Comment Brian Wilson, auteur-compositeur visionnaire des Beach Boys, a changé l’histoire de la musique

Source: The Conversation – Indonesia – By Jadey O’Regan, Senior Lecturer in Contemporary Music, Sydney Conservatorium of Music, University of Sydney

Les Beach Boys en 1962 à Los Angeles, Californie. Les trois frères Wilson (Brian est à gauche), leur cousin Mike Love et leur ami Al Jardine. Michael Ochs Archives/Getty Images

Brian Wilson, chanteur leader, auteur-compositeur et producteur des Beach Boys, est décédé, le 11 juin 2025, à l’âge de 82 ans. Le bassiste laisse derrière lui une musique magnifique, joyeuse, douce-amère et intemporelle, façonnée au fil d’une carrière qui s’étend sur six décennies.


Cette nouvelle n’est pas une surprise : Wilson, atteint de démence diagnostiquée par les médecins, avait été placé l’an dernier sous tutelle après le décès de son épouse, Melinda. Cependant, sa disparition n’en marque pas moins la fin d’un chapitre long et extraordinaire de l’histoire de la musique.

Une vie consacrée à la musique

Formés au début des années 1960 à Hawthorne, en Californie, les Beach Boys sont au départ une histoire de famille et de communauté : les frères Brian, Dennis et Carl Wilson, leur cousin Mike Love et leur ami d’école Al Jardine.

Durant leur enfance, la maison des Wilson était un foyer compliqué ; leur père, Murry Wilson, était strict, parfois violent. La musique constituait l’un des rares moyens de rapprochement familial.

C’est au cours de ces premières années que Brian découvre les sonorités qui façonneront son identité musicale : Gershwin, les groupes de doo-wop, le rock and roll des débuts et, surtout, les Four Freshmen, dont le style de chant en harmonie serrée sera une influence majeure qu’il étudiera avec minutie.

Black and white photo
Les Beach Boys en répétition en 1964 ; Brian Wilson est assis au piano.
Michael Ochs Archives/Getty Images

Un mélange d’influences inattendu pour un groupe de pop. Dès les premiers enregistrements des Beach Boys (avec surf, voitures et filles), on perçoit les prémices de la complexité et de l’audace musicale qui feront la réputation de Wilson.

Écoutez la structure inattendue de The Lonely Sea (1962), les accords complexes de The Warmth of the Sun (1963), ou encore la modulation subtile de Don’t Worry Baby (1964).

Ces premières innovations laissent entrevoir une créativité grandissante qui continuera de s’épanouir tout au long des années 1960 et au-delà.

Une histoire de résilience

Dans les années qui ont suivi, Brian Wilson a souvent été perçu comme une figure fragile. Mais ce qui ressort avant tout de son parcours, c’est sa résilience.

Difficile de ne pas admirer sa capacité à produire un catalogue d’œuvres aussi vaste et varié, tout en affrontant, entre autres, des relations familiales complexes, la pression des maisons de disques, des problèmes de santé mentale souvent mal diagnostiqués et mal soignés ainsi que des addictions. Wilson a non seulement survécu a tout cela, mais il a continué à créer.

Brian Wilson au piano et Al Jardine à la guitare lors d’un concert à Los Angeles en 2019.
Scott Dudelson/Getty Images

Il a même fait ce que peu de fans des Beach Boys auraient imaginé : remonter sur scène.

Le retour inattendu de Brian Wilson sur scène, lors des tournées Pet Sounds et SMiLE au début des années 2000, a relancé l’intérêt pour les Beach Boys et permis une réévaluation critique de leur héritage musical. Depuis, les publications de livres, de documentaires, de films et de podcasts consacrés à Brian Wilson et aux Beach Boys se sont multipliées.

Le sujet d’une thèse

J’ai grandi près de Surfers Paradise, sur la Gold Coast, (Queensland, Australie). Leurs premiers morceaux évoquant un été sans fin résonnaient particulièrement dans ma ville natale, même si, tout comme Brian Wilson, je n’ai admiré la plage que de loin.

J’ai choisi d’étudier la musique des Beach Boys pour ma thèse de doctorat et j’ai passé les années suivantes à retracer le développement musical du groupe, de leurs débuts dans un garage à la création de Pet Sounds cinq ans plus tard.

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Les Beach Boys en concert vers 1963. Brian Wilson est à gauche.
Michael Ochs Archives/Getty Images

J’étais fasciné par la manière dont un groupe pouvait produire en si peu de temps un corpus aussi novateur, passant des premières notes hésitantes de Surfin’ aux arrangements complexes de God Only Knows.

Pour comprendre leur musique, j’ai écouté pendant des années les sessions d’enregistrement des Beach Boys, prise après prise, afin de saisir comment leurs chansons étaient conçues avec autant de finesse et d’ingéniosité.

Mais ce qui m’a frappé aussi fortement que la musique elle-même, c’était la voix de Brian Wilson dans ces enregistrements. L’écouter diriger des heures de sessions, c’était entendre un artiste au sommet de son art – décisif, sûr de lui, drôle, un esprit collaboratif, animé d’une profonde volonté de donner vie à la musique magique qu’il entendait dans sa tête et de la partager avec le public.

L’une des découvertes les plus inattendues de mon analyse des paroles des Beach Boys est venue d’un simple outil de fréquence des mots appliqué aux 117 chansons du corpus : le mot le plus courant était « now » (« maintenant »).

The boys with a moped
Les Beach Boys posent pour un portrait vers 1964. Brian Wilson est à l’arrière.
Michael Ochs Archives/Getty Images

Souvent employé comme un tic de langage, « now » résume pourtant à merveille ce que la musique de Brian Wilson a offert à tant d’auditeurs.

Wilson a créé un présent éternel : un monde où le soleil brille toujours, où l’on peut rester jeune à jamais, et où l’on peut retourner chaque fois qu’on en ressent le besoin.

Jadey O’Regan avec Brian Wilson, Enmore Theatre, Sydney, 2010.
Jadey O’Regan

En 2010, j’ai eu l’immense chance de rencontrer Brian Wilson dans sa loge, avant son concert à l’Enmore Theatre de Sydney. Il était drôle et chaleureux. Assis à un petit clavier, il m’a appris une harmonie et, l’espace d’un instant, nous avons chanté Love and Mercy ensemble.

Ce fut l’un des moments les plus magiques de ma vie. Et l’un des messages les plus durables de Wilson : « Love and mercy, that’s what we need tonight. » (« De l’amour et de la compassion, c’est ce dont nous avons besoin ce soir. »)

Adieu et merci, Brian. Surf’s up!

The Conversation

Jadey O’Regan ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Comment Brian Wilson, auteur-compositeur visionnaire des Beach Boys, a changé l’histoire de la musique – https://theconversation.com/comment-brian-wilson-auteur-compositeur-visionnaire-des-beach-boys-a-change-lhistoire-de-la-musique-258830

Mettre en musique le trail : émotions sincères ou stratégie d’enchantement marchand ?

Source: The Conversation – Indonesia – By Mathilde Plard, Chercheuse CNRS – UMR ESO, Université d’Angers

Départ de l’Ultra-Trail du Haut-Giffre (Samoëns, Haute-Savoie) en 2019. UTHG

Du Trail du Saint-Jacques (Haute-Loire) à l’Ultra-Trail du Haut-Giffre (Haute-Savoie) en passant par celui du puy Mary (Cantal), le mois de juin célèbre la course en pleine nature. Au-delà de la performance physique, un élément qui peut sembler secondaire structure l’événement : la musique. Elle est calibrée pour générer une expérience affective précise et façonner une émotion collective. Un outil marketing redoutable.


De nombreuses études ont montré les effets positifs de la musique sur la performance et l’état émotionnel des sportifs. Elle peut réduire la perception de l’effort, augmenter les affects positifs, favoriser la concentration, ou encore synchroniser les mouvements. Ces apports sont exploités tant au niveau individuel qu’à l’échelle collective des événements – lorsqu’un speaker choisit les morceaux pour dynamiser le public.

