#SkinnyTok, la tendance TikTok qui fait l’apologie de la maigreur et menace la santé des adolescentes

Source: The Conversation – France (in French) – By Pascale Ezan, professeur des universités – comportements de consommation – alimentation – réseaux sociaux, Université Le Havre Normandie

Associant phrases chocs, musiques entraînantes et récits de transformation physique, de jeunes femmes font sur TikTok la promotion d’une maigreur extrême. Loin de provoquer du rejet, ces messages sont discutés et très partagés sur le réseau social, interpellant éducateurs et professionnels de santé.


Dans les années 1990, les couvertures des magazines féminins annonçaient l’été avec des injonctions à changer son corps : il fallait « perdre 5 kilos avant la plage » ou « retrouver un ventre plat en 10 jours » afin de ressembler aux mannequins filiformes des podiums.

Aujourd’hui, ces supports papier perdent du terrain chez les jeunes filles, au profit de réseaux sociaux comme TikTok, une plateforme au cœur de leur culture numérique. L’imaginaire du corps parfait s’y diffuse plus vite, plus fort, et de manière plus insidieuse.

Parmi les tendances incitant à la minceur sur ce réseau social, #SkinnyTok apparaît comme l’un des hashtags les plus troublants avec 58,2 K de publications en avril 2025.

La pression sociale de discours chocs

À l’aide de vidéos courtes mêlant musiques entraînantes, filtres séduisants et récits de transformation physique (les fameux avant/après), de jeunes femmes s’adressent à leurs paires pour les inciter à moins manger, voire à s’affamer.

Centrées sur des heuristiques de représentativité, ces jeunes femmes mettent en scène leurs corps comme une preuve de la pertinence des conseils qu’elles avancent. Elles soulignent ainsi que leur vécu est un exemple à suivre : « Je ne mange presque plus. »

En surface, leurs recommandations nutritionnelles se fondent sur les messages sanitaires auxquelles elles sont exposées depuis leur enfance : manger sainement, faire du sport… Mais en réalité, leurs discours prônent des régimes dangereusement restrictifs, des routines visant à façonner des corps ultraminces. Basés sur la croyance, qu’il faut éviter de manger pour perdre rapidement du poids, des conseils de jeûne intermittent, des astuces pour ignorer la faim sont véhiculés : « Je ne mangeais qu’à partir de 16 heures + pilates à côté. »

Ici, pas de mises en scène de recettes ou de bons plans pour mieux manger comme dans la plupart des contenus « healthy » sur Instagram, mais des phrases chocs facilement mémorisables pour véhiculer une pression sociale : « Si elle est plus maigre que toi, c’est qu’elle est plus forte que toi » ; « Ne te récompense pas avec de la nourriture, tu n’es pas un chien ! » ; « Tu n’as pas faim, c’est juste que tu t’ennuies » ; « Si ton ventre gargouille, c’est qu’il t’applaudit. »

On ne trouve pas non plus dans les messages estampillés #SkinnyTok de propos bienveillants et empathiques, confortant une estime de soi.




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Au contraire, les prises de parole sont agressives et pensées comme un levier efficace de changement comportemental. Le principe est de susciter des émotions négatives basées sur la culpabilité avec, comme source de motivation, la promesse de vivre un bel été : « Tu ne veux pas faire de sport, OK, alors prépare-toi à être mal dans ta peau cet été. »

Loin de provoquer du rejet sur le réseau social, ces messages sont discutés, partagés, voire complétés par des témoignages issus des abonnées. Certains messages deviennent des références évocatrices de la tendance. Cette viralité amplifiée par l’algorithme de TikTok enferme alors ces jeunes filles dans des bulles cognitives biaisées, qui valident des pratiques délétères pour leur santé.

Des représentations simplificatrices

Si cette tendance « skinny » est rarement remise en question par les followers, c’est sans doute parce que les contenus diffusés apparaissent comme simples à comprendre et qu’ils bénéficient d’une validation visuelle des corps exposés.

Ils s’ancrent dans des connaissances naïves qui viennent se heurter à des savoirs scientifiques, perçus comme plus complexes et moins faciles à mettre en œuvre dans le vécu quotidien des adolescentes pour obtenir rapidement le résultat corporel escompté pour l’été.

En psychologie cognitive, les connaissances naïves sont définies comme des représentations spontanées et implicites que les individus se construisent sur le monde, souvent dès l’enfance, sans recours à des enseignements formalisés. Influencées par des expériences personnelles et sociales, elles peuvent être utiles pour naviguer dans le quotidien, car elles apparaissent comme fonctionnelles et cohérentes chez l’individu. En revanche, elles sont souvent partielles, simplificatrices voire fausses.

Or, ces connaissances naïves constituent le creuset des messages diffusés par les créateurs de contenus sur les réseaux sociaux. En particulier, sur TikTok, les vidéos diffusées cherchent à capter l’attention des internautes, en privilégiant une forte connotation émotionnelle pour provoquer une viralité exponentielle. L’information qui y est transmise repose sur un principe bien connu en marketing : une exposition répétée des messages, quelle qu’en soit la valeur cognitive, influence les comportements.


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Apprendre à détecter les fausses informations

Ces croyances simplificatrices sont d’autant plus difficiles à déconstruire qu’elles bénéficient d’une approbation collective, visible sous forme de « likes » par toutes les abonnées. Il apparaît donc nécessaire de mettre au jour le rôle joué par les connaissances naïves dans l’éducation corporelle des adolescentes afin de mieux saisir pourquoi certaines d’entre elles sont plus vulnérables que d’autres à ce type d’injonctions et mettre en place des interventions ciblées.

En outre, les connaissances naïves sont souvent résistantes au changement et aux discours scientifiques. Il s’agit alors de revisiter ces raccourcis cognitifs, fondés sur des liens de causalité erronés (du type : « Je ne mange pas et je serai heureuse cet été »), en proposant des messages de prévention plus adaptés à cette génération numérique.

Pour aller dans ce sens, certains professionnels de santé prennent la parole sur les réseaux sociaux, mais la portée de leur discours semble encore limitée au regard de la viralité suscitée par cette tendance. Face à ce constat, il semble opportun de les inviter à s’approprier davantage les codes de communication numérique pour s’afficher comme des figures d’autorité en matière de santé sur TikTok.

Plus globalement, il ne s’agit ni de diaboliser TikTok ni de prôner le retour à une époque sans réseaux sociaux. Ces plateformes sont aussi des espaces de création, d’expression et de socialisation pour les jeunes. Mais pour que les connaissances qu’elles diffusent deviennent de véritables outils d’émancipation plutôt que des sources de pression sociale, plusieurs leviers doivent être activés :

  • réguler, inciter davantage les plateformes à la modération de contenus risqués pour la santé mentale et physique des jeunes ;

  • apprendre aux adolescents à détecter de fausses évidences sur les réseaux sociaux. Dans cette perspective, notre projet Meals-Manger avec les réseaux sociaux vise à co-construire avec les jeunes une démarche leur permettant d’acquérir et d’exercer un esprit critique face aux contenus risqués pour leur santé, auxquels ils sont exposés sur les plateformes sociales ;

  • éduquer les éducateurs (parents et enseignants) qui sont souvent peu informés sur les comptes suivis par les adolescents et ont des difficultés à établir un lien entre des connaissances naïves diffusées sur les réseaux sociaux et les comportements adoptés dans la vie réelle.

The Conversation

Pascale Ezan a reçu des financements de l’Agence Nationale de la Recherche (projet ALIMNUM (Alimentation et Numérique et projet MEALS (Manger avec les réseaux sociaux)

Emilie Hoëllard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. #SkinnyTok, la tendance TikTok qui fait l’apologie de la maigreur et menace la santé des adolescentes – https://theconversation.com/skinnytok-la-tendance-tiktok-qui-fait-lapologie-de-la-maigreur-et-menace-la-sante-des-adolescentes-257139

Relations entre voisins : la force des liens faibles

Source: The Conversation – France (in French) – By Joanie Cayouette-Remblière, Sociologue, Ined (Institut national d’études démographiques)

Souvent présentées sous l’angle du déclin ou des conflits, les relations de voisinage sont encore très vivantes. En témoigne la Fête des voisins qui célèbre son vingt-cinquième anniversaire cette année. Mais comment se côtoie-t-on selon les milieux sociaux ?


Les relations de voisinage n’ont pas bonne presse. Dans les discours communs et les débats publics, elles sont bien souvent présentées sous le registre du déclin – on ne voisinerait plus aujourd’hui comme avant – ou sous celui des conflits de voisinage. Ce constat fait écho à de grandes enquêtes répétées aux États-Unis qui documentent la montée de l’isolement dans ce pays.

Mais comment voisine-t-on aujourd’hui en France ?

Cette question est à l’origine de l’ouvrage sur les liens sociaux de proximité publié en mai 2025, à partir de l’enquête « Mon quartier, mes voisins », réalisée en 2018-2019 avec le collectif Voisinages. Cette recherche s’est déroulée un peu plus de trente-cinq ans après l’enquête « Contact entre les personnes » (1982-1983), qui constituait le dernier travail de référence de grande ampleur sur la question.

Dans notre recherche, 2 572 personnes, sélectionnées aléatoirement au sein de 14 quartiers (bourgeois, populaires, gentrifiés…) ou communes périurbaines (urbaines ou rurales) situés en région parisienne et en région lyonnaise, ont été interrogées.

Les relations de voisinage : un fait social stable

Contrairement aux idées reçues sur le sujet, les relations de voisinage n’ont pas décliné au cours des dernières décennies. Le constat est sans ambiguïté : sur l’ensemble des indicateurs comparés (conversations, visites au domicile, échanges de services…), les proportions obtenues dans les deux enquêtes sont extrêmement proches.

Ainsi, 75 % des personnes interrogées dans l’enquête de 2025 sont entrées chez un voisin dans les douze derniers mois (73 % dans l’enquête « Contacts » des années 1990) ; 63 % ont reçu un service dans leur voisinage (contre 62 % en 1982-1983).

L’isolement complet des relations de son quartier s’en trouve même légèrement réduit : la proportion d’individus exclus de toutes relations diminue de 9 à 6 %. Cette forte stabilité des relations de voisinage vaut aussi pour les conflits, qui ne sont pas significativement plus fréquents dans notre enquête que dans l’enquête « Contacts… ».

