir également un impact direct sur l’activité de fusion et acquisition (M&A) dans les pays européens. Ainsi, seulement un tiers des responsables financiers italiens s’attendent à une activité importante en M&A. À l’inverse, en Allemagne où les taux de financement sont les plus faibles du continent, les DAF (directeurs administratifs et financiers) sont 80 % à s’attendre à une hausse de l’activité en M&A. Les secteurs les plus concernés devraient être les secteurs de la banque et de l’assurance ainsi que celui des technologies. Au total, 41,9 % des responsables financiers s’attendent à une hausse des fusions et acquisitions dans l’année à venir (42,9 % en France).

Climat des affaires toujours favorable

En Europe, l’indicateur de climat des affaires reprend sa course en avant ce trimestre pour atteindre désormais 68,5 contre 67,0 au trimestre précédent. Cela fait désormais deux années consécutives que l’indicateur de climat des affaires enregistre une progression régulière, lui permettant de passer de 53 en mars 2016 aux niveaux observés aujourd’hui, compatibles avec une croissance élevée du PIB.

Il est aussi frappant de constater que cet enthousiasme économique concerne tous les principaux pays de la zone euro. Ainsi, la France affiche un optimisme de 67,5 et l’Italie de 65,4 alors même que le pays connaît une crise politique importante depuis les dernières élections. C’est en Allemagne que le climat des affaires semble le plus favorable (81,8) en forte hausse par rapport au trimestre précédent (72,3).

En revanche, le Royaume-Uni maintient sa position en queue de peloton affichant désormais un optimisme de seulement 57,3.

Aux États-Unis, le climat des affaires se stabilise à 71,1, contre 71,2 au trimestre précédent. Il reste favorable à une croissance soutenue de l’économie. Cependant, une majorité de responsables financiers américains s’attend désormais à une hausse significative des coûts de financement – notamment par la hausse des taux d’intérêt de long terme. Le contexte macro-économique pourrait alors devenir moins favorable au business avec des conséquences importantes en termes d’investissements et d’activité. Au-delà, le rythme des fusions et acquisitions, qui aujourd’hui soutient en partie les marchés d’actions, pourrait ralentir.

Enfin, la décision de l’administration Trump d’augmenter les tarifs douaniers notamment sur l’acier européen ne semble pas avoir eu d’impact particulier sur le moral des entreprises américaines. De même, ni l’opposition du G7, ni les avancées des négociations avec la Corée du Nord ne semblent jouer sur le climat des affaires nord-américain.

Dans le reste du monde : le climat des affaires s’affaiblit quelque peu en Amérique du Sud, en particulier au Brésil (54) et en Équateur (36). Il reste néanmoins favorable à une croissance élevée au Mexique (69) et au Pérou (61). En Asie, le climat moyen des affaires continue de baisser pour atteindre 60,3 contre 61 au trimestre précédent. La plupart des pays asiatiques affichent un climat des affaires proche de 60 : la Chine est à 58,8, le Japon également 58,8 et l’Inde 66. Seul Singapour avec 50 est en retrait sur le continent asiatique. Enfin, en Afrique, le climat des affaires a chuté brutalement dans plusieurs pays, en particulier au Nigeria (54 contre 62 au trimestre précédent) et en Afrique du Sud (51 contre 59 au trimestre précédent).


Prochaine enquête du 22 août au 7 septembre 2018. L’enquête Duke University–Grenoble École de Management mesure chaque trimestre depuis plus de 20 ans le climat des affaires tel que perçu par les responsables financiers des entreprises à travers le monde. L’enquête est courte (environ 10 questions). Elle recueille plus de 1 000 réponses anonymes d’entreprises de tous secteurs et de toutes tailles. C’est désormais la plus grande enquête de ce type dans le monde. Une analyse détaillée par pays peut être envoyée à chaque participant.

Les datavisualisations de cet article ont été réalisées par Diane Frances.

The Conversation

Philippe Dupuy ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Climat des affaires : les stratégies des entreprises pour protéger leurs données – https://theconversation.com/climat-des-affaires-les-strategies-des-entreprises-pour-proteger-leurs-donnees-98541