Dans l’univers du trail-running, où chaque coureur vit une aventure à la fois personnelle et collective, l’échange de playlists avant le départ est une pratique répandue. Sur des plateformes comme Spotify ou SoundCloud, des groupes de participants partagent leurs sélections de morceaux – de l’électro atmosphérique aux hymnes rock – pour créer un sentiment de cohésion avant même le coup de pistolet.

Cette « playlist de départ » agit comme un rite d’entrée dans l’épreuve : elle permet aux trailers de se synchroniser mentalement, de puiser de l’énergie dans les mêmes vibrations sonores, et de renforcer un sentiment de fraternité éphémère mais puissant, via ce langage commun. Mais les coureurs ne sont pas les seuls à choisir leur musique : les organisateurs s’en emparent pour ritualiser les événements sportifs.

Les hymnes de départ, outil d’ingénierie de l’émotion

Dans le cadre d’une enquête sur les départs d’ultra-trail, nous avons analysé les musiques diffusées au cours des dix minutes précédant le lancement des courses.

L’effet est saisissant : les organisateurs choisissent très souvent des morceaux épiques issus du répertoire cinématographique ou du rock symphonique (Conquest of Paradise, de Vangelis,, The Ecstasy of Gold, d’Ennio Morricone,, Last Ride of the Day, du groupe metal Nightwish).

Départ de l’Ultra-Trail du Mont-Blanc 2024 au son de Vangelis.

Ces musiques structurent un rituel. Elles suscitent des frissons, des larmes, une intensité collective. Par exemple, la montée de Conquest of Paradise génère un sentiment d’épopée, tandis que l’explosion orchestrale d’Ecstasy of Gold crée une tension dramatique invitant à l’aventure. Ces choix visent à provoquer des frissons et une intensité collective quasi liturgique.

Quels impacts ont ces sélections ? Opter pour U2 (Light My Way) semble évoquer une résonance intime, axée sur le dépassement personnel, quand Vangelis suscite un imaginaire héroïque et un sentiment de fraternité universelle. Chaque titre oriente donc l’expérience émotionnelle des coureurs et du public. Cette séquence musicale façonne la tonalité du moment et inscrit les participants dans une mémoire sonore commune.

De la résonance à l’enchantement marchand

Cette expérience se comprend à travers la notion de « résonance », du sociologue Hartmut Rosa. Dans une configuration résonante, la musique relie le sujet à lui-même, aux autres et à l’environnement. Mais si la sélection est standardisée et imposée, elle produit une aliénation rythmée, réduisant l’émotion à une simple illusion préprogrammée.

La mise en musique du sport relève alors d’une véritable « ingénierie de l’enchantement » où des professionnels conçoivent des dispositifs sensoriels destinés à suspendre momentanément l’incrédulité. La musique y fonctionne comme un outil de création d’une expérience immersive, ritualisée, préparée pour susciter un état euphorique collectif.


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Une illusion qui fait système

La chercheuse en anthropologie Emmanuelle Lallement montre que les grandes manifestations sportives fonctionnent comme des spectacles conçus sur le modèle des rituels : chaque geste, chaque décor, chaque son est pensé pour produire un effet émotionnel précis. Dans ce cadre, parcours et fan-zones ne sont plus de simples espaces de compétition ou de spectature, mais de véritables « scènes » où l’organisateur orchestre l’expérience du public à la manière d’un metteur en scène. Les animations, le choix des musiques d’ambiance et des jingles publicitaires sont calibrés au millième de seconde pour susciter la montée collective de l’enthousiasme.

Loin de l’idée d’une liesse populaire spontanée, ces dispositifs relèvent d’un « design émotionnel » : la ferveur est structurée, segmentée et distribuée selon un scénario immuable (par exemple : ligne de départ et d’arrivée pour le trail ; entrée des joueurs, mi-temps, moments clés du match pour le foot).

Chaque phase appartient à un script qui garantit une intensité contrôlée, interchangeable d’un événement à l’autre. La « fête sportive » devient un produit de consommation culturelle, où l’émotion est empaquetée, standardisée et vendue comme un service de divertissement – un simulacre ritualisé où les signes de la passion collective font plus illusion qu’ils ne renvoient à une expérience réellement partagée.

Oser des enchantements sincères ?

À trop vouloir produire du sensible, on risque pourtant de vider l’expérience de sa puissance transformatrice. L’ingénierie de l’enchantement, si elle ignore l’imprévu et l’altérité, engendre des « illusions bipolaires », révélant leur condition de production.

Les « illusions bipolaires », ce sont ces créations émotionnelles qui, d’un côté, promettent des sensations intenses et, de l’autre, risquent de laisser un vide quand le mécanisme se révèle. L’ingénierie de l’enchantement vise à produire du sensible de façon prédictive : montée de l’excitation, pics d’extase, apaisement cathartique. Mais si l’on maîtrise entièrement la temporalité et la dramaturgie des émotions, on finit par nier l’imprévu, la surprise authentique et l’altérité de l’autre – éléments pourtant essentiels à toute expérience transformatrice.

Ces « illusions bipolaires » oscillent entre deux pôles :

L’hyper-réalisme : une immersion tellement travaillée qu’elle paraît plus vraie que la réalité, conduisant à un état extatique généralisé.

La désillusion : lorsque le participant prend conscience que son émotion a été manufacturée, il éprouve une forme de désenchantement, voire de cynisme, face à ce qui apparaît alors comme un simple artifice marketing.

Ainsi, plus le dispositif est élaboré, plus le risque est grand de basculer d’un sentiment de communion exaltée à une expérience de vide émotionnel, révélant crûment que la « magie » avait pour origine un plan de production et un budget, plutôt que la spontanéité d’un engagement collectif.

Mettre en musique le sport n’est pas en soi un mal. Ce qui pose question, c’est la façon dont cette musique est sélectionnée, imposée, instrumentalisée. C’est le passage de la résonance à la récupération. Ce qui fait la force d’un moment sportif, c’est sa part d’incertitude. L’émotion ne se fabrique pas à la chaîne. Elle se vit.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

ref. Mettre en musique le trail : émotions sincères ou stratégie d’enchantement marchand ? – https://theconversation.com/mettre-en-musique-le-trail-emotions-sinceres-ou-strategie-denchantement-marchand-256708

Cléopâtre, cheffe d’État calomniée par le sexisme

Source: The Conversation – Indonesia – By Christian-Georges Schwentzel, Professeur d’histoire ancienne, Université de Lorraine

Parmi les œuvres présentées à l’Institut du monde arabe figure l’huile sur toile d’Alexandre Cabanel, _Cléopâtre essayant des poisons sur des condamnés à mort_ (1887).

Cheffe d’État, séductrice ou déesse : les récits qui entourent Cléopâtre sont nombreux, modelés par des stratégies politiques et souvent empreints de sexisme. L’exposition « Le mystère Cléopâtre », à découvrir à l’Institut du monde arabe à Paris, jusqu’au 11 janvier 2026, propose de démêler le mythe de la réalité.


Des rares grandes figures féminines retenues par l’histoire, Cléopâtre (69-30 av. J.-C.), la dernière souveraine d’Égypte, est la plus populaire. Autour de son personnage se sont forgées une légende noire puis une figure universelle, associant passion et mort, volupté et cruauté, richesse et guerre, politique et féminisme.

Une reine biculturelle

L’affiche de l’exposition « Le mystère Cléopâtre » du 11 juin 2025 au 11 janvier 2026 à l’Institut du monde arabe
L’exposition de l’Institut du monde arabe tente de percer « Le mystère Cléopâtre ».

La première légende de Cléopâtre est celle qu’elle a elle-même élaborée. Selon son discours officiel, la reine se présente comme une déesse au service de son peuple, ou plutôt de ses peuples. En effet, le royaume de Cléopâtre est biculturel, à la fois grec et égyptien, comme Cléopâtre elle-même. La reine descend en ligne directe de Ptolémée Ier Sôter, un officier gréco-macédonien d’Alexandre le Grand, devenu roi d’Égypte après la mort du conquérant, à la fin du IVe siècle av. J.-C. Pour ses sujets grecs, descendants des colons installés à Alexandrie et dans la vallée du Nil, Cléopâtre est une souveraine gréco-macédonienne, mais pour les Égyptiens elle se montre aussi en reine pharaonique traditionnelle.