Le voisinage n’est donc pas mort, loin de là, et il est loin de se réduire à la figure ultramédiatisée des conflits de voisinage.

Les liens de proximité, entre conversations et services

Ce lien social noué avec ceux qui nous entourent est cependant de nature et d’intensité extrêmement variées ; il peut revêtir une grande diversité de forces, fonctions et contenus.

Au niveau minimal, le lien de voisinage est un lien faible, fait de rencontres informelles et de conversations dans les espaces publics. Ce type de lien est le plus répandu (94 % des individus entretiennent régulièrement des conversations dans leur quartier), et il remplit une fonction sociale manifeste : en tant qu’« inconnus familiers », ces personnes avec qui l’on noue des contacts plus ou moins éphémères participent d’un sentiment de « sécurité ontologique » en certifiant la familiarité avec le quartier ou la commune de résidence.


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Mais des parts conséquentes de la population entretiennent des liens plus approfondis. Ainsi, plus des trois quarts des individus ont rendu ou reçu des services dans leur quartier dans la dernière année. Ces liens, dits instrumentaux, rassemblent un ensemble varié de services. Parmi les plus fréquents, on trouve l’entraide liée à l’absence du logement (garder les clés, arroser les plantes, nourrir les animaux, récupérer un colis) : si 58 % des individus participent à ce type service, il est d’autant plus fréquent que l’on s’élève dans la hiérarchie sociale puisque 67 % des cadres le déclarent, contre 48 % des employés, ouvriers et inactifs.

On retrouve ce poids de la hiérarchie sociale concernant les services liés au quotidien, comme le prêt d’objets, outils ou ingrédients (qui est déclaré par un individu sur deux), et l’aide pour le bricolage ou le jardinage (qui concerne une personne sur quatre).

D’autres services sont davantage liés à la configuration familiale (22 % des individus s’entraident pour la garde des enfants ou pour les accompagner ou récupérer à l’école ou à des activités). D’autres encore, plus rares et ayant ceci de particularité d’être généralement asymétriques, concernent quasi exclusivement les classes populaires : 4 % des individus se sont fait aider dans des démarches administratives et 4 % se font conduire ou accompagner quelque part.

Les relations conviviales, plus électives

Sept habitants sur dix entretiennent des liens conviviaux, qui prennent généralement la forme d’apéros ou repas partagés avec leurs voisins ou d’autres habitants de leur quartier. Ces liens concernent là encore davantage les classes moyennes et supérieures, que les employés, ouvriers ou inactifs. L’étude révèle en outre que ces relations sont davantage sélectives : les voisins que l’on invite à notre table sont davantage choisis au sein d’un large ensemble d’individus, pouvant habiter d’autres immeubles du même quartier et partageant souvent avec son invité, des caractéristiques sociodémographiques – classe d’âges, situation conjugale et familiale, classe sociale – proches, même si les liens de voisinage, pris dans leur ensemble, sont moins homophiles que dans la plupart des autres cercles sociaux des individus (relations professionnelles, relations amicales, etc.).

Du voisinage aux amitiés

Les liens sociaux de proximité comportent également des liens forts : toutefois, les individus avec qui ces liens privilégiés sont entretenus perdent généralement le qualificatif de voisins. Parmi les habitants des quartiers enquêtés dans « Mon quartier, mes voisins », 16 % déclarent avoir un membre de leur famille et 38 % indiquent avoir des amis dans leur quartier.

Ces liens forts, surtout lorsqu’ils sont amicaux, sont généralement associés à un investissement plus intensif dans la sociabilité de voisinage. Là encore se révèle le poids des gradients socioéconomiques : 42 % des cadres ont des amis dans leur quartier alors que ce n’est le cas que d’un tiers des membres des classes populaires.




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Cette catégorisation de différents types de liens ne doit pas faire oublier qu’une même personne peut entretenir à la fois différents types de liens. Un même individu peut avoir, par exemple, à la fois des relations de forte intensité, nourries d’échanges et de partages, avec certains de ses voisins, des relations « de bon voisinage », reposant sur des discussions et des petits échanges de services, avec d’autres, et des relations plus faibles, voire des contacts éphémères, ou des conflits, avec d’autres encore. Et ces liens peuvent évoluer au fil du temps : se renforcer, s’affaiblir ou disparaître.

Le voisinage comme ressource

Au-delà de la fête des voisins, à laquelle participe au moins de temps en temps environ un quart de la population, le voisinage occupe en France une place importante dans l’intégration sociale des individus. Il procure des ressources variées. Les relations de voisinage dites conviviales peuvent d’abord être analysées comme des ressources en soi, dans la mesure où ces liens sociaux apportent la protection et la reconnaissance nécessaires à l’existence sociale.




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Les liens de proximité apportent également de l’aide explicite, pour organiser son quotidien ou partir de son logement en toute sérénité. Ils se révèlent particulièrement déterminants lorsqu’ils permettent à des franges de la population d’accéder à des services qu’ils ne pourraient supporter économiquement s’ils devaient y recourir par l’intermédiaire du secteur marchand (garde d’enfants, taxi, coupes de cheveux, réparations). Enfin, ces liens apportent des informations dans des domaines aussi différents que les stratégies scolaires, l’emploi, le logement, les « bons plans »,les aides à la parentalité, etc.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

ref. Relations entre voisins : la force des liens faibles – https://theconversation.com/relations-entre-voisins-la-force-des-liens-faibles-256819

Des enseignants-chercheurs à la recherche du temps perdu : regard sur le malaise universitaire

Source: The Conversation – France (in French) – By Dominique Glaymann, Professeur émérite en sociologie, Université d’Evry – Université Paris-Saclay

Alors que l’enseignement supérieur se transforme, les charges administratives s’accroissent et la course aux publications s’accélère. Comment les universitaires vivent-ils leur métier aujourd’hui ? C’est ce qu’éclaire la grande enquête Enseignants-chercheurs : un grand corps malade, publiée en mai 2025 aux éditions Le Bord de l’eau, dont nous vous proposons de lire un extrait consacré à leur rapport au temps.


Les multiples activités liées à la recherche demandent à la fois du temps pour agir et pour penser, imaginer, échanger. Les chercheurs ont besoin de concentration, de recul réflexif, d’échanges formels (en réunion) et informels (autour d’un café ou entre deux réunions), donc de disponibilité d’esprit, tout le contraire de la surcharge cognitive actuelle. Il leur faut aussi, voire surtout, des temps de latence, de prise de distance, de conceptualisation. Or, ces temps-là, apparemment improductifs, mais en réalité créatifs et indispensables, varient d’un chercheur à un autre, d’un sujet à un autre, d’un moment à un autre de sa carrière. Il ne s’agit pas seulement de temps, mais aussi de concentration et de disponibilité d’esprit.

Ces temps ne peuvent suivre des normes quantifiables. Ils ne se mesurent pas en comptabilisant des publications et des citations dans des articles ou livres, la logique qui est désormais au cœur des modalités d’évaluation des chercheurs et des unités de recherche. De telles évaluations quantitatives sont incapables de prendre en considération les processus cumulatifs de construction de savoirs qui s’opèrent en se complétant et en se complexifiant.

Un résultat de recherche donnant lieu à une communication ou une publication une année N est souvent le produit de nombreuses années de recherche, de tâtonnement, de progression et d’erreurs corrigées, mais grâce auxquelles on a progressé. C’est un travail peu visible et que chaque chercheur est en général lui-même incapable de quantifier. Or, l’évaluation de plus en plus présente et déterminante pour le devenir des équipes est organisée au prix de « « dérive managériale et technocratique, [d’]individualisation de l’évaluation, [d’] effets pervers des procédures bibliométriques… ».

Organiser des recherches implique d’accepter que du temps soit « perdu » pour que des connaissances nouvelles soient « gagnées ». Cette logique essentielle est incompatible avec le culte de l’urgence et de l’évaluation court-termiste qui règne aujourd’hui et crée des contraintes qui obligent à précipiter des travaux de recherche et des publications dans un contexte où « le comptable se substitue au stratège, le court terme au long terme, la recherche du gain immédiat à la mise en place d’une production de qualité ».

L’évolution des critères d’évaluation de la recherche correspond à une dérive productiviste :

« Dans ce régime de concurrence généralisée, la notion de productivité académique intervient à tous les niveaux pour orienter l’allocation des ressources, depuis l’Université prise dans son ensemble jusqu’à chaque enseignant-chercheur pris individuellement, en passant par les départements, les maquettes et les équipes de recherche. »

La recherche de productivité et l’évaluation qui en est faite ont des effets de transformation du travail :

« Dans la recherche académique, le principal critère retenu pour mesurer la productivité d’un enseignant-chercheur est la production individuelle d’articles dans des revues répertoriées dans des listes hiérarchisées. […] Les dispositifs de bibliométrie favorisent en effet des formes de pilotage automatique de l’action évaluatrice. Néanmoins, ces avantages immédiats occultent la question centrale de la finalité de l’action : la course à la publication pour accroître un avantage bibliométrique, et pour faire de l’enseignant-chercheur un “acteur productif”, conduit-elle nécessairement à une amélioration de la réalisation de la diversité des missions qui lui incombent, et à une amélioration de la qualité des résultats scientifiques ? Cette mesure de la productivité des enseignants-chercheurs permet-elle d’assurer la qualité scientifique des individus, et la qualité globale de l’action – par exemple – du corps des économistes ? Les crises économiques, écologiques et sociales que produit le capitalisme contemporain permettent d’en douter ! »

Non seulement, cette évolution risque de fragiliser la fiabilité des résultats et des publications scientifiques, mais aussi de provoquer désillusion, découragement et désengagement parmi les enseignants-chercheurs, notamment sous l’effet d’« injonctions comptables » portant atteinte au sens de leurs missions.

« Ce que ça a changé, c’est aussi une concurrence accrue entre les enseignants-chercheurs. De mon point de vue, cela ne fait pas forcément avancer la science parce qu’ils passent énormément de temps à chercher des ressources financières. Et en plus, ils sont jugés sur cette recherche des finances. […] On parle des publications et on parle de moins en moins de l’enseignement et des responsabilités, mais la part de l’argent devient de plus en plus importante. Donc on quantifie le travail du chercheur par, allez, je vais un peu exagérer, mais c’est fait exprès, par le chiffre d’affaires qu’il va réaliser, par le nombre de projets qu’il va ramener » (Thierry, PU en automatisme en université).

« On met beaucoup plus de pression pour la publication. Moi, je ne me sens pas très impactée par ça parce que je suis pratiquement en haut de l’échelle. Donc, du coup, je me dis que je ne publierai peut-être plus, mais ça a zéro impact sur ma vie, zéro ! » (Emmanuelle, PU en informatique en université).

« Si c’est pour être des enseignants insignifiants qui produisent des recherches insignifiantes, c’est-à-dire qui ne produisent pas de sens, ce n’est pas la peine » (Aminata, PU en sciences de l’éducation et de la formation en université).


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« Je suis à deux ans de la retraite et je n’attends que de partir. Bon ça, c’est aussi un phénomène pré-retraite, je pense que ça existe de tout temps. Mais je suis quand même une militante dans ma vie et là, je suis complètement découragée » (Élise, PU en civilisation américaine en université).

« Nous, à l’université, on se ment avec cette idée que nous sommes toujours des universitaires, des enseignants-chercheurs, la réalité, c’est que nous sommes des profs de super lycée pour 80 % d’entre nous. Nous travaillons en licence avec des gens qui ne deviendront pas juristes, ou sociologues, ou psychologues. Je pense qu’on se ment aussi sur notre statut social. Évidemment, moi, je peux porter la robe, mais quand on regarde le niveau des rémunérations et même le prestige social dans la société, on voit bien qu’il n’est plus ce qu’il a été. Donc, je pense qu’on se ment. Et moi, je voudrais juste qu’on arrête de se mentir, mais qu’on arrête de se mentir à tous les niveaux » (Tom, PU en droit public en université).

Ce phénomène vient aggraver la transformation des activités de recherche en variable d’ajustement dans les emplois du temps des EC.

« J’observe qu’on recrute les enseignants-chercheurs sur leurs qualités en recherche. Et si c’est pour les mettre sur des situations où ils ne pourront plus faire de la recherche, il y a un problème dans le système. On ne peut pas à la fois demander aux gens d’être visibles internationalement et ensuite être dans un truc où finalement ce sont juste des enseignants un peu moins bien payés que des profs de classe préparatoire. Il y a un problème » (Amin, PU en mathématiques en université).

Il est en effet impossible de repousser la préparation des cours et de ne pas être présent en cours ou en TD, il est tout aussi impossible à toutes celles et ceux qui ont une ou plusieurs responsabilités (de diplôme ou de département) de ne pas réaliser dans les délais les tâches qui reviennent à chaque rentrée (gestion des effectifs, des calendriers, des répartitions de cours, etc.) et, à chaque fin, de semestre (évaluations, retour et compilation des notes, jurys, etc.). C’est alors les temps de recherche, consacrés à des enquêtes ou des expériences, à de la lecture ou à de la rédaction qui sont repoussés, voire sacrifiés.

On notera au passage que la semestrialisation (intervenue en 2002) a multiplié par deux le nombre de rentrées et de fins de sessions de cours à gérer. Un des effets indirects majeurs de ce redécoupage est que le début de l’année universitaire se fait de plus en plus tôt (en septembre au lieu d’octobre pour la plupart des étudiants, et donc dès le 15 août pour de nombreux enseignants et administratifs) et que la fin de l’année a lieu plus tard, le temps de terminer les cours du second semestre, d’organiser les examens et de plus, dans un délai de plus en plus court, les rattrapages (autrefois organisés en septembre, avec de vraies périodes de révision pour les étudiants). Ce processus a été intensifié avec les nouvelles procédures de candidature et de recrutement des étudiants (Parcourssup et MonMaster).

The Conversation

Dominique Glaymann ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Des enseignants-chercheurs à la recherche du temps perdu : regard sur le malaise universitaire – https://theconversation.com/des-enseignants-chercheurs-a-la-recherche-du-temps-perdu-regard-sur-le-malaise-universitaire-256860

L’écriture numérique : un défi pour l’enseignement ?

Source: The Conversation – France (in French) – By Maëlle Ochoa, Doctorante en didactique des langues secondes, Université de Bordeaux

L’acquisition de l’écrit est un processus complexe, qui s’étale sur toute une scolarité. Et l’omniprésence d’outils numériques implique de repenser son apprentissage, dans la mesure où les écrans supposent un autre traitement des informations. Du cahier à l’ordinateur ou au smartphone, les logiques ne sont plus les mêmes. Quelques pistes de réflexion.


« L’écriture n’est pas en progrès ; il semble même qu’elle soit plutôt en décadence. » Si vous pensez lire là un extrait de l’annonce de François Bayrou, en mars dernier, à l’occasion de l’annonce d’un plan pour l’écriture à l’école, vous vous trompez. Il s’agit d’une citation de l’inspecteur d’académie Irénée Carré, en 1889.

La maîtrise de l’écrit et son enseignement ont toujours fait l’objet de prises de parole politiques, reflétant les enjeux sociaux autour de l’écriture qui, en plus d’être un puissant transformateur cognitif, est un outil indispensable pour s’insérer socialement. Que ce soit dans une langue maternelle ou dans une langue étrangère, sur papier ou sur écran, écrire, c’est penser.

En tant que besoin social, l’écrit catalyse des inégalités. Ajoutée à d’autres facteurs, sa maîtrise permet d’accéder à une meilleure réussite scolaire, académique, professionnelle, sociale. Et cette réussite est davantage susceptible de conduire à des situations dans lesquelles on continue à réfléchir et s’enrichir intellectuellement.

On comprend donc bien la nécessite d’enseigner l’écrit à l’école, et jusqu’à l’université. De plus, si les problématiques d’enseignement de l’écriture questionnent les professionnels depuis longtemps, l’omniprésence de l’écriture numérique soulève de nouvelles questions. Quelles différences entre l’écriture sur papier et l’écriture sur écran ? Qu’implique l’écriture numérique, à la fois sur le plan social et celui de son acquisition ?

Les spécificités de l’écriture numérique

Écrire est une activité complexe et coûteuse sur le plan cognitif. Pour écrire, vous devez mettre en œuvre un grand nombre de processus de manière simultanée : récupérer des informations dans la mémoire à long terme, transformer ces informations sémantiques en texte, produire le texte à la main ou le taper, vérifier le résultat en le comparant avec les buts initiaux, tenir compte de votre lecteur, respecter un certain nombre de normes linguistiques et discursives…

Si vous écrivez dans une langue étrangère, il y a des défis supplémentaires : vous n’avez peut-être pas accès à tout le lexique nécessaire, les opérations prennent plus de temps, vous avez votre langue maternelle en tête, etc.




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Lorsque vous écrivez dans un espace numérique, d’autres spécificités sont aussi à prendre en compte. Il faut distinguer l’écrit numérisé, qui est une sorte d’écrit papier sur un support différent, de l’écrit numérique, qui implique une compréhension de l’environnement informatique. Maîtriser l’écrit numérique ne signifie pas apprendre à écrire ou à lire sur un écran. Cela suppose d’être capable à la fois de traiter des informations et de construire du sens en tenant compte de la machine.


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Activer ou suivre des liens hypertextes, commenter un article, interagir avec le contenu grâce à des emojis, des likes ou des réactions, utiliser une messagerie instantannée, ou une IA générative, concevoir des diaporamas, collaborer sur un même document sont des exemples de situations qui relèvent de l’écriture numérique. Ces actions impliquent des processus qui ne peuvent être mis en œuvre dans le cas d’une écriture sur papier d’un texte numérisé.

Du point de vue de l’attention, l’apprentissage dans un espace numérique peut être facilité par une utilisation précise et appropriée de certains outils comme les plates-formes permettant de réguler l’écoute d’un document audio en autonomie par exemple, les liens permettant d’avoir accès à des informations supplémentaires, les correcteurs. Mais il peut aussi être entravé quand on est confronté à de trop nombreuses informations à la fois, ou qu’on ne cesse de naviguer d’un onglet à un autre.

Un exemple d’étude sur l’utilisation de la traduction en ligne

Dans le cadre de mes recherches, je me suis intéressée en particulier à l’apport de la traduction neuronale automatique, avec des outils comme DeepL, pour l’enseignement de la production écrite en français langue étrangère.

Il s’agit de comprendre dans quelle mesure l’utilisation de DeepL permet d’améliorer les performances des rédacteurs. Pour cela, j’ai mené une étude expérimentale auprès d’étudiants chinois à l’université en France. Les étudiants ont d’abord rédigé un essai sans aide, puis un deuxième essai pour lequel ils pouvaient recourir librement à DeepL.




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Les écrans des étudiants ont été enregistrés pendant la rédaction. Cette technique permet d’observer et de comparer les activités de rédaction : le temps de frappe sur le clavier, le temps passé à traduire, les temps de pause entre chaque étape, les mouvements du curseur, etc.

Les résultats de cette étude ont mis en évidence des profils de rédacteurs variés. Lorsqu’ils peuvent utiliser DeepL, certains étudiants utilisent beaucoup leur langue maternelle et font ainsi plus de pauses, ce qui est bon signe puisque les pauses permettraient de s’intéresser à l’aspect global du texte, à sa cohérence, aux idées qu’il contient. D’autres étudiants passent plus de temps à écrire en français, ce qui pourrait correspondre aux objectifs des enseignants. De futures études permettront peut-être de faire des liens entre ces profils de rédacteurs et la progression des étudiants.

Nous avons également remarqué que, lorsqu’un étudiant passe d’une opération à l’autre rapidement, et de nombreuses fois, ses performances à l’écrit ont tendance à diminuer. Cela rejoint d’autres conclusions de recherche selon lesquelles les nombreux changements d’activités augmentent la charge cognitive et peuvent avoir un impact négatif sur les performances des étudiants.

Quelles stratégies pour repenser l’enseignement ?

Ces analyses ont aussi permis de montrer comment les apprenants se saisissent de l’outil et d’identifier différentes stratégies, qui peuvent être discutées avec les étudiants :

  • traduire des phrases ou des expressions de la langue maternelle vers la langue étrangère peut servir à lancer ou compléter la production ;

  • alterner les langues peut permettre de construire des idées complexes ;

  • traduire le texte entièrement peut servir à obtenir une version corrigée, à récupérer certains éléments, à rédiger uniquement en langue maternelle ;

  • Comparer la version en langue maternelle et la version en langue étrangère peut permettre de réfléchir sur la langue.