Cette dualité politico-culturelle est une caractéristique idéologique de la dynastie de Cléopâtre dont les documents officiels sont rédigés dans les deux principales langues du royaume, comme on le voit sur la célèbre Pierre de Rosette. C’est ainsi une véritable reine biculturelle qui émane des sources antiques.

Pour les Grecs, Aphrodite réincarnée

Selon les récits officiels destinés à ses sujets grecs, Cléopâtre est l’incarnation terrestre de la déesse de l’amour et de la beauté, Aphrodite. C’est ce que nous montre une série de monnaies frappées dans l’île de Chypre, l’une des possessions de la reine en Méditerranée orientale.

Cléopâtre y est représentée tenant dans ses bras son fils, le petit Césarion, qu’elle a eu avec Jules César. Elle porte la couronne de la déesse, à laquelle elle s’assimile, tandis que son fils est comparé à Éros, enfant d’Aphrodite dans la mythologie. La reine divine apparaît comme la régente de Césarion : elle tient sur son épaule le sceptre royal qu’elle remettra plus tard au prince. Le nom de la souveraine et son titre sont inscrits en grec au revers de la monnaie : « Basilissès Kléopatras » (monnaie « de la reine Cléopâtre »). Cette inscription est associée au symbole de la double corne d’abondance, blason de Cléopâtre, symbole de la prospérité que la reine offre à ses sujets grâce à ses pouvoirs divins.

La divine pharaonne

Sur le mur extérieur du temple consacré, au Ier siècle av. J.-C., à la déesse Hathor à Dendérah, au sud de l’Égypte, Cléopâtre est figurée cette fois en déesse-reine égyptienne, accompagnée de Césarion, représenté devant elle en pharaon traditionnel.

Elle porte une perruque tressée, surmontée de cornes de vache qui enserrent un disque solaire, lui-même dominé par deux hautes plumes. Cette coiffe impressionnante est l’attribut de la déesse Hathor, divinité égyptienne incarnant l’amour, la joie et la maternité. Pourvue de ces attributs et vêtue d’une longue robe moulante, Cléopâtre est figurée comme l’incarnation du canon de la beauté féminine selon la tradition égyptienne. Son corps divin personnifie la fertilité du royaume et assure sa renaissance perpétuelle.

La représentation n’est pas réaliste, mais symbolique et idéalisée. Seul le cartouche, symbole cosmique de forme ovale encerclant les hiéroglyphes qui composent son nom, permet de distinguer Cléopâtre des autres souveraines. On y lit son nom grec transcrit en hiéroglyphes : « Klioupadrat. »

La reine dispose d’une longue titulature pharaonique qui s’ouvre par la mention du titre « Horet », introduisant ce qu’il convient d’appeler le nom d’Horus féminin de la reine :

« L’Horus féminin (“Horet”), la Grande (“Ouret”), la Maîtresse de perfection (“Nébet-néférou”), l’Excellente en conseil (“Akhet-zeh”), la Maîtresse des deux terres (“Nébet-tawy”). »

Dans le cartouche, on lit :

« Cléopâtre, la déesse qui aime son père (“Netjéret Méritès”). »

La reine fait ici référence à Ptolémée XII qui l’avait associée au trône, en 52 av. J.-C., et auquel elle avait succédé un an plus tard.

Femme fatale et obsédée sexuelle ?

À l’opposé de ces récits officiels valorisants, des auteurs romains ont diffusé de violentes calomnies, reprenant à leur compte les inventions de la propagande d’Octave, vainqueur de la reine à la bataille d’Actium, en 31 av. J.-C.

Le poète latin Horace, proche d’Octave, définit Cléopâtre comme une « reine démente […], incapable de mettre un frein à ses désirs » et « un monstre fatal », heureusement terrassé par Octave, sauveur du monde romain.

« La Mort de Cléopâtre », 1874. Huile sur toile, Jean André Rixens (1846-1925)
La Mort de Cléopâtre (1874). Huile sur toile, Jean André Rixens (1846-1925).

Plus virulent encore, le poète latin Properce affirme que Cléopâtre était une obsédée sexuelle, impossible à satisfaire. Elle couchait, raconte-t-il, avec ses propres serviteurs. Pour Octave, inventeur de ces insultes, il s’agissait de discréditer Césarion, vu, non comme le fils de Jules César, mais comme celui d’une prostituée.

Au début du IIe siècle, Plutarque, biographe et moraliste grec, décrit Cléopâtre comme une femme dangereuse, au charme irrésistible : « Sa voix était très douce », écrit-il, afin de la comparer aux sirènes de la mythologie grecque qui attirent les marins vers des récifs où ils échouent avant de trouver la mort.


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L’excellente reine du monde arabe

Des écrivains orientaux, du Moyen Âge à nos jours, offrent une vision radicalement différente de la dernière reine d’Égypte. Le premier d’entre eux est Jean de Nikiou, évêque copte du VIIIe siècle, auteur d’une « Chronique » racontant l’histoire du monde depuis Adam et Ève jusqu’à la conquête musulmane de la vallée du Nil. Jean de Nikiou reprend à son compte une tradition orale égyptienne favorable à Cléopâtre, vue comme une dirigeante politique compétente et protectrice de son peuple.

Selon Jean de Nikiou, c’est une remarquable architecte. Elle construit à Alexandrie un grand et magnifique palais, unique au monde. Elle fait aussi creuser des canaux pour amener de l’eau potable et des poissons à son peuple dont elle assure le bien-être. Protectrice et nourricière, elle fait figure de reine idéale.




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Mais où se trouve la momie de Cléopâtre ?


Au IXe siècle, l’historien égyptien Ibn ’Abd al-Hakam, auteur d’un livre relatant la conquête arabe de l’Égypte, est le premier auteur musulman faisant référence à Cléopâtre. S’inspirant des propos de Jean de Nikiou, il fait à son tour l’éloge de la parfaite souveraine.

Un siècle plus tard, l’historien et voyageur Al-Masudi s’intéresse, lui aussi, à Cléopâtre dans son ouvrage les Prairies d’or. Il y dépeint la souveraine comme une femme philosophe et érudite, appréciant la compagnie des savants et des intellectuels de son temps.

Le génie politique

Vers 1200, un auteur arabe dont on ne sait presque rien, Murtadha ibn Al-Khafif, composa un petit roman mettant en scène une reine nommée Qaruba, inspirée du personnage de Cléopâtre. Le livre arabe, aujourd’hui perdu, a été traduit en français par Pierre Vattier au XVIIe siècle.

Qaruba (Cléopâtre) y fait figure de femme politique habile. Elle parvient à s’assurer le soutien indéfectible de ses soldats dont elle a doublé la solde, mais aussi des prêtres, des magiciens et des savants du royaume qu’elle n’a de cesse de favoriser. Elle est au sommet de sa gloire, lorsqu’un chef étranger arrive en Égypte avec ses troupes. Il veut épouser la reine, afin de devenir roi. Qaruba accepte, mais à condition qu’il fonde d’abord, sur la côte méditerranéenne de l’Égypte, une nouvelle grande cité. Puis, par diverses ruses, elle parvient à retarder les travaux car, en réalité, elle ne veut absolument pas se soumettre au chef étranger. Finalement, pour échapper au mariage, elle se suicide en se faisant mordre par un serpent.

L’actrice égyptienne Fatma Rochdi (1908-1996) dans le rôle de Cléopâtre, 1929
L’actrice égyptienne Fatma Rochdi (1908-1996) dans le rôle de Cléopâtre, 1929.
Schwentzel, Fourni par l’auteur

Ce conte plein de fantaisie est basé sur des éléments historiques : le chef étranger évoque Octave et la mort de la reine, mordue par un reptile, s’inspire du récit antique de Plutarque. Mais ce qui constitue l’originalité de l’ouvrage de Murtadha, c’est l’oubli des traits physiques de la reine, au profit de ses seules qualités intellectuelles et politiques.

Dans la continuité, contemporaine cette fois, de cette figure féminine éprise de liberté et préférant la mort plutôt que la soumission à une puissance étrangère, le poète égyptien Ahmed Chawqi (1868-1932) fait de la souveraine une allégorie de la lutte anti-impérialiste dans sa pièce la Mort de Cléopâtre. La reine, interprétée au Caire, en 1929, par l’actrice égyptienne Fatma Rochdi, apparaît comme une résistante antique, malgré son échec final et son statut de vaincue. Cléopâtre est devenue une allégorie de l’Égypte éternelle.

The Conversation

Christian-Georges Schwentzel est l’un des commissaires scientifiques de l’exposition « Le mystère Cléopâtre » à l’Institut de monde arabe du 11 juin 2025 au 11 janvier 2026.

ref. Cléopâtre, cheffe d’État calomniée par le sexisme – https://theconversation.com/cleopatre-cheffe-detat-calomniee-par-le-sexisme-257153

Thés sencha, umami, grands crus… Comment le marketing invente de nouveaux discours

Source: The Conversation – Indonesia – By Pierre-Yves Modicom, Professeur, Université Jean Moulin Lyon 3

_Umami_ (« savoureux » en japonais) est un qualificatif, qui n’était pas spécialement associé au thé, dont la popularité récente désigne une « cinquième saveur », censément propre à la culture gastronomique japonaise. PeopleImagesYuri A/Shutterstock

Bienvenue à l’ère des thés iodés, boisés et umami. Cette nouvelle culture du thé haut de gamme s’appuie sur de supposés terroirs ou sur un imaginaire de raffinement, inspiré de l’œnologie. Les grands gagnants de cette mutation sémantique : les distributeurs et vendeurs de thé.


« Thés d’origine », « grands crus », « goût iodé » ou « boisé », « saveur umami », senteurs qui « évoquent les montagnes de Chine », si ces termes vous parlent, vous êtes certainement amateurs de thé. Depuis quelques années, ils fleurissent et traduisent un changement palpable dans les discours environnant la consommation du précieux breuvage. En 2022, la consommation moyenne de thé en France était de 250 grammes par personne et par an.

Cette mutation emprunte beaucoup aux discours œnologiques. Elle s’inscrit dans une longue histoire, celle de la perception occidentale du thé comme une boisson à la fois exotique et raffinée. En réalité, elle n’est pas spécifique à la France.

Elle témoigne d’une évolution du marché européen qui doit beaucoup à l’action des distributeurs spécialisés et à leur stratégie marketing. C’est ce que montrent les premiers résultats d’une étude qui sera présentée à Lyon le 20 juin, lors d’un colloque consacré à l’histoire du marché du thé dans une perspective interculturelle.

Parler d’un thé comme d’un vin

Les nouveaux discours du thé doivent beaucoup aux usages développés dans le domaine de la vigne et du vin. Une première série d’emprunts à l’œnologie concerne les pratiques de désignation des thés, en particulier des thés purs : les cultivars, terme botanique, sont fréquemment qualifiés de « cépages ».

Comme un vin, un thé peut « libérer des saveurs » qualifiées par des adjectifs que l’on retrouve aussi dans la description des arômes du vin ou du whisky. Le goût n’est pas seulement décrit en termes de « saveurs », mais aussi de « notes ». Par exemple, un thé darjeeling est décrit comme :

« Produit dans le jardin de Selimbong, ce thé noir dévoile lors de sa dégustation tout le charme secret qui rend les thés de printemps de cette région du nord de l’Inde si séduisants. Sa liqueur enveloppante libère des saveurs florales, fruitées, boisées et minérales d’une rare intensité. »

Les descriptions empruntent des tournures syntaxiques à l’œnologie : là où un vin peut « offrir une robe » qui sera décrite par des adjectifs de couleur, un vin « offre » ou « procure une tasse ». Même si celle-ci peut être « dorée », elle sera souvent décrite pour autre chose que sa couleur, comme « douce » ou « chaleureuse ».

Pour sa part, la description des « accords » thé/mets par les « sommeliers de thé » est calquée sur le discours des sommeliers traditionnels, comme pour ce thé du Yunnan :

« Ce thé s’accorde idéalement avec une viande rouge ou un gibier : ses notes se fondent avec les parfums pyrogénés de la viande rôtie ou grillée. Les notes miellées du Grand Yunnan impérial se marient aussi parfaitement avec un chocolat noir intense, pour un accord de caractère. »

Thé haut de gamme

On assiste à la diffusion d’une nouvelle culture du thé haut de gamme, en prenant appui sur les usages de l’œnologie. Ce choix stratégique se révèle d’autant plus judicieux qu’il est en phase avec l’image historique du thé comme boisson synonyme de raffinement et de distinction. Un distributeur peut ainsi décrire « un Earl Grey très élégant, à la fois sophistiqué et racé ».

La scène européenne du thé pris un soir d’automne ou d’hiver ressurgit au détour de la description d’un thé de Chine : « Un (thé) Pu-Erh de l’année aux feuilles torsadées, offrant une infusion au bouquet sous-bois humide et des notes évoquant le feu de cheminée. »

Comme pour le vin, les descriptions des thés d’origine évoquent volontiers des paysages : « Les nuits fraîches et brumeuses des contreforts de l’Himalaya ont donné à cette récolte de printemps son arôme si particulier. »

Plus généralement, les descripteurs utilisés renvoient souvent au domaine de la forêt, comme le montrent les adjectifs désignant la flore, mais aussi le « goût de sous-bois » fréquemment prêté au Pu-Erh chinois. La montagne et surtout la mer sont fréquemment mobilisées, elles aussi, sur une base fortement métaphorique. On ne s’étonnera donc pas de voir qualifié de « iodé » un thé s’accordant avec des fruits de mer :

« Cette récolte d’été offre une tasse aux notes végétales puissantes et à l’arôme iodé avec une légère astringence. Parfait en accompagnement de fruits de mer et crustacés, poisson cru et fromage de chèvre frais. »

Terroir de thé « umami »

La France produit 1 500 tonnes de thé par an, notamment à la Réunion, mais peu en France métropolitaine. Cette très faible production introduit une différence importante avec les discours du vin, en tout cas des vins français. La question du terroir est traitée sur le mode de l’exotisme, comme l’attestent les descriptions commençant par la désignation d’un lieu d’origine. Ce dernier prend la forme d’un nom propre que l’acheteur ne connaît pas forcément, le jardin de Selimbong.

Mais la question de l’ancrage dans un territoire ne se réduit ni aux paysages ni aux toponymes. Un thé pur ni parfumé ni mélangé et issu d’une seule région sera souvent qualifié de « thés d’origine », et adossé à un standard des productions agroalimentaires valorisées, l’appellation d’origine. Mais chez certains distributeurs, cette appellation s’applique aussi au genmaïcha, mélange de thé vert japonais et de riz soufflé, ou au thé au jasmin.

Les terroirs des « thés d’origine » sont presque toujours asiatiques, ce qui se traduit par des emprunts lexicaux au japonais et au chinois. Un simple coup d’œil à l’outil Google Ngram – application linguistique permettant d’observer l’évolution de la fréquence d’un ou de plusieurs mots ou groupes de mots – permet de constater une explosion récente de la fréquence du mot japonais umami dans les données francophones.

Occurence du terme umami (« savoureux ») dans le moteur de recherche Books Ngram Viewer.
Books Ngram Viewer

Umami, en japonais, signifie « savoureux ». Il n’est pas particulièrement associé au thé, mais a connu une popularité récente pour désigner une « cinquième saveur » supposément spécifique de la culture alimentaire japonaise. Le terme sencha, thé vert japonais, voit également son usage augmenter fortement. Cela contraste avec des thés plus haut de gamme gyokuro, mélangées genmaicha ou spécifiquement chinois comme Pu’Erh ou puerh, dont la fréquence d’usage est stable.