Les étudiants peuvent déléguer certaines opérations, ce qui facilite le processus de rédaction. Attention, toutefois, il est aussi possible d’éviter des opérations. Or, dans une visée cognitive de l’apprentissage des langues, on ne cherche par à faire éviter les opérations qui conduisent à résoudre des problèmes, mais à les accompagner. C’est ce qui amène les étudiants à résoudre des problèmes de plus en plus complexes par eux-mêmes.

Les traducteurs en ligne sont des aides à l’écriture qui peuvent servir l’enseignement de l’écrit en langue étrangère. Tenir compte de la façon dont le traducteur amène les étudiants à traiter l’information et à construire le sens apparaît essentiel pour enseigner l’écriture numérique.

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Maëlle Ochoa ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. L’écriture numérique : un défi pour l’enseignement ? – https://theconversation.com/lecriture-numerique-un-defi-pour-lenseignement-254758

L’affaire de Bétharram, ce n’est pas du passé : interroger l’idéologie punitive en France

Source: The Conversation – France (in French) – By Éric Debarbieux, Professeur émérite en sciences de l’éducation, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)

Si le recours aux châtiments corporels est désormais condamné, l’idéologie qui a autorisé ces pratiques est loin d’avoir disparu en France. En témoignent ces discours faisant primer le répressif sur l’éducatif. L’affaire de Bétharram nous invite à interroger les effets de système qui perdurent et les mécanismes de reproduction de la violence.


Plus de 200 plaintes ont été déposées pour des faits de violences physiques et sexuelles, commis des années 1950 aux années 2000, dans une école catholique des Pyrénées-Atlantiques. L’affaire de Bétharram défraie la chronique depuis des mois, au point de menacer un premier ministre soupçonné d’avoir couvert ces faits.

Mais, comme le disent les victimes, cette affaire ne doit pas être masquée en une « affaire Bayrou » : il convient de la penser au-delà des responsabilités éventuelles de cet homme politique.

Le châtiment corporel, c’était avant-hier ?

Des claques, des coups, de l’isolement à genoux sur le perron, par une nuit glaciale, le catalogue des châtiments corporels infligés surprend. Il s’agirait d’une violence d’une autre époque, révolue. C’est l’argument de défense de l’institution, et la conséquence judiciaire en est la prescription s’appliquant à la plupart des affaires révélées.

« Affaire de Bétharram : il témoigne des violences dans l’établissement scolaire » (Le Monde, mars 2025).

En soi, cela n’est pas faux. L’évolution pluriséculaire du regard sur l’enfant a fortement démonétisé l’usage de la violence en éducation, comme cela a été démontré par bien des historiens, au regard de l’histoire longue. Cela a été acté juridiquement et anciennement.

Le droit français a interdit le châtiment corporel à l’école dès 1803, même s’il a fallu longtemps pour que cette interdiction s’applique. Celle-ci a été répétée dans une circulaire de 1991. Beaucoup plus récente a été l’interdiction faite aux familles par la loi du 10 juillet 2019 relative à l’interdiction des violences éducatives ordinaires qui a précisé que l’autorité parentale s’exerce sans violences physiques ou psychologiques.

Les enquêtes de victimation à l’école témoignent de la rareté, mais non de l’absence du châtiment corporel dans les écoles publiques. Il en est ainsi dans une enquête, menée sous ma direction pour l’Unicef, en 2010, qui montre (p.22) qu’il s’agit encore en moyenne d’environ 6 % des élèves du primaire qui déclarent avoir été frappés par un membre du personnel.

Quantitativement cela est minoritaire, ce qui n’est pas une raison pour l’admettre, et l’on peut comparer avec les taux obtenus par le même type de recherche menée dans des pays du continent africain, qui peuvent atteindre 80 % d’élèves concernés. Aux États-Unis, ce sont encore au moins 19 États, principalement au Sud, qui autorisent le châtiment corporel à l’école, y compris avec un instrument (le paddle).

… ou c’est demain ?

Aussi, dira-t-on, la violence, c’était avant et c’est ailleurs ? Oui, mais. Mais l’idéologie qui autorise ces pratiques est loin d’avoir disparu en France, et si celles-ci se sont en moyenne raréfiées, cachées, celle-là reste bien vivace.

Elle est idéologie du redressement de l’enfant, de sa domination par le « bon père de famille », y compris dans les déclarations du premier ministre lorsqu’il justifie la gifle en disant qu’il s’agit d’un « geste éducatif », paroles que j’ai commentées dans une chronique récente.

Elle est aussi idéologie de son enfermement et de son éloignement en cas de déviance : les victimes en ont témoigné, être en internat à Bétharram était bien en soi une punition. Un moyen de redresser l’enfant, d’en faire « un homme » en l’éloignant.

Cette idéologie de l’enfermement orthopédique et de la primauté du répressif sur l’éducatif n’a sans doute pas autant régressé qu’espéré. Ce désir d’enfermer, ce réflexe punitif, sont (re)devenus dominants et ils traversent toutes les couches de la société. C’est un mantra politique et populiste. Une loi réformant la justice des mineurs, révulsant les juristes et les éducateurs, vient d’être votée avec comme souhait des peines de prison ferme pour les adolescents dès 13 ans, de manière à leur causer une sorte de « choc carcéral », suivant les mots de Gabriel Attal, ex-ministre de l’éducation.

Malgré un rapport très critique de la Cour des comptes, les centres éducatifs fermés continuent d’être une solution dispendieuse, inefficace et humainement destructrice, pourtant largement affirmée par le pouvoir exécutif.

« Dans un centre éducatif fermé pour mineurs délinquants » (France Info, 2025)

Sur le plan de la punition, il est une expérience commune qui consiste, lorsque l’on critique la « fessée » ou la « claque », voire les violences éducatives ordinaires, de s’entendre rétorquer : « On ne peut plus rien faire. »

Il est évident qu’il ne s’agit pas ici d’une quelconque apologie du laisser-faire mais de la condamnation de la violence en éducation. À ce « On ne peut plus rien faire » correspond très bien le « On ne peut plus rien dire » qui oppose les réticences patriarcales à la dénonciation du sexisme commun.

Violences et soumission

Bétharram est l’exemple même des effets d’un milieu clos et d’une culture qui favorisent systémiquement les violences de domination : soumission par les coups et la crainte qui peut dériver vers une soumission sidérée aux actes pédocriminels. Il existe un continuum des violences répressives et sexuelles. C’est largement démontré dans les milieux clos, par la recherche sur les populations vulnérables, tout autant qu’en milieu carcéral.

Ce n’est pas simplement la responsabilité individuelle des prédateurs qui est en jeu : dans la recherche actuelle sur les auteurs de violence sexuelle, de plus en plus est abandonnée la théorie de « la pomme pourrie », c’est-à-dire de l’individu seul déviant dans un milieu sain : on lira à cet égard l’excellent article du psychologue Nicolas Port dans la revue l’Année canonique en 2024 et portant entre autres sur les profils des prêtres agresseurs sexuels.

Le milieu culturel et le contexte institutionnel font partie des conditions du passage à l’acte, de sa détection possible et des cécités réelles ou de… mauvaise foi. On se dira alors que le catholicisme lui-même est en jeu. Son organisation est en effet largement empreinte de domination patriarcale. Celle-ci agit dans le vocabulaire (« Mon père »), dans la hiérarchie du genre qui est minoration du féminin, officialisée par l’impossible ordination des femmes, ce qui est contesté par le féminisme chrétien.

L’enseignement catholique est lui-même fracturé idéologiquement et si « l’ordre » reste un argument de légitimation, il n’en est pas moins que bien de ses écoles se rapprochent plus de l’univers de la pédagogie Montessori que de celui de Bétharram, suivant l’idéologie des classes moyennes supérieures.

La ligne de fracture est sans doute désormais plus politique que théologique. Certes, c’est dans l’électorat catholique et religieux qu’ont été recrutées une bonne partie des troupes de la Manif pour tous et il y a une porosité de cet électorat aux thèses identitaires extrêmes. Mais cet électorat ne s’y résume pas, loin de là, même si l’on peut craindre un élargissement des franges traditionnalistes. Cela nécessite – en éducation comme sur bien des points – un aggiornamento de la doctrine et de l’organisation du catholicisme, à cet égard l’affaire de Bétharram peut puissamment y aider.


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Il serait en outre totalement contre-productif d’assimiler les violences révélées à l’ensemble des chrétiens : mutatis mutandis, ce serait la même erreur que celle qui assimile musulmans et terroristes… L’option fondamentaliste et pseudo-traditionnelle dans toutes les religions du livre est en jeu. Ainsi, dans une recherche menée en Israël et relatée dans un livre majeur sur la violence en contexte à l’école, Benbenishty et Astor démontrent la plus grande présence des violences sexuelles dans les écoles islamiques fondamentalistes et dans les écoles juives ultraorthodoxes, ces dernières fournissant les troupes d’extrême droite maintenant au pouvoir dans ce pays.

Des mineurs violents ?

Enfin, une dernière erreur à éviter est de séparer le problème de la violence des adultes et celle de la violence commise par des mineurs, y compris la violence sexuelle. Bien sûr, la plupart des victimes ne deviennent pas des agresseurs et tentent de se protéger de la dure loi de conservation de la violence.

Mais il n’empêche qu’être battu est un facteur de risque important de devenir sexuellement victime, et éventuellement d’être un agresseur. Toute la littérature par facteurs de risque l’a démontré. Les témoignages recueillis à Bétharram montrent parmi les perpétrateurs de grands élèves utilisés comme surveillants. Plus loin, la parution récente d’un livre d’Aude Lorriaux, bien documenté, sur les violences sexuelles commises par des mineurs pose avec force le lien entre l’idéologie masculiniste et sa reproduction violente de ces violences par les mineurs.

Il ne s’agit pas d’y voir une jeunesse perverse, mais bien un effet de système, renforcé par une idéologie dont le trumpisme est un avatar. Les adultes peuvent aussi, terriblement, être de mauvais exemples.

Aussi, s’il est vrai qu’un meilleur contrôle des lieux éducatifs clos, une meilleure formation des personnels, une information plus précise de tous les élèves sur le consentement et la vie affective et sexuelle peuvent être une partie de la solution, il n’en reste pas moins que l’affaire de Bétharram, sans forcément être une affaire Bayrou, est bien une affaire politique.