L’évolution des discours se cristallise donc sur le thé vert pur japonais d’entrée ou de milieu de gamme.

Évolution du marché

Cette évolution sur les trente dernières années doit beaucoup à quelques distributeurs emblématiques fonctionnant sur le modèle de la franchise comme Le Palais des Thés. Ces entreprises ont construit une image de marque reposant sur l’expertise technique de leurs fondateurs et la mise en avant d’un rôle de médiateur culturel et gastronomique. Le déploiement de cette nouvelle culture du thé passe par l’implantation de boutiques reconnaissables dans les quartiers commerçants de luxe, par le développement de formations privées ou partenariales aux métiers du thé, en particulier autour du métier de sommelier de thé, et par des initiatives éditoriales comme la publication de beaux livres sur le thé.

Devanture d’un magasin allemand de thé, Gschwendner, célèbre franchise européenne comme le Palais des thés, en France.
Wikimediacommons

Cette stratégie n’est pas spécifique au marché français. Elle est également très bien documentée en Allemagne, où elle a été initiée à la toute fin des années 1980 par la société Gschwendner. On en retrouve les grands principes en France dans la politique d’une société qui a pris son essor dans les années 1990, le Palais des thés. Dans les deux pays, les marques historiques vendant des thés parfumés de luxe ont rapidement développé une offre commerciale adaptée à ce marché émergent.

La comparaison entre les deux pays a ses limites. Les pratiques discursives attachées à cette nouvelle culture ont des formats très semblables, mais leur substance linguistique diffère. Les contributions consultables sur la théinosphère allemande évoquent le goût moins en détail, mais certaines s’attardent davantage sur la nuance de vert dans la tasse. De façon générale, l’homogénéisation des discours sur le thé dans le monde germanophone semble moins avancée qu’en France. Peut-être sous l’effet d’une sociologie des discours du vin qui n’est pas tout à fait la même entre les deux pays ?

The Conversation

Pierre-Yves Modicom ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Thés sencha, umami, grands crus… Comment le marketing invente de nouveaux discours – https://theconversation.com/thes-sencha-umami-grands-crus-comment-le-marketing-invente-de-nouveaux-discours-256725

Édouard Glissant, poète du tremblement et penseur des arts

Source: The Conversation – Indonesia – By Aliocha Karol Wald Lasowski, Professeur des Universités en Littérature, HDR et Directeur du département (Licence, Master & Doctorat), Institut catholique de Lille (ICL)

Premier Congrès des écrivains et artistes noirs, Paris, septembre 1956. Présence africaine Éditions/Photographie Lutetia

Jusqu’au 30 juin, le Centre Pompidou (Paris) présente l’exposition « Paris noir. Circulations artistiques et luttes anticoloniales, 1950-2000 ». Elle y rend principalement hommage à des artistes plasticiens, mais offre également une place de choix au poète-philosophe Édouard Glissant. Retour sur la relation de celui-ci avec les artistes.


Des Afriques aux Amériques, la ville-monde de Paris se déploie en archipel transatlantique et carrefour panafricain, accompagnant l’expression esthétique anticoloniale dans toutes ses dimensions, pendant cinquante ans d’émancipation. Tel est le cœur de l’exposition « Paris noir », avec 150 artistes africains, caribéens et africains-américains, du créateur béninois Christian Zohoncon à la Haïtienne Luce Turnier, du peintre Beauford Delaney au Sud-Africain Gerard Sekoto.

Les plasticiens et expérimentateurs mettent en vibration de nouvelles liaisons magnétiques et artistiques, par l’émergence de formes afro-modernes inédites. S’y joue un dialogue entre histoires et cultures, qui relie art et mémoire en un laboratoire des imaginaires : du mouvement de la négritude à la politique des identités, du premier numéro de Présence africaine (1947) au lancement de la Revue noire (1991), les esthétiques et politiques relationnelles explorent les retours et détours de l’Afrique vers le Tout-monde. Par d’étroites alliances, qui croisent poètes, artistes et théoriciens, le combat anticolonial est une révolte menée sur plusieurs fronts, comme le rappelle le catalogue de l’exposition Paris noir, citant le moderniste nigérian Ben Enwomwu :

« L’artiste africain moderne doit faire face à une double responsabilité : trouver un credo artistique et une philosophie pour étayer ses idées révolutionnaires. »

D’autres dimensions intellectuelles pionnières émergent, portées par les écrivaines Paulette et Jane Nardal, les poètes Suzanne et Aimé Césaire ou le psychiatre Frantz Fanon. Parmi ces personnalités martiniquaises engagées, Édouard Glissant (1928-2011) participe du renouveau culturel antillais et international.

Quelle est la relation de Glissant aux artistes ?

Le poète-philosophe s’intéresse aux arts : théâtre, cinéma, danse, architecture, street art, photographie, sculpture, musique ou peinture. Passionné par la diversité des expressions, voies d’accès au sensible, Glissant fréquente les artistes tout au long de sa vie. Il se rend aux ateliers, discute avec les plasticiens, commente les œuvres ; il préface les catalogues d’exposition, participe aux festivals de musique, attentif aux chorégraphies expérimentales et invente la pratique des chaos-opéras.

Sur plusieurs décennies, Glissant est proche d’artistes cubains – les peintres et sculpteurs Wifredo Lam et Agustín Cárdenas, martiniquais – le céramiste Victor Anicet, du Chilien Roberto Matta, de l’Argentin Antonio Segui, de l’Uruguayen José Gamarra, du Vénézuélien Pancho Quilici, de l’Italien Valerio Adami, du peintre états-unien Irving Petlin, de la plasticienne polonaise Gabriela Morawetz ou du peintre-graveur libanais Assadour.

La philosophie de l’art chez Glissant ne se limite pas à une théorie lisse et unifiée, comme dans la hiérarchie classique des arts – présente dans les branches du savoir au XVIIIe siècle européen. Au contraire, la puissance chaotique des créations se déploie en pratique des traces, vitesses et rythmes.

Elle approche le sensible par le tremblement et la démesure. Loin du système des arts, la réflexion de Glissant sur la création est une chaosthétique : ouverture multiple, tremblante, intuitive et polyphonique sur le monde, passant par l’oscillation et la déambulation, le déferlement et le brisement.

Un rapport sensible et intuitif à l’art

Glissant entretient un rapport pluri-sensible aux objets esthétiques. Les découvertes artistiques le guident, non pas au beau abstrait, mais aux beautés sensibles, sur gravure ou dessin. Glissant définit l’art en geste inachevé :

« C’est dévoiler ce qu’on ne voit pas, prévoir cela que la plupart ne cherchent pas, fouiller le paysage qui est autour, accorder ensemble des rythmes qui ne se sont jamais connus. »

Pour Glissant, la démarche classique cède le pas à une intuition du monde. Le savoir rationnel traditionnel se réinvente par lignes de force en créolisation, constellation hybride faite de traversées et d’échappées. En rupture avec l’uniformité et la normalité des conventions, Glissant privilégie l’intuition chaotique : sens, sensations et sensibilités.