The Conversation

Au cours de ma carrière j’ai pour mes recherches obtenu des subventions de l’ANR, de la Commission Européenne, de l’UNICEF, du Conseil Régional Aquitaine, de la CASDEN BP. Je n’ai plus de financements en cours.
J’ai fait la préface du Livre d’Aude Lorriaux cité dans l’article.

ref. L’affaire de Bétharram, ce n’est pas du passé : interroger l’idéologie punitive en France – https://theconversation.com/laffaire-de-betharram-ce-nest-pas-du-passe-interroger-lideologie-punitive-en-france-255242

Restaurants : des bouillons Duval au Bouillon Pigalle, histoire d’un modèle populaire

Source: The Conversation – France (in French) – By Nathalie Louisgrand, Enseignante-chercheuse, Grenoble École de Management (GEM)

Peut-être avez-vous vu un « bouillon » s’ouvrir récemment dans votre ville. Nés au XIXe siècle pour nourrir la classe ouvrière parisienne, ces restaurants bon marché étaient quasiment tombés en désuétude. Ils reviennent désormais en force. Pourquoi cet engouement ? Qu’est-ce qui fait la spécificité d’un bouillon et quelle est l’histoire de ces établissements ?


Offrir des repas nutritifs à faible coût aux nombreux travailleurs de Paris : telle est, au XIXe siècle, l’idée avant-gardiste de la Compagnie hollandaise. En 1828, elle ouvre un ensemble de petits restaurants proposant des bouillons de bœuf bouilli, dans différents points de la capitale à une population ouvrière, alors grandissante. Le concept du bouillon vient de naître et, avec lui, une forme précoce de standardisation de repas à bas coûts. Mais, en 1854, l’entreprise disparaît. C’est à ce moment-là qu’émerge celui que les annales retiendront comme le père des bouillons : Baptiste-Adolphe Duval.

Dans les années 1850, Baptiste-Adolphe Duval possède une boucherie située rue Coquillère à Paris (1er). Comme sa clientèle n’achète que les « beaux morceaux », Duval cherche un moyen d’utiliser la « basse viande » non vendue. Il pense alors à préparer un bouillon réalisé avec les bas morceaux de bœuf ainsi que du bœuf bouilli, de grande qualité. C’est ainsi qu’il ouvre, en 1854, un établissement, rue de la Monnaie, dans le 1er arrondissement de Paris. Il y propose des plats chauds, réconfortants et bon marché aux bourses les plus modestes, notamment les nombreux travailleurs des Halles, le « ventre de Paris ». Avec les travaux d’embellissement et de modernisation de la ville par le baron Haussmann, des milliers d’ouvriers sont venus de toute la France œuvrer à la capitale : ce sont autant de bouches à nourrir. Le succès est immédiat.

L’ancêtre de la restauration rapide

Duval ouvre alors d’autres points de vente dans la capitale, parmi lesquels, en 1855, un fastueux établissement à l’architecture de fer et de fonte aménagé dans un immense hall de 800 m2 au 6, rue de Montesquieu (1er), non loin du Louvre. Cet édifice, qui peut accueillir jusqu’à 500 personnes, assure un service en continu effectué par des serveuses reconnaissables à leur robe noire, leur tablier blanc et leur bonnet de tulle. Ces dernières appelées aussi les « petites bonnes » symboliseront les bouillons Duval, et seront aussi bien dessinées par des artistes comme Auguste Renoir qu’évoquées par des écrivains comme Joris-Karl Huysmans. Une nouvelle clientèle, attirée par le bon rapport qualité-prix, la flexibilité des horaires et les prix fixes, apparaît. Elle est constituée des classes moyennes et de la petite bourgeoisie. Le choix des mets se développe au fil du temps : on peut ainsi commander du pot-au-feu, du bœuf bourguignon, du veau rôti, mais aussi des huîtres, de la volaille ou du poisson.

Ces endroits – qui prennent le nom de « bouillons » – sont des lieux très propres, des symboles de la modernité. Ils vont rapidement devenir un concept de restaurant à part entière avec une cuisine simple, faite de produits de qualité. Ils sont considérés comme faisant partie des précurseurs de la restauration rapide.

Un nouveau modèle économique

La réussite économique des bouillons Duval est principalement due à son modèle de gestion des stocks. Ils fonctionnent comme une chaîne de restauration et appliquent des économies d’échelle grâce à leurs propres méthodes d’approvisionnement, leur production de pain, leurs boucheries, etc. En 1867, Duval crée la « Compagnie anonyme des établissements Duval » avec 9 succursales. En 1878, il y en aura 16, puis des dizaines dans la capitale à la fin du XIXe siècle.

Le succès des bouillons Duval fait des émules. Mais si la capitale en dénombre environ 400 en 1900, ils englobent en réalité une variété d’établissements hétéroclites aux fonctionnements différents, allant de la simple marchande ambulante aux bouillons s’inscrivant dans la lignée de Duval – comme les établissements Boulant ou Chartier.

Ce dernier, encore en activité aujourd’hui, a ouvert ses portes en 1896 sur les Grands Boulevards. Son immense salle aux boiseries sculptées et ses magnifiques lustres, de style art nouveau, sont classés monuments historiques. Il n’a jamais fermé ses portes ni changé de nom et, contrairement à tous les autres, a traversé le temps et les modes sans aucune interruption, même si son taux de fréquentation a pu connaître des fluctuations.

Concept de restaurant populaire, le bouillon s’est ainsi transformé en une institution incontournable du paysage parisien. Son succès a ensuite perduré jusqu’à l’entre-deux-guerres avant de tomber en désuétude. En effet, dans la France des Trente Glorieuses (1945-1975), le bouillon semble dépassé, ringard, et les clients lui préfèrent par exemple les brasseries qu’ils trouvent plus « haut de gamme » et modernes. On assiste aussi au développement des fast-foods (à partir des années 1960, ndlr).


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Depuis 2017, un grand retour des bouillons

Cependant, la flamme du bouillon et de l’imaginaire qui l’accompagne ne s’est jamais complètement éteinte et c’est ainsi qu’en novembre 2017, les frères Moussié, des restaurateurs, ouvrent à Paris le Bouillon Pigalle (Paris 18e).

Leur souhait est de reprendre les codes initiaux des bouillons, c’est-à-dire des plats réconfortants (par exemple, le bœuf bourguignon, le petit salé aux lentilles ou la purée saucisse) et les desserts gourmands (comme les profiteroles arrosées de chocolat chaud), servis à prix modiques, dans un décor rétro, sur de grandes tablées à l’allure de cantine, le tout dans un esprit « bonne franquette » avec un service en continu et sans réservation.

Qu’est-ce qu’un bouillon ? « Les bouillons, la table du tout-Paris », Arte, 2025.

Le succès est au rendez-vous et, petit à petit, d’autres établissements (ré)ouvrent comme le Bouillon Julien en 2018 dans un décor restauré, ou le Bouillon République en 2021 dans le cadre préexistant de la brasserie alsacienne Chez Jenny. Ces restaurants bon marché attirent beaucoup de clients, français ou étrangers, ravis de manger bon pour pas (trop) cher en période d’inflation. En effet, nombre d’entre eux permettent de se sustenter pour moins de 20 euros avec une entrée, un plat et un dessert. Leur renaissance repose aussi sur des valeurs de simplicité et d’authenticité.

D’autre part, de nombreux bouillons insistent sur le « fait maison », et travaillent fréquemment avec des producteurs locaux et en circuit court.

Des bouillons en région

Ces lieux incarnant la convivialité et l’esprit traditionnel français se sont également multipliés hors de la capitale. Et si leurs chefs continuent de proposer des classiques réconfortants de la gastronomie française, certains le font à la sauce régionale, par exemple, le « maroilles rôti » au Petit Bouillon Alcide à Lille ou le « diot, polenta crémeuse » à La Cantine Bouillon de Seynod, en Haute-Savoie.

À Lille, un bouillon sauce locale.

Depuis deux ou trois ans, des chefs étoilés ouvrent aussi leur bouillon. C’est le cas du chef grenoblois doublement étoilé Christophe Aribert avec le Bouillon A, ouvert en mai 2022. Il y met en avant des produits bio, locaux et de saison. Thierry Marx, deux étoiles, a pour sa part ouvert en 2024 à Saint-Ouen le Bouillon du Coq, dans lequel il propose des harengs-pomme à l’huile ou son célèbre coq au vin. Pour lui, c’est aussi une façon de remettre au goût du jour des plats étiquetés « ringards » à des prix très abordables.

Depuis début 2023, on estime qu’un bouillon se crée chaque mois en France. Ce sont principalement les prix bas qui attirent la clientèle.

Le maintien d’un tarif accessible est, lui, le premier combat de nombre de propriétaires de bouillons. Leur secret ? Une forte préparation en amont (en particulier les plats froids comme les œufs mayonnaise ou les poireaux vinaigrette), un nombre de gestes réduits par assiette (pas trop de techniques, pas de dressage compliqué), des recettes simples, une carte qui change peu, mais aussi des économies sur le volume d’achat et des tables qui tournent très rapidement.

L’autre assurance du bouillon est de trouver des plats classiques servis en un temps record dans un cadre agréable et convivial.

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Nathalie Louisgrand ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Restaurants : des bouillons Duval au Bouillon Pigalle, histoire d’un modèle populaire – https://theconversation.com/restaurants-des-bouillons-duval-au-bouillon-pigalle-histoire-dun-modele-populaire-236823

De l’atelier au marché de l’art : les ressorts du succès de POUSH, un jeune lieu créatif

Source: The Conversation – France (in French) – By Thomas Blonski, Professeur assistant en stratégie et entrepreneuriat, ICN Business School

En quelques années, le centre d’art et d’ateliers d’artistes POUSH, à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), est devenu un repère incontournable de la scène artistique parisienne. Une étude permet de comprendre les dynamiques qui font émerger un tel lieu créatif.


Dans une ancienne usine d’Aubervilliers, en banlieue parisienne, 270 artistes partagent aujourd’hui leurs journées entre création, discussions informelles et visites de collectionneurs. Ce lieu, baptisé POUSH, s’est imposé en quelques années comme un point de passage obligé pour les professionnels du monde de l’art. On y croise autant de jeunes talents prometteurs que de figures déjà reconnues, dans un décor brut et foisonnant.

Comment expliquer qu’un lieu, inconnu il y a à peine trois ans, soit devenu un incontournable de la scène artistique parisienne ? Pourquoi certaines adresses deviennent-elles des nœuds de créativité et d’attention, là où d’autres projets similaires peinent à exister ? Plus largement, que faut-il pour qu’un lieu devienne un « lieu créatif » ?

Du Bateau-Lavoir à Hollywood : des lieux mythiques de la création

Dans tous les domaines de la création, certains lieux se dotent d’une image de créativité importante, comme s’il s’y passait quelque chose de particulier : des territoires comme Hollywood ou la Silicon Valley aux États-Unis, des villes comme Vienne (Autriche) au début du siècle dernier ou Berlin (Allemagne) au début de ce siècle, des quartiers parisiens comme Montparnasse ou Saint-Germain-des-Prés, voire des espaces plus localisés, comme le Bateau-Lavoir (Paris 18e) ou le Chelsea Hotel (New York). Une question revient dès que l’on s’intéresse à ces derniers, les lieux créatifs : comment adviennent-ils ? Sont-ils créatifs parce qu’ils attirent (des artistes) ? Ou attirent-ils parce qu’ils sont créatifs ? Comment se construit cette réputation selon laquelle, « c’est là que ça se passe » ?

C’est cette question que nous avons souhaité explorer à travers une recherche menée sur le cas POUSH, un des plus grands rassemblements d’ateliers d’artistes en Europe. Pour comprendre comment ce lieu a émergé si rapidement comme un repère de la scène artistique, nous avons mené une trentaine d’entretiens avec des artistes et l’équipe dirigeante, complétés par des visites de terrain et un questionnaire auprès des résidents.




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Une clé de lecture : le « middleground »

Une théorie utile pour appréhender ce problème a été proposée par Patrick Cohendet, David Grandadam et Laurent Simon : la notion de « middleground ». Pour qu’un territoire créatif puisse prendre de l’ampleur, qu’il attire des talents et qu’il gagne en réputation, il doit mobiliser des passerelles entre l’underground des artistes et l’upperground constitué des entreprises et institutions établies. Cette strate, le middleground, permettrait de faciliter les échanges entre les différents acteurs d’un écosystème, et d’établir la réputation d’un lieu qui devient l’endroit où il faut être, car c’est là que ça se passe. Les auteurs de ce courant ont étudié, par exemple, le cas de Montréal (Québec, Canada) pour le jeu vidéo ou encore les dynamiques spatio-temporelles du monde du design à Berlin.

Comment naissent ces lieux du middleground, ces espaces qui deviennent des passerelles entre artistes émergents isolés et institutions ? Par exemple, comment faire pour créer un tel espace où des artistes pionniers pourront être en contact avec des galeristes et des collectionneurs ?

Le cas de POUSH, plus grand rassemblement d’ateliers d’artistes en Europe, est très instructif.

Fondée en 2020 en initiative privée liée à la société Manifesto, l’association POUSH qui occupe des locaux de grande taille désaffectés sur des durées limitées (environ deux ans), pour les réorganiser en des ateliers loués ensuite à des artistes. Après un premier essai à Saint-Denis, POUSH s’est établi dans un immeuble de grande taille au-dessus du périphérique parisien à la porte Pouchet (qui lui a donné son nom), avant de déménager deux ans plus tard dans une ancienne usine à Aubervilliers, où l’association est toujours domiciliée aujourd’hui avant de devoir déménager à nouveau à l’été 2025.


Poush – crédits Axel Dahl, Fourni par l’auteur

En moins de trois ans, ce lieu nouveau s’est fait une place dans l’écosystème artistique parisien. Moins de deux ans après sa fondation, POUSH rassemblait environ 270 artistes, qui travaillaient dans les différents ateliers proposés, et organisait des visites de collectionneurs nationaux et internationaux, en particulier à l’occasion des grands événements du monde de l’art, en particulier les foires : la Fiac puis Art Basel Paris, en octobre, et Art Paris, en avril.

Cette évolution n’est pas commune : d’autres structures similaires existent, y compris dans le même département, mais ni un aussi grand nombre de résidents ni la haute fréquence des visites professionnelles n’y sont observables.


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Une alchimie fragile mais puissante

Notre recherche a cherché à saisir les manifestations et les causes de ce succès, par une étude compréhensive fondée sur des entretiens avec une trentaine d’artistes résidents et avec l’équipe de direction du lieu, mais également par la visite des ateliers et des expositions au cours de plusieurs journées. Un questionnaire a également été administré aux résidents.

Premier constat, la grande diversité des profils des artistes. Ils ne forment pas une « école » et proviennent d’horizons différents, même si une tendance se dégage autour d’un groupe de jeunes artistes français comptant entre deux et sept ans d’expérience, c’est-à-dire ni novices, ni installés. Ils cherchent en POUSH d’abord et avant tout un lieu pour travailler dans de bonnes conditions. D’autres raisons suivent, mais ne viennent que s’ajouter à ce premier besoin : la proximité avec d’autres artistes qui deviennent des collègues de travail, comme dans une entreprise, mais aussi la possibilité de renforcer sa carrière grâce à l’orientation professionnelle du lieu et des visites de professionnels du monde de l’art.

Visite de POUSH, Nano Ville, 2023.

Pour autant, POUSH ne propose contractuellement que de la location d’espaces : les autres éléments (visites professionnelles, expositions, etc.) ne viennent que de façon informelle au fur et à mesure que des occasions se présentent. Cette méthode d’adaptation permanente aux opportunités qui apparaissent avec le temps est revendiquée par le management du lieu qui préfère éviter la lourdeur des procédures ; cela peut créer cependant un sentiment de frustration, car il est difficile de satisfaire l’intégralité des 270 résidents.

Masse critique et effet collatéral

De manière concrète, les collaborations restent assez limitées, loin de l’idée spontanée de l’effervescence créative. C’est, au contraire, la combinaison de la masse critique du nombre d’artistes et de la diversité (qui agit comme un accélérateur de carrières) qui multiplie les interactions entre les différents acteurs de l’écosystème, artistes présents et visiteurs représentant le monde professionnel (l’upperground) : curateurs, collectionneurs, galeristes…
La présence au sein de POUSH de quelques artistes reconnus irradie l’ensemble des artistes du lieu créatif par effet collatéral, ou effet d’éclairage, créant une sorte de label du lieu.

La conjonction de ces deux facteurs, masse critique et effet collatéral, permet d’augmenter la valeur conventionnelle du lieu créatif, créant le fameux cercle vertueux qui était notre point de départ. Plus le lieu est connu, plus les acteurs sont nombreux à y venir et, plus ils sont nombreux, plus le lieu est connu.

Si cette recherche traite de l’émergence de ces lieux créatifs, elle n’aborde pas en revanche la question de leur futur, et en particulier de leur maintien dans la position intermédiaire du middleground. Est-il possible de conserver ce fragile équilibre entre un underground anonyme et un upperground institutionnalisé, ou mainstream ? C’est cette question qu’il conviendra d’explorer dans de futures recherches.

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Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

ref. De l’atelier au marché de l’art : les ressorts du succès de POUSH, un jeune lieu créatif – https://theconversation.com/de-latelier-au-marche-de-lart-les-ressorts-du-succes-de-poush-un-jeune-lieu-creatif-254744

Comment les écrivains du XIXᵉ siècle se sont engagés dans les débats politiques de leur temps

Source: The Conversation – France (in French) – By Florent Montaclair, Enseignant Université, Université Marie et Louis Pasteur (UMLP)

Point de littérature sans politique pour les écrivains français du XIXe siècle WikiCommons, CC BY-ND

Dans le sillage de la Révolution de 1789, la France connaît, au cours du XIXe siècle, de nombreuses péripéties politiques. Loin de l’image de l’artiste enfermé dans ses appartements, penché uniquement sur ses textes littéraires, des écrivains et écrivaines de l’époque s’engagent dans les débats politiques de leur temps.


En 1836, avec la parution des premiers romans-feuilletons en France dans les journaux quotidiens, l’écrivain devient une figure non plus seulement des salons, mais aussi de la société : il est reconnu dans la rue, il est invité par les rois, il « influence » l’opinion des lecteurs. Avec des tirages, sous le Second Empire, qui passent, tous titres confondus, de 200 000 exemplaires par jour à 1,5 million, le feuilleton est lu, relu, prêté, discuté par les maîtres, leurs enfants, les domestiques et les concierges, pour reprendre les termes d’un feuilletoniste oublié, Louis Reybaud.

L’écrivain du XIXe siècle appartient majoritairement à la bourgeoisie : il est de formation initiale en médecine (Eugène Sue, Paul Féval), en droit ou comptabilité (Gustave Flaubert, Jules Verne, Guy de Maupassant, Edmond de Goncourt), il est officier ou fils de généraux (Alphonse de Lamartine, Alexandre Dumas, Victor Hugo)… À noter un cas particulier, George Sand qui descend à la fois du maréchal de Saxe par son père et et d’un tenancier de billard par sa mère.

On voit bien l’articulation entre ces professions et les réflexions sociales, politiques ou institutionnelles : par leur métier initial, les écrivains s’intéressent à la défense de la nation (militaires), à la santé de leurs concitoyens (médecins), à l’organisation administrative de l’état (notaires, juristes). Devenus célèbres, certains auteurs briguent même les suffrages de leurs concitoyens : la députation (Dumas, Lamartine, Hugo), les ministères (Tocqueville, Gobineau, Stahl), le Sénat (Hugo), les conseils généraux ou municipaux (Gobineau, Verne, Lamartine).

La grande question politique qui préoccupe alors ces écrivains, tant dans les instances où ils sont élus que dans leurs œuvres, est celle de la réunification du corps social : comment sortir d’un cycle révolutionnaire, né en 1789, qui provoque durant tout le siècle émeutes et chutes de régimes ? Comment en somme bonifier l’héritage révolutionnaire en créant une nation apaisée ?

« Guérir » les maux de la société

Prise de la Bastille en 1789, chute de Charles X en 1830, émeutes de 1832, chute de Louis-Philippe en février 1848, émeutes de juin 1848, Commune en 1871, la violence politique contre les hommes, les biens, les institutions et les symboles est récurrente tout au long du XIXe siècle.

Comment sortir de la violence ? Les écrivains exploreront plusieurs solutions qui leur paraissent pouvoir « guérir » les maux de la société.

À partir de la Commission du Luxembourg (28 février -16 mai 1848) réunie au Sénat par Lamartine, alors chef du gouvernement provisoire de la Deuxième République, pour déterminer quelle sera la politique économique de la République, trois voies se dessinent pour sortir le peuple de la misère et le faire entrer dans une communauté d’intérêts avec la classe moyenne et supérieure.