Dans son approche de l’art, la créolisation offre trois expressions subjectives : plongée vibrante dans la matière, trouble dans le baroque archipélique et éphémère chaotique du vivant constituent des mosaïques du monde. Verbale, plastique, sonore, tactile, visuelle ou gestuelle, la démesure ouvre sur les corps, mouvements, images, mémoires, traumatismes et réparations. Glissant précise :

« Figurons cet infigurable, ce mouvement, multiplié dans les espaces et dans les durées des peuples, pour autant qu’il s’agit d’un art des mots et non pas de celui des formes et des harmonies. »


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Un insaisissable chaos

Chaque œuvre invite à un autre « art des mots » sur les imaginaires du Tout-monde. Tel est le plurivers et ses rythmes, qui renvoie dos à dos les visions de l’Un – l’unicité du monde – et du dualisme – la division entre corps et esprit, âme et matière. Ni système unifié ni binarisme thèse/antithèse : Glissant inscrit l’art dans l’insaisissable chaos, le profond devenir en mouvement. Pour incarner l’énergie chaosthétique, Glissant cite le peintre Wifredo Lam :

« Des ailes d’évasion, des présages d’oiseaux en plein vol effleurant nos yeux en contemplation de leur fuite, de leur exode, comme des langues de feu dans l’infini anxieux. »

Penseur du déploiement inachevé et démesuré, Glissant défie la vision cloisonnée du réel et rejette les séparatismes figés. Les créations se créolisent : elles dépassent les frontières, déploient des lignes de fuite dans l’étendue, vaste et indémêlable. Philosophe de l’identité-relation multiple, opposée à la fixité-racine unique, Glissant rompt avec le dogmatisme théorique. Il défend le devenir-minoritaire au cœur de la poétique de la relation, proche de la multiplicité du rhizome. Dans une conférence sur l’art, en juin 2010, au premier colloque du Centre Pompidou-Metz, Glissant précise :

« La fixité formelle est d’autant plus belle que le tremblement par-dessous anime la vie d’une matière, qui est celle du monde. »

La Galerie du Dragon

La sensibilité de Glissant s’appuie sur sa première grande expérience artistique en France, la Galerie du Dragon à Paris. Dès son arrivée pour ses études en 1946 et pendant plusieurs décennies, il assiste aux expositions à la galerie du 19, rue du Dragon. Animé par le poète Max Clarac-Sérou et la diplomate Cécilia Ayala, ce lieu accueille la peinture onirique et surréaliste, dans l’esprit politique de l’avant-garde.

De jeunes écrivains, Glissant, Michel Butor ou Henri Michaux y rencontrent des artistes-plasticiens, graveurs ou sculpteurs, Matta et Giacometti, Jean Hélion ou Bernard Saby. De solides amitiés y voient le jour, autour des peintures balnéaires de Leonardo Cremonini, évoquant la lumière des îles Éoliennes, ou des sculptures en marbre de Jean Robert, dit Ipoustéguy.

Ainsi, Victor Brauner, figure majeure dadaïste, y présente une exposition en 1961. À son propos, Glissant écrit :

« Ainsi apprenons-nous à fréquenter le Monde, ses éclats irréductibles et ses lumières répandues, unies comme des limons de fleuves qui s’enlacent. »

Pour Glissant, les artistes de la Galerie du Dragon élaborent des fréquentations sensibles du monde. Leurs créations engagent paysages et mémoires multiples. Un réel inédit est approché. Pour Glissant, l’art, c’est la recherche de la différence, non de l’identique :

« La particule élémentaire du tissu du vivant, ce n’est pas le même, c’est le différent. Si on ajoute le même au même, on obtient le même. Mais si on ajoute du différent au différent, on obtient de l’inédit, de l’imprévisible, du nouveau. »

Glissant participe aussi de cette découverte de la nouveauté : sa pensée des arts, ni simple commentaire d’un tableau ni regard sur une installation, est une texture plastique, une inventivité originale, insolite et sans équivalent.

The Conversation

Aliocha Karol Wald Lasowski ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Édouard Glissant, poète du tremblement et penseur des arts – https://theconversation.com/edouard-glissant-poete-du-tremblement-et-penseur-des-arts-255906

Voyage en démographie : une population européenne en mouvement

Source: – By Sebastien Bourdin, Professeur de Géographie économique, Titulaire de la Chaire d’excellence européenne "Economie Circulaire et Territoires", EM Normandie

Migrations urbaines. Photo by Callum Chapman on Unsplash
DR.

Cet article est republié dans le cadre de l’initiative « Quelle est votre Europe ? » dont The Conversation France est partenaire. Retrouvez toutes les informations, débats et les événements de votre région sur le site quelleestvotreeurope.fr


La population européenne est en mouvement : un nouveau rapport de l’Office des Statistiques de la Commission européenne (Eurostat) suggère où et pourquoi. Parmi les nombreuses analyses produites dans ce rapport, des tendances lourdes émergent : les jeunes partent du sud de l’Europe, en particulier de ses zones rurales, à la recherche de travail dans les zones urbaines du nord-ouest du continent, riche en emplois. Cela crée un « trou démographique » qui pourrait prédire un déclin démographique prolongé et continu dans certaines régions.

Âge médian de la population, par pays, Europe 2015. Les petits cercles figurent les régions les plus et les moins âgées du pays. Les régions capitales sont les grands cercles, le trait horizontal est la moyenne nationale.
Philippe Roure/The Conversation France, CC BY

Age des villes, âge des champs

Le graphique ci-dessus fournit des indices sur ce mouvement. En ce qui concerne l’âge médian, on remarque très nettement que les zones rurales d’Europe ont tendance à avoir des populations plus vieilles, tandis que les capitales (marquées par des points bleus) sont en général plus jeunes que le pays auquel elles appartiennent. C’est en Grèce, dans la région d’Evrytania que la population est la plus âgée. Il s’agit d’une zone rurale où la migration des jeunes vers la capitale notamment a fait croître l’âge médian jusqu’à 53,6 ans. Entre 2006 et 2016, la Roumanie, la Lituanie, la Grèce et le Portugal ont tous vu leur âge moyen augmenter de plus de quatre ans. Cette hausse ne peut être simplement expliquée par une augmentation de l’espérance de vie. C’est également parce que les populations – surtout les jeunes – sont parties en grand nombre au début de leur carrière.

Au Portugal, ce mouvement s’est doublé d’une migration de retraités venus principalement d’Europe de l’Ouest qui sont venus s’installer dans le pays, créant ainsi une opportunité de développement territorial par la silver economy. Par ailleurs, combiné à un taux élevé de migration des jeunes, le faible taux de natalité accélère le vieillissement dans ces régions. Les taux de natalité bas constituent aujourd’hui un réel problème en Europe. En particulier, l’Espagne, l’Italie, la Slovaquie et la Grèce affichent les taux de natalité les plus faibles. Ceci est probablement un signe que les personnes choisissent d’avoir moins d’enfants pour des raisons économiques.

Néanmoins, il ne semble pas y avoir de lien automatique entre le vieillissement de la population et le taux de natalité. Alors que les populations lituanienne et roumaine ont vieilli rapidement, les deux pays ont un taux de natalité relativement élevé dans chaque région. Il est donc clair que la migration des jeunes est un facteur majeur. Dès lors, on comprend mieux les politiques d’attractivité actives menées par les métropoles européennes pour attirer cette population de jeunes diplômés à la recherche d’un travail bien rémunéré. Offrir de l’emploi à destination des jeunes doit être, de fait, une priorité en termes de politiques publiques.

Où vont les jeunes ?

À la lecture du rapport, nous n’obtenons pas de réponses claires car les augmentations de migrations observées dans certaines régions incluent également des arrivées de populations en provenance de l’extérieur de l’Union européenne. Ces dernières ont d’ailleurs augmenté en 2015 à la suite de la crise des migrants. Mais la carte ci-dessous montre que, dans l’Union européenne, l’Allemagne a été un centre de gravité. Ayant accepté 1,2 million de migrants en 2015, c’était le point d’arrivée le plus commun pour les déplacements des migrants cette année, bien que les plus grands réfugiés de la guerre en Syrie soient restés dans la Méditerranée orientale. Alors que l’acceptation des réfugiés a certainement été controversée dans de nombreux pays, il n’est pourtant pas automatique que l’arrivée des migrants cause des frictions intenses dans les communautés dans lesquelles ils arrivent.

Taux de migrations nettes (bilan migratoire : entrées – sorties) en Europe, 2015.
Philippe Roure/The Conversation France, CC BY

Pour comprendre pourquoi ces mouvements majeurs ont été en partis bien accueillis comme en Allemagne, il faut comprendre le vide créé par les faibles taux de natalité de l’Europe. Alors que le taux de 2,1 naissances par femme est généralement considéré comme nécessaire pour maintenir une taille de population statique, dans la quasi-totalité des pays de l’UE, le taux de fécondité est en deçà de ce seuil. Le taux de natalité de l’Allemagne a été particulièrement faible compte tenu de son succès économique. Si la chancelière Angela Merkel a été si généreuse envers les réfugiés, c’est parce que la situation démographique allemande est alarmante et beaucoup d’Allemands en sont conscients. La population migrante constitue une main d’œuvre pour le pays et un bassin potentiel de consommation. L’image globale est que l’Allemagne a voulu accepter les migrants parce que l’économie peut les absorber.

Migrants du Vieux Continent

Toutefois, les effets de la crise des migrants masquent en réalité d’autres tendances importantes et en cours. Il est certainement vrai que la Suède et l’Allemagne ont reçu beaucoup de demandeurs d’asile pendant la crise européenne des migrants, mais, les deux pays ont aussi accueilli de nombreux migrants provenant du Vieux continent. En Allemagne, même si les Syriens constituaient la nationalité ayant le plus déménagé outre-Rhin en 2015, on retrouvait juste derrière la Roumanie et la Pologne.

Un aperçu rapide de la carte européenne de l’emploi, ci-dessous, explique pourquoi l’Europe du Nord-Ouest (et surtout l’Allemagne) sont des destinations attrayantes. Les taux d’emploi pour 2016 étaient beaucoup plus élevés en Allemagne, en Scandinavie et dans le sud du Royaume-Uni que partout ailleurs, avec des niveaux d’emploi particulièrement bas dans le sud de l’Espagne, le sud de l’Italie et la Grèce. Les niveaux globaux d’emploi reflètent en partie l’écart des régions les plus dynamiques économiquement (dans le Nord-ouest européen). Ces régions pourraient encore devenir des destinations de migration majeures à l’avenir, à condition que leur croissance économique se poursuive. Elle aurait alors pour conséquence de renforcer les déséquilibres socio-économiques dans l’Union européenne.

Taux d’emploi des 20-64 ans en Europe, 2015.
Philippe Roure/The Conversation France, CC BY

L’espérance de vie, pas seulement une question de richesse

Tandis que l’Allemagne et d’autres pays du nord-ouest de l’Europe ont une plus grande résilience économique, ils n’ont pas nécessairement tous les avantages de leur côté.

À l’exception notable de la Norvège, les régions européennes avec une espérance de vie plus élevée se situent plutôt près de la Méditerranée. Il serait facile de suggérer qu’il n’y a pas de lien entre la richesse et la longévité. Les régions d’Espagne et d’Italie qui enregistrent l’espérance de vie la plus élevée pour les enfants nés aujourd’hui ne sont pas les plus pauvres de leurs pays. Il est encore clair que la longévité n’est pas une récompense directe découlant d’un revenu plus élevé.

Espérance de vie à la naissance en Europe, 2015.
Philippe Roure/The Conversation France, CC BY

L’espérance de vie est néanmoins un domaine où aucun État européen ne peut se permettre d’être complaisant. Entre 2014 et 2015, l’espérance de vie à travers l’UE a effectivement chuté pour la première fois. La baisse est faible (0,3 an soit une espérance de vie estimée à 80,6 ans) mais doit servir d’avertissement. Les hypothèses selon lesquelles l’Europe, comme l’Occident d’une manière plus générale, est automatiquement vouée à améliorer ses conditions de vie et la santé de la population sont remises en cause.

The Conversation

Sebastien Bourdin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Voyage en démographie : une population européenne en mouvement – https://theconversation.com/voyage-en-demographie-une-population-europeenne-en-mouvement-85855

Le vapotage n’est pas une porte d’entrée dans le tabagisme pour les jeunes

Source: – By Philippe Arvers, Médecin addictologue et tabacologue, Université Grenoble Alpes (UGA)

Porte d’entrée dans le tabagisme ? JeepersMedia, CC BY

La cigarette électronique – ou vapoteur personnel (VP) – risque-t-elle de devenir une étape d’initiation pour les jeunes, avant le passage à la cigarette classique ? À vrai dire, le public ciblé est plutôt constitué de fumeurs de tabac qui veulent arrêter. Il y a donc essentiellement des ex-fumeurs et des vapo-fumeurs qui vapotent, cherchant une porte de sortie du tabagisme… Quant aux jeunes, la vente dans les boutiques en France est interdite aux mineurs, et si certains l’expérimentent (recherche de sensation, recherche de nouveauté), peu continuent à vapoter occasionnellement ou régulièrement.

Une étude américaine vient d’être publiée en avril 2017, effectuée en 2014 auprès de 3 657 étudiants (âge moyen : 18,5 ans). Ils ont à nouveau été interrogés en 2015 sur leur statut de fumeur ou vapoteur (non-fumeur, vapoteur, fumeur de tabac, ou vapo-fumeur). Même si les effectifs sont faibles, 153 étudiants déclarent en 2014 vapoter (et ne pas fumer de tabac). Un an plus tard, parmi eux, près d’1 sur 4 ne vapote plus (et ne fume pas) et 8 (5,2 %) ne vapotent plus et fument du tabac. Près d’1 sur 2 continue à vapoter (46,4 %) et près d’1 sur 4 vapote et fume du tabac.

Cette étude a ses limites en termes d’effectifs, et on ne dispose que d’un suivi à court terme, sur une année. Il faut mettre en place des enquêtes longitudinales avec des effectifs de départ importants, en raison du taux d’attrition (sujets perdus de vue) au fur et à mesure des années de passation du questionnaire.

Une étude pilotée par le docteur Ivan Berlin est d’ailleurs en cours à l’Hôpital de la Pitié-Salpêtrière : il va recruter 700 fumeurs âgés de plus de 18 ans, et ils seront répartis en quatre groupes : des comprimés (de varénicline, médicament indiqué dans le sevrage tabagique, remboursé par la sécurité sociale ou un placebo) et une cigarette électronique (avec 12mg/ml de nicotine ou 0 mg/ml). L’objectif sera de comparer le nombre d’arrêts du tabac dans chacun des groupes.

« La vape ringardise le tabac »

En tout cas, l’étude publiée dans Addictive Behaviors ne démontre pas que la vape est le mode d’entrée dans le tabagisme, alors que l’on voudrait nous faire croire que de voir vapoter va donner envie de fumer du tabac et renormalise ainsi l’image du tabagisme. D’ailleurs, parmi les jeunes qui vapotent, combien auraient commencé le tabac de toute façon, ou plus tôt ?

Dans ce cas, la toxicité du tabac est certaine, et un fumeur sur deux en mourra dans le futur. Alors que les modèles de deuxième et de troisième génération de cigarette électronique, fabriqués et distribués en France, respectent des normes Afnor établies en 2016 qui garantissent des produits sûrs pour les utilisateurs. La nicotine peut être présente avec des dosages maximums à 19,99 mg/ml. Elle peut aussi en être absente.

« Quand on interroge ces collégiens et lycéens, on s’aperçoit que la vape ringardise le tabac », a souligné le Pr Bertrand Dautzenberg lors du Premier sommet de la vape, tenu à Paris en 2016. Avant, a-t-il souligné, le tabac n’avait pas de concurrent. La vape, qui plus est, est un concurrent moins nocif.


Les data visualisations de cet article ont été réalisées par Marie Simon.

The Conversation

Philippe Arvers a reçu des financements de Lundbek SAS, PierreFabre Médicament, RB Pharmaceuticals France, Novartis Santé Familiale SAS.

ref. Le vapotage n’est pas une porte d’entrée dans le tabagisme pour les jeunes – https://theconversation.com/le-vapotage-nest-pas-une-porte-dentree-dans-le-tabagisme-pour-les-jeunes-87833

Les « roulées » plus toxiques que les cigarettes manufacturées

Source: – By Philippe Arvers, Médecin addictologue et tabacologue, Université Grenoble Alpes (UGA)

Tabac à rouler. Scheigy.blogspot.fr, CC BY

Lorsque j’aborde la question des cigarettes roulées avec mes patients, c’est à chaque fois la même déconvenue : ils sont persuadés qu’elles sont moins toxiques que les autres cigarettes, celles achetées chez le buraliste. Or cela est faux, comme le montre la visualisation ci-dessous (jouez avec les flèches pour un maximum d’informations).