Le philosophe et député Pierre-Joseph Proudhon défend le développement d’une France de la coopérative, regroupant les travailleurs dans des microentreprises dont ils seraient les ouvriers et les patrons. Notamment défendue par Victor Hugo dans « Les Misérables », cette idée s’effondre à l’Assemblée lorsqu’il s’agit de proposer un financement de ces coopératives par l’État pour acheter en fond de départ le matériel et les machines, par exemple. L’impôt sur le revenu voulu par le député Proudhon est vu par les députés comme contraire aux droits de l’homme et du citoyen : la propriété est considérée sacrée.




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Louis Reybaud et l’Académie des sciences morales et politiques défendent la suppression des frontières, la diminution des taxes, la limitation du nombre des fonctionnaires et la constitution de grandes fortunes, ce qui mécaniquement augmente les salaires. Ces idées sont rejetées, à un moment où l’idée centrale de l’État est de construire une nation et non pas de l’ouvrir sur le monde.

Lamartine met finalement en place, sur les conseils du ministre Louis Blanc, un contrôle de l’économie par l’État avec un droit du travail et la création d’ateliers nationaux qui fournissent des emplois aux ouvriers sans activités. Opposé à cette idée, Hugo déclare à la Chambre : « La monarchie avait les oisifs, la République aura les fainéants » : penser que l’État peut payer des cent mille travailleurs est perçu comme la création d’un assistanat généralisé.

La fermeture de ces ateliers qui n’arrivaient pas à trouver du travail à tous les chômeurs en juin 1848 provoque des émeutes : le peuple parisien pensait que l’idée était bonne et refuse de se disperser. Les combats avec l’armée font 15 000 tués ou blessés dans les rues de Paris.


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Le mépris du peuple

La violence populaire trouve-t-elle son origine dans l’organisation du régime ? Tous les écrivains le pensent, et adhèrent, par une sorte de pensée magique, à une république idéale. Ils soutiennent donc à l’unanimité la révolution de février 1848 qui fait tomber la Monarchie parlementaire de Louis-Philippe, et se réjouissent de l’abdication de Napoléon III en 1870 qui crée la IIIe République.

Mais comment expliquer alors que quelques mois plus tard, en juillet 1848 puis en avril 1871, le peuple en arme se soulève contre la république ? Désemparés, les écrivains, à l’exception de Jules Vallès, passeront de la vision d’un peuple héroïque à un peuple dénaturé : les écrivains rejettent la possibilité de se révolter contre une république. « Nous ne dirons rien de leurs femelles par respect pour les femmes, à qui elles ressemblent quand elles sont mortes », lâche Alexandre Dumas-fils, « une stupide et cruelle brute ! » ajoute Joris-Karl Huysmans pour qualifier le peuple. Leconte de Lisle écrit à la poète José-Maria de Heredia : « La Commune ? Ce fut la ligue de tous les déclassés, de tous les incapables, de tous les envieux, de tous les assassins, de tous les voleurs, mauvais poètes, mauvais peintres, journalistes manqués, tenanciers de bas étage ». Et Alphonse Daudet conclut : « Des têtes de pions, collets crasseux, cheveux luisants, les toqués, les éleveurs d’escargots, les sauveurs du peuple, les déclassés, les tristes, les traînards, les incapables ; pourquoi les ouvriers se sont-ils mêlés de politique ? »

Barricade de la Chaussée Ménilmontant, le 18 mars 1871, pendant la Commune de Paris. Collection Musée Carnavalet
Barricade de la Chaussée Ménilmontant, le 18 mars 1871, pendant la Commune de Paris. Collection Musée Carnavalet.
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L’idée que le peuple, pauvre et inculte, puisse être le grand décideur de l’avenir de l’État heurte les consciences bourgeoises. Alexandre Dumas écrit d’ailleurs : « Ce qui fait l’avenir de la République, c’est justement ceci, qu’il lui reste beaucoup à faire dans l’avenir. Laissez-la donc d’abord être République bourgeoise ; puis, avec l’aide des années, elle deviendra République démocratique ; puis, avec l’aide des siècles, elle deviendra République sociale. »

Les écrivains qui soutinrent ouvertement les révoltes du peuple sont peu nombreux : le philosophe Pierre-Joseph Proudhon et le romancier Jules Vallès. Reste cependant une forme de bienveillance chez certains comme les Frères Goncourt qui se diront soulagés lorsque les exécutions de communards cessèrent ou Victor Hugo qui sera le premier à demander la grâce des émeutiers.

Le peuple devra encore attendre

Selon Jules Michelet, historien et professeur au Collège de France, le peuple est « barbare » parce qu’il est muet (sans droit de vote) et « enfant » car sans instruction, donc sans pensée claire. Mais la plupart des écrivains rejettent l’obligation à l’État de donner un suffrage universel et une instruction gratuite. « Quant au bon peuple, l’instruction « gratuite et obligatoire » l’achèvera » écrit Flaubert et « L’instruction gratuite et obligatoire n’y fera rien qu’augmenter le nombre des imbéciles. Le plus pressé est d’instruire les riches qui, en somme, sont les plus forts. »

En espérant donc que le peuple s’élève dans la richesse pour participer aux votes censitaires et dans l’éducation pour participer au monde des idées, il faut attendre pour lui donner la possibilité de la parole et des droits.

« Peuple, encore une fois, nous te demandons la patience !… » déclare Proudhon dans son « Manifeste du peuple » ; « La patience est faite d’espérance » écrit Hugo dans « Claude Gueux ») ; « s’enrégimenter tranquillement, se connaître, se réunir en syndicats, lorsque les lois le permettraient ; puis, le matin où l’on se sentirait les coudes, où l’on se trouverait des millions de travailleurs en face de quelques milliers de fainéants, prendre le pouvoir, être les maîtres. Ah ! quel réveil de vérité et de justice ! » programme Zola dans « Germinal » et « Le Comte de Monte-Cristo », comme un clin d’œil à l’époque, se termine par ces mots : « Attendre et espérer ».

The Conversation

Florent Montaclair ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Comment les écrivains du XIXᵉ siècle se sont engagés dans les débats politiques de leur temps – https://theconversation.com/comment-les-ecrivains-du-xix-siecle-se-sont-engages-dans-les-debats-politiques-de-leur-temps-254649

Sur la scène électro, publier un remix illégal peut booster une carrière…

Source: The Conversation – France (in French) – By Amandine Ody-Brasier, Associate Professor of Organizational Behavior, McGill University

Moins de 10% des DJs d’Electronic Dance Music sortent des remixes ne respectant pas le droit d’auteur Shutterstock

Dans la scène EDM – pour electronic dance music, un sous-genre de la musique électronique orienté clubs et festivals – publier un remix sans autorisation ni payer de droits d’auteur peut paradoxalement servir une carrière, même si la pratique est illégale. Une étude montre que ces remixes pirates (bootlegs) ne nuisent pas toujours à la réputation d’un DJ : tout dépend des intentions perçues.


Dans la plupart des secteurs, enfreindre la loi peut mettre fin à une carrière. Mais dans le monde de la musique électronique, et notamment dans la scène EDM, certaines formes d’illégalité peuvent avoir l’effet inverse.

Notre récente étude montre que les DJs qui publient des remixes illégaux – appelés bootlegs – augmentent leurs chances d’être engagés pour des concerts, mais à une condition : lorsque leur démarche est perçue comme bénéficiant à la communauté dans son ensemble, et pas comme une stratégie opportuniste.

La majorité des artistes EDM soutiennent et respectent le droit d’auteur. Ils savent que diffuser un remix en ligne sans l’autorisation du titulaire des droits est illégal. Ils reconnaissent aussi l’importance du respect du travail d’autrui, comme en témoignent les excuses publiques du DJ néerlandais Hardwell dans un conflit avec le groupe Swedish House Mafia au sujet de trois bootlegs.

Pourtant, dans la pratique, les bootlegs ne sont pas systématiquement condamnés, et peuvent même parfois être encouragés par la communauté.

Tous les « bootlegs » ne se valent pas

Nous avons analysé les parcours de près de 39 000 DJs répartis dans 97 pays entre 2007 et 2016, en suivant leur activité de production musicale et leurs performances en concert. Compte tenu des risques juridiques et de réputation, les remixes illégaux restent relativement rares : selon nos données, moins de 10 % des DJs EDM publient des bootlegs en ligne.

Mais ceux qui le font obtiennent en moyenne plus de dates de concerts que ceux qui se concentrent sur des remixes officiels ou des morceaux originaux.

Pour comprendre ce paradoxe, nous avons complété notre analyse par une enquête auprès d’experts, une expérience en ligne menée avec près de 900 fans d’EDM, et des entretiens avec 34 professionnels du secteur (DJs, organisateurs, producteurs…).

Mains de DJ
Le bootlegging désigne le remix, le montage ou la diffusion non autorisés d’un morceau, sans l’accord de l’artiste original ou du détenteur des droits.
(Shutterstock)

Fait intéressant, les bootlegs ne sont pas perçus comme plus créatifs, de meilleure qualité ou plus accrocheurs que les autres types de morceaux. Alors pourquoi certains DJs en tirent-ils des bénéfices ?

La réponse réside dans la manière dont la communauté EDM perçoit les intentions du bootlegger.

Quand le désintéressement paie

Nous avons constaté que les artistes considérés comme désintéressés – c’est-à-dire transgressant la loi pour contribuer à la communauté – étaient souvent récompensés, malgré l’illégalité de leur geste.

Lorsqu’un bootleg est vu comme un hommage à un pair, un « cadeau » aux fans ou un moyen de faire revivre un titre culte, cela suscite un soutien communautaire. Concrètement, d’autres membres de la scène EDM peuvent alors offrir à l’artiste davantage d’opportunités de jouer en concert ou d’assurer des premières parties.

Ainsi, partager un bootleg en ligne augmente le nombre de prestations mensuelles en première partie de 4,4 % – soit deux fois plus que la sortie d’un remix officiel ou d’un morceau original.

C’est ce qui explique certaines trajectoires inattendues, comme celle du jeune DJ Imanbek Zeikenov, qui a remixé « Roses » de Saint Jhn sans autorisation en 2019 et l’a publié en ligne.