Certes, elles leur reviennent moins chères à l’unité comme on peut le voir ci-dessous. La différence est imputable aux taxes moins élevées pour les roulées, ce qui en train d’être modifié en France, avec une augmentation de 15 % des taxes appliquées au tabac à rouler. En effet, en raison du prix moindre, c’est un produit d’entrée dans le tabagisme chez les jeunes (qui pourront aussi y ajouter du cannabis, de l’herbe ou de la résine), et également un produit préféré par les précaires.


Les data visualisations de cet article ont été réalisées par Marie Simon.

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Philippe Arvers a reçu des financements de Lundbek SAS, PierreFabre Médicament, RB Pharmaceuticals France, Novartis Santé Familiale SAS.

ref. Les « roulées » plus toxiques que les cigarettes manufacturées – https://theconversation.com/les-roulees-plus-toxiques-que-les-cigarettes-manufacturees-87564

Pourquoi retarder l’initiation au tabagisme est capital

Source: – By Philippe Arvers, Médecin addictologue et tabacologue, Université Grenoble Alpes (UGA)

En matière de tabagisme, la précocité fait de gros dégâts. Valentin Ottone/flickr, CC BY-SA

L’initiation précoce au tabagisme représente un souci majeur en santé publique. Elle prédit en effet une plus forte dépendance et une plus faible capacité à cesser de fumer. Les sujets ayant commencé à fumer avant l’âge de 16 ans ont une probabilité deux fois plus élevée que ceux qui ont commencé à fumer après cet âge de demeurer fumeur à l’âge de 60 ans.

En 2008, nous avons effectué une analyse secondaire des études Inserm (1993) et ESPAD (1999, 2003 et 2007) sur les jeunes âgés de 15-16 ans. Les « fumeurs précoces », que nous avons définis comme des personnes ayant commencé à fumer avant l’âge de 12 ans, ont tendance à avoir une consommation d’autres substances plus importantes.

En prenant en compte simultanément ces différents critères, les conduites addictives associées au tabagisme restent toutes significatives dans l’analyse (modèle de régression logistique). Ainsi, la consommation précoce de tabac est associée à :

  • une consommation de plus de 10 cigarettes par jour (risque augmenté de 55 %)

  • une consommation précoce de cannabis (risque multiplié par 4)

  • une expérimentation d’autres drogues illicites que le cannabis (risque augmenté de 31 %)

  • une consommation précoce d’alcool (risque multiplié par 3)

  • des ivresses précoces (risque augmenté de 43 %).

Mortalité augmentée, risque accru de maladies

La précocité de l’initiation est également synonyme de dégâts amplifiés sur la santé de ces fumeurs… Une étude publiée en 2017 a analysé les données de la National Health Interview Survey (de 1997 à 2005) qui portait sur plus de 90 000 sujets âgés de 30 ans ou plus, fumeurs ou anciens fumeurs. Parmi eux, 7,3 % avaient commencé à fumer régulièrement avant l’âge de 13 ans.

Cette étude montre que, pour ceux qui fument actuellement, la précocité de consommation de tabac (ici, avant 13 ans) augmente le risque de développer :

  • une maladie cardio-vasculaire ou métabolique (risque augmenté de 67 %)

  • une maladie pulmonaire (risque augmenté de 79 %)

  • un cancer lié au tabagisme (risque multiplié par 2)

De plus, la mortalité toutes causes confondues est augmentée de 18 % parmi ces fumeurs « précoces ».

Cette étude montre aussi – ce qui est important – que, pour ceux qui ne fument plus, la précocité de consommation de tabac (ici, avant 13 ans) augmente le risque de développer :

  • une maladie cardio-vasculaire ou métabolique (risque augmenté de 38 %)

  • une maladie pulmonaire (risque augmenté de 89 %)

  • un cancer lié au tabagisme (risque augmenté de 44 %)

De plus, la mortalité toutes causes confondues est augmentée de 19 % parmi ces anciens fumeurs « précoces ».

Il est donc important de retarder l’initiation au tabagisme, tout comme l’initiation à l’alcool ou au cannabis.


Les data visualisations de cet article ont été réalisées par Marie Simon.

The Conversation

Philippe Arvers a reçu des financements de Lundbek SAS, PierreFabre Médicament, RB Pharmaceuticals France, Novartis Santé Familiale SAS.

ref. Pourquoi retarder l’initiation au tabagisme est capital – https://theconversation.com/pourquoi-retarder-linitiation-au-tabagisme-est-capital-86506

Améliorer la qualité de l’éducation permet une croissance forte

Source: – By Nadir Altinok, Maître de conférences en économie, Université de Lorraine

Ecole en Chine salinger/Pixabay

Depuis 1964, la plupart des pays développés participent à des tests en mathématiques et lecture de leurs élèves de primaire et collège. Très récemment, les résultats internationaux de l’enquête PIRLS (Programme international de recherche sur la lecture) ont montré que les élèves français avaient une performance relativement faible : 511 points contre plus de 560 points pour un pays comme l’Irlande.

Non seulement le niveau en lecture des élèves français de primaire est faible, mais il a surtout tendance à baisser dans le temps : il est passé de 525 à 511 points entre 2001 et 2016. La faible performance de la France est confirmée dans la plupart des enquêtes comme celle organisée par l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), appelée PISA (Programme international pour le suivi des acquis des élèves).

En quoi cette faible performance peut-elle avoir un impact sur l’économie ? Il semble à première vue évident qu’une faible performance en lecture et en mathématiques puisse avoir un impact sur la productivité des travailleurs (c’est-à-dire leur capacité à travailler vite et mieux). Les travaux d’économistes comme Eric Hanushek le prouvent : améliorer les compétences des travailleurs permet d’augmenter leur productivité ainsi que leurs salaires. Cependant, cela peut-il aussi influencer l’économie dans sa globalité ? C’est le dilemme classique analysé par les économistes : les conséquences sur les individus (ce que l’on appelle le “micro”) peuvent-elles avoir un impact sur l’économie globalement (ce qui s’appelle le “macro”) ?

Dans de récents travaux, nous collectons ainsi les résultats issus de toutes les enquêtes sur les compétences des élèves afin d’obtenir un indice mondial sur la qualité de l’éducation (appelé indice IQE). En analysant l’impact de cet indice sur la croissance, il en ressort une relation clairement positive.

Ce graphique présente une relation entre la qualité des systèmes éducatifs et la croissance économique d’environ 100 pays sur une longue période (1960-2010). Il en ressort une relation positive assez explicite : plus les systèmes éducatifs sont de qualité (indicateur IQE), plus les pays connaissent un développement économique important (indicateur TCA).

Nous trouvons ainsi qu’investir dans la qualité de l’éducation n’est pas seulement rentable pour les individus, mais aussi pour les pays. En comparant la qualité des systèmes éducatifs entre les différents pays du monde, il en ressort que les pays avec les meilleurs systèmes éducatifs (comme le Japon ou la Corée du Sud) ont une croissance économique plus forte que d’autres pays (comme la France). De façon plus nette, la faible croissance dans les pays d’Afrique subsaharienne peut être expliquée en grande partie par la faible qualité de ses écoles, même si d’autres facteurs peuvent entre en jeu.

Que pouvons-nous faire pour remédier à cette moindre croissance ? Assurément, augmenter la performance des systèmes éducatifs est le facteur clé pour les décennies à venir. Les recherches futures doivent ainsi s’axer sur les déterminants de la qualité des systèmes éducatifs. C’est un défi majeur pour tous les pays comme la France où les budgets sont restreints et où l’on doit faire « mieux » avec « moins ».


La data visualisation de cet article a été réalisée par Raphaël Da Silva.

The Conversation

Nadir Altinok ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Améliorer la qualité de l’éducation permet une croissance forte – https://theconversation.com/ameliorer-la-qualite-de-leducation-permet-une-croissance-forte-86586