La communauté EDM a accueilli ce remix avec enthousiasme, propulsant la carrière de Zeikenov. Il est aujourd’hui un artiste reconnu et a même assuré la première partie de Saint Jhn, l’artiste original.

Cela montre que la scène EDM valorise fortement les actes perçus comme désintéressés. À l’inverse, quand un bootleg semble opportuniste, l’enthousiasme s’éteint rapidement.

Un bootlegger perçu comme intéressé peut ainsi voir ses opportunités chuter de 10 %.


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Les normes informelles priment parfois sur la loi

Dans de nombreuses communautés professionnelles, des normes informelles coexistent avec la législation. En général, plus la loi s’aligne avec les valeurs du milieu, plus elle est appliquée avec rigueur.

Mais dans des cas plus ambigus, la conformité devient discrétionnaire : c’est alors à la communauté d’interpréter les actes illégaux et de décider si elle les sanctionne ou non.

Dans l’EDM, bien que le droit d’auteur existe, il n’est pas toujours appliqué à la lettre. Ce vide est comblé par des normes professionnelles implicites : des règles tacites sur le remix, la collaboration ou le crédit.

Comme le montre notre étude, cette zone grise a permis l’émergence d’un système dans lequel certains artistes peuvent enfreindre la loi… tout en recevant le soutien de leurs pairs – à condition que leurs intentions soient perçues comme altruistes et bénéfiques à la communauté.

Enfreindre les règles, mais pour de bonnes raisons

Il est essentiel de rappeler que les artistes EDM ne promeuvent pas l’illégalité en tant que telle. Les DJs interrogés décrivent le bootlegging comme une pratique de nécessité, née du manque de moyens pour négocier les droits.

Dans ce milieu, le soutien dépend moins du respect strict de la loi que de la perception de l’intention. Pour les DJs émergents, cela crée un équilibre délicat : enfreindre la loi reste risqué, mais dans certains cas, cela peut paradoxalement ouvrir la voie à une carrière reconnue.

Et ce phénomène ne se limite pas à la musique. D’autres professions créatives où le désintéressement est valorisé peuvent suivre la même logique. Le monde académique ou celui des technologies en offrent des exemples. Ainsi, une violation de brevet en biotechnologie peut être jugée différemment, au moins en partie, en fonction des intentions perçues du chercheur.

En fin de compte, ce sont les motivations attribuées à l’acte qui déterminent s’il est toléré, ignoré… ou même récompensé. Parfois, enfreindre la loi peut ainsi être une rampe de lancement – à condition de le faire pour les bonnes raisons.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

ref. Sur la scène électro, publier un remix illégal peut booster une carrière… – https://theconversation.com/sur-la-scene-electro-publier-un-remix-illegal-peut-booster-une-carriere-255059

« Tourists go home » : Barcelone, Naples, Lisbonne… le sud de l’Europe en révolte contre le surtourisme

Source: The Conversation – France (in French) – By Claudio Milano, Researcher, Lecturer and Consultant, Universitat de Barcelona

Les graffitis anti-touristes sont devenus courants dans de nombreuses villes d’Espagne. Jon LC/Shutterstock

Le 15 juin, plusieurs villes du sud de l’Europe seront le théâtre d’une journée de mobilisations coordonnées contre la « touristification » de leurs territoires. À Barcelone, Lisbonne, Naples ou aux Canaries, le tourisme de masse remodèle les espaces urbains, souvent au détriment des communautés locales. Ces manifestations reflètent des tensions croissantes entre les dynamiques de touristification et une opposition locale de plus en plus audible.


Si Barcelone est devenue un symbole de la résistance sociale aux effets négatifs d’un tourisme prédateur et extractif, elle est loin d’être seule. Ces douze derniers mois, des destinations comme les îles Canaries, Málaga ou encore les Baléares ont également connu des mobilisations massives contre les excès du tourisme.

La lassitude est palpable, et elle s’écrit même sur les murs : les appartements touristiques recouverts de graffitis « tourists go home » (les touristes dehors) sont désormais un paysage familier dans bien des villes espagnoles. Ce ne sont pourtant pas les touristes individuellement qui sont mis en cause, mais bien une dépendance excessive au tourisme, qui a progressivement chassé de nombreux habitants de leurs logements et de leurs quartiers.

Comment en est-on arrivé là ? Après la levée des restrictions liées au Covid-19, le tourisme international a rebondi avec force dans de nombreuses villes méditerranéennes. Ce retour massif nourrit une exaspération grandissante au sein de la population locale, confrontée à une transformation urbaine vécue à ses dépens.

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Fresque de l’artiste Elías Taño dans le quartier central d’El Carmen à Valence (Espagne), arborant un autre slogan courant : « +1 turista = -1 veïna » (un touriste de plus = une voisine de moins).
Nicolas Vigier

Les habitants sont notamment préoccupés par des pénuries de logements, la précarité de l’emploi liée au tourisme, ou l’impact environnemental. À Barcelone, la privatisation des espaces publics est aussi au cœur des critiques, exacerbée par des événements de prestige comme l’America’s Cup ou le Grand Prix de Formule 1, dont les retombées profitent peu aux habitants.

Cette fronde traduit un ras-le-bol généralisé, qu’on ne peut plus balayer d’un revers de main comme s’il s’agissait d’un simple caprice ou de « NIMBYisme » (Not In My Back Yard : « Pas de ça chez moi », attitude qui consiste à approuver un projet s’il se fait ailleurs, mais à le refuser s’il est à proximité de son lieu de résidence, ndlr). Cette contestation met en lumière des inégalités structurelles profondes, des conflits autour de l’espace urbain, de la justice sociale et des rapports de pouvoir qui nourrissent la croissance incontrôlée du secteur touristique.

Un militantisme en mutation

Le militantisme anti-tourisme à Barcelone remonte au milieu des années 2010, quand des quartiers comme la Barceloneta ont commencé à contester le rôle du tourisme dans la gentrification et les déplacements de population. Depuis, des collectifs comme l’Assemblée des quartiers pour la décroissance touristique (ABDT) dénoncent les politiques publiques qui renforcent la dépendance à l’économie touristique.

L’ABDT préfère d’ailleurs parler de touristification plutôt que de surtourisme. Selon eux, le terme surtourisme tend à dépolitiser le débat, en le réduisant à une question de volume de visiteurs. Le cœur du problème, affirment-ils, tient aux inégalités systémiques liées à l’accumulation capitaliste, à la nature extractive du tourisme, et à un modèle qui capte la richesse collective au profit d’intérêts privés.

Ce qui distingue cette nouvelle vague de militantisme, c’est le passage de l’opposition frontale à l’élaboration de propositions concrètes. Lors d’une grande manifestation en juillet 2024 à Barcelone, les militants ont ainsi présenté un manifeste appelant à réduire la dépendance économique au tourisme, et à engager une transition vers une économie éco-sociale.

Des propositions concrètes

Parmi leurs revendications : mettre fin aux subventions publiques destinées à la promotion touristique, encadrer la location de courte durée pour lutter contre la perte de logements, réduire le trafic de croisières, et améliorer les conditions de travail par des salaires décents et des horaires stables. Le manifeste plaide aussi pour diversifier l’économie, reconvertir les infrastructures touristiques à des usages sociaux, et développer des dispositifs de soutien aux travailleurs précaires.

Le manifeste en 13 points de l’ABDT.
Milano et al. 2024

Le week-end du 27 avril 2025, le réseau Europe du Sud contre la touristification s’est réuni à Barcelone pour établir une feuille de route politique commune. C’est là qu’a été prévue la manifestation coordonnée dans plusieurs villes d’Europe du Sud du 15 juin 2025.

Les plus précaires particulièrement touchés

Les militants anti-tourisme sont souvent accusés de tourismophobie ou de NIMBYisme.

Ces critiques ignorent pourtant que les économies centrées sur le tourisme touchent surtout les groupes marginalisés : locataires précaires, travailleurs saisonniers, migrants, jeunes en difficulté. Les mouvements sociaux des villes méditerranéennes ont intégré cette dimension, élargissant leur lutte au-delà du tourisme pour y inclure les enjeux du logement, du travail, du climat et de la défense de l’espace public.

Ils affrontent ainsi les effets croisés de la touristification : division sociale du travail, inégalités de genre, concentration du capital. Et démontrent, par leur action, qu’une grande partie des habitants souhaitent aujourd’hui privilégier le bien-être collectif plutôt que la croissance économique.

Universitaires et responsables politiques à la traîne

Tant les chercheurs que les décideurs publics peinent à répondre aux revendications des manifestants. De nombreuses études s’intéressent à la gestion des flux touristiques, au tourisme durable, ou à ses potentiels émancipateurs. Mais rares sont celles qui prennent au sérieux les vécus des résidents, ou analysent comment ce secteur génère de la précarité, de l’exclusion et des inégalités environnementales.

Les politiques publiques se limitent le plus souvent à gérer les flux ou les transports, sans remettre en cause la croissance touristique ni les déséquilibres de pouvoir. Ce traitement superficiel ne fait qu’entretenir les causes profondes des tensions actuelles.

Au-delà de l’impact sur les villes, la précarité du travail dans le tourisme reste centrale. Nombre d’emplois sont mal rémunérés, instables et saisonniers. Tandis que les institutions internationales vantent les bienfaits du tourisme sur l’emploi, la question « Quels types d’emplois ? » reste trop souvent éludée.

Pour l’avenir, une recherche plus ancrée dans le réel est nécessaire : intersectionnelle, ethnographique, et sur le temps long. C’est à cette condition qu’on pourra éclairer l’action publique et rompre avec la logique prédatrice et productiviste qui attise les inégalités sociales.

Il ne faut plus voir ces mobilisations comme de simples nuisances localisées, mais comme les symptômes d’une lutte plus vaste pour la justice sociale. Elles démontrent qu’il est possible d’élaborer, collectivement, des alternatives centrées sur les besoins des habitants plutôt que sur la croissance à tout prix.

Repenser le tourisme urbain, c’est repenser la ville comme un espace de vie digne pour ses habitants – pas uniquement comme un décor pour visiteurs. Pour cela, il faut s’attaquer aux inégalités qui sont au cœur des processus de touristification.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

ref. « Tourists go home » : Barcelone, Naples, Lisbonne… le sud de l’Europe en révolte contre le surtourisme – https://theconversation.com/tourists-go-home-barcelone-naples-lisbonne-le-sud-de-leurope-en-revolte-contre-le-surtourisme-258489